Fonction du contexte dans le statut de l’objet esthétique
p. 153-171
Texte intégral
1Nous nous proposons de démontrer que la nature de l’objet esthétique comprend nécessairement la formation du contexte qui a permis sa transformation d’objet banal en objet de contemplation ; et nous nous référons, pour cette démonstration, à la phénoménologie et à la clinique dans la mesure où toutes deux portent sur l’expérience perceptive qui met en jeu non seulement le processus de la vision, mais encore et surtout les caractéristiques d’une attitude subjectale face au monde. C’est en rapport avec la variabilité des figures que peut revêtir celle-ci – en particulier la figure de la mélancolie que nous privilégierons –, que l’objet esthétique acquerra une fonction essentielle : celle de donner au sujet la possibilité d’instaurer et de maintenir une perspective sur le monde.
2Avant d’utiliser la notion d’« objet esthétique », nous devons non seulement en tenter une première définition, mais encore tenter d’en repérer le moment d’émergence qui le fait s’imposer à notre sensibilité personnelle indépendamment de la reconnaissance d’autrui. C’est dire déjà qu’à la différence de l’œuvre d’art consacrée par la reconnaissance symbolique d’un milieu socioculturel bien souvent auto-référentiel et par la reconnaissance du public qui s’y rattache, l’objet esthétique pourrait ne concerner qu’un sujet singulier au sein d’une expérience non moins singulière. Sans doute aurions-nous affaire dès lors, avec l’objet esthétique, à un mode de visée intentionnelle particulier qui concernerait deux ordres à la fois : celui d’un processus psychique subjectif et celui d’une manifestation expressive plus générale. Maurice Merleau-Ponty illustre bien cette dualité de l’expression en évoquant son rôle dans la constitution du concept d’histoire : « Le fait central auquel la dialectique de Hegel revient de cent façons, c’est que nous n’avons pas à choisir entre le pour soi et le pour autrui, entre la pensée selon nous-mêmes et la pensée selon autrui, mais que dans le moment de l’expression, l’autre à qui je m’adresse et moi qui m’exprime sommes liés sans concession1. » Toutefois, l’objet esthétique semble concerner en premier lieu l’auteur du « contexte » qui a rendu possible son émergence puisqu’un objet devient un objet de contemplation dès lors qu’il se trouve mis en valeur par l’arrangement des éléments de son environnement local. La question de l’expression et du rapport à autrui dans le lien qui unit le sujet à l’objet esthétique devient ainsi problématique et nous chercherons à démontrer que ce lien, s’il représente une étape nécessaire dans la production de l’œuvre d’art, n’aboutit pas nécessairement à celle-ci, et peut valoir en tant que tel comme la consécration obligée d’un point de focalisation dans le monde, susceptible d’assurer au seul sujet la possibilité d’une vision en perspective.
3L’objet esthétique remplirait la fonction d’instaurer un angle de vue particulier dans la vision du monde pour un sujet qui, sans cela, n’aurait accès qu’à une réalité sans relief pour laquelle aucune chose n’aurait plus de valeur qu’une autre. C’est bien le propos que tient le sujet mélancolique pour lequel la réalité quotidienne se présente comme une surface parfaitement plane qui doit faire écran à une autre sorte de réalité plus brillante et plus vraie. Nous nous intéresserons donc au discours mélancolique qui semble défier, sur le plan clinique, l’« originaire expressif » de Merleau-Ponty ; il ressortirait à une sorte d’« arrêt sur image » auquel la fonction métonymique de l’objet esthétique, appelée à désigner cette autre réalité supposée par le sujet mélancolique, viendrait donner consistance. Et avec Merleau-Ponty, pour qui le tableau reflète et répète la visée perceptive à l’état naissant, comme un pôle d’expression déjà subordonné à la communication, nous nous proposons de rendre compte d’un même isomorphisme entre l’objet esthétique et l’organisation perceptive avant même que celle-ci ait comporté quelque fonction expressive que ce soit. C’est dire que, nous écartant de l’analyse exclusivement phénoménologique pour considérer l’analyse clinique dont relève le pathos mélancolique directement lié à notre propos, nous tenterons de dégager la genèse et la spécificité d’une visée intentionnelle esthétique à l’entrecroisement des deux disciplines.
I. L’objet esthétique et l’œuvre d’art
4Du point de vue de la phénoménologie qui présente une manière d’apparaître des choses, l’objet esthétique se situerait à la limite de la présence sensible du monde et de celle de l’œuvre d’art. Sans parler encore d’expression, ce que ne tarde jamais à faire Merleau-Ponty dès lors que l’impact du monde sur la sensibilité nous réunit nécessairement à autrui, nous parlerons d’abord de signes, ceux-là mêmes qui orientent notre perception dans une sorte de mobilité permanente et apparemment contingente. Qu’est-ce qui, par exemple, à travers « le halo des possibles » ou « la structure d’horizon » qui configure la chose, nous fait adopter un premier point de vue, puis un second, etc. au fur et à mesure de nos déplacements, sachant que le nombre des possibilités d’appréciation de la chose, ainsi que le nombre des possibilités qui la fait se donner elle-même, restent tous deux indéfinis2 ? Aussi bien le signe sensible qui révèle l’incomplétude des données de la chose brute, et qui ne cessera ultérieurement de révéler l’incomplétude de l’objet soi-disant circonscrit, désigne en fait le manque dans la chose même, autrement dit et en un sens plus radical, l’absence de la chose. C’est alors qu’il devient signifiant et, maillon substitutif dans la chaîne des signifiants, il ne témoigne plus que de la possibilité de la fonction de représentation. Nous nous écartons ici de Merleau-Ponty dans la mesure où nous insistons sur la composition des signes appelés à configurer la chose (ce que le philosophe désignerait par la notion de « style ») comme une composition qui n’est pas donnée en soi et qui demanderait une sorte d’« acquiescement » en vue de son appropriation par le sujet. De quelle nature relèverait alors cet acquiescement ? Et si c’est un acte, comme nous tendons à le croire, de quelles conditions psychiques dépendrait-il ? Le sujet mélancolique, pour lequel la réalité apparaît comme une juxtaposition d’objets sans plus de valeur les uns que les autres, indéfiniment substituables – ce que les psychiatres phénoménologues allemands désignaient comme une « réalité nivelée, sans relief »3, – présente précisément ce défaut d’appropriation qu’accompagne un mode de vision désaffecté. Et la réalité se réduit alors à une surface plane, sorte d’écran appelé à masquer tout ce qui relèverait de l’intérêt sur un mode absolu.
5Si l’on considère l’objet esthétique comme un objet qui, dès lors qu’il se trouve inséré dans un environnement susceptible de le mettre en valeur, « fait lever les yeux », pour reprendre une expression de Walter Benjamin relative à l’aura, qui force à la contemplation sans autre utilité, il semblerait bien alors indiquer un moment nécessaire vers l’œuvre d’art ; il aurait en effet pour fonction de fixer la perception en l’ordonnant selon une configuration de signes ou bien encore selon un arrangement des éléments de l’environnement portés par un contexte intentionnel, et ceci pour un sujet et un point de vue singuliers. J’attribue donc au prédicat « esthétique » une extension plus large qu’au prédicat « artistique » dans la mesure où il désignerait cette activité de configuration, d’arrangement ou de composition du monde absolument nécessaire à la perception lorsqu’elle s’applique à tracer des perspectives sur le monde. Et ces perspectives sur le monde, qui caractérisent une vision singulière, témoignent de la tension ou de la visée intentionnelle d’un sujet dès lors que celui-ci s’efforce d’exprimer le manque fondamental qui le structure. Ainsi, cette activité de composition de l’environnement que je qualifie proprement d’esthétique, pour ne pas participer nécessairement de la production d’une œuvre, revendique au contraire son autonomie ; elle remplit en effet une fonction spécifique, celle de dégager les signes qui permettront d’attribuer de la valeur à un objet : l’objet élu qui indiquera pour un sujet son mode d’appropriation du manque, sa position d’éternelle attente. On pourrait à ce propos évoquer Edmond Husserl qui fait de l’accomplissement des aperceptions au « je perçois » la possibilité même de « l’appropriation » qui me permet de saisir l’objet à travers ma propre contemplation4 ; et la description des « remplissements » des visées intentionnelles chez Husserl, même si elle s’appuie sur l’intuition des essences appelées à orienter l’expérience perceptive, soutiendrait mieux notre tentative d’élucidation de la visée esthétique que la description de l’originaire chez Merleau-Ponty, dépendante de l’avènement d’un sens qu’elle s’efforce de légitimer5. Contentons-nous de bien noter que l’originaire relatif à la perception, du point de vue phénoménologique, reste antéprédicatif, comme ne cesse de le souligner Husserl, et que c’est dans cette mesure que l’expérience clinique, telle que nous allons l’évoquer à propos de la mélancolie, va pouvoir à la fois bénéficier de la démarche phénoménologique par l’immédiateté de l’expérience qu’elle s’efforce de mettre au jour, et compléter cette même démarche par les bénéfices d’une symptomatologie de la perception.
6L’objet esthétique, ainsi défini par l’activité de composition ou d’arrangement des éléments-signes de l’environnement, résultat des « remplissements » des aperceptions qui font que je peux m’approprier l’objet dans ma vision, constituerait donc une étape perceptive nécessaire vers la reconnaissance de l’alter ego (dernière étape husserlienne de l’apprésentation) qui me fait m’identifier à l’autre en fonction d’une même référence symbolique6. L’objet esthétique implique toujours un choix, une élection – un investissement particulier dirons-nous en termes cliniques – qui ressortit à l’organisation d’un contexte susceptible de le mettre en valeur de telle manière qu’il appelle le regard. Aussi bien n’importe quel objet banal et utilitaire peut-il devenir un objet esthétique à partir du moment où, dégagé des fonctions qui le caractérisaient tout entier, il se réincarne dans sa propre présence, porté par un contexte dûment préparé. Mais l’expérience peut s’arrêter là si nous reprenons les trois étapes husserliennes, à savoir que ce dégagement de l’objet esthétique désormais voué à la contemplation peut figer le processus inter-subjectif de l’apprésentation en ne le rendant plus nécessaire par trop d’autonomie et d’auto-référentialité. Le sujet mélancolique nous fournira encore une occasion d’illustrer cette possibilité qui attribue à l’objet esthétique une fonction bien déterminée : celle de désigner l’absolu dont il désespère – ce qui, en termes cliniques aurait trait à la jouissance – au heu de rendre à l’expression la quête psychique dont il est dépositaire.
7« Rendre à l’expression » impliquerait en effet une rhétorique de la communication qui concernerait non seulement le sujet et la chose devenue son objet, mais encore le sujet, l’objet et l’autre ; on attend en effet de ce dernier qu’il entre dans la contemplation de l’objet et qu’il en reconnaisse la valeur. Or, l’interrogation que ne cessera de nous renvoyer l’objet esthétique est bien celle de son auto-référentialité qui pourrait ne concerner, au pire, que le sujet qui a contribué à son émergence. L’objet de collection n’est jamais aussi prisé par le collectionneur que lorsqu’il indique l’objet manquant qui viendrait reconstituer la paire ou la série originelle ; et dans cette même vue, nous verrons que l’objet esthétique du mélancolique désigne de manière toute métonymique la croyance en une jouissance ou une vérité absolue, supposée recouverte par la réalité ordinaire qui, dès lors, n’a pu que perdre tous ses attraits. On devine ainsi l’importance de l’élection d’un objet esthétique pour le sujet mélancolique : elle permet à ce dernier de retrouver goût et intérêt pour la réalité du fait même que l’objet esthétique, métonymique de l’absolu, dispense dorénavant la réalité ordinaire de faire écran à une autre réalité, celle où brillerait la « vraie vérité » [sic].
8Si l’objet esthétique comporte, dans sa définition même, le contexte qui a présidé à son émergence, ce n’est pas qu’il soulèverait à nouveau la question de la mise en forme, au sens par exemple de la Gestaltung de Hans Prinzhorn7, mais bien plutôt qu’il impliquerait, dans cette activité d’arrangement qui le supporte, la formation d’ensembles circonscrits, la disposition de masses à la manière de Cézanne, tout ce qui pourrait, relativement à l’évolution d’une œuvre, participer de l’esquisse ou d’une succession d’esquisses. Du point de vue de la phénoménologie husserlienne, il témoignerait sans doute d’un moment de l’activité perceptive entendu comme une suspension phénoménologique centrée sur la visée d’une configuration, d’une composition en deçà de toute représentation. Sans doute cette visée de l’arrangement, de l’organisation des éléments ou des groupes d’éléments comprend-elle simultanément la possibilité de son évanouissement dans la mesure où elle ne requiert pas de représentation.
9Et le modèle formel le plus susceptible d’en rendre compte serait celui du « paysage » qui relève à la fois d’un arrangement des éléments de l’environnement et d’un découpage de celui-ci dans le sens d’un choix délibéré d’une perspective. On sait que le paysage ne peut être considéré comme l’organisation primaire de données apparemment naturelles, et qu’il structure notre vision au point que nous n’avons plus accès à ces données mêmes. « À l’instar de la nudité féminine, qui n’est jugée belle qu’à travers un Nu, variable selon les cultures, un heu naturel n’est esthétiquement perçu qu’à travers un Paysage, qui exerce donc, en ce domaine, la fonction d’artialisation », écrit Alain Roger dans son Court Traité du paysage8 ; aussi bien, dit-il plus loin, lorsque nous nous sentons dépaysés, sommes-nous en fait « dépaysagés » puisque, paradoxalement, nous nous attendons toujours à trouver un paysage en fonction de notre structuration perceptive. Le paysage, loin dès lors de ne figurer que le produit d’une visée intentionnelle « remplie » par l’activité de composition ou d’arrangement, ferait partie de notre propre vision à l’exemple d’une matrice ou d’une grille d’analyse qui rendrait nécessaire cette activité même de sélection et d’organisation des éléments de l’environnement avant toute visée représentative ou plus largement expressive. Le « revoir » paysager, écrit Marie-Claire Ropars dans L’Âge du paysage, qu’il soit pour nous pictural ou simplement perceptif, évoque « le rappel d’une constitution esthétique préalable à toute possibilité de perception »9. C’est dire encore que cette disposition des éléments de l’environnement, à partir du moment où elle devient constitutive de la visée perceptive, est menacée de disparaître au gré des aléas d’une position subjective ; il ne s’agit plus seulement d’une construction ou d’une reconstruction délibérée de l’environnement, mais bien d’une fonction psychique à part entière à laquelle viennent nécessairement concourir les affects. Et c’est encore, sur le plan clinique, ce que nous enseignera le sujet mélancolique qui, faute d’investissement possible envers une réalité désaffectée, ne parvient plus à y tracer de perspective.
10Ainsi donc, comprise comme un moment constitutif de la visée perceptive du point de vue de la phénoménologie, comprise comme une fonction psychique du point de vue de la psychologie, l’activité de composition ou d’arrangement des éléments de l’environnement, indépendante de la nature des éléments eux-mêmes et de la finalité qui préside à leur sélection, contribue à ce que le résultat original qu’elle produit soit entièrement relatif, étant donné à la fois les aspects fonctionnel et subjectif qu’elle implique. Le fonctionnel, ou bien encore ce qui entre dans le processus constitutif de la perception, dépend de la qualité du rapport au monde du sujet, et le conceptuel, ou bien encore la spécificité de l’arrangement réalisé, requiert une légitimité déjà artificielle (symbolique) toujours susceptible d’être modifiée. Le résultat de cette activité de composition, à l’instar du paysage, reste ainsi nécessairement relatif, un possible parmi d’autres – ce qui marque son inscription dans l’évolution vers l’œuvre et toujours à l’instar du paysage, comme l’évoque M.-C. Ropars, il comporte dès son surgissement la menace de sa propre disparition : « Tout se passe comme si le paysage ne cessait pas de disparaître ; comme si, plus exactement, le mouvement de la disparition faisait partie de l’invention paysagère elle-même10. » C’est dire que les signes qui ont appelé à la composition du paysage ou de l’environnement peuvent vaciller au gré de leur plus ou moins grande puissance d’attraction auprès du sujet, et ceci en fonction d’une certaine familiarité qu’ils entretiennent avec lui. Quels sont-ils alors ces signes susceptibles d’organiser un environnement qui, en fonction de leurs liens nécessaires avec le sujet, permettent d’élire un objet privilégié – l’objet esthétique, comme nous l’avons vu – chargé d’indiquer le lieu imaginaire de l’absence ou du manque ?
II. Les deux réalités du sujet mélancolique
11L’objet esthétique, issu de la composition des éléments de l’environnement relative à certains signes familiers au sujet, remplit en effet une fonction, comme nous l’avons noté plus haut, celle d’indiquer l’absence de la chose absolue, le lieu inaccessible du manque, sur le mode métonymique de la désignation. Aussi bien l’objet esthétique ne relève-t-il pas nécessairement du domaine de l’expression, mais bien plutôt de celui de la dénotation au sens où il présenterait les marques caractéristiques de la chose même qu’il est censé indiquer. Deux exemples, provenant respectivement de deux disciplines différentes, nous en fourniraient des modèles aptes à rendre compte de sa genèse : la structure mélancolique, d’une part, qui offre matière à un mode de résolution esthétique, et ceci sur le plan de la clinique psychanalytique, et la peinture de nature morte, d’autre part, qui témoigne de l’élection de l’objet banal en objet esthétique, et ceci sur le plan de l’analyse philosophique esthétique. C’est au premier exemple que nous nous attacherons particulièrement faute d’espace suffisant dans le cadre de ce travail, sachant toutefois qu’il aurait été pertinent de proposer une étude parallèle autour d’un thème tel que celui des Vanités, entendu comme un genre spécifique de nature morte et comme une problématique récurrente du discours mélancolique11.
12En quoi la figure clinique de la mélancolie peut-elle participer de l’élucidation de la fonction de l’objet esthétique et de l’élaboration du contexte propre à celui-ci ? C’est sur le mode mélancolique d’appréhension de la réalité que nous allons insister, dans la mesure où il remet en question, du point de vue de la clinique cette fois, la notion d’« originaire » sur laquelle s’appuie le point de vue phénoménologique, en particulier celui de Merleau-Ponty. En effet, la réalité perceptive dont le sujet mélancolique se plaint répétitivement dans son discours ne semble pas correspondre à la réalité perceptive faite de profondeur et d’« horizons » multiples si bien décrite par Merleau-Ponty dans la pensée d’un apriorisme nécessairement formel ou fictif. Le mélancolique « parle » d’une réalité nivelée, sans relief, parfaitement neutre et plate, comme « désaffectée », au sein de laquelle les objets seraient juxtaposés les uns aux autres sans qu’aucun n’ait plus de valeur qu’un autre ; tout objet serait ainsi substituable à un autre ou bien encore tout objet en vaudrait un autre. À la différence de ce que l’on dit ordinairement à propos des psychoses, la réalité pour le sujet mélancolique ne semble pas déniée dans son existence même, mais bien plutôt dans l’intérêt qu’elle pourrait présenter pour le sujet. Autrement dit, le sujet mélancolique dénie les possibilités d’investissement de la réalité, plus radicalement, il dénie que la réalité puisse l’intéresser en quoi que ce soit ou bien qu’il ait à faire quoi que ce soit avec elle. Il reconnaît cependant qu’elle puisse présenter quelque intérêt pour les autres ; mais ces derniers vivent dans le bruit du monde, et le sujet mélancolique a tôt fait de dénoncer l’illusion de leurs croyances (les Vanités) en revendiquant une position d’exception, celle de celui qui sait la facticité du monde. Aussi bien ai-je désigné dans Le Discours mélancolique cette sorte de rapport particulier à la réalité comme résultant d’une figure originale : le « déni d’intention »12, rejoignant par là l’importance accordée à l’intentionnalité constitutive de la visée perceptive.
13La mélancolie apparaît bien comme une maladie de l’intentionnalité au sens où rien n’appelle le regard du sujet qui s’identifie en retour lui-même à ce rien (« je ne suis rien, moins que rien, le plus monstrueux des hommes, etc. »). Mais on entend à travers le discours mélancolique que cette réalité quotidienne, dénuée de tout intérêt, pourrait bien recouvrir une autre réalité, comme le ferait un écran, et en interdire alors l’accès. Si la réalité quotidienne n’a pas de sens, si elle se trouve dans l’impossibilité de révéler une vérité dernière – ce qui alimente les plaintes répétitives du sujet mélancolique en un discours logique qui justifie son négativisme généralisé – c’est bien qu’il doit y avoir, derrière la réalité banale perceptible, une autre « vraie réalité », une réalité brillante, enfin rendue aux affects et à la jouissance. La vérité se trouve presque toujours évoquée pour caractériser cette autre réalité, et certaines personnes vont jusqu’à employer l’expression redondante de « vraie vérité ». Cette figure d’une autre réalité ou d’un autre lieu, celui de la vérité, du sens et de la jouissance comprise comme la complétude, caché par la réalité quotidienne qui lui ferait écran, s’entend très fréquemment dans le discours mélancolique et joue comme un recours imaginaire possible face à la tromperie générale du monde. Une illustration de cette figure nous est donnée par la toile peinte qui, tellement grattée au couteau, laisse passer, à travers le tissu rendu quasiment transparent, la lumière qui viendrait par derrière. Et l’expérience s’avère concluante dès lors qu’on place cette toile ainsi amincie, parfois même à la limite de la déchirure, dans l’encadrement d’une fenêtre.
14L’expérience du miroir n’est pas loin, bien sûr, qui promet un au-delà de la traversée pour rejoindre le tout qui se confond alors avec le rien. Telle se présente cette représentation de derrière la réalité, de derrière le miroir, qui incite le sujet mélancolique à vouloir rejoindre ce qui lui aurait manqué, ce dont il pense ne pas avoir bénéficié au même titre que les autres, à savoir : l’effet d’un premier regard désirant qui lui aurait permis d’inscrire et d’affirmer son image au sein d’une réalité qui, à son tour, la lui aurait reflétée. « [...] la furieuse passion, qui spécifie l’homme, d’imprimer dans la réalité son image est le fondement obscur des médiations rationnelles de la volonté », écrit Jacques Lacan dans « L’agressivité en psychanalyse »13. Faute d’avoir été suffisamment initié au champ du désir du fait de la disparition subite de l’autre, – « le suicide de l’objet » dont parle Lacan dans le Séminaire Le transfert14 –, le sujet mélancolique n’a pu que s’identifier à la trace de l’autre disparu, autrement dit au « rien » qui, bien évidemment est encore quelque chose15. Le sujet revendique le rien par rapport à ce qui, selon lui, aurait pu et dû advenir ; aussi bien, et compte tenu de réelles difficultés précoces dont les souvenirs sont nécessairement plus tardifs que la reconstruction métapsychologique suggérée par Lacan, le mélancolique croit-il d’autant plus à cette autre réalité qu’il ne peut atteindre et à laquelle il pense que les autres ont accès. Les souvenirs des difficultés précoces, bien souvent reliés à une suite réelle d’événements, ont fait que la croyance en l’existence effective d’une autre réalité a revêtu ce même caractère d’évidence ; le réel s’est déplacé des souvenirs à cette « vraie réalité » qui, selon la logique mélancolique, viendrait témoigner de ce dont le sujet aurait été privé.
15La « vraie réalité » qui se cache derrière la réalité quotidienne et qui se manifeste par le halo de lumière dont elle entoure celle-ci, comme la couronne du soleil qui auréole la lune lors d’une éclipse de soleil, selon la comparaison d’un patient mélancolique, loin de ne référer qu’à la mélancolie, relève d’une figure bien plus extensive appelée à indiquer l’envers des choses comme signe de la vérité. Le peintre Caspar David Friedrich, par exemple, explique dans ses lettres au poète russe Vassili Andreievitch Shukowski comment contempler les quatre tableaux qu’il lui expédie et qui sont peints sur du papier transparent. Ces tableaux demandent tout un dispositif consistant, dans l’obscurité, à en faire varier la couleur à l’aide de boules de verre remplies d’eau ou d’eau mélangée à du vin blanc ; ces boules doivent être placées entre l’arrière des tableaux et la seule petite ouverture de la fenêtre ménagée à leur intention. Ainsi, le contemplateur aura l’impression que le tableau, éclairé par derrière, reflétera les effets d’une intention cachée. Et quand le motif s’y prête, telle la représentation de l’avare et de son trésor enfermés dans un cercle magique, Friedrich y ajoute encore une lampe à placer nécessairement derrière le papier peint et à l’endroit du trésor, afin d’en accentuer la séduction. « On couvrira alors complètement la fenêtre de planches, mais pour être tout à fait certain que pas le moindre rayon de lumière ne pénètre dans la pièce et que l’obscurité y sera totale à l’exception de ce qui pénètre dans la caisse à travers la boule de verre, on masquera en outre les planches à l’aide de draps de couleur sombre. On placera ensuite le bloc de bois D et la lampe dans la caisse, de telle manière que la flamme se trouve précisément derrière l’endroit du tableau où brûle le trésor présumé16. » À ce dispositif, il faudra encore ajouter la musique que le peintre se charge également de spécifier, allant, en fonction des tableaux, de la plus profane à la plus céleste.
16Cette figure relative à l’envers des choses : derrière la réalité, derrière le tableau, derrière le miroir, etc., a sans doute animé l’enthousiasme du premier romantisme allemand qui procédait de l’enlèvement successif des voiles tendus devant la véritable connaissance de la nature. D’autres représentations auront précédé, bien évidemment, ce mouvement réflexif, et il n’y a qu’à songer, en particulier, dans un esprit plus proche des Vanités, aux nombreuses allégories du Temps découvrant la vérité des XVIe et XVIIe siècles pour n’en donner qu’un exemple. Mais ce que mettent en jeu des peintres comme C. D. Friedrich et son contemporain Carl Gustav Carus, c’est la recherche même de la vérité qui doit orienter le projet du tableau et présider à son exécution, et ceci précisément à propos de la peinture de paysage. Pour s’adonner à celle-ci, il s’agit de pratiquer la science, en bref de vouloir connaître la nature de la Nature : « être conduit par l’art au savoir, et, à partir du savoir, laisser se développer à nouveau de plus hautes réalisations artistiques » écrit Carus dans sa septième lettre sur la peinture de paysage. Et si Carus, le scientifique et l’expérimentateur, ne cesse d’appliquer cette démarche, c’est pour concourir au même but que Friedrich, à savoir : s’efforcer d’exprimer l’intériorité de la Nature en saisissant en soi-même l’extériorité de celle-ci, étant supposée une sorte de réciprocité analogique entre l’intériorité de l’artiste et celle de la Nature17. Ainsi, la peinture de paysage, tant par l’activité de composition qui la définit, que par la méditation qu’elle met en jeu dès lors qu’il s’agit de « rendre la nature » et d’aller, par conséquent, au cœur de celle-ci, rend compte de la quête incessante d’une vérité dernière, qu’elle soit de connaissance ou d’expérience. En cela, elle aide à comprendre la quête mélancolique, à ceci près que cette dernière, plutôt que d’entretenir ce mouvement de tension qui définit la vie, cherche au contraire à s’achever sur l’élection d’un objet esthétique chargé de maintenir l’existence effective de cette autre « réalité vraie » sans laquelle la logique mélancolique perdrait sa légitimité. Et l’on sait que cet objet esthétique repose, dans sa constitution même, sur l’effet d’un arrangement local des éléments de l’environnement, à l’exemple de la composition d’un paysage qui deviendra « contexte » dès lors qu’on l’abordera du point de vue de la psychologie.
III. Le contexte : une fonction psychique
17Le mot « contexte » (1539), du latin contextus : ensemble, enchaînement, provient de contextere : tisser ensemble, en vue d’un sens particulier ; il se rapporte également à textus : tissé, tissu, et en bas latin du IVe siècle à texte. C’est dire que le terme de contexte, plus précis que celui d’environnement, implique, en plus de l’activité de composition qui le constitue, une intention qui préside à sa formation. Cette propriété pourrait caractériser le passage de la phénoménologie à la psychologie dans la mesure où la première mettrait l’accent sur le processus d’organisation perceptive, et la seconde sur les motivations qui l’induisent, et plus encore sur les types spécifiques d’organisation ainsi formés. Nous avons vu que le sujet mélancolique parvenait à élire un objet esthétique dont la fonction consistait à soutenir sa croyance en une « vraie réalité » faite de complétude et de jouissance ; aussi bien l’objet esthétique remplit-il la fonction que remplissait la réalité quotidienne pour le sujet mélancolique, à savoir celle de faire écran à cette « autre réalité » par rapport à laquelle plus rien n’a d’intérêt, ni de valeur. Mais à la différence de la banalité de la réalité quotidienne qui rendait les objets indéfiniment substituables les uns aux autres, l’objet esthétique, tout comme l’objet de collection qui renvoie nécessairement à l’objet qui manque et à l’achèvement de la série, ne fait qu’indiquer l’« autre réalité » sur un mode métonymique, laissant ainsi à la réalité quotidienne tout son relief. Nous ne pouvons, dans le cadre de cette étude, exposer l’évolution de la cure qui offre ce moment particulier où le sujet mélancolique commence à manifester cette activité d’arrangement, ce besoin de construction (ou de création ?) d’un contexte supposé mettre en valeur un objet de contemplation, métonymique de cette vérité ou de cette jouissance dont le sujet garde la nostalgie. Nous ne pouvons non plus développer la notion de nostalgie et voir en quoi elle participe de la structure du sujet mélancolique au point que ce dernier ne peut se résoudre à faire le deuil de ce qu’elle désigne : la croyance en des retrouvailles originelles, témoin d’une jouissance à laquelle il n’a pu renoncer18. Mais nous allons voir, du point de vue de la psychanalyse et à propos de la mélancolie, à quels moments particuliers l’émergence d’un contexte est rendue nécessaire, afin de réinsérer dans le domaine de l’expression symbolique les résurgences d’un mode de jouissance trop ancien pour qu’il ait pu donner lieu à des représentations.
18La notion de contexte, que Freud et Lacan n’évoquent pas telle quelle sinon à l’occasion de la description des processus qui rendent compte de la fonction de la représentation, implique encore la notion de jouissance dans la mesure où celle-ci ne peut apparaître que masquée, exprimée à travers les catégories du symbolique et de l’imaginaire ; et ce cadre formel, entendu comme un champ de représentations, donne précisément matière à la formation du contexte dans lequel les indices réels d’une jouissance insuffisamment maîtrisée sont appelés à s’insérer. Freud, le premier, a supposé la réalité de cet état de jouissance lors de ce qu’il a désigné comme « l’expérience de première satisfaction », celle du nourrisson qui, après la tétée, s’endort, heureux, repu et, apparemment, entièrement satisfait. Cet état de jouissance, dû au besoin parfaitement comblé, ne se retrouvera pas au-delà de cette courte période de nourrissage, et l’expérience qui s’en rapprocherait le plus serait sans doute celle du plaisir des rapports sexuels19. La valeur et l’intérêt de cette première expérience ne réside pas tant dans la nostalgie de son renouvellement impossible que dans ce qui constitue précisément cette impossibilité. Dans le même ouvrage des Trois essais, Freud ré-évoque un peu plus loin cette expérience pour signifier la nature de cet « objet-sein », objet comblant du besoin, qui ressortit autant au corps de la mère qu’à celui de l’enfant dans un comportement d’embrassement ou d’aspiration indifférencié. L’objet qui comble le besoin n’est pas encore reconnu par le nourrisson comme un objet ; ce n’est pas encore un objet ! Il ne le deviendra qu’au moment où le nourrisson acquerra la capacité de se former une représentation de l’environnement proche auquel appartient le sein, autrement dit la silhouette générale de la mère. « Il [le sein] ne s’est trouvé perdu que plus tard, peut-être au moment précisément où l’enfant est devenu capable de se former une représentation de l’ensemble de la personne (Gesamtvorstellung der Person) à laquelle appartient l’organe qui lui a donné satisfaction (Befriedigung)20. » Cet objet du besoin, nécessairement abandonné au moment où l’enfant parvient à se former une représentation de l’ensemble dans lequel il s’insère, reste donc un objet sans représentation, celui là même que Lacan désignera comme un « objet réel » dont la seule définition qu’on puisse en donner est « qu’il produit des effets ».
19On sait que cette jouissance originelle laissera derrière elle un reste, l’« objet perdu », objet sans représentation pour la métapsychologie freudienne, l’« objet a », objet du manque, cause du désir pour la métapsychologie lacanienne. Et si cet objet se trouve occulté par les effets de la représentation chez Freud, et par l’identification spéculaire chez Lacan, c’est bien que la question de la jouissance, qui revêt la forme du tout ou rien, ne peut en aucun cas se laisser aborder de face21. L’autre côté du miroir reste toujours interdit, comme nous l’avons vu avec le sujet mélancolique pour lequel la réalité quotidienne, plutôt que l’image spéculaire par trop défaillante, fait écran à la jouissance, à moins qu’il n’ait élu un objet esthétique capable de neutraliser cette dernière – et ceci du fait de la composition de l’environnement qui, du point de vue de la psychologie, se précise en la construction d’un contexte. La nécessité de cette construction se trouve encore avérée, pour Freud et pour Lacan, dans l’expérience du deuil qui offre l’image de la personne disparue auréolée de la brillance de l’objet a. En effet, si dans « Deuil et mélancolie », Freud pose la question du sujet mélancolique qui sait qui il a perdu mais ne sait pas ce qu’il a perdu en la personne disparue, Lacan, dans le Séminaire L’angoisse, étend la question plus généralement à l’endeuillé, et semble y répondre en substituant au lien d’attachement à la personne disparue le lien au manque, autrement dit à la jouissance ; l’endeuillé aurait ainsi rempli la fonction de représenter ou de répondre au manque de l’autre. « Nous ne sommes en deuil que de quelqu’un dont nous pouvons dire “J’étais son manque”. Nous sommes en deuil de personnes que nous avons ou bien ou mal traitées et vis à vis de qui nous ne savions pas que nous remplissions cette fonction d’être à la place de son manque22. » Aussi bien la disparition de la personne fait-elle apparaître, et dans toute la force de leur isolement, les signes identificatoires de l’endeuillé au manque de l’autre, signes encore annonciateurs de la jouissance espérée, ceux-là même qui avaient conduit inconsciemment l’endeuillé à privilégier la personne disparue. Sans doute, on l’aura deviné, ces signes, indicateurs de la jouissance, présentent-ils beaucoup de similitudes avec les signes perceptifs en fonction desquels l’esthète conçoit l’environnement propre à son objet d’élection ; et ce dernier se définit de supporter précisément les effets d’une jouissance qui auraient dû se trouver neutralisés par des représentations.
20Et c’est bien, pour Freud et pour Lacan, ce en quoi consiste le travail de deuil. Plutôt que de faire confiance au temps et à l’oubli selon l’opinion courante, il faut au contraire, dit Freud, surinvestir tout ce qui se rattachait à la personne disparue afin que l’image de celle-ci puisse définitivement s’insérer dans le champ des souvenirs et des représentations, autrement dit afin qu’elle puisse regagner un contexte pour ne plus continuer à briller isolément. « En fait, elle [la tâche assignée par la réalité] est exécutée en détail, avec une grande dépense de temps et d’énergie d’investissement, et pendant cela l’existence de l’objet perdu est continuée psychiquement. Chacun des souvenirs et des attentes, pris un à un, dans lesquels la libido était attachée à l’objet, est positionné (eingestellt), surinvesti (überbesetzt), et sur chacun est effectué le détachement de la libido23. » Dans le Séminaire Le transfert, Lacan reprendra la proposition de Freud en y substituant ses propres symboles et en y introduisant l’instance de l’Idéal du moi qu’il s’agit de mobiliser à nouveau dans le champ de l’identification spéculaire : « -le deuil consiste à identifier la perte réelle, pièce à pièce, morceau à morceau, signe à signe, élément grand I à élément grand I, jusqu’à épuisement. Quand cela est fait, fini24. » Après l’expérience de première satisfaction freudienne qui, déjà, place la question de la jouissance sur le plan de la reconnaissance des signes annonciateurs de celle-ci, le travail de deuil témoigne encore de la même nécessité de rassembler ces derniers afin de tisser entre eux des liens de représentation (souvenirs, impressions, images, etc.) de telle manière que les effets résurgents de la jouissance, rendus manifestes par la perte réelle, abandonnent leur pouvoir dès lors qu’ils se trouvent insérés au sein d’une composition d’éléments dûment élaborée.
21La notion de contexte renvoie donc, du point de vue de la psychologie, et plus précisément de la psychanalyse, à une véritable fonction psychique qui agit dès que les signes de jouissance tendent à déborder l’image spéculaire au-delà de laquelle se profilent de purs éclats imaginaires déshumanisés. Mais si cette fonction s’applique le plus souvent au maintien de l’image spéculaire qui, par un effet de projection, ordonne les signes du monde, il n’en va pas de même pour le sujet mélancolique qui ne bénéficie pas d’une telle assise narcissique et ne cesse de se confronter aux injonctions mortelles d’une jouissance toujours en passe de se dévoiler. La création d’un contexte, support pour l’élection d’un objet esthétique, semblerait bien constituer un mode défensif spécifique du sujet mélancolique qu’on peut observer au cours de la cure au moment où la relation transférentielle – qui garde la forme d’une relation d’assimilation de l’analyste par le patient25 – tend à s’établir plus solidement. Et si le détour par la pathologie nous renseigne à la fois sur la nature et sur les conditions d’émergence de l’objet esthétique, ceci d’un point de vue phénoménologique général, la modalité particulière du transfert chez le sujet mélancolique qui implique que l’analyste doit, de toute évidence, penser comme le patient, nous renseignerait peut-être sur la nature du plaisir esthétique qui ne peut manquer de concerner l’autre, à partir du moment où le contexte et l’objet s’acheminent vers l’œuvre. Mais en cela réside encore la question que nous évoquons en conclusion.
22L’objet esthétique, tel que nous avons tenté de le dégager, ne constitue sans doute pas une œuvre, et ceci en dépit des nombreuses et originales mises en forme qu’il peut présenter. Nous dirions plus précisément que si, pour Merleau-Ponty, la perception se poursuit dans la peinture – « c’est l’opération expressive du corps, commencée par la moindre perception, qui s’amplifie en peinture et en art26 » – la visée esthétique se situerait en deçà de l’œuvre, peut-être même en deçà de l’expression comprise comme un partage de signification. « C’est dans les autres que l’expression prend son relief et devient vraiment signification27. » Rien de tel apparemment chez le sujet mélancolique pour lequel l’arrangement des éléments de l’environnement en un contexte porteur de sens vaudrait essentiellement pour lui-même, en lui assurant, par l’intermédiaire d’un objet esthétique ainsi dégagé, une vision du monde en perspective.
23Il n’est pas dit qu’une telle activité de composition à laquelle s’adonne le sujet mélancolique ne puisse ultérieurement mener à l’expression. Mais notre propos était de rendre compte d’un type de vision du monde en deçà de l’expression, sachant qu’un tel type de vision dépendait également d’un type de discours bien déterminé, en apparente contradiction avec le modèle phénoménologique d’un originaire expressif. Certes, les objets respectifs de la phénoménologie et de la clinique ne se recoupent pas ; mais si les deux disciplines ont recours toutes deux à leur propre mode d’explication fictionnel, il n’en reste pas moins qu’elles s’interpellent mutuellement dès lors qu’il s’agit d’élucider un point d’arrêt, un point de fixation ou de cristallisation sur le chemin de l’œuvre. Et celui-ci peut prendre la forme de multiples figures, qu’il s’agisse d’un objet de collection, d’une architecture d’intérieur, d’une installation, d’une promenade paysagère, en résumé, qu’il s’agisse de toutes sortes d’arrangements ou de compositions qui laissent visibles les signes organisateurs de la perception, et par là même la fonction nécessaire du contexte. La question de l’objet esthétique et de l’œuvre, plutôt que de se référer à l’évaluation sociale de la production finie comme nous le proposions dans notre introduction, se rapporterait ainsi à la problématique de l’expression dès lors que celle-ci serait vouée par nature à la communication.
Notes de bas de page
1 M. Merleau-Ponty, Signes, Gallimard, « Folio/essais », Paris, 2001, p. 118.
2 On sait que, pour Merleau-Ponty, l’invisible n’est pas simplement le nombre infini des abords possibles de la chose qui entrent dans sa présence et dans sa configuration, mais bien plutôt « l’ouvert » du visible de la chose et du monde environnant dans leur réciprocité.
« Monde et Être : leur rapport est celui du visible et de l’invisible (la latence) l’invisible n’est pas un autre visible (« possible » au sens logique) un positif seulement absent.
Il est Verborgenheit de principe i.e. invisible du visible Offenheit d’Umwelt et non Unendlichkeit. – L’Unendlichkeit est au fond l’en-soi, l’ob-jet – L’infinité de l’être dont il peut être question pour moi est finitude opérante, militante : l’ouverture d’Umwelt –. » [Le Visible et l’invisible, Gallimard, « Tel », Paris, 1979, p. 305.)
3 Voir entre autres auteurs V. E. von Gebsattel, L. Binswanger, et plus récemment H. Tellenbach et A. Kraus.
4 « D’un autre côté l’orientation-vers, c’est-à-dire l’accomplissement des aperceptions dans l’orientation-vers du Je, sous la forme du « Je perçois », produit ce résultat que l’objet est mon objet, objet (Objekt) de ma contemplation, et que la contemplation elle-même, le parcours des cinesthèses, le décours motivé des apparitions sont miens, sont ma contemplation de l’objet à travers ses images. » (Expérience et Jugement, trad. D. Souche, PUF, « Epiméthée », Paris, 1970, § 19, p. 99.)
5 La critique de l’originaire comme l’illusion d’une possible distinction entre réalité effective et réalité fictive, cette dernière étant entendue comme le résultat d’une construction théorique capable de rendre compte d’un originaire possible, a été remarquablement exposée par J. P. Cléro dans son ouvrage : Théorie de la perception. De l’espace à l’émotion. « Lorsqu’on parle, on est nécessairement soumis à l’illusion que ce qu’on tient pour entité réelle existe en soi ; encore qu’un autre discours puisse nous délivrer de cette illusion, en posant comme entité fictive ce qu’on tenait pour entité réelle et en renouvelant les entités réelles. L’illusion de l’originaire est de croire que l’on peut faire cesser ce jeu ; qu’il existe un point d’arrêt qui marque absolument comme « réelles » certaines entités et comme « fictives » certaines autres, quelque relativité que nous puissions admettre dans tous les autres discours. » (PUF, « L’interrogation philosophique », Paris, 2000, p. 149.)
6 L. Binswanger, dans son ouvrage Mélancolie et manie, a très judicieusement résumé les trois étapes de l’appréhension d’autrui chez Husserl dans l’ordre même de l’expérience perceptive : « La réponse à cette question [celle de l’impossibilité d’une réalisation originaire du corps-vivant étranger] représente un des exploits les plus géniaux de Husserl. Elle montre très clairement la structure constitutive de l’expérience d’autrui à partir de la présentation ou de la perception d’un corps-objet réel (real), c’est à dire faisant partie de la Nature, en aperception de celui-ci comme corps-vivant étranger et, à partir de là, en apprésentation de celui-ci comme alter ego. Dans la perception d’autrui ces trois intentionnalités sont intimement intriquées. » (Trad. J. M. Azorin et Y. Totoyan, PUF, « Psychiatrie ouverte », Paris, 1987, p. 76.)
7 Voir l’ouvrage de Hans Prinzhorn, Expressions de la folie, trad. A. Brousse et M. Weber, Gallimard, « L’inconscient », Paris, 1984, dans lequel l’auteur définit la Gestaltung comme une poussée, un besoin de mise en forme qui concerne les processus pulsionnels vitaux sans l’apport d’aucune finalité extérieure. « Nous parlerons donc d’une tendance du psychique à s’exprimer, d’une poussée, d’un besoin, en désignant par ces termes les processus vitaux pulsionnels qui ne sont soumis à aucune finalité extérieure mais se suffisent à eux-mêmes et ne tendent qu’à leur propre Gestaltung. » (p. 68)
8 A. Roger, Court Traité du paysage, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences Humaines », Paris, 1997, p. 17.
Voir la note 1 p. 16 d’A. Roger dans laquelle l’auteur cite Charles Lalo auquel il a emprunté cette notion d’« artialisation » qui la devait luimême à Montaigne. A. Roger extrait les deux citations suivantes de l’Introduction à l’esthétique (1912) de C. Lalo : « La nature, sans l’humanité, n’est ni belle, ni laide. Elle est anesthétique », et : « La beauté de la nature nous apparaît spontanément à travers un art qui lui est étranger ».
9 M.-C. Ropars, L’Âge du paysage (Réflexion esthétique et représentation paysagère), Horlieu, 2000, p. 19.
10 Ibid., p. 4.
11 Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à nos articles : « La destinée en miroir » du catalogue de l’exposition : Les Vanités dans la peinture au XVIIe siècle, Musée des Beaux-Arts de Caen 1990, Musée du Petit Palais, Paris 1991 ; et « La nature morte ou l’épiphanie de la chose », sous la dir. de P. Martin-Mattéra, Cahiers de l’IPSA no 20 : Amour et création, L’Harmattan, Paris, 1998.
12 Le Discours mélancolique. De la phénoménologie à la métapsychologie, Anthropos, Paris, 1993, en particulier le chapitre XII : « Une logique du démenti ».
13 J. Lacan, « L’agressivité en psychanalyse », dans les Ecrits, Seuil, « Le champ freudien », Paris, 1966, p. 116.
14 J. Lacan, Le Séminaire VIII : Le transfert (1960-1961), Seuil, Paris, 1991. « Il s’agit [à propos d’un point de concours entre deuil et mélancolie] de ce que j’appellerai non pas le deuil, ni la dépression au sujet de la perte d’un objet, mais un remords d’un certain type, déclenché par un dénouement qui est de l’ordre du suicide de l’objet. Un remords donc, à propos d’un objet qui est entré à quelque titre dans le champ du désir, et qui, de son fait, ou de quelque risque qu’il a couru dans l’aventure a disparu. » (p. 459)
Voir notre ouvrage cité ci-dessus, en particulier le chapitre X : « Du vide au rien ; vers un temps pré-spéculaire », et le chapitre XI : « La catastrophe narcissique ».
15 « Rien », XIe siècle, du latin rem, accusatif de res « chose » ; féminin jusqu’au XVIe siècle, avec le sens de chose, masculin depuis le XVe siècle ; devenu négatif au XVIe siècle suite à son emploi fréquent avec ne et pas.
16 C. D. Friedrich, Lettre à W. A. Shukowski du 12 décembre 1835, dans De la peinture de paysage dans l’Allemagne romantique, trad. E. Dickenherr, A. Pernet, R. Rochlitz, Klincksieck, Paris, 1983, p. 164.
17 « Ferme l’œil de ton corps afin de voir ton tableau d’abord par l’œil de l’esprit. Puis mets au jour ce que tu as vu dans l’obscurité, afin que ta vision agisse sur d’autres, de l’extérieur vers l’intérieur » écrit C. D. Friedrich dans « Considérations à propos d’une collection de peintures » (fragments), op. cit., p. 167.
18 Pour ces questions relatives à la métapsychologie de la mélancolie, nous renvoyons le lecteur à nos articles : « L’exil mélancolique », Revue de Psychologie clinique, no 4 : L’exil intérieur, L’Harmattan, 1998 ; « La visée esthétique dans la mélancolie », dans E. Grossman et N. PiégayGros (dir.), La Traversée de la mélancolie, Carnets Séguier, Paris, 2002.
19 « Quand on a vu l’enfant rassasié abandonner le sein, retomber dans les bras de sa mère, et les joues rouges, avec un sourire heureux, s’endormir, on ne peut manquer de dire que cette image reste le modèle et l’expression de la satisfaction sexuelle qu’il connaîtra plus tard. » S. Freud, Trois Essais sur la théorie de la sexualité, trad. B. Reverchon-Jouve, Gallimard, « Idées », Paris, 1968, p. 74-75.
20 Ibid. p. 132, trad. revue, GWV, 123.
21 Voir J. Lacan, le Séminaire XV : L’acte psychanalytique (1967-1968) dont nous extrayons le passage suivant : « Il existe quelque chose pour que tout sujet se croie tout, pour que le sujet se croie tout sujet, et par là même sujet de tout, de ce fait même en droit de parler de tout.
Or, ce que nous donne l’expérience analytique est ceci qu’il n’y a pas de sujet dont la totalité ne soit illusion, parce qu’elle ressortit à l’objet a en tant qu’élidé. » (Séance du 20 mars 1968 ; non pub.)
22 J. Lacan, Le Séminaire X : L’angoisse (1962-1963), séance du 30 janvier 1963, non pub.
23 S. Freud, « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, OCP XIII, PUF, Paris, 1994, p. 265 ; GWX, 430.
24 ]. Lacan, Le Séminaire VIII : Le transfert (1960-1961), Seuil, Paris, 1991, p. 458.
25 Voir notre article « L’exil mélancolique », op. cit.
26 M. Merleau-Ponty, Signes, Gallimard, « Folio/essais », Paris, 2001, p. 112.
27 Ibid. p. 84.
Auteur
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