Limite et instabilité
Échos dans la danse
p. 69-80
Texte intégral
1La danse est un art étrange, aux délimitations floues. Il semble qu’elle soit toujours menacée par elle-même ou par ce que nous pourrions nommer une autre danse, qui, l’accaparant, la déplace et la rejette sans cesse hors du domaine des arts.
2Avant (et en plus) d’être un art, trouvant son lieu sur une scène, ce qu’on appelle la danse est en effet une pratique plus ou moins courante, plus ou moins importante, selon les époques et les traditions de chaque communauté. Elle se caractérise par deux tendances inverses mais non imperméables l’une à l’autre : d’une part la distraction, le plaisir commun, et d’autre part quelque chose comme la célébration. Ces deux pôles semblent organiser les pratiques selon une oscillation permanente, multipliant les formes et les mélanges1.
3L’accès à la scène est second. Il est sous-tendu par la volonté de fonder la danse comme art et marqué par une mise à l’écart relative de ces formes premières de danse. Historiquement, on constate que c’est l’aide des autres arts que la danse a sollicitée pour s’arracher à ces pratiques solidement ancrées et s’établir à son tour comme un art2. Noverre, théoricien de la danse et compositeur de ballets, à l’heure où naît la danse qu’on appelle classique, va jusqu’à la constituer d’après les règles de la peinture : elle s’organise alors comme un tableau, suivant les lois de la perspective jusque dans l’orientation des pieds, le fameux en-dehors de la danse classique3 :
Un ballet est un tableau, la Scene est la toile, les mouvements méchaniques des figurants sont les couleurs, leur phisionomie est, si j’ose m’exprimer ainsi, le pinceau, l’ensemble & la vivacité des Scenes, le choix de la Musique, la décoration & le costume en sont le coloris ; enfin, le Compositeur est le Peintre.
4Les XVIIIe et XIXe siècles parviennent ainsi à inscrire la danse dans le champ des arts, mais au prix d’un renoncement de la danse à elle-même. En effet, la danse s’est vue définie par les marges voire par l’extérieur, acceptée grâce à l’entremise d’artifices puis peu à peu paralysée dans cet encadrement des autres arts qui ont fini par lui imposer leurs normes. La danse ne pouvait dès lors plus évoluer, figée du fait qu’elle renonçait à questionner et à travailler ses délimitations propres.
5D’où la coupure radicale opérée au début du XXe siècle par la danse dite moderne. Renonçant à la tradition du ballet classique, une nouvelle danse voit le jour qui revendique sa place comme art tout en rejetant la prise d’appui sur les autres arts4. Affirmer cette autonomie ne pouvait se faire qu’à la condition d’un (ré)investissement de la question des délimitations : le corps va donc occuper désormais le centre laissé vide jusque-là, il devient ainsi le point d’ancrage du travail chorégraphique, le propre de la danse, la source de toutes les évolutions qui ont eu lieu au XXe siècle.
6Mais derrière l’histoire brillante et optimiste d’un avènement de l’art chorégraphique au cours de ce siècle, je souhaiterais indiquer aussi la marque d’un certain retour aux formes anciennes que le ballet classique avait su contenir et progressivement effacer. C’est ainsi l’autre danse qui fait retour au XXe siècle par la relance de son oscillation – penchant cette fois-ci du côté du cultuel – et qui trouve une place dans les théâtres5. En effet, dans les pratiques anciennes liées au religieux, le corps du danseur s’érigeait en lieu, en temple pourrait-on dire d’une advenue, celle d’un dieu, celle d’un esprit. Dans les pratiques plus modernes ce corps, ne pouvant plus guère être le lieu où advient un dieu, devient le lieu d’une présence accrue à soi-même, dans une coïncidence absolue de soi à soi, engendrant le fameux rayonnement du danseur, ou ce qu’on appelle sa présence : une intériorité resplendissant au dehors. Des spectateurs participent au culte, en quelque sorte ils communient. Quelque chose se passe ici et maintenant dans le corps du danseur, cette chose y a lieu, et tout ou partie de la danse moderne semble trouver son sens, sa valeur en cela. La danse moderne en travaillant au plus près le corps a ainsi réactivé ce penchant vers une forme de sacré, ne manquant pas de susciter une certaine méfiance et donc un nouveau refus d’admettre pleinement la danse dans le champ des arts ou du moins dans le champ de la réflexion sur les arts.
7Il nous faut cependant replacer cette revendication de la présence, et avec elle la relance d’une forme de cultuel, à sa juste place : elle n’est qu’une nouvelle béquille autour de laquelle se sont figés parfois les pratiques mais surtout les discours des danseurs. Penser et faire la danse sans s’appuyer sur la notion de présence ou pourrait-on dire sans faire appel à une certaine « aura6 », selon un terme de Benjamin, est possible et nécessite également de repartir du corps, mais pour emprunter d’autres voies. Car si la danse se fonde sur le corps, il s’agit du corps dans son exposition, dans son travail vers un dehors, vers une visibilité aussi. Plus fortement encore, du corps dans un projet d’écartèlement, de dispersion ou de rejet hors. Pour reprendre les mots de Mathilde Monnier et de Jean-Luc Nancy, il nous faudrait proposer de penser un « dehors la danse7 », dont la violence et l’enjeu ne seraient pas si loin de ce que Bataille appelait « la haine de la poésie » :
[Voir] un(e) danseur(se) non comme un(e) qui s’« exprimerait » mais comme un(e) qui s’étend au dehors pour attraper ce dehors, le plier, le ployer8.
8Faire de la danse un risque. Proposer une danse, non comme ce qui ressaisirait l’Être en un, mais comme ce qui se risque dans la dispersion9, comme ce qui pousse le corps à avouer sa précarité et ses déséquilibres pour le lancer dans le mouvement, pour créer du mouvement : dépenser le corps.
9La notion de présence ne suffit pas à dire la richesse des possibilités du corps dansant, elle n’est qu’une des postures, qu’un des moments possibles du corps. Elle menace de faire se crisper la danse autour d’une nouvelle forme de cultuel, le plus souvent masquée. Aussi la danse gagne-t-elle à maintenir cet élément comme une de ses questions, et à le relancer comme l’a fait par exemple Merce Cunningham, dans Biped, en faisant danser sur une même scène danseurs réels et danseurs virtuels10, corps réels et corps virtuels, qui mettent ainsi en crise la notion même de présence : corps absents présents et corps présents peut-être absents.
10Un des symptômes de l’insistance du cultuel par cet attachement à la présence s’affirme, il me semble, dans les reproductions vidéos de la danse. En effet, il n’est pas anodin, et cela forme un écho au travail de Benjamin auquel j’ai fait une rapide allusion en parlant d’« aura », que la danse résiste tant et de multiples manières à la reproduction vidéo (je ne parle donc pas ici des travaux de collaboration sur une œuvre ou d’appropriation d’une œuvre par un cinéaste ou vidéaste qui forment à leur tour une nouvelle œuvre – hybride ?). Manifestement le lieu de la danse reste le théâtre, pas l’écran. Les vidéos ne sont pas considérées comme une restitution fiable de ce qui a lieu sur scène, elles manqueraient l’essentiel, toujours cette présence, cet ici et maintenant. Ou alors, quand elles se font, ces vidéos censées reproduire l’œuvre, ouvrir un accès vers elle, la faire voir, la plupart du temps elles se font bizarrement : tentant de combler le manque, elles refusent la simplicité et l’efficacité du plan large, et semblent chercher à réinsuffler de la présence par des cadrages multiples, serrant souvent le danseur de près, morceaux choisis, la main, le visage, etc., empêchant de voir la danse11.
11J’ai tracé rapidement quelques lignes autour de l’art de la danse, écartant ce qui semblait inutile pour tenter de m’approcher d’une délimitation de cet art. Mais la persistance historique d’une inscription en dehors, à côté, la force des fondements étrangers forment question, nous obligent à maintenir la question. La délimitation est instable, elle n’est pas une frontière fixe, encore moins imperméable, elle est un rapport, un mouvement. Son tracé pose la danse. Et si celle-ci semble plus fragile que d’autres arts, il nous faudrait pourtant leur renvoyer cette question, en écartant l’élément stabilisateur qu’est leur histoire déjà longue.
12En posant la question des délimitations on ne proposerait donc pas d’établir l’identité d’un art, sa clôture, mais d’affirmer sa singularité, une singularité qui se fait ou se défait dans les pratiques, une singularité en somme toujours mouvante. C’est, je crois, ce que la danse nous invite très concrètement à penser.
La danse et les autres arts
13Repartons maintenant d’une caractéristique que nous avions notée au passage : l’appui de la danse sur les autres arts. Les termes de contexte et de cadre serviront de points d’ancrage pour l’analyse.
14Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la danse est accompagnée de musique, de décors et très souvent d’un livret. Le tout s’organisant généralement autour du livret (qui la plupart du temps n’était pas à lire, car déjà connu, faisant partie du répertoire théâtral ou de la mythologie). Il semblait alors que matériellement la danse ne puisse exister seule, relever seule le défi de la scène. Les autres arts la faisaient en quelque sorte fonctionner en formant précisément contexte ; c’est-à-dire qu’ils offraient à la danse l’appui d’une signification, d’un texte accompagnateur, d’un éclaircissement quant au sens12. Le décor, sous forme de peinture en fond de scène, permettait par exemple de situer l’action de la danse. La musique renforçait l’expression des émotions. Tous ces éléments sont tombés les uns après les autres, la danse allant vers le dénuement, abandonnant même la musique, pour s’affirmer dans une relative indépendance par rapport aux autres arts. Mais la preuve de cette indépendance étant faite, dans un deuxième temps les chorégraphes sont retournés vers les autres artistes, pour les solliciter à nouveau. Les plus novateurs leur ont proposé d’oublier les pratiques anciennes, afin de ne surtout plus fabriquer un contexte à un art dont une des difficultés semble justement d’être pensé « en retrait de la signification13 », les invitant donc à travailler art contre art.
15Considérons d’abord le travail autour du décor. Adolphe Appia proposait déjà, dans les années vingt, une scène construite pour offrir des oppositions, des résistances aux corps des acteurs ou danseurs, l’opposition permettant selon lui d’animer l’espace14. Le décor quittait donc le fond de scène, ou les côtés, pour s’inscrire en trois dimensions dans tout l’espace scénique, il quittait aussi du même coup sa valeur d’encadrement de la danse, sa fonction de cadre15. En quittant les bordures de la scène, le décor devenait tout autre chose, perdant peut-être aussi du même coup sa valeur de décor.
16Dans une très belle pièce récente, intitulée Le Projet de la matière, la chorégraphe Odile Duboc a invité une plasticienne, Marie-José Pillet, à travailler avec elle en proposant aux danseurs des objets, des surfaces, des volumes aux matières très diverses. C’est à leur contact que la danse est née, faisant émerger de ces nouveaux appuis pour les corps de nouveaux gestes, de nouveaux élans. Dans le travail final, ces matériaux ont en grande partie disparu, et c’est à la mémoire corporelle des danseurs qu’il revenait de faire émerger les mouvements étranges venus de ces contacts inhabituels. Le travail du plasticien ne concernait donc à terme que très peu le décor, il s’intégrait plutôt au travail général du mouvement, celui des danseurs et de la chorégraphe. Il perdait en visibilité immédiate et acceptait d’être traduit en mouvements, lancé dans la dimension d’oubli et d’évanouissement propre à la danse. Cadre, peut-on appeler alors l’œuvre du plasticien, en ce qu’elle se situe comme bordure d’appui pour l’écriture de la danse, mais cadre lancé dans la disparition et l’invisibilité.
17Dans une pièce de 1968, Rain forest, qu’on a pu revoir récemment au Théâtre de la Ville, Merce Cunningham mettait, comme il le fait presque toujours, danse et œuvre plastique en confrontation. Sa démarche avec ses collaborateurs a toujours été de travailler séparément : les deux œuvres, plastique et chorégraphique, se trouvant confrontées l’une à l’autre au dernier moment, non sans poser quelques problèmes aux danseurs. Mais cette pièce est particulière, en cela qu’elle radicalise un peu plus une telle position. En effet la chorégraphie existait sans projet initial de décor, Cunningham ayant sollicité Andy Warhol après avoir vu « Silver Clouds », une installation faite d’oreillers d’argent gonflés à l’hélium, dans une galerie. Aucun projet commun donc, mais la rencontre de la danse et d’une installation. Cette hétérogénéité est d’ailleurs rendue visible par les coups de pieds des danseurs dans les ballons au gré de leurs déplacements. La spécificité du matériau, sa légèreté, fait que pour une fois c’est le décor qui bouge, qui entre dans le mouvement en se faisant dansant.
18Le décor ou plutôt l’œuvre plastique n’encadrant plus la danse, c’est bien art contre art ou pourrait-on dire cadre contre cadre que ces œuvres se font, les valeurs d’encadrement d’un art par un autre, de la danse par le décor (peinture, sculpture, etc.) n’ayant plus cours. Ainsi la danse en offrant sa résistance à l’œuvre plastique (et inversement) s’extirpe du cadre moulant que lui offrait le décor, et l’un et l’autre se proposent désormais un cadre inadéquat, pour s’ouvrir à un nouveau mode de coexistence qui est rapport, et qui donc n’exclut ni la violence des confrontations, ni la porosité et les voies de passages.
19Mais ce constat semble valoir aussi pour la relation très problématique entre danse et musique, par exemple dans le travail de Merce Cunningham avec John Cage. La tradition voulait que la musique dicte son rythme et ses mouvements à la danse16. Séparer la musique et la danse était un premier pas, mais plus difficile encore était de prouver que la danse pouvait cohabiter avec la musique sans se soumettre à elle. Il fallait toute la conviction de ces deux novateurs pour tenir cette position, et leur humour aussi pour affirmer que « la danse ne repose pas sur la musique, mais sur le danseur lui-même, c’est-à-dire sur ses deux jambes et à l’occasion sur une seule17 ». Jean-Yves Bosseur nous rappelle dans son livre sur Cage comment les deux artistes ont évolué vers toujours plus d’indépendance :
Si, à l’occasion de ses premières collaborations avec Cunningham, on peut constater une identité de structure temporelle entre danse et musique (sans qu’il s’agisse jamais d’un quelconque parallélisme entre les deux), par la suite, Cage abandonnera le recours à des structures et mesures communes pour laisser les deux phénomènes se développer de manière plus autonome sous forme de processus18.
20Une œuvre, Variations V, va même jusqu’à renverser le lien traditionnel, puisque sa partition est écrite après coup, simple trace, mémoire de ce qui a déjà eu lieu. En effet, ce sont les mouvements des danseurs, remplaçant en quelque sorte ceux des musiciens, qui déclenchent les sons par des passages dans des zones conçues comme caisses de résonance ou instruments de musique19.
21Cette singularité de la danse, l’habitude de dialoguer avec les autres arts que nous avons essayé de penser ici, pourrait, par son évidence et sa force, nous servir de laboratoire : elle aiderait à expérimenter la fécondité d’une problématique dont les modes d’action et de travail sont plus difficiles à repérer dans les autres arts.
Travail de l’espace
22Déplaçons encore nos termes, l’un d’entre eux tout au moins, sur un autre terrain. Je partirai cette fois des mots lieu et espace, qui font partie du vocabulaire de la danse et sont voisins de cadre.
23La phénoménologie merleau-pontienne a particulièrement réfléchi à la question de l’espace. Elle propose de distinguer le lieu pensé comme « habité » (il est donc valorisé), de l’espace, qui relèverait, lui, des lois de la géométrie, (« inhabité » et donc abstrait, il est en quelque sorte le négatif du lieu). Or une telle définition de l’espace (qui le fixe à l’aimant du lieu) m’apparaît surtout marquée par une certaine inertie, ce qui nous empêche de la transposer dans le champ de la danse, bien que le souci du corps proposé par la phénoménologie puisse sembler nous inviter à le faire. Le lieu suppose l’échange entre un corps et le monde qui l’entoure. Mais la plénitude de ce rapport, de cet « habiter un monde », et son équilibre immobilisent, tandis que le mouvement et la danse naissent, quant à eux, du déséquilibre, de la faille et de l’écart. Le corps foyer d’un espace appelé lieu n’est pas celui du danseur. En d’autres termes, là où Maldiney20, se situant dans le sillage de Merleau-Ponty, parle de l’« Atmen » rilkéen, le « respirer », comme du modèle d’une expérience de l’espace qui (mais ceci se dit dans une formulation bizarre) déboucherait sur la danse, je propose plutôt de suivre le dire de Michaux, et de trouver là une proposition d’espace qui conviendrait au danseur : « l’espace a toussé sur moi/et voilà que je ne suis plus21 ». Autrement dit : l’espace du danseur est un espace précaire, instable. Il n’est ni vide ou abstrait, ni plein non plus, il est fluctuant, parce qu’il est subjectif et donc variable, parce qu’il engage l’imaginaire et la mémoire tout autant que le corps, ou plutôt faudrait-il dire les rapports de l’imaginaire et de la mémoire avec le corps. Il engage les émotions22. Il peut être troué, en expansion, creux, menaçant etc., et tout cela successivement.
24Cet espace entre en rapport avec les espaces des autres danseurs et avec l’espace de la scène, délimité le plus souvent par une bordure, un cadre. C’est l’ensemble qui fait l’espace d’une œuvre chorégraphique, un espace de ce fait très complexe. Nous pouvons dès lors proposer de concevoir le cadre comme ce qui permet de faire travailler des espaces entre eux. En cela il serait nécessaire à la danse. Un bref trajet à travers quelques œuvres va nous permettre de désigner sa place réelle et son importance effective.
25Les chorégraphes, avec l’aide des plasticiens, se sont assez massivement intéressés aux bords de la scène, la plupart du temps pour les modifier, c’est-à-dire pour en déplacer les limites ordinaires, et proposer un cadre assumé, qui donc rejette l’arbitraire architecture des théâtres. Je passerai rapidement sur ceci, signalant simplement que par des prouesses techniques, comme dans Dance, de Lucinda Childs23, le cadre peut aussi contre toute attente s’élargir, donnant à voir un espace plus grand que l’espace réel de la scène : le cadre déborde alors la matérialité de l’espace scénique.
26Sortir des théâtres est bien entendu une autre façon d’interroger le cadre, mais assez rarement, semble-t-il, de le supprimer. La plupart du temps, un nouveau cadre se superpose à un lieu (mot que j’utilise ici dans son sens courant). Quelquefois ce travail peut se révéler tout à fait stimulant. Suivons un instant la description que propose Lucinda Childs de sa pièce Street dance :
C’était dans les années soixante et dans l’esprit d’une utilisation tout à fait alternative de l’espace, extrêmement alternative, puisque non seulement c’était dans la rue, mais le public regardait de la fenêtre du sixième étage d’un building, ce qui créait un véritable déplacement de la perspective. [...] Il s’agissait de sécréter une action que l’on pouvait voir, mais aussi une action que l’on pouvait écouter, puisque le public au sixième étage écoutait en même temps une bande son que j’avais réalisée décrivant, jusqu’à des détails qu’ils ne pouvaient pas voir, ce que j’étais en train de regarder. La relation se faisait à travers la synchronisation entre la bande son et les actions que nous, les interprètes, faisions dans la rue. Je pouvais parler à propos de détails qui se trouvaient en bas dans la rue, une peinture, un objet, et ils écoutaient là-haut sans aucun moyen de le voir réellement. [...]. Un genre de relation irréelle, une extension de la perception au-delà du cadre24.
27La fenêtre, située loin de l’action, n’est donc pas ici ce qui encadre la danse. Elle n’influence pas directement les danseurs, qui peuvent entrer et sortir de ce cadre librement, sans même en être conscients et donc tout en continuant de danser, car il ne se matérialise pas pour eux. Il n’existe que pour les spectateurs et ne contient pas toute la danse. Cet effet est renforcé par le travail de la bande son, qui donne à entendre des espaces que le spectateur ne peut pas voir. Le cadre ainsi posé insiste sur ce qui lui échappe, il n’est plus la garantie d’un accès à la totalité de l’œuvre.
28Sortir des théâtres c’est aussi parfois tenter d’abolir le cadre en recherchant des lieux qui ne lui offrent pas de prises. C’est ce qu’a cherché Odile Duboc, dans certaines de ses pièces25, en proposant aux danseurs de se mêler à la foule tout en réalisant des mouvements peu spectaculaires. Mais cette position est difficile à tenir, car lorsque les gens repèrent la danse, ils forment cercle et reconduisent ainsi le cadre. Ou alors plus radicalement encore, la danse n’est pas vue, la foule ne la perçoit pas ou hésite quant à sa réalité26.
29Ce rejet du cadre pourrait être repéré également dans la littérature, notamment dans certains textes de Francis Ponge, qui semblent par l’accumulation des brouillons, des variantes incessantes, et par l’incertitude quant à l’existence d’un texte final, poser eux aussi la question de la bordure de l’œuvre, donc du cadre. Plus encore d’ailleurs avec un texte tel Comment une figue de paroles et pourquoi – qui frôle non pas l’invisibilité comme la danse d’Odile Duboc, mais plutôt une forme d’illisibilité – que dans La fabrique du pré, qui déplaçait le cadre de l’œuvre mais pour, finalement, le reconduire en lui adjoignant brouillons, dessins ou photos.
30Un dernier pas encore pour évoquer l’important travail de l’espace chez Merce Cunningham, travail singulier et novateur. Dans bon nombre de ses pièces, pour créer les mouvements, le chorégraphe commençait par reproduire l’espace de la scène sur un papier et le quadrillait. Il jouait ensuite aux dés les positions des danseurs dans cet espace, leur attribuant par la même opération du hasard un type de mouvement, l’orientation de ce mouvement et un temps pour le réaliser27. Il me semble que cette démarche relève aussi d’une certaine mise en question du cadre. Fragmenté ainsi en multiples petits cadres, le cadre se trouve paradoxalement renforcé, non dans sa visibilité mais dans le moment de l’élaboration de l’œuvre, participant ainsi de sa structure. L’espace de la danse se trouve de cette façon complètement renouvelé, le hasard abolissant une hiérarchie préexistante et souvent très tenace. Il en va de même pour les mouvements, car ceux-ci, élaborés par un type de procédé identique, à partir de segments minimaux, se trouvent déliés des gestuelles courantes des danseurs pour s’engager dans l’inconnu. John Cage adoptait la même démarche pour la musique, on le sait.
31Dans un tout autre domaine, Bernard Tschumi, architecte du parc de la Villette, parle lui aussi d’éléments minimaux posés à la base de son travail et mis en relation sans la synthèse d’une vision globale. Pas de cadre, mais une multitude de petits éléments-cadres. Ou à nouveau Francis Ponge, qui dans Le carnet du bois de pins, après avoir proposé des variantes d’un poème, dont les éléments fixes sont la longueur du vers, l’alexandrin, et la structure en quatre distiques et un vers isolé, en arrive, une fois le texte stabilisé quant aux mots, à nous proposer comme poème des chiffres allant de 1 jusqu’à 5, égrainant toutes les possibilités de permutations possibles, chaque chiffre renvoyant à un élément cadre (distique et vers isolé)28.
32Poser le cadre de cette manière, le faire proliférer, puis le disperser dans la structure de l’œuvre semble paradoxalement ruiner toute idée de composition. L’agencement ou encore la combinatoire lui sont alors substitués. L’affirmation de l’architecte Bernard Tschumi, selon laquelle « tout “autrement” passe par la combinatoire29 », prend ainsi une portée qui traverse tous les arts et s’appuie sur cet usage nouveau du cadre, que nous avons pu repérer dans la danse. Il se pourrait que cadre, délimitation et contexte aient gagné à ne pas se stabiliser et à conserver chacun, et les uns avec les autres, une certaine puissance de mouvement.
Notes de bas de page
1 Il faudrait bien entendu revenir sur cette oscillation que je pose ici un peu schématiquement et rendre compte plus précisément de l’extrême variété des formes de danse.
2 Le passage à la scène n’est pas si brutal, durant la période baroque la danse conserve son caractère de divertissement (la cour danse, le roi aussi) tout en investissant déjà la scène, et en produisant des œuvres.
3 Noverre, Lettres sur la danse et sur les ballets, précédées d’une vie de l’auteur par André Levinson, Editions de la Tourelle, 1927, p. 3.
4 Cette nouvelle danse n’a pas tout de suite accédé aux théâtres. Elle est née d’abord dans des lieux marginaux, parfois même dehors, dans la nature, la scène théâtrale restant réservée pendant assez longtemps au ballet classique. J’ajouterai également qu’un certain nombre de ceux qui sont considérés comme les pionniers de cette nouvelle danse n’étaient pas des danseurs ni même des chorégraphes, mais des théoriciens qui dans des domaines divers ont tous à un moment ou un autre rencontré la question du corps (F. Delsartes, E. Jacques-Dalcroze par exemple).
5 On notera qu’un des plus grands novateurs de la danse, Rudolf Laban, n’a eu de cesse de faire cohabiter dans ses écrits les conceptions les plus modernes pour l’analyse du mouvement et un regard nostalgique sur les danses traditionnelles des paysans, dans une certaine mesure considérées comme l’avenir de la danse, parce que porteuses de sens.
6 Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique ».
7 Dehors la danse, Rroz, 2001, non paginé.
8 Ibid.
9 Ou comme l’écrit Michaux : « Faute d’aura, au moins éparpillons nos effluves », « Mouvements », Face aux "Verrous, Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, tome 2, p. 441.
10 Ces derniers étant créés à partir de traces captées et enregistrées sur des danseurs réels, traces lumineuses projetées sur la scène, le tout grâce à des outils informatiques.
11 Avec la vidéo se pose aussi la question du répertoire et de l’extrême difficulté pour la danse de se constituer jusqu’alors comme œuvre. Son histoire, encore récemment, tenait en quelques mots, commentaires, écrits, quelques partitions difficiles à lire, dessins, musiques, mais peu d’œuvres. Ainsi la danse se donnait dans toute la radicalité d’une expérience-limite, mettant en jeu à chaque fois le rien qu’elle est et autour duquel elle tourne, proprement insaisissable. Dépense, la danse ne parvient pas à s’inscrire dans une histoire tangible et disparaît. La vidéo pourrait changer cela, mais il semble que la danse hésite à s’engager pleinement dans cette voie, qui ne donne toujours pas un accès complet aux œuvres.
12 Et je ne parle pas que du livret, bien qu’il faille conserver à l’esprit que pendant longtemps la création d’un ballet était attribuée au librettiste.
13 Jean-Luc Nancy, Dehors la danse, op. cit., non paginé.
14 Adolphe Appia, L’Œuvre d’art vivant, Édition Atar, 1921, p. 42-43.
15 Même les très beaux et très célèbres décors des ballets russes ne s’étaient dans l’ensemble pas détachés de cette fonction de cadre.
16 Noverre, op. cit., p. 39 : « Ce sont les mouvements & les traits de la musique qui fixent et déterminent tous ceux du danseur ».
17 John Cage, « Quatre déclarations sur la danse », dans Silence, discours et écrits, traduit de l’américain par Monique Fong, Denoël, Paris, 1970, p. 51.
18 Jean-Yves Bosseur, John Cage, Minerve, Paris, 1993, p. 29.
19 Pour la description du dispositif voir Jean-Yves Bosseur, op. cit., p. 55-56.
20 Henri Maldiney remplace en fait le mot « lieu » par le mot « espace » en transférant les qualités du premier sur le second. Regard, parole, espace, L’Âge d’homme, Lausanne, 1994, p. 24.
21 Henri Michaux, Paix dans les brisements, Œuvres complètes, op. cit., t. 2, p. 1002.
22 Voir Pierre Kaufmann, L’Expérience émotionnelle de l’espace, Vrin, Paris, 1999.
23 « Réinventer l’espace. Un entretien avec Lucinda Childs » par Patricia Kuypers, dans Danse et architecture, Nouvelles de Danse, printemps-été 2000, p. 118-119.
24 Article cité, page 120.
25 Comme par exemple Les Chemins de la Caille (1982) ou Entr’actes (1983).
26 Il semble donc que le cadre soit utile à la visibilité de la danse, du moins tant que les spectateurs n’auront pas appris à la saisir dans une forme de dispersion et de dislocation.
27 David Vaughan, Merce Cunningham : un demi-siècle de danse, Éditions Plume, 1997, p. 87, citant Merce Cunningham, « l’art permanent » : « Cela impliquait par exemple l’utilisation complexe de tableaux qui dictaient les mouvements spécifiques, le rythme (c’est-à-dire la manière de diviser le temps et la durée d’exécution), les places et la répartition de l’espace. J’établissais un tableau par élément (le mouvement, le temps, l’espace). Puis je tirais d’abord à pile ou face pour sélectionner un mouvement dans le tableau des mouvements, puis pour déterminer la durée de ce mouvement particulier, enfin je déterminais, toujours à pile ou face, la place et la direction du mouvement. »
28 Francis Ponge, « Le carnet du bois de pins », dans La Rage de l’expression, Poésie/Gallimard, Paris, p. 141.
« On pourra dès lors disposer ces éléments ad libitum comme suit :
12345 14235
12435 14325
12354 14352
13245
13542 23451
13425 24351
13254
13524 23145
13452 etc. »
29 Bernard Tschumi, Cinégramme folie. Le parc de La Villette, Champ Vallon, Seyssel, 1987, p. 24.
Auteur
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