Autour du cadre : la zone de l’image
p. 21-27
Texte intégral
1Une remarque, tout d’abord sur les trois termes en débat : « Cadre, délimitation, contexte ». Cette série ne se contente pas de juxtaposer des termes synonymes ; au contraire, elle déplie le double sens contenu dans le mot cadre. Il faudrait lire : le cadre, c’est-à-dire la délimitation, mais aussi le contexte. D’un côté l’objet cadre, une ligne qui coupe, une frontière visible et localisable, et de l’autre un ensemble vaste et multiple, plus ou moins tangible, qui gravite tout autour. Autrement dit : le tour et l’entourage.
2La question du cadre sera envisagée selon ces deux directions. D’une part la recherche d’une ligne de séparation et de distinction entre une œuvre et son dehors ou bien entre une œuvre et une autre œuvre. Et, d’autre part, la mise en cause d’une situation de l’œuvre dans un ensemble qui l’entoure.
3Le contexte de l’œuvre correspond à une série de coordonnées historiques, spatiales, idéologiques et esthétiques. Il s’agit de déterminer l’interaction entre l’œuvre et le domaine diffus et multiple dans lequel elle s’inscrit. La relation peut aller de l’œuvre au contexte : le cadre s’organise autour de l’œuvre et y prend sa mesure. Ou bien la relation est inversée, du contexte à l’œuvre : le cadre modifie l’œuvre (ses dimensions, ses significations), en intensifie certains détails quitte à lui donner un nouveau centre, un nouvel équilibre, quitte aussi à y révéler de nouvelles formes esthétiques. Deux questions principales en découlent : l’œuvre est-elle une enclave autonome en rupture avec le contexte, ou bien s’y loge-t-elle de manière homogène ? Et à quel niveau, celui de la réception ou de la structuration interne de l’œuvre, se jouent l’influence et l’information réciproques ?
4Mais quelle que soit la question, la relation œuvre/contexte est une relation à distance, autrement dit, ce n’est pas au point de contact, le long de la délimitation de l’œuvre, que les interactions ont lieu. L’influence est diffuse et n’opère pas le long du cadre.
5Je voudrais justement revenir sur la délimitation, interroger la ligne de démarcation, c’est-à-dire recadrer sur le lieu de la jointure. Pour cela j’utiliserai le terme de cadre dans son sens premier, et je m’appuierai sur des exemples visuels uniquement.
6Mais d’abord où est le cadre de l’image, où s’arrête-t-elle ?
7Bien sûr, la plupart des images sont cadrées, les photographies, les tableaux, les images de cinéma, toutes s’inscrivent dans une forme géométrique qui les délimite. Cependant, et ce sera mon hypothèse, le cadre n’est pas une constante de l’image, mais au contraire une limite que l’image tend à déplacer voire à évincer. Pour Jacques Aumont1, l’image est « sans limite », il montre à partir d’œuvres justement non délimitées le caractère purement accidentel du cadre-limite de l’image. Où trouver le cadre d’une peinture pariétale ? Les figures disposées sur le fond de la paroi rocheuse ne sont pas entourées d’une ligne qui ferait le partage entre le cadre et le hors-cadre. Soit l’œuvre s’arrête aux contours de la figure, et la roche n’est qu’un support neutre exclu de la constitution de l’image. Alors, l’alternative du cadre se réduit à la problématique figure/fond. L’image ignorerait le fond qui la constitue, et ne ferait pas corps avec lui. Soit l’œuvre se prolonge, incluant la roche en-deçà de sa limite. Mais alors, jusqu’où se prolonge l’image ? Le regard peut toujours reculer un peu plus pour englober plus de roche et étendre l’image en éloignant la délimitation. Face à une œuvre de land art ou à un graffiti la délimitation vacille tout autant. Qu’est-ce qui permet de délimiter l’objet ? Est-ce une unité de lieu (une vallée, un volcan, dans lesquels d’ailleurs la forme d’un cadre peut être retrouvée), une unité de support (l’espace d’un mur dans le cas du graffiti), ou bien un point de vue particulier ?
8Effectivement la limite est introuvable dans ces images sans cadre, elle ne peut intervenir que par la décision arbitraire d’un cadrage. Une sorte d’élargissement tâtonnant travaille la perception de tels objets qui semblent inséparables de leur lieu d’inscription et qui font corps avec lui. L’image gagne du terrain et le cadre recule.
9Contre l’imposition d’un cadre-carcan, de telles images s’élargissent et prolongent leur étendue. Les exemples précédents ont montré que dans les arts du visible une expansion faisait reculer le cadre tout en l’estompant. L’image s’empare de son fond d’inscription, incorpore la matérialité (de roche, de terre) sur laquelle elle s’inscrit. Ces exemples nous amènent à substituer au terme de délimitation (qui implique fixité, rigidité et localisation précise du cadre), quelque chose comme une zone autour de l’œuvre, c’est-à-dire un espace frontalier variable, plus ou moins étendu qui diffère le cadre et s’y substitue sans qu’il y ait de coupure nette entre l’image et son dehors. Il me semble qu’un tel mouvement de débordement et d’extension de l’œuvre n’est pas seulement le fait de ce type d’œuvre sans cadre visible, il est présent dans toute image et suppose une redéfinition du cadre-délimitation.
10Dans une récente exposition à la galerie Michèle Chomette à Paris2, Éric Rondepierre révèle justement cette zone et en fait l’objet de ses photographies. Dans la série « Suites » (qui constitue cette exposition) Éric Rondepierre travaille sur des pellicules de films qu’il photographie ; la particularité de cette œuvre tient au recadrage qu’il fait subir aux images prélevées sur la pellicule. Rondepierre recadre sa photographie entre deux photogrammes, si bien que l’image exposée représente le bas d’un photogramme, une fine ligne de séparation noire (qu’on ne perçoit habituellement pas dans le défilement du film), et en dessous la partie supérieure du photogramme suivant. Les images sont centrées autour de la ligne-joint transversale. On est sommé de regarder là, comme pour pointer des passages à cet endroit stratégique de la limite. Que se passe-t-il le long de ce cadre qui traverse les photographies ? C’est un débordement qui s’y produit. Bien qu’elles aient un cadre nettement visible, ces photographies comme les peintures pariétales et les graffiti révèlent l’expansion de l’image et le recul du cadre.
11D’abord l’effet est celui d’une déroute du regard, on ne sait plus comment raccorder les images. Bien qu’il s’agisse de deux photogrammes consécutifs, c’est-à-dire de deux images presque identiques, la manière dont elles apparaissent, en quelque sorte têtebêche, empêche le raccord. Et même mentalement le regard ne réussit pas à rassembler une image pour retrouver à peu près le photogramme d’origine. Les deux morceaux apparaissent dans le plus grand écart et semblent même appartenir, dans les photographies les plus réussies, à deux photogrammes très différents. Plus qu’elle ne joint, la ligne d’intervalle divise et écarte en les tenant à distance les deux moitiés de l’image. On ne sait plus identifier ce que l’on voit, les photogrammes coupés en deux dessinent des fragments de visages, de corps, parfois même seulement des formes, des fouillis, en tout cas des « énigmes visuelles » selon l’expression de Rondepierre. Paradoxalement, la délimitation transversale introduit du désordre tout autour d’elle.
12Il se produit dans cette zone de turbulences un débordement d’image. Rondepierre nous montre dans ces cadrages à cheval entre deux photogrammes que l’image ne s’arrête pas là où on l’avait d’abord pensé. L’image ne finit pas avec la coupure du cadre, Rondepierre nous invite à regarder au-dessus ou au-dessous, dans la zone qui le cerne. Cependant, il ne s’agit pas simplement d’une annexion d’une image par une autre, d’une invasion par le haut ou le bas. C’est autour de la ligne de division que rayonne la zone de prolongement, sans qu’on puisse y voir la prédominance de l’un ou l’autre photogramme.
13D’un photogramme à l’autre des lignes se poursuivent, des formes s’esquissent qui traversent le cadre. Du coup malgré la coupure l’image continue. Dans la photographie Exit une poussée dévorante part de la ligne limite. Il s’agit sans doute d’une salle de cinéma dans l’obscurité, le photogramme du haut montre une rangée de spectateurs éclairés par la lumière de l’écran qu’ils regardent mais qu’on ne voit pas. Une autre rangée de spectateurs apparaît dans le photogramme du bas, et entre les deux, à la place de la fine ligne intervallaire, un large ruban d’obscurité dont les contours sont indistincts. Cette dernière image de l’exposition porte à son comble l’expansion de la limite, une invasion d’obscurité qui va jusqu’à s’immiscer entre les figures et presque les faire disparaître. La zone d’ombre qui s’étend comme une tache d’encre à partir de la faille centrale dessine une sorte de tombeau des figures.
14Ailleurs, dans Chevelure (une photographie de la série « Diptyka »), par exemple, c’est une mèche de cheveux qui se prolonge dans un tourbillon, ou encore dans Le Bal, des ombres se rejoignent, esquissent des coulées. Rondepierre suit ces prolongements et photographie la suite de l’image. Effectivement le titre de l’exposition « Suites » guide vers la continuation, et en poursuivant la métaphore, ce titre nous dit déjà que les images se suivent et communiquent à travers la cloison centrale, en enfilade, comme les pièces d’une suite et se déplient en un plus vaste appartement visuel.
15Tandis que le cadre est repoussé, l’image en s’étendant se transforme. La zone bord-cadre, à cheval sur l’intervalle entre les deux photogrammes, est une zone de passage, l’image s’y infiltre. Raymond Bellour parle d’« entre-images3 » pour définir justement un tel interstice entre les images, une zone de confins et de transactions, à travers laquelle de nouvelles images se trament, de nouvelles connexions se dessinent. C’est comme si Eric Rondepierre observait à la loupe ces confins turbulents de l’image. L’image qui s’y forme est une image des limbes, brouillée, incertaine, défigurée. Loin de distinguer, la barre centrale fait advenir la confusion dans la figuration. « La zone est l’univers des hantises », écrit Raymond Bellour4 pour définir Y « entre-images ». On y aperçoit des formes dans les prolongements hasardeux, des images fantômes, des effets de perception.
16La photographie Chuchotements, par exemple, représente dans sa partie supérieure une bouche légèrement décalée sur la gauche et dans sa partie inférieure un nez qui traverse l’image verticalement. L’infiltration du cadre apparaît très nettement sur le côté droit de la photographie où les ombres du nez ou des pommettes semblent se prolonger en continu à travers la délimitation. Mais mises à part ces continuations de lignes qui révèlent le débordement du cadre, un autre phénomène transfigure totalement l’image et fait apparaître une sorte d’image seconde à la jointure pointée par Rondepierre. À la place du premier visage décomposé, un autre visage vient s’esquisser. Le phénomène perceptif est simple, quelques indices font divaguer le regard. La position de la bouche par rapport au nez et un reflet sur les dents ont vite fait de transformer la bouche en œil. Ce qui apparaît, c’est une sorte d’œil animal, une pupille de serpent ou de fauve qui à son tour, rétroactivement, rayonne sur la peau couverte de taches de rousseur pour y faire advenir un pelage de léopard.
17L’« entre-images » foisonne d’images, il en surgit des monstres, des apparitions illusoires, des mirages. Et d’ailleurs, le dispositif photographique des « suites » fonctionne un peu comme un mirage : les vapeurs de chaleur qui portent les hallucinations se forment sur la ligne d’horizon, à la jointure du sable et du ciel. L’image aussi hallucinatoire soit-elle est passée par-dessus bord. Pour Chuchotements, l’effet est saisissant, puisque la figure première finit par disparaître derrière l’esquisse d’abord tâtonnante puis fascinante d’un autre visage. Ailleurs, ce ne sont que quelques vagues formes, des ombres, des aberrations incertaines, en tout cas des images irrésolues, à peine identifiables qui logent dans les confins du bord-cadre.
18Les « suites » de Rondepierre exposent l’excès du cadre qui loin de contenir l’image la fait en quelque sorte sortir de ses gonds. La délimitation ne distingue pas deux moitiés d’image mais au contraire y sème le trouble et la confusion. À la place du cadre-délimitation qui a reculé sous la pression de l’image, Rondepierre révèle une zone marécageuse de débordement et de transformation d’image.
19Cependant, si ces « suites » ont éclairé le point de jointure où cela se passe, si elles nient l’étanchéité du cadre, elles n’en sont pas moins elles-mêmes cadrées très nettement. La zone de transaction que Rondepierre a pu percevoir au bord des photogrammes est très étroitement recadrée dans ses photographies. Le recadrage ne laisse subsister qu’une moitié ou même un tiers de chaque photogramme de part et d’autre de la ligne de séparation, comme si Rondepierre voulait pointer très précisément ce qui a lieu juste entre les deux.
20Des grottes aux « suites » la même prolongation de l’image est en jeu. Pourtant, dans un cas l’image est en extension et dans l’autre elle est concentrée, resserrée dans un cadre. Tandis que les graffiti et les peintures pariétales engagent à toujours repousser le cadre un peu plus loin et à étendre l’image dans une périphérie non délimitée, Rondepierre ressaisit la zone dans un cadre. Son geste de photographe l’oblige à cadrer la zone au lieu de la laisser s’étendre, disons au lieu de la zoner, c’est-à-dire d’y laisser jouer des confins sans coupure. En réalité, ses « suites » sont des extraits comme l’indique le titre de la monographie consacrée à l’artiste5. C’est-à-dire des prélèvements, des concentrations autour d’un phénomène de débordement. Le geste est double et paradoxal, montrer que l’image fuit par ses bords et ne tient pas dans le cadre, mais en même temps inscrire le phénomène dans un cadre, dans un espace restreint comme pour le fixer, et le rendre un peu moins fantomatique. L’objet de Rondepierre, plus que l’extension de la zone, est son noyau, le double bord-cadre à partir duquel elle commence à se former.
21Par rapport au cadre, la zone propose une double échappée : elle fait échapper l’image au cadre en la laissant divaguer et tracer des ombres clandestines aux frontières. Mais elle-même ne peut pas être cadrée, elle peut simplement être perçue. Puisque les œuvres échappent très rarement au cadre, leur perception pourrait rendre à l’image toute l’ampleur de sa zone. La perception des œuvres ne s’arrête pas au cadre étroit de la zone fovéale du regard, la zone de netteté sur laquelle le regard se focalise, qui d’ailleurs tente de coïncider avec le cadre de l’œuvre. Au contraire, la perception laisse l’image se poursuivre dans une frange périphérique plus floue, qui peut se tenir encore dans le cadre matériel de l’œuvre, ou qui déjà en sort et prolonge l’image sur le mur où elle est accrochée, dans la salle où elle se projette, sur la pierre où elle se dessine. Pour respecter ces poussées et ces prolongements il faudrait pouvoir zoner les images, plutôt que les cadrer, c’est-à-dire les percevoir dans et avec leur suite, entourées du halo périphérique qui les continue.
Notes de bas de page
1 Jacques Aumart, « Sans limite », Champs visuels no 12-13, janvier 1999, « Penser, cadrer : le projet du cadre », L’Harmattan, Paris.
2 Éric Rondepierre, « Suites », 14 photographies couleur, 1999-2001, du 24 octobre au 1er décembre 2001, galerie Michèle Chomette, Paris.
3 Raymond Bellour, L’Entre-Images, Photo. Cinéma. Vidéo, La Différence, Paris, 1990.
4 Raymond Bellour, L’Entre-Images 2, P.O.L, Paris, 1999, p. 44.
5 Extraits, 779. éditions/Société Française de Photographie, Paris, 2001.
Auteur
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