Huysmans en rade, ou la mort du signe
p. 225-238
Texte intégral
1Dans l’itinéraire adverbial du roman huysmansien, En rade prend place en 1887 entre À rebours et Là-bas. Le titre exprime le malaise qui s’installe à partir du moment où le rêve d’un havre de paix trouve enfin à s’accomplir. Le bonheur est passé ou à venir. Il n’y a de paradis que perdu ou poursuivi. Mais où est l’abri, là se tient aussi ce qui perd, pourrait-on dire en paraphrasant à rebours Hölderlin. En effet, dès lors qu’on l’atteint, l’abri devient bourbier. L’élu s’y enlise. Il passe du calme rayonnant d’une « rade », justement recherchée pour ses vertus protectrices et apaisantes, au désagrément d’avoir à patauger, à se retrouver en panne, « en rade ». En l’occurrence, dans En rade, la campagne, dès lors qu’on y habite, est cet espace qui abrite et qui perd. À travers ce roman du retour à la terre, Huysmans enregistre la mort du signe.
L’insupportable vie des signes
2Faut-il rappeler que Huysmans est un pur citadin, lié dans sa chair à Paris et observateur privilégié des mœurs parisiennes ? Il naît rue Suger, il meurt rue Saint-Placide. L’écrivain situe bien sûr ses romans à Paris mais prend aussi la capitale comme objet d’écriture. Il écrit à Paris, il écrit sur Paris, il écrit Paris : il y a tant à déchiffrer, célébrer et haïr1. Sa vie durant, il ne quitte guère sa cité natale, et dans tous les cas il ne s’en sépare que pendant des périodes très limitées.
3Présentée par Walter Benjamin comme la capitale du xixe siècle, Paris foisonne des signes de la modernité : rapidité et raison, socialité et progrès, mercantilisme et démocratie.
Mais qu’à Paris langue et ville, réalité et imagination, matérialité et conscience soient reliées entre elles comme des vases communicants, que l’une se déverse dans l’autre, tient au caractère sémiotique. Paris est aussi une capitale des signes. Tout ce qui s’y manifeste devient porteur de signes, et toute manifestation de signes pousse à une lecture qui veut à son tour devenir écriture2.
4Dans l’œuvre huysmansienne, la vie parisienne ne mérite d’être vécue que dans la mesure où l’on s’efforce avec acuité de s’y soustraire. Cette acuité est son sel. Huysmans clame ainsi une haine ambiguë envers la Ville fourmillant d’enseignes et de signes détestables auxquels ses héros essaient de substituer des miroitements sémiotiques plus satisfaisants. La ville est haïssable, et aimable de l’être3. Aussi Huysmans propose-t-il au fil de ses fictions plusieurs solutions qui sont autant de retraites susceptibles de délivrer d’une telle allergie à la vie dans la capitale : on trouve refuge à Paris même, de l’intérieur donc, par exemple dans un ministère – de préférence celui de l’intérieur justement – ou bien, le plus souvent, hors de ses murs, en banlieue, dans le no man’s land de Fontenay-aux-Roses ou en province dans quelque monastère4. Vivre à Paris, c’est tendre à s’en évader.
5Pour guérir des signes urbains qui font mal, qui stigmatisent, ces héros ne cessent donc d’aller voir ailleurs. Mais ce qui se voudrait guérison n’est qu’éphémère soulagement. Pire, quitter la ville, c’est aussi se préparer aux désillusions de l’ailleurs qui feront qu’on la rejoindra à nouveau, plus tard. À la fin de ces romans de la fuite, les évadés provisoires retournent à la vie parisienne5. Mobile ou immobile, le voyage à la Huysmans fonctionne en boucle. Il n’y a pas d’aventure, juste une répétition : ressassement intérieur ou authentique circuit reviennent à leur point de départ. Tous les chemins mènent à Paris, ou plutôt y ramènent. On ne va jamais in fine que là d’où l’on vient. On ne saurait s’installer et vivre vraiment (c’est-à-dire en somme détester vivre et aimer dire cette détestation) que là où la société se réalise dans sa suprême civilité, dans son horreur capitale. Une telle circulation monotone reste néanmoins chaque fois différente d’être affectée d’une tentative spécifique qui, même vouée à l’échec, aura vu le personnage s’écarter de l’Urbs fédératrice, du noyau de toutes choses. Telle est l’excentricité huysmansienne : un mouvement par lequel on s’extirpe du centre parisien, un effort pour s’extraire de son rayonnement sémiotique, avant d’y revenir pour mieux s’en échapper à nouveau (d’un roman l’autre), dans un processus de réitération perpétuelle. Le mouvement qui consiste à partir du même (la socialité tautologique du Paris moderne) pour revenir au même est précisément ce qui modifie le personnage. C’est dans le cheminement du même au même que se loge la différence huysmansienne.
6Dans En rade, accompagné de son épouse Louise, Jacques Marles se rend à la campagne dans l’espoir de se purger financièrement et de trouver une quiétude perdue : « C’était là le seul refuge sur lequel lui et sa femme pussent maintenant compter » (p. 41)6. Remède pour contrer la socialité parisienne et les ennuis pécuniaires qui y sont attachés, le séjour à la campagne est pourtant un échec. Jacques se retrouve en rade sémiotique. Pour se sortir d’un tel bourbier il n’aura d’autre ressource que de rejoindre, au bout du compte et comme d’habitude, l’« empire (détestable) des signes ». Pour lui, les chemins de campagne mènent quelque part, ils mènent et ramènent à Paris.
Vide château
7Ce qui fait signe à Paris, c’est d’abord l’humanité parisienne. Partir à la campagne, c’est se délester de la pesanteur humaine. L’isolement rural succède à l’étouffante promiscuité citadine et apaise les souffrances de la sociopathie. À la campagne, le risque diminue d’être embêté par son voisin, de le voir empiéter son espace propre. L’espace à soi (ou si l’on veut le soi-même spatialisé, le quant-à-soi domestique) trouve à se réaliser dans un ici, objet habituel de la quête des héros huysmansiens, lieu rêvé d’une paix et d’une sécurité qui fonderaient enfin un sujet souverain, libre (au moins le temps d’une villégiature) de poser les lois de son propre désir.
8Dans En rade, l’ici s’étend à perte de vue ; on respire, on se promène, la spatialité rurale n’est pas mesurée. Il est doté d’un prestige tout particulier puisqu’il abrite un château, vecteur imaginaire d’une projection temporelle a priori très valorisante qui plonge Jacques Marles et son épouse dans l’avant. De ce point de vue, si À rebours où des Esseintes se défaisait délibérément de l’encombrant château familial de Lourps est l’aventure de l’intériorité, En rade, où Marles rejoint au demeurant le château du roman précédent, peut apparaître comme celle de l’antériorité. C’est la vie antérieure en Seine-et-Marne. En tant qu’espace concret d’habitation faisant signe, le château brille de l’éclat de l’exception et assigne au siècle sa fin en projetant Jacques vers une antériorité idyllique historiquement (le Moyen Âge contre la Modernité), religieusement (la spiritualité médiévale contre le matérialisme moderne) et politiquement (le modèle aristocratique contre le paradigme démocratique).
9Bien au fond de la campagne française, la vie de château se présente comme une provocation feutrée. Sans fronde ni bras d’honneur, elle n’en subvertit pas moins très tranquillement l’idée du vivre-avec moderne, de l’utilitarisme forcené, de la promiscuité citadine, et se pose comme l’espace idéal pour un reformatage généralisé du système sémiotique.
10Ou du moins, tel serait le château si le château était. Or, ce noyau de l’intimité prestigieuse que l’ici est censé circonscrire, reste de fait introuvable. Lourps est littéralement un trou où Marles est intrus, c’est un espace sans issue pour être sans ici. Le château a toute l’apparence d’une « ruine » (le terme est employé à maintes reprises). Pourtant, pourrait-on dire, la ruine est encore une modalité plausible de l’ici. Selon une perspective romantique ou décadente, elle serait même propre à faire émerger une certaine ferveur sémantique. La contemplation de la ruine éveille et exalte l’idée de la grandeur saisie dans sa disparition tangible à travers son extrême dégradation actuelle. La ruine est le signe du tragique temporel, de l’écart du temps qui meut le monde et mène à la mort. Elle anime la rêverie mélancolique et réactive la nostalgie d’un jadis magnifié. Mais cette dramaturgie imaginaire n’est en l’occurrence nullement opératoire. Car le château ne se propose pas comme un objet esthétique propice à la méditation crépusculaire, mais comme un espace d’habitation concret, un cadre de vie immédiat. Or, de ce point de vue, il est totalement vidé de sa matérialité. Plus qu’une ruine, c’est bien un « château vide » (p. 42, 199), totalement délaissé, un néant d’habitat ouvert aux quatre vents : « C’était l’abandon le plus complet, la glace du sépulcre, la dissolution de murs battus par le vent et les averses » (p. 49). Le bâtiment prend l’eau de toutes parts : « le plafond crevé décelait ses bardeaux pourris et ses lattes » (p. 65), « des enfilades de chambres muettes et chancies, sentant la tombe, se pulvérisaient] lentement, sans air » (p. 65), les chambres sont « inhabitables » (p. 85).
11L’abandon du château est à la fois physique et juridique. Loin d’être accidentel et temporaire, il est statutaire et définitif :
[…] le château avait été dépecé de ses futaies et de ses terres achetées par les paysans, vendu tel quel à des gens de Paris qui ne s’étaient jamais décidés à le réparer et s’efforçaient constamment de le revendre. En raison de son délabrement et du manque d’eau, personne ne consentait plus maintenant à l’acquérir (p. 179).
12Jacques qui souhaitait tellement se « confiner dans un trou » (p. 125) est, pour le coup, servi. Dans un système moderne où la valeur ne se mesure qu’à l’intérêt marchand et à la capitalisation, cet abandon pourrait encore être le signe de sa valeur, ou plutôt de sa contre-valeur, mais loin de renvoyer à la magnificence d’un temps passé (à une temporalité éminente de la noblesse), le château n’est soumis qu’à l’immanence d’un temps présent (à une exécrable météorologie de l’humidité7). Jacques aura beau entreprendre des recherches archéologiques, il ne trouvera pas trace des fondateurs du château. Leurs monuments funéraires ne sont plus entretenus. Il n’y a plus rien. Les filiations généalogiques sont obsolètes. On vit une autre ère, inaugurée en 1789. La noblesse a été balayée, comme éradiquée. Tous ses représentants contemporains ont disparu : « [la famille de Saint-Phal] était enterrée derrière l’église, mais les tombes étaient abandonnées, et les descendants de cette lignée, en admettant qu’ils existassent, n’avaient jamais reparu dans le pays » (p. 179).
13La face matérielle du signe fait défaut : le sens se dissout faute du signifiant sans lequel il ne saurait se forger. La substance du château est réductible au néant. En lui est aboli tout ce qui fait l’espace et notamment l’espace vital : sa limite. En inspectant les alentours, Jacques découvre que « le parc n’était même pas clos du côté du bois ; nul mur et nulle haie ; tout le monde pouvait entrer » (p. 88). Il explore toutes les pièces du château dans l’espoir de trouver un espace vivable – en pure perte. Puis « il se résolut à explorer les caves » (p. 175). Dès lors, des signes pourraient de nouveau faire irruption, le château pourrait se faire souterrain labyrinthique, laisser entrevoir une orientation, une initiation, même tortueuses. Hélas, « toutes ces caves étaient identiques, rejointes entre elles par des portes sans battants et vides » (p. 175). En fait, les caves n’aboutissent à rien : « Somme toute, il avait cru découvrir des corridors immenses, des souterrains à perte de vue ; tout était clos » (p. 176). Le château vide est à la fois ouvert aux quatre vents et bouché en son sous-sol, tout à la fois sans clôture et sans communication.
Les rêves
14Ancienne maison du Sens, l’église se trouve désormais dans un état presque aussi lamentable. L’abbé « gargotait les sacrements, bousculait sa messe, appelait son Seigneur en hâte et le congédiait » (p. 203). Dans la chapelle « démolie par le temps » (p. 201), se tient un Christ que, « du crâne aux pieds, de longs filets de fiente […] sillonnaient » (p. 202). La divinité a déserté. La religion est réduite à sa dérision. Le christianisme a perdu sa place. « Dieu résidait si peu dans cet endroit » (p. 203). À Lourps, l’espace architectural (château et église) est entièrement délabré. Il ne livre plus à l’habitant aucun support matériel où puisse se lire le sens de la grandeur (noblesse et foi). Mais ce qui menace, c’est moins le sens d’une déchéance (le motif de la « décadence » des valeurs morales et religieuses) que la déchéance du sens, la désertion d’un sens quelconque.
15Cependant, le dégoût angoissé que Jacques éprouve pour son nouveau cadre de vie s’apaise le plus souvent pour virer à une indifférence plus ou moins complète : « L’assoupissement que lui versait le grand air avait engourdi cette vie de songes qui s’était, depuis son arrivée à Lourps, singulièrement accrue. Il dormait maintenant sans aucun trouble » (p. 195). Dans cette atmosphère, l’intentionnalité est démobilisée et le sens, conséquemment, se délite. Faute d’être sollicité par des appels de signes, Jacques s’enlise en ce lieu qui n’a plus d’épices à lui proposer et où règne l’atonie d’une « engourdissante tiédeur » (p. 76). Le jaillissement de signes (marques, signaux, indices) se raréfie. L’activité sémiotique s’essouffle. Dès le lendemain de son arrivée, le Parisien se sent « assommé par une fatigue spirituelle infinie » (p. 57) et sombre dans une somnolence intermittente, presque agréable au demeurant. Tout au long de son séjour à Lourps, il ne va plus cesser d’être en proie à cet assoupissement chronique :
L’action sédative de la campagne le dorlotait encore et il ne connaissait pas l’ennui de l’oisiveté qui se traîne dans des chambres ressassées ou devant des paysages déjà vus ; il en était toujours à la période d’engourdissement, à cette bienheureuse lassitude du plein air qui émousse l’acuité des tracas et baigne l’âme dans des sensations adoucies de syncope, dans d’inertes impressions de vague (p. 102- 103).
16De même, la conversation de l’oncle Antoine l’ennuie, l’endort. La langue des campagnards tend à se déréaliser, l’usage du patois et le débit de la parole distordent les échanges verbaux pour en faire de simples flux sonores sans signification :
Jacques finissait par somnoler, quand il entendit des fragments de conversation dont il s’efforça de pénétrer le sens ; mais l’un des deux paysans qui causait parlait si vite et jargonnait si durement qu’il était impossible de le suivre (p. 148).
17Mais tandis que le réel s’endort, on voit dans En rade le rêve se lever. Le délire s’éveille et laboure l’esprit assoupi. L’écrivain met l’accent sur l’activité onirique où les signes, semble-t-il, surgissent à nouveau en ouvrant des brèches vers du sens. Par le récit de rêve, Huysmans laisse libre cours à une fantaisie féroce. Cette liberté de l’imaginaire n’annonce toutefois qu’en apparence le « sémiotisme » déchaîné et désordonné d’un capharnaüm surréaliste ; car si Huysmans aime à se laisser gagner par la violence ou l’insolite des images, s’il dérive volontiers en leur compagnie, c’est toujours avec une paradoxale fermeté8. Huysmans, qui raconte par le menu les rêves de Jacques, reconnaît que ces récits servent la structure duelle du livre. Il parle ainsi à Zola « d’une division arrêtée d’avance – le jour, la réalité – la nuit, le rêve »9. Dans un effet de balancier, l’activité onirique compenserait la désertion des signes diurnes. Ce qui, le jour, se refuserait à la conscience éveillée s’offrirait enfin, la nuit, à l’esprit inconscient. Le sommeil serait le grand pourvoyeur de signes. Frustrée dans son appétence sémiotique, la perception consciente s’éteindrait pour laisser défiler, sur le fond silencieux du sommeil, des images symboliques dont il s’agirait ensuite de recueillir après filtrage la signification. Effervescence tout intérieure – l’activité du pur esprit se substituant à un monde extérieur épuisé en stimuli –, le rêve appelle l’interprétation. Développant une forme manifeste qui cache selon Freud une signification latente, le rêve se mettrait ainsi en partance vers le sens.
18Les trois passages oniriques d’En rade possèdent bien l’épaisseur des rêves : loin d’être (seulement) une pause esthétisante ou un morceau de bravoure littéraire, chacun d’entre eux avance selon sa logique propre, avec cette insistance à cheminer à travers un micro-récit dérangé pour « raconter » quelque chose (mais quoi ?), avec cette consistance visuelle dont Huysmans peintre se dégageant du terre-à-terre naturaliste excelle à rendre la texture. Sans être absolument détaché des circonstances particulières dans lesquelles il s’inscrit, chaque rêve n’en demeure pas moins un assemblage hiéroglyphique autonome auquel il manque référence (c’est une production imaginaire) et signification (tel quel il est incohérent, or il n’est que tel quel). La fragilité du rêve comme récit, qui est aussi celle du récit de rêve, fait de lui une énigme immobile.
19Les réflexions de Jacques portent précisément sur son rêve en particulier et sur le rêve en général. Elles convoquent oniromanciens et nécromants, chrétiens, matérialistes et démonistes, Artémidore, Porphyre, Wundt, Radestock ; elles anticipent Freud avec l’hypothèse d’une relation souterraine à l’enfance10. Mais, surnaturelle ou physiologiste, aucune approche ne l’emporte. Quand ces herméneutiques ne sont pas discréditées par leur intransigeance, ce sont leurs tâtonnements qui les vouent à la paralysie. En fait, quelle que soit leur envergure fantasmatique, les rêves ne parviennent pas à dynamiser du sens. Dans le grand récit d’En rade qui s’enlise, les récits de rêve sont des enlisements supplémentaires, et les commentaires que provoquent ces récits de rêve constituent encore une surenchère dans le non-événement. Le mystère des rêves reste entier, aucune élucidation ne saura en venir à bout. « En rade n’est pas un puzzle : l’interprétation déborde l’histoire et ne s’y résout pas ; elle ne trouve pas son terme, se détruit elle-même, tandis que le roman reste bloqué »11. Le propre de ces trois rêves est en définitive de se donner comme un mystère d’autant plus formalisé et dépourvu d’interprétation viable qu’il s’agit de reves imaginaires12. Ces rêves littéraires sans aucun débouché n’ont d’autre destinée que la prolifération pure et simple de leur signifiant : même lorsqu’il se donne dans l’excès et le foisonnement, leur signifié échappe.
Huysmans est donc porté à croire que les rêves signifient, mais il ne sait pas quoi. De la symbolique du rêve il ne possède qu’une face : le signifiant. À ce signifiant bien repéré toutes sortes de signifiés peuvent être rattachés13.
20En fait, ces rêves ne font qu’étaler la complexité d’une subjectivité traversée et renversée par les courants de l’inconscient. Le message onirique se contente d’étinceler, de se ramifier, il fait signe, mais n’est pas signe. En lui, la brillance du signifiant est sans corrélat. Le récit onirique exprime sans dévoiler. Le rêve est pure manifestation. Réduit à rien ou pléthorique, le signifié reste dans tous les cas un leurre. Les multiples méthodes d’interprétation, les diverses hypothèses proposées ne peuvent conjurer les exubérances du rêve ni en dissiper les mystères. En 1887, la « science des rêves » n’est pas au point, Freud est encore l’élève de Charcot à la Salpêtrière. Dans ce monde où les signes vacillent, il n’y a pas de clé des songes, juste une multiplication d’images incongrues, de sensations insolites, de perceptions confuses et sans envers. La seule clé valide que possède Jacques est bien trop concrète et minimale : elle ouvre péniblement une église dévastée.
La vie naturelle
21Pour autant le roman n’est pas placé sous le signe de l’évanescence. En dépit de la part importante du rêve censée fournir son équilibre à l’économie structurelle d’En rade, le réel est bien là, conformément à la composition duelle du roman indiquée à Zola par l’auteur. Omniprésente, la nature étale sa masse substantielle, se décompose pour mieux se reconstituer, se déploie dans ses germinations : « [Jacques vit] un jardin fou, une ascension d’arbres, montant en démence, dans le ciel » (p. 71), toute une « bousculade de végétation » (p. 72), « plus loin, des pommes de terre, venues d’on ne sait où, germaient » (p. 71). Complètement dé-métaphorisée, elle tient toute entière dans sa seule présence littérale : « quelle blague que l’or des blés ! » (p. 160).
22L’expérience de la campagne implique une confrontation à la réalité la plus prégnante et même la plus triviale. Si le château c’est le vide, la nature, qui en a horreur, c’est le plein. La « nature naturée », dont on fait habituellement l’éloge parce qu’elle confère à la campagne son charme et son pouvoir bienfaisant, engendre ici des odeurs qui la manifestent tout entière, végétale, animale et humaine à la fois, en proie à d’incessantes altérations biologiques. Le grand Tout rural épand ses odeurs. Je suis à la campagne, donc je sens. Ce qui est sent l’« urine des sangliers » (p. 74), exhale « la senteur de la vacherie » (p. 83 ; nous soulignons – et il faut prendre le terme d’abord au sens propre ou, pour mieux dire, au sens « sale »), « l’odeur du fumier et des bouses » (p. 83), « cette terrible odeur de l’étable » (p. 93). À Lourps, on respire « des odeurs de caries et de latrines » (p. 55), « une latrinière exhalaison de purin tiède » (p. 91), « une odeur de poussière tiède [et] d’éther » (p. 85), cela pue « le champignon, […] le rat […] la tombe » (p. 85- 86). Déjections, décomposition, déréliction.
23À rebours des parfums rares recomposés avec science par des Esseintes pour ses jeux sensoriels, l’odeur marque ici la toute-puissance du monde naturel qui envahit sans restriction un espace désormais partout identique14, et le pollue de ses (saines) excrétions. L’odeur fédère le vivant. Sa force émane de la naturalité la plus triviale à laquelle toutes les créatures terrestres obéissent15. Or, la naturalité est ce qui tue le signe. Un signe pour être tel renvoie nécessairement à autre chose qu’à lui-même, il est abstraction. Aux trois longs récits de rêves, correspondent presque symétriquement trois scènes prosaïques très détaillées : la naissance d’un veau, la saillie d’une vache, l’agonie d’un chat16. Par ces trois événements (naître, s’accoupler pour se reproduire, mourir), sont données à voir avec un sens exemplaire de la condensation les vicissitudes de la vie animale.
24Les scènes cardinales du roman (trois rêves/trois événements vitaux) montrent le dessaisissement d’une humanité dont il ne reste plus à Jacques qu’à faire le deuil, à pleurer la perte ; Marles est aussi l’anagramme des larmes qu’il lui faudrait verser pour accepter enfin d’être de ce monde-là. Les raffinements de la civilité apparaissent à Lourps tout à fait déplacés. L’inconscient est bien le personnage principal d’En rade : il se déchaîne à travers le vernis sophistiqué de l’intensité onirique (c’est l’inconscient animal, le désir instinctuel tapi), mais aussi plus directement, plus foncièrement, dans d’irrépressibles impératifs organiques (c’est l’animalité inconsciente, l’immédiateté vitale). La campagne n’est pas un jardin des délices, c’est une cour des besoins où l’on tend à s’engloutir tout entier dans l’instinct. Le zoo humain se fond dans la nature, en épouse les rythmes. Les paysans n’ont pas de patrie, ils n’ont qu’un territoire17. Écologistes spontanés, ils se plient sans sourciller aux lois d’une nature avec laquelle ils font corps. Antoine et Norine s’amusent ainsi des aoûtats qui martyrisent leurs invités parisiens et qui ne leur procurent à eux aucun désagrément (« Puis que c’est bon pour le sang, que ça purge, reprenait l’oncle », p. 163), ils dorment quelquefois auprès des bêtes (« Ben, c’est des chiures ! j’ai dormi la nuit dans l’étable et, vrai, y en a, mon neveu, des mouches près du bestial ! », p. 92), mangent ce que mangent les animaux (« la tante Norine gardait pour elle et dévorait les résidus que sa nièce [Louise] lui remettait pour le chat », p. 174).
25Il ne saurait y avoir de pudeur en ce monde régi par les seules lois organiques. Les excréments humains (ces « fuyants secrets ») ne sont pas même soumis à un régime de discrétion minimale : « – C’est-il donc que tu voudrais chier, mon neveu, dit [Norine] entre deux hoquets ; mais on se pose dehors, où qu’on est comme nous ! » (p. 102). À l’asthénie libidinale du jeune couple citadin en crise, répond le débordement sexuel du vieux couple campagnard. Au contraire de l’homme des villes, délicat et rêveur, l’homme des champs vit attaché au sol, en parfaite symbiose avec la nature – avec la nature naturée, mais aussi avec la « nature humaine », notamment à travers cette exacerbation du sens de l’intérêt personnel dont, à la même époque, les contes de Maupassant savent si bien rendre compte. Bien sûr, Louise et Jacques résistent à cet accomplissement du naturel en eux (et la tension dramatique du livre naît de cette résistance) mais, conformément au credo naturaliste, ils ne sauraient demeurer indemnes de l’influence du milieu : un jour Jacques éprouve la nette impression « que les traits de sa femme se paysannaient » (p. 172)18. Quant à sa propre tendance à faire suivre ses ruminations par une profonde léthargie, elle semble annoncer son propre devenir-vache...
26N’ayant d’autre valeur que la simple actualisation des lois de la nature, que l’accomplissement instantané de ce qui doit être selon son ordre, la vie organique se replie sur elle-même, s’auto-réfère en permanence. Ainsi Jacques est-il stupéfait lorsqu’il assiste à la saillie de la Barrée : « – Et c’est ainsi chaque fois qu’on mène une vache au taureau ? c’est aussi peu désordonné et aussi court ? » (p. 209) Dans cette brièveté parfaitement efficace, il ne saurait y avoir la moindre impulsion vers un au-delà de l’acte même, la moindre trace d’une science du désir. Dépourvue de ferveur érotique, d’élan sémiotique, la fonctionnalité animale annihile la partance du signe. Cette fois, non seulement il n’y a plus de signe, mais, plus gravement, rien ne fait plus signe.
27Appliquée à En rade, la formule d’À rebours, « La nature a fait son temps », peut alors se comprendre d’une façon nouvelle : le passé composé « a fait » marque une temporalité achevée non pas en tant que révolue mais en tant qu’effectivement accomplie. La nature a fait son temps, elle a réalisé son ordre propre, elle a imposé ses lois : le temps est scandé par les trois phases de la naissance, de l’accouplement génésique, de l’agonie. Apparition, reproduction, disparition. Dans ce monde de l’organique et de l’animalité dont le domaine de Lourps est le territoire, il ne saurait y avoir de place pour une altérité, pour un désordre créateur, voire pour le léger tremblement d’une dissension. En tant que réalisation effective des besoins, c’est-à-dire de ce que requiert la nature pour que l’être global persévère dans son être, l’animalité bien rodée se réalise tout à fait, hors langage, dans l’action brute, dans le vivre-nu.
28À la campagne, le signe est trois fois mort – par défaut de signifiant où aurait pu se lire la valeur d’un idéal (château annihilé, église dévastée), de signifié (onirisme proliférant en pure perte, rêves incompréhensibles) ou par saturation ontologique (disparition des subjectivités singulières dans la vie muette, dans l’anonymat du besoin animal, dans l’être-là biologique). À ce titre, En rade est sans doute le moins humain des romans de Huysmans : abasourdi devant la catastrophe, l’auteur y conte le triomphe de l’animalité. Le retour à Paris est un retour au signe, au sens, au subjectif. En ville, la singularité s’organise. Dans le chef-lieu de la modernité, chaque jour du siècle livre à l’herméneute insatiable de nouveaux pans d’un monde certes mauvais, mais dont il aime démasquer les apparences et où il peut à sa guise arpenter les mauvais sens (sens interdits, sens uniques, sens dessus-dessous). Le décryptage du mal y est sans bornes, mais non sans jouissances.
Notes de bas de page
1 « Boulevard Montparnasse » paraît en 1877, Croquis parisiens en 1880, « Autour des fortifications » en 1886, La Bièvre, en 1890 avant de s’élargir à La Bièvre et Saint-Séverin en 1898, puis à La Bièvre, Les Gobelins, Saint-Séverin en 1901. Et, pour finir, le texte-somme, « Paris », est écrit vers 1901-1902.
2
Karlheinz Stierle, La Capitale des signes. Paris et son discours, trad.
Marianne Rocher-Jacquin, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2001, p. 562.
3 Le texte posthume « Paris » est le point d’orgue de cette haine de la modernité urbaine.
4 Nous renvoyons aux figures successives de Folantin, Monsieur Bougran, des Esseintes et Durtal.
5 « Le buffet des gares » dans De tout ainsi que les derniers chapitres d’À rebours, En route, de L’Oblat et Les Foules de Lourdes s’achèvent sur un retour vers Paris.
6 Nous nous référons pour En rade à l’édition de Jean Borie, Gallimard, « Folio », 1991. Chaque citation du texte est suivie de la pagination indiquée entre parenthèses.
7 Sur cette question, cf. Mireille Favier-Richoux, « Le thème de l’eau dans En rade », Bulletin de la Société J.-K. Huysmans, n° 68, 1978, p. 42-60.
8 Quoi qu’il en soit, la présence du matériau onirique n’est sans doute pas étrangère au jugement de Breton considérant que Huysmans s’est « élevé avec En rade aux sommets de l’inspiration » (Anthologie de l’humour noir, LGF, Pauvert, Le Livre de Poche, 1973, p. 191). Sur les relations entre Huysmans et Breton, cf. Pascaline Mourier-Casile, « Modernités à rebours », Romantisme, n° 42, 1983, p. 151-165 ; Marc Eigeldinger, Mythologie et intertextualité, Slatkine, Genève, 1987, p. 157-169, et Lucienne Cantaloube-Ferrieu, « Surréalisme à rebours », J.-K. Huysmans « le territoire des à rebours », Université de Toulouse-Le Mirail, Toulouse, 1992, p. 97-110.
9 Lettre à Zola envoyée vers le 2 juin 1887, Lettres inédites à Émile Zola, Nizet, 1953, p. 127.
10 « Y avait-il, d’autre part, une nécessaire association des idées si ténue que son fil échappait à l’analyse, un fil souterrain fonctionnant dans l’obscurité de l’âme, portant l’étincelle, éclairant tout d’un coup ses caves oubliées, reliant ses celliers inoccupés depuis l’enfance » (p. 79).
11 Pierre Citti, « Lecture d’En rade, réflexion sur un roman engagé », Revue des Sciences Humaines, n° 170-171, 1978, p. 222.
12 « Inutile, je pense, de revenir sur la légitimité d’une interprétation analytique appliquée à un reve imaginaire. » (Rose Fortassier, « Le récit de rêve dans En rade », Huysmans. Une esthétique de la décadence, Actes du colloque de Bâle, Mulhouse et Colmar, Champion, 1987, p. 306). La psychanalyse d’un reve imaginaire reste certes possible mais, sur un plan méthodologique, se complique d’une distinction malaisée à établir entre la part supposée réelle (le matériau textuel tel quel, pour autant qu’il existe) et sa double « adaptation » liée à la fois à son intégration à un récit fictif et à son élaboration proprement littéraire.
13 Yves Vadé, « Onirisme et symbolique : d’En rade à La Cathédrale », Revue des Sciences Humaines, n° 170-171, 1978, p. 247. Dans ce travail d’interprétation, les critiques prennent le relais du personnage et de l’auteur. Gaston Bachelard voit dans le second rêve une « dialectique de la pierre et de la plaie » (La Terre et les Reveries de la volonté, José Corti, 1978, p. 206). Pierre Glaudes analyse les trois rêves comme l’expression des démêlés conjugaux de Jacques « transformant une répugnance obsessionnelle et un préjugé idéologiquement surinvesti en fabulation symbolique riche de significations » (« L’imaginaire conjugal dans En rade de J.-K. Huysmans », Revue d’Histoire littéraire de la France, 1993, p. 114). Ruth B. Antosh y voit une étape dans la marche progressive vers la spiritualité « car la silhouette de la Vérité est installée sur le clocher de l’église de Saint-Sulpice » (« J.-K. Huysmans, En rade : l’énigme résolue », Bulletin de la Société J.-K. Huysmans, n° 80, 1987, p. 41).
14 « [Toutes les routes de campagne] conduisaient, après des marches plus ou moins longues, à des bourgs semblables habités par des paysans pareils » (p. 200).
15 Par contraste et peut-être par compensation de la réalité rurale, dans le second rêve, l’univers sélénien apparaît comme un monde sans odeurs : « Louise ouvrait le nez, humait le manque d’air. Non, aucune odeur n’existait dans ce Marais de la Putridité. Nulle exhalaison de sulfure de calcium qui décelât la dissolution d’une charogne ; nul fumet de cadavre qui se saponifie ou de sang qui se décompose, aucun charnier, le vide, rien, le néant de l’arôme et le néant du bruit, la suppression des sens de l’odorat et de l’ouïe » (110-111).
16 Sur cet épisode qui renvoie aussi à l’agonie de Barre-de-Rouille, le chat de Huysmans, cf. la lettre du 20 novembre 1886, Lettres inédites à Arij Prins 1885-1907, Droz, Genève, 1977, p. 69-70, ainsi que le numéro de mars 1893 de La Revue Indépendante, reproduit dans Interviews, éd. Jean-Marie Seillan, Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2002, p. 137-141.
17
Les paysans y ayant trouvé leur compte, la collaboration avec les envahisseurs prussiens s’est ainsi réalisée sans difficultés : « – Alors vous n’avez pas souffert de l’invasion ? demanda Jacques.
– Mais non... mais non... Les Prussiens ils payaient tant qu’ils prenaient ; […] on criait de bon cœur : vive les Prussiens ! » (p. 81).
18 Il semble à Jacques qu’entachée d’une naturalité primitive, sa femme soit plus prompte à céder à un « état de nature » perdu, et réactivé par la ruralité ambiante : « Il découvrait chez Louise une âpreté héréditaire de paysanne, oubliée à Paris, développée par le retour dans l’atmosphère du pays d’origine » (p. 166).
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