Le paradoxe jabésien à partir du Livre des Questions
p. 261-270
Texte intégral
1En relisant, à la faveur du colloque Edmond Jabès hors genre hier et aujourd’hui, l’œuvre du poète, en particulier Le Livre des questions, j’ai été très étonné de ma propre réaction à cette lecture qui m’a, je dois le reconnaître, été difficile, pénible par moments. L’entrée dans le texte, que je ne parvenais pas à lire d’une traite, fut laborieuse. J’ai tour à tour été agacé, ennuyé, parfois même emballé, en tout cas ma curiosité s’est toujours maintenue en éveil. Aussi ai-je persévéré dans cette lecture en interrogeant les butées rencontrées, celles qui m’appartenaient, et celles qui revenaient à mon interlocuteur – imaginaire – puisque je n’ai pas eu le privilège de rencontrer celui-ci. J’ai donc cherché à comprendre les raisons de cette absence de neutralité, ayant en commun avec cet auteur d’être juif d’Égypte, natif d’Alexandrie, ville rivale. J’étais rassuré de constater que Jabès lui-même reconnaissait, parlant de la critique de Bounoure dans Du désert au livre : « Il alla encore plus loin en me montrant que mes contradictions étant la substance de mes livres, il est vain de les éviter. Une longue correspondance suivit. Elle me permit non seulement d’assumer mon expérience chaotique, mais de l’approfondir1. »
2Être juif d’Égypte, dans l’imaginaire biblique, reviendrait, en dépit du récit de l’Exode, à avoir succombé à l’attraction de ce pays en s’y réinstallant ou ne l’avoir jamais quitté ! L’attachement à cette terre était déjà très intense puisque la tradition, elle-même, prétend que seul un cinquième du peuple hébreu en serait sorti, ce qui implique que les autres y auraient pris racine. Quoi qu’il en soit, au bout de trente-deux siècles, l’Égypte s’est à nouveau et réellement séparée de ses juifs. Jabès semble osciller entre des non-places et une assignation à résidence identitaire prenant en compte ses références judéo-égyptiennes : poète né en Égypte, nord-africain francophone, égyptien et de culture française. Son nom rejoint, sur cette terre de la traduction des Septante, d’illustres prédécesseurs : Philon d’Alexandrie, Saadia Gaon, Maimonide, Radbaz ; et plus près de nous, Carlo Suarès, Élian Finbert, Georges Cattaui, Moché Ventura, Jacques Hassoun. Il est né au Caire, en 1912, carrefour égyptien de la francophonie. De citoyenneté italienne, il fait ses humanités dans un collège français catholique, en pays musulman d’Afrique, à l’histoire coloniale anglaise. On lui attribuera également ce qu’abusivement on appelle « l’inquiétude juive », autant de paradoxes, pourtant familiers pour ceux qui y ont vécu.
3Que penser de ce trop-plein d’identités ? Il était banal en Égypte – pour ceux qui se considéraient comme européens sans jamais avoir connu le vieux continent – de se différencier des « indigènes » par son appartenance confessionnelle mais surtout plurilinguistique. Il n’était pas inhabituel d’avoir une langue maternelle hétérogène à celle de sa scolarité, voire de son passeport, quand on en avait un ! Être à l’aise, naviguer dans des langues multiples faisait partie de l’ordinaire. La question des nationalités n’était pas aussi fondamentale que celle des origines qui, elle, prédominait, donnant un aspect de patchwork à cette terre d’asile et d’exil où l’on percevait une survivance implicite d’un reste d’idéologie coloniale, où il était d’usage de faire référence à un snobisme hiérarchique différentiateur : eux – nous. L’atmosphère y était plutôt conviviale, faite de coexistence pacifique de communautés linguistiques aussi closes que diversifiées, avec pour chacune d’elles l’ensemble des institutions culturelles, scolaires, sanitaires, sportives, religieuses… Alors, Jabès est-il toujours égyptien ? Certes il est très attaché à la terre natale dont ses parents et grands-parents sont également natifs. Il était amoureux de ses paysages, de son désert en particulier. Cela lui confère un statut de nomade dans lequel il se complaît. Reste à se demander si nomadisme et exil forcés de cette terre d’appartenance ne sont pas les symptômes d’une grande souffrance traumatique à la faveur d’un événement de vie fondateur : son expulsion vécue comme exclusion de cette terre qui a perdu sa qualité proverbiale d’accueil ! Il s’en est suivi une douloureuse rupture de ses attaches affectives, au-delà de ses parents, avec ses racines géographiques, qui en font un écrivain de la séparation, de la rupture, de l’absence.
4Ayant baigné dans un carrefour de civilisations, il s’est laissé traverser par toutes les langues familières de son enfance, sans pourtant sombrer dans la confusion des langues ou l’éthno-littérature. Il est probable que dans sa nouvelle terre d’asile française, il a pu se sentir paradoxalement en exil du fait précisément de l’homogénéité mono-linguistique jacobine dominante ! On peut donc se demander si cette coïncidence de la langue et du territoire n’a pas curieusement confirmé son exil. L’inscription corporelle des langues de son enfance venant à manquer, il en résulte une perte significative et incommensurable qui se surajoute à toutes les autres ! De plus, contrairement à beaucoup d’immigrés, il ne semble pas s’être précipité pour demander sa naturalisation française, ce qui précisément confirmait, en le prolongeant, son statut d’étranger : « il avait besoin de se faire patrie de ses mots. »
5Il est intéressant ici de remarquer qu’en hébreu, c’est le même vocable (mila) qui désigne la circoncision et le mot, les deux se caractérisent par l’inscription et la perte, « le mot ramené à une centrale absence ». Il convient au passage de rappeler que pour la pensée juive on est entier lorsqu’on est manquant ! On comprend mieux le surgissement dans l’œuvre de Jabès du travail du négatif : l’insatisfaction, la rupture, la séparation, le néant ; autant d’expressions de la solitude. Les figures du négatif traversent son œuvre : le silence, le rien, le vide, l’absence, l’effacement, le désert, la souffrance, la blessure, le mal, la mort, la violence des événements et la cruauté historique le hantent.
6Dans un siècle placé sous le signe d’un « deleatur universel », d’une négativité dont Dieu lui-même a fini par mourir, Gabriel Bounoure apprécie à sa juste valeur le fait que « les livres de Jabès n’oublient jamais l’atrocité de l’histoire et le cauchemar de la vie réelle. Il en résulte une position stoïque de résistance et une sage résignation :“il faut être fou pour accepter la mort, et sage de se résigner à vivre2”. “Tu crois à la raison comme si elle était raisonnable3.” » D’où une conscience sceptique et amère de l’auteur à « la voix d’encre » ; « le paradoxe du langage c’est qu’usant cette goutte du néant qu’apporte chaque mot, il édifie tout pour l’homme contre le néant. » Il reste, pour se raccrocher à la vie, le recours aux grands invariants et tout d’abord le livre, dont il déplie largement toute la polysémie. D’où lui vient cette idolâtrie du livre, cette culture du texte et de la lettre, sa transcendance, son autorité, sa légitimité ? Sa seule appartenance au peuple du livre suffit-elle à tout expliquer ? Mais de quel livre s’agit-il au juste ?
7Le grand livre, le livre absolu, objet sacré, instrument spirituel pour Mallarmé, quête de vérité et donc découverte du mensonge ? L’incessante interrogation sur le livre, et « le livre qui est dans le livre », le conduisent au constat que « si Dieu est, c’est parce qu’il est dans le livre. Si les sages, les saints, et les prophètes existent, si les savants et les poètes, si l’homme et l’insecte existent, c’est parce qu’on trouve leur nom dans le livre. Le Monde existe parce que le livre existe ; car exister c’est croître avec son nom4 ».
8Ne doit-on pas rappeler le « livre de la vie » dans lequel on se souhaite, à chaque nouvel an juif, d’être inscrit, scellé, gravé ? Le livre devient alors métaphore d’un questionnement angoissant au centre même de la liturgie de cette fête : « qui va vivre et qui va mourir ? » On a donc tout intérêt à être dans le livre, d’où les bons vœux !
9Au fond, le livre n’est qu’interrogations : « j’évoquerai le livre et provoquerai des questions » (ibid.). « Savoir c’est questionner5 » dit Reb Mendel. Figurer dans le livre des questions, poser les « bonnes questions » témoigne qu’on est bien vivant ! La question incluant la réponse, il faut être vigilant pour ne pas tourner en rond !
Que tirerons-nous de ces questions ? Que tirerons-nous de toutes les réponses qui nous entraîneront à poser d’autres questions, puisque toute question ne peut naître que d’une réponse insatisfaisante, dit le second disciple. Il arrivera bien un moment, reprit le plus ancien des disciples, où il faudra cesser d’interroger, soit parce qu’à notre question, il ne pourra être donné aucune réponse, soit parce que nous ne saurons plus formuler nos questions, alors à quoi bon recommencer ? Tu vois dit Reb Mendel, au bout du raisonnement, il y a toujours en suspens, une question décisive6.
10Doit-on instrumentaliser une fonction nouvelle du « livre de la guérison », pour paraphraser Avicenne, pour en faire l’agent d’une « bibliothérapie » où l’expérience esthétique n’est pas étrangère ? Le livre chez Jabès n’est-il qu’une métaphore du nom ? « Enfant, lorsque j’écrivis pour la première fois mon nom, j’eus conscience de commencer un livre. Rab Stein7. » « Pour exister, il faut d’abord être nommé, mais pour rentrer dans l’univers de l’écriture, il faut avoir assuré avec son nom chaque signe qui le perpétue8. » Défenseur de la civilisation du livre, il n’est pas dupe ! Il sait bien que « le livre appartient à celui qui le lit. Il n’a d’intérêt que par l’existence du lecteur à qui il renvoie ; « car seul le lecteur est réel. Se pose alors l’angoissante question de la transmission : « Qui lira après nous ? », se préoccupait Reb Stein !
11Nous voyons s’organiser une préoccupation obsessionnelle autour de l’autonomie du livre, du livre d’avant le livre ; du livre total, raté. Beckett soutenait qu’être artiste c’est échouer ! « Le récit s’élabore sur plusieurs plans, à différents niveaux de connivence ; d’où ce décalage entre ce qui est dit - jamais tout à fait dit - et ce qui est perçu – jamais tout à fait perçu – de sorte que c’est dans ce qui est attendu, oublié, retrouvé et reperdu que le texte s’écrit9. » La fréquentation des mots et du langage confronte à l’expérience de la division, de la castration !
Un matin, disait Reb Assainir, me redressant dans mon lit, je constatais que l’on m’avait, durant la nuit, scié de haut en bas. Depuis, j’essaie en vain de sauver les deux moitiés de moi-même. D’où le doute et l’incertitude. Se pose alors une question : Dieu se faisant parole ne s’est-il pas dissipé par les brisures de la parole, ne se confond-il pas avec le désert et la mort qui sont les espaces où tout s’annule10 ?
12Au point où l’on en est, le livre n’est-il rien d’autre que la découverte, l’inscription de l’inconscient ? En effet, Jabès est taraudé par la recherche, la quête de l’inconnu en soi : « Je suis à la recherche d’un homme que je ne connais pas, qui jamais ne fut tant moi-même, que depuis que je le cherche. » On peut donc supposer que le livre est relation à l’inconnu, révélation. Le texte, dans son mouvement propre, devient support d’une parole qui échappe à l’auteur tout en traduisant sa subjectivité. Le locuteur, comme l’auteur, prend conscience que ça ne colle pas ! Pour Jacques Lacan, « l’art de l’analyste doit être de suspendre les certitudes du sujet, jusqu’à ce que s’en consument les derniers mirages. Et c’est dans le discours que doivent se scander leurs vraies résolutions ». « Le signifiant est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant. Le nom propre va représenter le sujet, sujet produit par cette nomination, en tant que sujet du signifiant auprès de cet ensemble de signifiants, de cette batterie qui se trouve dans l’Autre, trésor des signifiants11. »
13« Entrez dans vos paroles, disait Reb Unat. Le poète semble fasciné par « le questionnement qui touche l’homme autant que le mot. L’homme à l’instant où il s’écrit, où il devient vocable. » Il constate : « le langage est brassage des ressemblances, épreuve et contre-épreuve des ressemblances. » « L’histoire de mon âme est celle des lettres alphabétiques dont la forme a rendu sensible à mes sens la démarche à travers l’espace et le temps, jusqu’à leur union dans le mot, à l’heure et au lieu prévu de ma naissance12. »
14Ne doit-on pas invoquer au terme de ce bref inventaire thématique l’existence d’un traumatisme qui traverse l’écriture jabésienne ? Il serait certes hasardeux, sinon prétentieux de se lancer dans une tentative d’analyse psychopathologique d’une œuvre sans même avoir approché son auteur ! Néanmoins, il se confirme aussi bien dans ses écrits et entretiens l’existence d’un événement de vie traumatique fondateur, la coupure irréversible qu’a représentée son expulsion, son arrachement à sa terre natale. Sa sortie d’Égypte le séparera de tout ce qui lui était familier, ses parents en particulier ; mais paradoxalement elle le rapprochera du destin collectif de son peuple en lui imposant une appartenance disqualifiante, lui qui avait appartenu au mouvement politique nationaliste de libération de ce pays !
15Accompagné de ses rabbins imaginaires, le livre devient le lieu de l’exil de la parole, de la mort. Écriture et perte ne traduisent qu’une même chose : la matérialisation de la présence de la mort dans l’écriture. L’exil apparaît comme souffrance de dé-liaison, qui l’oblige à une réorganisation adaptative. Il reprend à son compte l’exil forcé, pour l’élargir et en faire la condition de l’intellectuel. L’écrivain déplacé s’affirme en s’appropriant l’expérience tragique de la catastrophe traumatique. La voix narrative raconte alors le narcissisme blessé, la nostalgie, le paradis perdu, le travail de mémoire. Comment survivre au traumatisme, retrouver sa résilience comme on dit aujourd’hui ?
16Tout juif se considère peu ou prou, témoin du Sinaï, de la promulgation de la Loi symbolique, tout aussi bien que d’Auschwitz, où il a été déporté, gazé avec ses frères et sœurs avec qui il partage une communauté de destin. La Shoah, bien au-delà de la spécificité du meurtre en masse des juifs, des tsiganes et des homosexuels, est surtout une énormité tragique de l’histoire, une catastrophe universelle, une rupture fondatrice qui concerne l’ensemble de l’humanité ! Elle représente une éclipse totale de la pensée et une rupture des catégories mentales. Rappelons au passage que les essais du xylon 3, le gaz meurtrier, a débuté en 1933 sur des malades mentaux dont « la vie ne valait pas la peine d’être vécue » et ce, en dehors de toute protestation, pas même celle du clergé ! Cette tragédie, universelle quoique singulière, a été précédée de nombreuses autres variétés de traumatismes qui traversent les mythes et l’histoire de l’humanité : la sortie d’Égypte, la destruction du temple, l’exil de Babylone. Plus près de nous les catastrophes du XXe siècle, ne manquent pas, citons en particulier le génocide arménien, mais aussi Hiroshima, Nagasaki, le maoïsme, le Cambodge, le Rwanda, la Bosnie, le 11 septembre, le Darfour. Que dire enfin des effets meurtriers du goulag, des nationalismes, de la bureaucratie… la liste est malheureusement loin d’être close.
17Le devoir de mémoire doit aussi passer par l’écriture de la mortelle blessure, d’où l’impératif de parler pour les morts, de témoigner en leur nom. Alors qu’Adorno pensait qu’après Auschwitz, il ne serait plus possible d’écrire de la poésie, le poète d’après la tragédie a précisément l’impératif d’être un « écrivant ». L’expérience poétique et l’univers juif se recoupent. Poète et juif deviennent deux destins impossibles ! Mais s’il est difficile d’être juif et d’écrire ; et même si l’encre est mêlée de sang, un impératif s’impose : celui de porter, dans la littérature post-moderne, la responsabilité d’en être le traducteur.
18Le juif à qui le nazisme a voulu dénier son humanité, découvre le tragique de la violence des événements, de la cruauté historique, mais aussi toute la dimension de la souffrance, de la blessure et du malheur de l’existence individuelle. Aujourd’hui à nouveau, le mal se répand sous diverses formes de destructivité qui prônent l’amour de la mort, en particulier les bombes humaines récemment qualifiées de crime contre l’humanité. Tous les hommes sont juifs par l’exclusion et l’exil, la déchirure et la mort. Il n’y a même plus d’exclusivité du statut d’errant, d’étranger, de personne déplacée, de réfugié. Le nomadisme aujourd’hui tend à se banaliser. Au nom des Droits de l’homme, la liberté de circulation et d’installation devient une revendication légitime sinon une valeur. Le traumatisme – ici d’être chassé de son pays natal, comme le plus souvent – n’est pas sans en réveiller un autre préalable, plus profondément enfoui, qui a considérablement marqué Jabès, celui du décès de sa sœur aînée qui a introduit littéralement la mort dans sa vie, colorant de morosité sa traversée adolescente. Sensibilisé à la proximité de la mort sous toutes ses formes, on comprend mieux pourquoi il repère parfaitement l’émergence du négatif dans les diverses manifestations de brisures de la vie : la séparation, la perte, la douleur, la détresse, la souffrance, la maladie. Il prend la mesure des diverses stratégies de destruction de l’autre qui vont de l’effacement, de l’annulation, du gommage jusqu’au négationnisme. D’où l’impératif de continuer d’hurler et de ne surtout pas se taire ! Alors, Jabès inclassable ? Oui, certes, sa palette très riche et variée se fait tour à tour essai poétique, dialogue philosophique, écriture du sujet, proximité de l’inconscient. La thématique de l’exil qui traverse son œuvre en fait une littérature de l’exil ; avec l’inscription d’un deuil, d’une nostalgie des origines. Il est aussi un écrivain juif post-moderne. Son écriture fragmentaire, haletante est faite d’interrogations, d’incertitudes, de contradictions, de subversion, de réversibilité, de ruptures. Il garde, indélébile, l’empreinte du désert de son enfance, tout proche du Caire ; il la reprend à son compte en la métaphorisant comme expérience du silence, mais aussi du vide, du rien, du non-être, du non-sens, bref de l’insatisfaction et de la mort. Il s’en protège cependant, précisément par le livre et l’écriture car « écrire c’est vivre » ! Adorno parle de l’écriture comme lieu de vie, Jabès est à la recherche d’ouvertures et de respiration, lui qui était asthmatique : « Le livre est une demeure dont les mots sont les fenêtres et les portes. » Écrire revient à rechercher des liens pour panser ses blessures et sa division, sa séparation.
19Si le désert est aussi une réalité poétique, il est également le lieu illimité d’une pensée « questionnante », pleine de mots d’espoir ou d’illusions. Désert, en hébreu (midbar), veut également dire « qui parle ? » Il serait donc habité par une voix, une parole. Jabès découvre, comme nous l’enseigne Lacan, qu’une parole peut être vide ou pleine, fausse ou vraie. Le poète soutient que « les paroles ne cessent de mentir pour vivre. » « Je dois aux mots mon inquiétude. Je m’efforce à répondre à leurs questions qui sont mes brûlantes interrogations13. » Jabès est troublé par ce qu’il découvre dans l’écriture où l’auteur écrit et est écrit. Mais « l’écriture est quête de mensonge et de vérité. Il y découvre Dieu qui acquiert ainsi une place de référence, butoir, surmoi incontournable. Dieu se déplace dans l’acte d’écrire le mot. La question de Dieu est alors inséparable du questionnement des mots et de l’interrogation sur le langage ! « Dieu se faisant parole ne s’est-il pas dissipé par les brisures de la parole, ne se confond-t-il pas avec le désert et la mort qui sont les espaces où tout s’annule ? » Comment alors les poètes peuvent-ils parler quand Dieu est mort ou s’est retiré dans un étrange silence ? « Dieu n’existe pas, l’homme n’existe pas ; seul existe le monde à travers Dieu et l’homme dans le livre ouvert. « Dieu est en fait une lecture de Dieu que fait l’homme après et par l’inventaire des négations ». Schelling pensait que le destin de l’homme consiste à aider Dieu à se retrouver lui-même puisqu’il s’est perdu dans la création, l’histoire, l’extériorité, l’espace, le mal !
20La poésie n’est pas une solution. Les mots apportent des questions. Ce sont des métamorphoses dont le résultat est de transformer toutes les questions que nous pouvons nous poser. La question ouvre une discussion sur le bien-fondé même de la question. Le pouvoir de la question est l’ouverture d’une tension entre curiosité et critique ; elle débouche sur une éthique interrogative. Il convient, dans le processus herméneutique, de remonter de la réponse qu’on se donne à la question sous-jacente qui devient à son tour interprétation. Le Livre des questions apparaît comme une poétique du deuil, parfois difficile à lire, comme j’en ai fait l’expérience. Il témoigne d’une désorganisation, d’un désarroi textuel à travers ses cris et déchirements. C’est une écriture de la dévastation qui témoigne également d’un travail de deuil. La découverte du négatif a toutefois un immense intérêt, elle débouche sur un pharmacon de réversibilité, une transformation de la douleur initiale, un retournement orphique, un échange de place entre Orphée et Eurydice ! Le livre devient alors antidote, tentative de réparation, guérison.
21Dans Yukel, le poète soutient que la mort est comme une rébellion au sein de la vie. Il mesure combien la poésie n’est qu’une protestation contre l’usage trivial du langage, une rupture qui laisse filtrer quelques rayons de lumière. C’est ainsi que l’excès de vide et d’absence deviennent apparentés à la poésie comme affirmation positive. En définitive, pouvoir de questionnement et rébellion se rejoignent. Sauvé par le livre et l’écriture, Jabès rebondit dans un retournement salvateur. L’exil et le nomadisme, l’errance et le bannissement, le silence du poète ne sont que les conditions d’un(re) commencement. Le questionnement acharné des rabbins n’est rien d’autre qu’une incessante contestation sur le contenu et la portée de l’alliance ! D’où l’impératif de réinventer le judaïsme et l’éthique ! La poésie est rébellion et action, désir en mouvement, usage de mots – force. Il redécouvre à l’instar d’André Breton « le rapport érotique des lettres, consonnes voyelles pour permettre aux mots de faire l’amour ». Le désir est au centre de la question qu’il anime. Il est promesse d’espoir, envie de relations, de connections, de vivre tout simplement. L’alternative devient alors l’art ou la résignation au destin, à la mort. L’écriture est donc à la fois un exercice de mort et d’espérance, un antidote. Écrire est un rêve d’enfance. Mais on peut en perdre le contrôle ! « Écrire serait peut-être révéler à soi-même le mot au seuil de la mort14. » Si la parole créatrice est une inlassable recherche, découverte de sens nouveau, elle a aussi une fonction suspensive, elle interrompt la mort. Besoin d’écrire l’expérience traumatique comme un « traitement de texte », un recours aux « pilules poétiques ». L’écriture comme expérience esthétique s’élève ici à une dimension thérapeutique, à la manière de : l’écriture ou la vie d’un Jorge Semprun. Elle contribue à un travail de restauration, elle favorise la cicatrisation. La publication littéraire transforme, élabore, transpose la réalité interne, l’expérience adverse. L’écriture est aussi un mécanisme de défense post-traumatique avec ses divers procédés de condensation, rationalisation, sublimation. Elle permet enfin l’appropriation de sa propre histoire.
22Jabès souffre-t-il d’intrusions à travers la métahistoire, les aphorismes, les dialogues avec les rabbis morts, les voix errantes, les personnages imaginaires qui hantent son écriture ? Doubles narcissiques, objets identificatoires et fantômes ; ne sont-ils qu’un simple procédé littéraire ou plutôt autant de témoignages du clivage de soi, et du dédoublement induit par le traumatisme ? Ces objets construits, participent d’un processus de neutralisation de lutte contre la crainte de l’envahissement par les objets internes et les conflits psychiques. Le poète a parfaitement su exploiter le modèle dialogique résultant d’une telle expérience tragique – qui chez d’autres se chroniciserait en une infirmité – pour en faire une trouvaille créative originale.
23Le passage par l’écriture, la mise en récit, la réécriture de l’histoire confrontée à l’adversité acquièrent une fonction – au-delà d’un travail de mémoire et d’oubli proche du processus de deuil – dans une nouvelle perspective de vie : construire un lieu « transgénérationnel » faire œuvre de transmission à des descendants. L’auteur découvre dans cette mission, en dépit du stress et de l’adversité, une nouvelle capacité de (sur) vivre et de réussir. Il investit toute son énergie dans son aptitude à cultiver, créer, inventer une œuvre. L’écriture et la publication participent à la restauration et à la cicatrisation de l’expérience adverse. Il dépasse largement le lien au pays ou une quelconque revendication de légitimité, voire sa double insularité de juif et d’Égyptien, pour faire de l’écriture un acte politique transnational, historique et culturel où il réintègre un lieu et un lien. Par l’écriture, il retrouve une langue et des paroles libératrices pour aller au-delà d’une nostalgie du paradis perdu et transformer le passé. L’écriture devient alors objet médiateur transnarcissique une ressource face à la séparation. Les Rabbis représentent la voix étrangère d’un autre, d’un double d’écriture qui raconte l’exil en soi. Le texte jabésien se présente comme une œuvre de laboratoire d’identification et de dés-identification qui permet de mieux gérer, d’élaborer la distance aux objets internes. Ce procédé défensif acquiert une dimension littéraire dans son contenu narratif. La narration favorise une fonction de retournement passif-actif, autorisant la maîtrise d’événements déjà advenus. Le récit devient un espace figuratif, projectif, de détoxication, qui permet alors d’évacuer, de neutraliser le négatif, qui néanmoins affleure par moments. Le Livre des Questions, en particulier, témoigne d’une identité narrative blessée. Le négatif, le mal, le diabolique, c’est ce qui divise. Ces forces pathogènes de division du conscient ne cessent de faire irruption, intrusion. Elles se surajoutent au traumatisme par leur incessant retour. Le passage à l’écriture a valeur de méthode cathartique permettant de décharger, expulser, extirper ce qui gène et empêche de vivre. Son auteur est contraint à la créativité pour échapper à la souffrance de son monde intérieur et ne pas décompenser. Cette place lui confère, de plus, reconnaissance et statut social.
Notes de bas de page
1 Du désert au livre (1980), entretiens avec Marcel Cohen, Opales, Pessac, 2001, p. 93
2 LQ, 1, p. 101.
3 Ibid., p. 100.
4 Ibid., p. 34.
5 Ibid., p. 129.
6 Ibid.,
7 Ibid., p. 27.
8 Le Livre des ressemblances, 1991, p. 23.
9 Ça suit son cours (1975), p. 88 ; Le Livre des marges, 1987.
10 Le Livre de Yukel, LQ 1, p. 207.
11 Jacques Lacan, Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse. Écrits, Le Seuil, Paris, 1966, p. 251.
12 Le Livre des ressemblances, 1991, p. 33.
13 JBMD, 1975, p. 241.
14 LQ 1, p. 29.
Auteur
psychanalyste et psychiatre honoraire des Hôpitaux. Il a créé et dirigé trois services de psychiatrie infanto-juvénile en France. Président fondateur du Comité d’Éthique Hospitalier des Hôpitaux de Saint Denis, membre fondateur de la Société Marcé Francophone et de l’association Santé Mentale et Culture, il est également président de l’Association Européenne de Santé Mentale Féminine (affiliée à l’Association Mondiale de Psychiatrie). Co-éditeur avec Claude Boukobza de Narcissisme de mère, narcissisme d’enfant (Éditions de l’Association Santé Mentale et Culture, 1997), il dirige la collection « Psychanalyse, Médecine et Société » aux Éditions Penta/L’Harmattan.
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Pour la poésie
Poètes de langue française (XXe-XXIe siècle)
Corinne Blanchaud et Cyrille François (dir.)
2016