Personnages en larmes
p. 111-124
Texte intégral
1L’expression « langage des larmes » est usuelle, pour ne pas dire galvaudée. On peut néanmoins se demander dans quelle mesure et de quelle manière elle peut s’appliquer à l’univers romanesque. J’interrogerai donc ici le « signe-larmes », à partir d’un ensemble de quatre romans du XIXe siècle : Claire d’Albe (1799) de Sophie Cottin, Le Lys dans la vallée (1835) de Balzac, Dominique (1862) de Fromentin et L’Éducation sentimentale (1869) de Flaubert. Ces quatre textes, de façon bien évidemment très différente, s’apparentent tous au genre sentimental que j’appelle rousseauiste, en ce que ces romans, là encore de façon très différente, entretiennent avec La Nouvelle Héloise des parentés fortes, au premier rang desquelles on trouve un système de personnages très simple : une femme mariée, son époux et un jeune homme amoureux. L’amour entre la femme et le jeune amant est un amour impossible. Ces textes qui, par delà l’époque, les auteurs et leur visée, semblent néanmoins se répondre, fonctionnent sur des topoi bien connus, les références à Rousseau y sont légion et l’amour et l’idéalisme y sont confrontés à une représentation du monde.
2Le genre sentimental semble assez bien se prêter à l’analyse des personnages en larmes, d’abord parce qu’on y pleure a priori plutôt plus que dans d’autres romans, et d’autre part parce que le genre est lui-même générateur de larmes. On sait en effet combien le roman de Rousseau a fait pleurer les lecteurs de la fin du xviiie siècle1. La quantité de larmes versées semble l’étalon du succès.
3Mais revenons-en à l’objet : le signe-larmes. Le signifiant est évidemment du côté de l’énoncé et étonnamment pauvre. En gros deux verbes : « pleurer, sangloter », trois noms : « larmes », « pleurs », « sanglots ». La question que je me suis d’abord posée afin de choisir une perspective est de savoir dans quelle sphère ou dans quel univers situer le signifié. Il me semble que l’on peut en distinguer quatre :
41. l’univers de la réalité. Le fait qu’un personnage pleure pourrait nous apprendre des choses sur les larmes à l’époque de la rédaction du roman. Cette posture est trop naïve pour être adoptée en tant que telle. Mais les historiens des idées et des mentalités, en croisant les témoignages, au premier rang desquels ils incluent le roman, travaillent cette dimension du signe. Le beau livre d’Anne Vincent-Buffault, Histoire des larmes2, s’inscrit dans cette perspective d’historien ;
52. l’univers diégétique. Les larmes, leur présence, leur absence, constituent un langage que parlent entre eux les personnages du roman. Ceux-ci interprètent ces signes, avec plus ou moins de justesse, comme ils le font de beaucoup d’autres (discours, silences, regards, attitudes, costumes...). On peut à partir de là envisager deux types de lecture : soit l’univers de la fiction est considéré sans tenir compte de cette dimension et on mène une analyse sémiologique « classique », soit, à un deuxième niveau, on fait en quelque sorte tenir aux personnages cette analyse sémiologique ;
63. l’univers textuel. Les larmes ou plutôt les énoncés linguistiques référant aux larmes fonctionnent au sein d’un texte possédant un ton, un style, une visée, une organisation qui lui sont propres. C’est le lieu de l’analyse textuelle, quels qu’en soient ses modalités et ses présupposés théoriques ;
74. l’univers de la littérature. Les mots utilisés, les personnages qui pleurent, les situations dans lesquelles ils pleurent, tout, dans un roman, peut renvoyer à d’autres textes. Les travaux de la sator3 qui visent à constituer une base de données pour les dix-huitiémistes constituent l’exemple le plus radical du type de lecture que l’on peut envisager à partir de la dimension intertextuelle.
8Cette ébauche de réflexion qui permet a priori de clarifier les choses résiste assez mal, hélas, à la réalité des textes. Prenons un exemple dans Claire d’Albe, roman épistolaire. L’héroïne est une jeune femme, épouse d’un homme plus âgé qu’elle, ami de son père, et mère de deux jeunes enfants. Arrive Frédéric, jeune protégé de son mari. Les deux jeunes gens vont s’aimer, et Claire mourra. Rien que de très classique, on le voit. Du moins pour ce qui concerne la fable. Claire, comme toute héroïne de roman sentimental du début du siècle, pratique une charité vertueuse, et la scène que je vais rapporter débute par une visite qu’elle fait à une famille éplorée en compagnie de Frédéric et en l’absence du mari. Les deux jeunes gens sortent de la chaumière. La scène est rapportée par Claire : « J’ai jeté les yeux sur lui ; la lune éclairait doucement son visage et je l’ai vu baigné de larmes. Attendrie, je me suis approchée ». Alors Frédéric avoue son amour : et « il m’a enlacée de ses bras, ma tête est tombée sur son épaule, un déluge de larmes a été ma réponse, l’état de ce malheureux m’inspirait une pitié si vive ! […] J’ai senti l’impression de ses lèvres qui recueillaient mes larmes4 ».
9Je voudrais à partir de cet exemple montrer que les choses sont moins claires qu’il n’y pouvait paraître précédemment. Commençons par la dimension générique, pour examiner comment le signifié est aussi à chercher dans l’univers littéraire. Cette scène est d’abord une scène d’aveu. La lettre de Claire débute en effet par ces mots : « Élise, comment te peindre mon agitation et mon désespoir ? C’en est fait, je n’en puis plus douter, Frédéric m’aime » (p. 718). Scène d’aveu par les larmes, scène baignée de larmes. Lorsque, au début de La Nouvelle Héloise5, Julie avoue son amour à Saint-Preux, dans la lettre IV qui commence par cette phrase : « Il faut donc l’avouer enfin, ce fatal secret trop mal déguisé ! » (p. 38), elle écrit plus loin : « Je baigne mon papier de mes pleurs » (p. 40) et Saint-Preux ne s’y trompe pas : « Ô comment suffire au torrent de délices qui vient inonder mon cœur ! […] ma Julie verser des pleurs » (p. 41). Les pleurs sont le signe par excellence de l’amour. C’est pour cela que Mme de Morsauf dans Le Lys ne révélera que dans sa lettre posthume le fait qu’elle pleurait toutes les nuits. Les pleurs sont un signe trop clair, elle préférera donner à Félix une poignée de cheveux, don plus équivoque que les larmes. On retrouvera l’aveu par les larmes dans Le Rouge et le noir, non lors de la scène de séduction de Mme de Rénal au début du roman où Julien joue un rôle, mais lors de la seule véritable scène d’aveu amoureux, à la fin dans la prison : « Longtemps ils pleurèrent en silence. À aucune époque de sa vie, Julien n’avait trouvé un moment pareil6. » Moment que l’on retrouvera dans Dominique7 ou dans L’Éducation sentimentale8.
10Toutes ces scènes doivent se lire en référence les unes avec les autres et leur récurrence (au même titre que beaucoup d’autres) construit le genre tout en participant de la singularité du discours qui les produit.
11Du point de vue d’une histoire des mentalités et des représentations, en 1799, les larmes connotent positivement le personnage. Celui que le spectacle de la charité et de la compassion émeut au point de pleurer est un héros sensible. Les larmes sont un attribut qui participe de l’héroïsation du personnage, à une époque où elles sont perçues comme manifestation de la sensibilité et de la sincérité. On voit ici comment ce texte, au même titre que tous les autres, utilise le signe mais participe aussi de son existence. Le signe-larmes qui se construit, pour partie au moins, à partir de l’univers réel (on sait à quel point la Révolution fut une époque historique larmoyante9) construit aussi un paradigme (celui du héros de roman sentimental) qui renvoie strictement à l’univers générique. Ainsi Frédéric vient-il gonfler la cohorte de « ces messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l’est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes10 » qui font rêver Emma.
12Du point de vue diégétique, on a ici un bon exemple du langage des larmes (souvenons-nous de ce qu’écrit Claire : « un déluge de larmes a été ma réponse »), langage équivoque s’il en est. En effet, d’une part, l’héroïne explique ses larmes par la pitié qu’elle ressent à l’égard du jeune homme amoureux, explication que le lecteur peut légitimement mettre en doute. D’autre part, alors que Claire pense que Frédéric pleure parce qu’il est ému par la scène antérieure vécue (la visite à la chaumière), le héros, dans une lettre ultérieure, donnera une toute autre explication :
La faible lueur de la lune jetait sur l’univers quelque chose de mélancolique et de tendre ; l’air doux et embaumé était imprégné de volupté ; le calme qui régnait autour de nous n’était interrompu que par le chant plaintif du rossignol ; nous étions seuls au monde... (p. 727).
13Le signe-larmes en ce qu’il ne signifie pas de manière univoque permet un jeu dont se nourrit le roman sentimental. En effet, on peut penser qu’un des plaisirs de la lecture de ce genre déjà extrêmement codifié à cette époque réside dans la capacité d’anticipation du lecteur qui sait avant le personnage ce qui va se passer (en l’espèce qui va aimer qui, et quels obstacles vont rendre cet amour impossible). Le texte se déploie de telle sorte que le savoir du lecteur soit toujours supérieur au savoir des personnages. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles ce genre s’est souvent complu dans le roman épistolaire qui donne au lecteur une vision plus globale d’une réalité qui n’est jamais perçue que de façon fragmentaire par les personnages. Ce savoir supérieur permet au lecteur de suivre les errements des personnages, leurs atermoiements, l’inanité de leurs interprétations. C’est bien ce qui se produit ici quand Claire se méprend sur la signification de ses propres larmes comme de celles de Frédéric. Cet aspect du texte sentimental qui tient compte des stratégies interprétatives de son lecteur renvoie donc encore très fortement à sa dimension générique.
14Du point de vue du texte lui-même, cette scène est, je l’ai dit, une scène d’aveu. Or, Claire d’Albe se construit autour de la notion d’aveu (aveu au lecteur, aveu à soi-même, aveu à l’autre, aveu au monde, aveu à l’époux...) et le combat de l’héroïne se situe moins entre l’amour et la vertu qu’entre le dire et le taire11. Or cette structure fondamentale, propre à ce roman, est présente dans cette scène. En effet, lorsque Frédéric a avoué son amour à Claire, celle-ci se reprend et alors que Frédéric, afin de ne pas attenter à la vertu et de respecter la femme de son bienfaiteur, propose de fuir, elle le conjure de rester et de se taire, afin, assure-t-elle, de préserver la tranquillité et le bonheur de son époux. Les deux amants, totalement bouleversés, voient alors approcher M. d’Albe :
Frédéric… Ô amour ! quelle est donc ta puissance ? ce Frédéric si franc, si ouvert, à qui, jusqu’à ce jour, la feinte fut toujours étrangère, le voilà changé ; un mot, un ordre a produit ce miracle ! Il répond d’un air tranquille (p. 721).
15Les larmes de Frédéric étaient le signe de son caractère « franc et ouvert ». Il devient par amour dissimulateur et menteur, « tranquille ». Avec cette scène double, où le dire et le taire se rejoignent, les larmes sont du côté de l’aveu et les non-larmes du côté du silence. Le drame propre au roman de Mme Cottin s’y noue par la double compétence des personnages : capacité à dire et capacité à taire. Mais il va sans dire que cette lecture du texte ne prend véritablement tout son sens que dans une remise en perspective générique. Claire d’Albe est une condamnation de la « transparence » chère à Rousseau, et le roman de Mme Cottin est une remise en cause de l’utopie à laquelle les lecteurs de la fin du xviiie siècle ont cru. Avec ce roman, l’entreprise de désidéalisation (entreprise déjà largement entamée avec Les Liaisons dangereuses), qui va miner le roman sentimental durant tout le xixe siècle, est à l’œuvre.
16Il me semble donc, à l’issue de ce long préalable méthodologique, que le « signe-larmes » réfère toujours peu ou prou au genre et que la réflexion sur cet objet ne peut omettre la dimension intertextuelle, a fortiori au sein d’un paradigme aussi fortement constitué que le genre sentimental. La perspective que j’ai finalement choisie est donc celle-ci : comment, en observant la manière dont les auteurs travaillent le « signe-larmes » peut se lire une histoire (ou une ébauche d’histoire) du roman sentimental.
17Claire d’Albe, je le crois, est un peu plus qu’un roman d’une épigone larmoyante de Rousseau. La mise en place du drame s’effectue très classiquement, c’est-à-dire aussi par les larmes. Frédéric pleure et Claire cède (p. 734), Claire pleure, Frédéric boit les larmes de Claire, il l’entend pleurer derrière la porte de sa chambre tandis que « [s]es larmes baignent le seuil de [la] porte ». Frédéric rêve qu’il l’inonde de caresses et de larmes. Bref, Claire et Frédéric se comportent comme on doit le faire lorsque l’on est héros de roman sentimental, maîtrisant parfaitement la rhétorique des larmes, rhétorique que déchiffre tout aussi parfaitement le lecteur. Mais cela ne dure pas et, alors que le roman déroule la destinée tragique des héros, les larmes disparaissent à peu près à la fin de la première moitié du roman. Cette absence de larmes doit être interrogée au regard du système des personnages et du sens du texte. Hormis Claire et Frédéric, ce roman comporte deux autres personnages : Élise, l’amie et confidente de Claire, et M. d’Albe, le mari. Les larmes cessent lorsque les amants ont compris :
Frédéric, écrit Claire, je vous aime, je n’ai jamais aimé que vous ; l’image de votre bonheur, de ce bonheur que vous me demandez et que je pourrais faire, égare mes sens et trouble ma raison (p. 739).
18Dès lors, il ne s’agit plus que de savoir que faire de cet amour impossible. La tentation de l’aveu au mari est présente tout au long du texte, souvenir peut-être de La Princesse de Clèves mais surtout de La Nouvelle Héloise. Mais cet aveu n’advient pas, quoique le lecteur sache et que l’héroïne pressente que le mari sait. Or, fort de ce savoir, aidé par Elise malgré son opposition de principe à cette stratégie perverse, M. d’Albe élabore un plan pour « régler le problème » : Frédéric part chez Élise et l’on fait croire à Claire que son jeune amant l’oublie, tandis qu’on laisse supposer à Frédéric que son absence ne pèse décidément pas à Claire qui aurait retrouvé la gaieté et la tranquillité. Autrement dit, au langage vrai de la passion et de la vertu, langage que pratiquent les amants, on oppose le mensonge et le silence. Ce langage a des effets sur les glandes lacrymales des amants : « Je n’ai pas versé une larme […] mes yeux n’ont pas eu une larme à lui donner (p. 744) », affirme Claire, tandis qu’Élise se désespère de ne pouvoir faire pleurer Frédéric, muré dans le silence et dans le refus (p. 749).
19Le mensonge sera éventé, Claire et Frédéric se retrouveront une fois et s’aimeront dans une scène violente en profanant tout à la fois le mari et le tombeau du père de Claire. Et puis Claire mourra entourée de ses enfants, de son mari et de son amie. Quant à Frédéric,
on dit seulement qu’aux funérailles de Claire un homme inconnu, enveloppé d’une épaisse redingote, et couvert d’un large chapeau, avait suivi le convoi dans un profond silence ; qu’au moment où l’on avait posé le cercueil dans la terre, il avait tressailli, et s’était prosterné la face dans la poussière, et qu’aussitôt que la fosse avait été comblée, il s’était enfui impétueusement (p. 769).
20Claire meurt, sans larmes, en pénitente apparemment repentie mais en prononçant le nom de Frédéric ; tandis que ce dernier assiste à ses funérailles, sans larmes, mais rempli de violence. Il me semble que cette ultime vision de chacun des deux personnages, aux moments les plus pathétiques de leur histoire, les fige dans un statut décalé par rapport aux personnages de Rousseau. Ni l’un ni l’autre n’acceptent leur destin fatal. Claire meurt, moins en épouse pardonnée et apaisée qu’en éternelle amante ; Frédéric s’isole et s’enfuit vers un suicide annoncé. Alors que les deux amants ne s’abandonnent plus aux larmes depuis longtemps, le mari et l’amie, véritables meurtriers de Claire et de Frédéric, pleurent de repentir, de désespoir et de douleur. La prise de conscience par les amants de la vérité de leur passion et la violence mensongère et proprement assassine qui en résulte ont tracé, dans le roman, une ligne de partage des eaux – en l’espèce des larmes.
21Claire d’Albe doit être lu comme la mise en roman désenchantée d’une utopie à laquelle son auteur, comme tous les lecteurs de son temps, ont cru. L’utopie, c’est bien entendu l’utopie rousseauiste, c’est Clarens et l’idée que l’on peut épouser un vieux mari, avoir un amant, le dire et que le langage de la vertu, de la sincérité, de la passion et des larmes peut se mêler dans la transparence et le bonheur. Lorsque Frédéric et Claire cessent de pleurer, ils cessent dans le même temps de subir les codes du genre et se démarquent de leurs modèles génériques. C’est donc par l’absence des larmes que le lecteur attend (au minimum dans les scènes de séparation et lors du récit de la mort de l’héroïne), que le texte prend une autre signification et que d’épigone, Sophie Cottin devient, par l’écriture romanesque, lectrice désenchantée de Rousseau.
22Le Lys dans la vallée, eu égard à la typologie des formes du roman sentimental, présente un caractère classique. Nous avons en effet la lettre introductive de Félix à Natalie, le récit de Félix puis la réponse de Natalie. Ce triptyque est typique du récit-mémoire, enchâssé au sein d’un dispositif qui lui permet justement de signifier comme tel. C’est par exemple le dispositif choisi par Mme de Duras dans Édouard :
Tenez, ma promesse est accomplie, vous ne vous plaindrez plus qu’il n’y a pas de passé dans notre amitié […]. On croit ses souvenirs ineffaçables […] et cependant quand on va les chercher au fond de son âme, on y réveille mille nouvelles douleurs12.
23Dans la lettre de Félix, on trouve de la même manière une présentation du récit comme réponse à une demande du destinataire (« je cède à ton désir »), cette demande concernant le passé (« tu veux mon passé, le voici »), une représentation de l’acte d’écriture : « Quoique le travail que nécessitent les idées pour être exprimées13… » (p. 3-4), et une tonalité douloureuse qui colore toute la lecture et oriente le lecteur vers une fin tragique. Le récit-mémoire s’ouvre alors en général sur une forme de récit d’enfance que l’on trouve déjà dans René, Aloys, Ounka ou Édouard.
24On sait que ces trois éléments – la lettre d’envoi, le récit d’enfance et la réponse de Natalie – sont des rajouts opérés par Balzac à la version initiale du roman. C’est qu’ils sont liés en tant qu’ils constituent bien un cadre énonciatif et donc un cadre de lecture. Lorsque le lecteur commence le roman, le dispositif choisi (la lettre d’envoi prototypique, le récit d’enfance) l’amène à construire une représentation du roman comme appartenant au genre sentimental traditionnel. Il sait ce qui l’attend. Et, au bout du compte, il n’y a guère de surprises avant la fin du roman. Là encore, Félix boit les larmes d’Henriette (p. 122) ; là toujours les larmes de l’un attendrissent l’autre et inversement. Peut-être devrait-on dire que chez Henriette, la douleur – et les larmes qui en sont le signe – prend une dimension religieuse absente du roman de Mme Cottin. À la fin du récit, lors de l’enterrement de celle qui était « le lys dans la vallée », « il y eut un gémissement unanime mêlé de pleurs qui semblait faire croire que cette vallée pleurait son âme » (p. 437). La vallée du lys devient la vallée des larmes, comme l’idéalisme disparaît au profit de la triste réalité humaine.
25Quoi qu’il en soit, on pleure beaucoup dans le récit de Félix. Mais il y a un moment dans le roman où des larmes attendues font cruellement défaut. C’est évidemment lors de la réponse de Natalie, la lectrice du récit sentimental de Félix. Car cette réponse est une relecture non pas de la fiction, des événements, comparable à celle d’Henriette dans la lettre posthume qu’elle envoie à Félix, lettre que, comme il se doit, il lit « les yeux pleins de larmes » (p. 458) ; non, Natalie lit ironiquement et de façon distanciée un récit qui devient, sous sa plume, le récit « des vertus de la Vierge de Clochegourde » (p. 463). Le nom propre sonne alors comme jamais dans le texte. À proprement parler, il dissone, là où le récit de Félix était tout en harmonies mélancoliques. Ce que Natalie reproche à Félix, ce sont moins les faits que le texte produit.
26Cet aspect a souvent été évoqué depuis l’article de Victor Brombert, « Natalie ou le lecteur caché de Balzac » qui se clôt sur la formule suivante : « Natalie, c’est-à-dire le lecteur caché (c’est-à-dire nous)14. » On préférera la formule suivante : « Natalie, c’est-à-dire la lectrice d’un récit sentimental lu dans les années 1830 »15. Car, en dernier lieu, le reproche que formule Natalie, c’est que Félix a écrit un roman sentimental, qu’il a fait « des phrases sentimentales » (p. 465). Ce qu’elle dit à Félix, c’est qu’elle n’est pas une « sainte Clarisse Harlowe » (p. 96), un personnage de roman sentimental auquel Félix s’adresse, de manière tout à fait significative, à la fin de la scène où il s’est « uni à l’âme » d’Henriette, scène qui constitue un véritable topos du genre. Or, si elle n’est pas « une Clarisse Harlowe », Félix, lui, se peint en don Quichotte « de qui, écrit-il de manière très prémonitoire, nous nous moquons » (p. 81) comme Natalie se moquera de lui. Lorsque Félix déclare à M. de Morsauf : « Pour vous, ce coin de terre est une lande ; pour moi c’est un paradis », le tout avec échange de regards entre les amants, l’époux ne laisse tomber qu’un mot « églogue » (p. 100). La réponse de Natalie doit être lue, non seulement comme l’expression d’un désenchantement propre à l’époque romantique, mais plus radicalement comme une tentative de disqualification du genre, aussi anachronique et désuet qu’une églogue. Cela ne marche pas, cela ne marche plus, dit Natalie, je ne pleure pas. De sorte que Balzac adopte une posture tout à fait singulière – et particulièrement retorse – dans l’histoire du genre : tout en refaisant avec le récit de Félix La Nouvelle Héloise, il affirme avec Le Lys dans la vallée, par le biais de la réponse de Natalie, la lectrice aux yeux secs, que ce n’est plus possible.
27Quelques mots maintenant de L’Éducation sentimentale. La raréfaction des larmes y est manifeste et leurs significations évoluent. C’est entre autres par la nature des larmes versées que se dessinent les différences entre les personnages féminins. Rosanette pleure de dépit (p. 203), d’humiliation (p. 326), de rage (p. 396) ou même de fatigue, tandis que Mme Dambreuse pleure parce qu’elle est ruinée (p. 462). Les scènes de larmes les concernant sont souvent des crises et les pleurs « une réaction nerveuse » (p. 455) qui ressortit plus au physique qu’aux sentiments. Elles cessent aussi rapidement qu’elles ont éclaté. D’ailleurs les termes de « larmes » et de « pleurs » disparaissent souvent au profit de celui de « sanglots ». Mais le personnage de Madame Arnoux continue à pleurer comme les héroïnes d’antan (que l’on se souvienne de la scène dans le fiacre ou de la scène du baiser). Elle pleure par amour, elle pleure à défaut de dire. Ces larmes émeuvent Frédéric car elles participent de la dimension idéale de cet amour, elles sont le langage de l’amour.
28Il en va tout autrement dans les relations entre Frédéric et Rosanette. On trouve dans le roman trois scènes fonctionnant de façon pratiquement identique. La première a lieu lorsque Frédéric réussit enfin à faire de Rosanette sa maîtresse « dans le logement préparé pour l’autre ».
Les fleurs n’étaient pas flétries. La guipure s’étalait sur le lit. Il tira de l’armoire les petites pantoufles. Rosanette trouva ces prévenances fort délicates.
Vers une heure, elle fut réveillée par des roulements lointains ; et elle le vit qui sanglotait, la tête enfoncée dans l’oreiller.
– Qu’as-tu donc, cher amour ?
– C’est excès de bonheur, dit Frédéric. Il y avait trop longtemps que je te désirais ! (p. 353)
29Cette scène convoque trois codes ou trois langages : les fleurs, la guipure et les pantoufles préparées à l’avance sont des signes de la prévenance de l’amant. Si Rosanette les décode bien comme tels, elle ne comprend pas que ce langage ne lui est pas destiné. Le deuxième code est tout simplement le code linguistique. Sous prétexte qu’elle est devenue sa maîtresse, Rosanette appelle Frédéric « cher amour » lors même que leur relation n’est pas une relation amoureuse. Le troisième code est celui des larmes. Le simple fait que Rosanette pose la question – le « Pourquoi pleures-tu ? » – suffit à montrer le dysfonctionnement du système sémiologique. Quant à la réponse de Frédéric, elle s’appuie sur le code amoureux pour se refuser à la véritable communication. C’est peu dire ici que les amants ne se comprennent pas ! Cette scène est l’exacte antithèse d’une scène comme celle du fiacre où Frédéric a le sentiment d’une pleine communion avec Mme Arnoux, communion par les larmes, par le secret partagé, par le corps de l’enfant (p. 138).
30La deuxième scène a lieu lorsque Rosanette apprend à Frédéric qu’elle est enceinte. « Cet événement était une calamité », pense-t-il. Puis il entre en rêverie et imagine une petite fille qui ressemblerait à Mme Arnoux, qui l’appellerait « Papa »... Rosanette « aperçut une larme à ses paupières, et le baisa sur le front, gravement » (p. 436).
31La troisième a heu lors du décès de l’enfant. Rosanette s’adonne à une rêverie concernant le destin avorté de son enfant tandis que Frédéric fantasme sur celui de Mme Arnoux en fuite, abandonnée seule, « livrée aux hasards de la misère ». Il pleure et Rosanette déclare : « Ah ! tu pleures comme moi ! Tu as du chagrin ? », alors « il la serra contre son cœur, et tous deux sanglotaient en se tenant embrassés » (p. 488).
32Dans ces scènes, le déchiffrement par Rosanette du langage des larmes est toujours erroné. Ses erreurs sont la marque du déficit amoureux et de la trivialité de la relation fondée sur la méprise. Mais le lecteur ne peut comprendre le sens des choses que parce que lui est capable (par le jeu des modalités narratives) de comprendre le sens des larmes de Frédéric qui, elles, ressortissent bien au genre sentimental. Fantasmer sur la femme aimée, se souvenir et rêver (et les rêveries de Frédéric ont un caractère romanesque affirmé) sont le lot des amants malheureux. L’ironie grinçante et la dimension déceptive de L’Éducation sentimentale se construisent dans ces scènes de larmes par un changement de la situation d’énonciation de l’énoncé larmoyant. En effet, l’énoncé reste le même : les larmes de Frédéric le posent en amant malheureux. Mais il pleure sur le sein de sa trop matérielle maîtresse qui, eu égard à la situation de production des pleurs, interprète mal et renforce ainsi Frédéric dans la solitude de son inconséquence.
33Je voudrais terminer en évoquant rapidement Dominique. Au contraire du Lys dont la remise en question de l’idéalisme sentimental ne se manifeste qu’à l’extrême fin du roman dans la réponse de Natalie, les premières pages de Dominique tentent fortement de contraindre la lecture du récit sentimental qui suivra. Il faut dire qu’en 1862, date de parution du roman, les choses sont entendues : le roman sentimental est un genre condamné, commercialement et littérairement. Dominique sera donc l’histoire du poète devenu vigneron, de l’égotiste devenu maire de sa commune, à l’issue d’un récit « trop peu romanesque » (p. 33). Mais la signification du récit construite par son énonciateur comme par son destinataire peut être remise en cause par le récit lui-même, pour toutes sortes de raisons que je ne peux développer ici. Je n’évoquerai que le rôle des larmes à l’appui de ce qui restera à démontrer ailleurs.
34Dans ce roman de la désillusion annoncée, de l’idéalisme nié, interroger les scènes de larmes, eu égard à leur dimension générique, permet de confirmer ou d’infirmer – très partiellement, j’en conviens – la lecture proposée par Dominique et le narrateur. Or, on se rend compte que dans ce récit, si les larmes sont assez rares, elles ont une importance réelle et scandent véritablement le récit.
35L’histoire de Dominique et de Madeleine s’inscrit fortement dans l’histoire du genre sentimental en ce que l’amour impossible est aussi un amour indicible. La communication et la communion doivent trouver des modalités d’énonciation autres que le langage. Dès lors, le signe-larmes retrouve dans ce texte toutes ses valeurs. Dominique est hanté par la tentation de l’aveu et Madeleine résiste autant qu’elle le peut :
Ce regard étincelant et doux, mouillé de larmes, avait une signification de reproche, de douceur, de perspicacité indicible. On eût dit qu’elle était moins surprise encore d’un aveu qui n’était plus à faire, qu’effrayée de l’inutile anxiété qu’elle apercevait en moi. Et s’il lui avait été possible de parler, dans un instant où toutes les énergies de sa tendresse et de sa fierté me suppliaient ou m’ordonnaient de me taire, elle m’eût dit une seule chose que je savais trop bien, et que je me conduisais comme un lâche ! Mais elle demeurait immobile, sans geste, sans voix, les lèvres fermées, les yeux rivés sur moi, les joues en pleurs, sublime d’angoisse, de douleur et de fermeté (p. 228).
36Cette très belle scène que traversent les isotopies du langage, du silence et des larmes résume magnifiquement la puissance toujours évocatrice des larmes de l’amante inaccessible.
37C’est par les larmes que Dominique comprend qu’il aime Madeleine (p. 143). C’est par des larmes que répond Madeleine lorsque Dominique lui fait croire qu’il ne l’aime plus (p. 238). Dominique pleure devant le portrait de Madeleine, véritable topos du genre même si le tableau exposé a remplacé la miniature de salon. Dernière chose concernant ce texte : c’est le mot « sanglots » qui clôt le récit de Dominique16.
38Si l’on s’en tient exclusivement à ce récit, il appartient de manière incontestable au genre sentimental ; le traitement des larmes me semble un des points sur lesquels cette lecture peut s’appuyer. La construction du sens du roman pour le lecteur se joue alors dans la négociation entre le sens produit par le récit et la « moralité » (p. 72) annoncée d’abord par le narrateur puis par Dominique, à la fois au début puis à la fin du texte. Cette moralité au « dénouement bourgeois » est trop insistante, trop répétée, trop explicite pour ne pas pouvoir être considérée comme une précaution oratoire, comme une manière d’excuser un récit qui, par son sentimentalisme et son idéalisme, semble disqualifié par l’époque historique et littéraire.
39L’expression galvaudée « langage des larmes » me semble pourtant être un concept opératoire pour la critique littéraire, si tant est qu’au terme « langage » on associe le concept dichotomique saussurien de langue et parole. Dans la perspective que j’ai choisie, la lecture des textes cherche à mettre en évidence la manière dont chaque parole romanesque (chaque œuvre) utilise, travaille et modifie un système abstrait et absent en tant que tel, ce qu’il conviendrait alors plutôt de nommer « la langue des larmes ». Cette langue des larmes, on peut penser qu’Anne Vincent-Buffault tente de la conceptualiser dans son Histoire des larmes, que l’on peut gloser comme une « histoire des significations des larmes ». Ce que j’ai tenté de faire ici, trop rapidement bien sûr, ressortirait plutôt, et dans une dimension strictement générique, à une « histoire signifiante des larmes ».
Notes de bas de page
1 « Les femmes, dit la Correspondance littéraire, passent à pleurer sur Julie les nuits qu’elles ne peuvent employer autrement ». Le baron Thiébault termine le roman « ne pleurant plus, mais criant, hurlant comme une bête ». Pour d’autres témoignages de ce genre, cf. Daniel Mornet, Introduction de La Nouvelle Héloise, Hachette, Paris, 1925, t. 1. Stendhal parle encore de sa lecture « faite avec larmes » en 1795 dans la Vie de Henry Brulard (Œuvres intimes, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1955, p. 202).
2 Anne Vincent-Buffault, Histoire des larmes, Rivages, 1996.
3 L’objectif de la société internationale sator (Société d’analyse de la topique romanesque), fondée en 1988 par Nicole Boursier (Canada), Henri Coulet (France) et Eglal Henein (États-Unis), est la réalisation, en cours, d’un thésaurus informatisé des topoi repérés dans les fictions narratives de langue française (y compris les romans traduits en français avant 1800), des origines à 1800. Pour plus d’informations, cf. www.chass.utoronto.ca/french/sator.
4 Mme Cottin, Claire d’Albe, Romans de femmes du xviiie siècle, édité par Raymond Trousson, Laffont, 1996, p. 719-720. Les références seront dorénavant indiquées entre parenthèses à la suite de la citation.
5 Rousseau, La Nouvelle Héloise, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1964.
6 Stendhal, Romans, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1952, t. I, p. 682.
7 Fromentin, Dominique, Gallimard, « Folio », 1966, p. 143.
8 Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, GF, 1985, p. 434.
9 Cf. André Monglond, Le Préromantisme français, Corti, 1969, t. 2, p. 343 et s.
10 Gustave Flaubert, Madame Bovary, Œuvres, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1951, p. 359.
11 Cf. Brigitte Louichon, « Quand dire, c’est être », Dire le secret, Modernités, n° 14, 2001, p. 43-60 (et particulièrement p. 53-60).
12 Romans de femmes…, op. cit., p. 1012.
13 Honoré de Balzac, Le Lys dans la vallée, LGF, Livre de poche, 1972.
14 Victor Brombert, « Natalie ou le lecteur caché de Balzac », Mouvements Premiers. Mélanges offerts à Georges Poulet, Corti, 1972, p. 190.
15 On notera que s’il est facile de dégager avec précision une datation des événements rapportés par Félix, on ne sait pas exactement quand le texte est écrit (et lu). Les références historiques (l’avènement de Charles X évoqué comme un événement qui semble relativement éloigné du moment de l’énonciation et l’absence de référence à sa chute) laissent supposer que la lecture s’opère entre 1825 et 1830.
16 « Mon cœur à la fin de ces contraintes éclata de lui-même et se fondit librement en sanglot » (p. 305).
Auteur
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