IV
p. 77-81
Texte intégral
Chimères
1Si le romantisme de 1830 croit au sens, au texte, à l’auteur, faut-il soutenir que vingt ans plus tard ces grands mythes ont été congédiés ? Ce n’est pas certain, dès lors que l’on considère qu’au moment où le romantisme de Juillet se constitue, il est lui-même affecté par cette défection du sens dont les écrivains de la génération suivante feront la navrante expérience. Ce qui a changé d’un romantisme à l’autre, c’est moins l’horizon philosophique et idéologique, que la poétique à partir de laquelle s’élaborait la vision du monde. La tentation est grande dans ces conditions d’avancer que cette poétique est une poétique de la mélancolie. Il faut résister à pareille tentation, car elle aboutit à survaloriser abusivement une mélancolie de type baudelairien au détriment de la mélancolie des années 1830, et à disqualifier cette dernière comme insignifiante, – ce que fait Baudelaire le premier lorsqu’il ridiculise Musset en le désignant comme le représentant de « l’École mélancolico-farceuse1 ». Ce mot de mélancolie risque d’être peu approprié, tant il a été aujourd’hui galvaudé et employé de manière franchement irresponsable au point de devenir un ectoplasme sémantique qui veut tout dire et son contraire2. Au moins faudrait-il éclairer la mélancolie des années 1850 de la lumière qui est la sienne, celle du Soleil Noir ; cela éviterait de penser la mélancolie uniquement comme absence et perte, quand elle est un principe poétique et philosophique agissant, négativement et défectivement certes, mais justement agissant sur le monde dans le négatif et le défectif3 : le Soleil Noir n’éclaire pas seulement un monde vide de substance, il est ce qui vide et évide le monde de sa substance. C’est pourquoi, au lieu de mélancolie, je préfère parler de chimère, terme bien plus en accord avec la problématique romantique du vrai et du possible, si intelligemment formulée par Nerval : « Le vrai est ce qu’il peut ».
2Le mot de chimère est l’un de ceux qui se rencontrent le plus dans la littérature romantique, et nous l’aurons rencontré bien souvent au cours de cette étude. En lui se résume toute la réflexion sur le sens et sur le retrait du sens qui a alors été menée en l’espace de trente ans et qui nous a semblé constitutive de toute l’entreprise romantique. Le spectre littéraire que couvre ce mot est très large, puisqu’il va de Chateaubriand à Nerval et Baudelaire, en passant par Stendhal, Balzac, Gautier, et quelques autres, tous, serait-on tenté de dire. L’origine elle-même du motif thématique, philosophique et poétique de la chimère, ou des chimères, est clairement repérable et identifiable, elle se trouve dans la dernière lettre de Julie à Saint-Preux : « Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité, et tel est le néant des choses humaines, qu’hors l’Être existant par lui-même il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas4. » Et dans son ensemble tout le romantisme consiste à explorer ce pays des chimères, à en dresser la géographie poétique. C’est un autre monde qui double notre monde et qui, par-delà la réalité, désigne le réel. Une erreur serait donc de croire que les chimères n’appartiennent qu’au domaine du fantasme. Mais bien évidemment il ne saurait être question non plus d’assimiler les chimères à des idées platoniciennes et de transformer le romantisme en ce qu’il n’a jamais été, un idéalisme. Le propre des chimères romantiques, c’est de dessiner in absentia la configuration possible non pas d’un sens, mais du sens, lequel n’existe que dans le défaut de toute figurabilité. C’est pourquoi, selon la belle et puissante expression de Stendhal dans La Chartreuse de Parme, reprise par Baudelaire dans Bohémiens en voyage, la chimère ne peut être qu’une « chimère absente ». Ce n’est en aucune façon un pléonasme, mais la formulation d’un réel qui, s’il n’existe pas, est à l’état de possible. En elle-même la chimère est ce qui échappe à la sphère de la représentation, mais elle n’est pas pour autant absence, elle est plus exactement la configuration de ce qui est absent, et constitue ainsi un espace phénoménologique, au sens husserlien du terme, où sont simultanément présentes la réalité et les conditions de possibilité de la réalité, le réel et l’imaginaire, l’ici et l’ailleurs, etc. Plus encore que tout ce qui fait défaut au monde, la chimère désigne le défaut, elle le manifeste, et résume en elle-même l’idée de défaut.
3En face de la chimère il n’est qu’une attitude envisageable : l’écrire. Ainsi Nerval à la fin d’Aurélia, alors qu’il vient de traverser le monde onirique de l’au-delà, se demande à propos du rêve s’il n’est « pas possible de dompter cette chimère attrayante et redoutable, d’imposer une règle à ces esprits des nuits qui se jouent de notre raison ? »5 ; ainsi Chateaubriand, en face de Venise, écrit :
Venise ! nos destins ont été pareils ! mes songes s’évanouissent, à mesure que vos palais s’écroulent : les heures de mon printemps se sont noircies, comme les arabesques dont le faîte de vos monuments est orné. Mais vous périssez à votre insu ; moi, je sais mes ruines ; votre ciel voluptueux, la vénusté des flots qui vous lavent, me trouvent aussi sensible que je le fus jamais. Inutilement je vieillis ; je rêve encore mille chimères6.
4L’une de ces chimères, la seule en fait, que rêve Chateaubriand, c’est d’achever les Mémoires d’Outre-Tombe, et de les achever à Venise, dans cette ville qui est chimère7. Là est toute la contradiction de l’écriture romantique : céder à la chimère, et l’écrire, ou vouloir l’écrire. C’est dire le sens, et procéder à son retrait, sauf que l’essentiel consiste plus à montrer à l’œuvre le retrait que son objet lui-même, à moins que, ce qui revient en réalité au même, le sens soit à chercher, ou se fasse, dans ce mouvement de retrait.
5Nous terminerons sur une fable empruntée à Baudelaire, une fable présentée comme telle par lui. Il s’agit du poème en prose intitulé Chacun sa chimère. Poème à la fois fantastique et symbolique, c’est un récit : le poète dans un paysage désolé, le désert de la vie supposera-t-on, rencontre « plusieurs hommes qui march[ent] courbés8 ». « Chacun d’eux port[e] sur son dos une énorme Chimère » ; étonnement du poète :
Je questionnai l’un de ces hommes, et je lui demandai où ils allaient ainsi. Il me répondit qu’il n’en savait rien, ni lui, ni les autres ; mais qu’évidemment ils allaient quelque part, puisqu’ils étaient poussés par un invincible besoin de marcher.
6Ces hommes sont à l’évidence les bohémiens des Fleurs du Mal, mais, en l’espace d’une douzaine d’années9, ils ont perdu le sens du voyage : ils ne vont plus, ils marchent, ils cheminent. Mais peu importe, reste ce que, faute de mieux, on appellera le voyage, son indétermination vagabonde :
Et le cortège passa à côté de moi et s’enfonça dans l’atmosphère de l’horizon, à l’endroit où la surface arrondie de la planète se dérobe à la curiosité du regard humain10.
7Marche vers un lieu inconnu et qui le restera, – marche, et plus encore passage. Mais je n’essaierai pas d’interpréter ce texte, puisqu’il se donne comme énigmatique et que le spectacle décrit est un « mystère ». Or c’est précisément ceci qui est intéressant : ce récit qui joue dans l’évidence et dans l’énigme, qui donne la signification, mais qui retire le sens, reproduit le mouvement même de son écriture confondue avec son objet, les « écrasantes chimères » qui accablent ces voyageurs singuliers.
8Devra-t-on pour autant conclure que la chimère romantique procède finalement de fait à une exclusion du sens et que celui-ci en proie à la chimère devient lui-même chimère ? Cette conclusion est excessive et risque de déboucher sur une conception du romantisme qui mène directement à l’exténuation et à la disparition du sens. Un tel risque est bien connu, il suffit pour s’en convaincre de voir la caricaturale vulgate de l’histoire littéraire du XIXe siècle, qui fait succéder au romantisme de 1830 l’Art pour l’Art, le Parnasse et le symbolisme, comme si ces trois dernières écoles avaient jamais eu une quelconque réalité en littérature, alors qu’elles n’existent passagèrement que comme des réactions au romantisme, celui de 1830 aussi bien que celui de 1850. En un mot, la chimère, pour reprendre une formule bien connue de Baudelaire, « est ce qu’il y a de plus réel, c’est ce qui n’est complètement vrai que dans un autre monde11 ». Cette vérité supérieure de la chimère, conçue comme réalité de la réalité, est d’ordre poétique, mais il serait réducteur de ne pas voir ce qu’il y a de profondément politique en elle. Par exemple, d’un jeune révolutionnaire des Misérables, Combeferre, qui est aussi occupé par ses rêves qu’il a conscience de la réalité, le narrateur dit : « Il était savant, puriste, précis, polytechnique, piocheur, et en même temps pensif “jusqu’à la chimère”12. »
9Pensif jusqu’à la chimère, c’est l’homme romantique par excellence.
Notes de bas de page
1 Baudelaire, « Note pour la rédaction et la composition du journal Le Hibou philosophe », dans Œuvres complètes, éd. cit., II, p. 51.
2 La même remarque pourrait être faite à propos du mot de modernité qui est en train de produire dans les études baudelairiennes des ravages comparables à l’emploi naguère du mot de mélancolie.
3 Se reporter pour cela principalement au Christ aux Oliviers de Nerval, et en particulier aux deuxième et troisième sonnets. – Sur ce motif du Soleil Noir voir l’article classique d’Hélène Tuzet, « L’image du Soleil Noir », rsh, octobre-décembre 1957.
4 Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, livre VI, lettre VIII.
5 Nerval, Aurélia, dans Œuvres complètes, éd. cit., III, p. 749.
6 Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, éd. cit., t. IV, p. 802.
7 Voir supra, p. 53.
8 Baudelaire, Chacun sa chimère, dans Œuvres complètes, éd. cit., I, p. 282, ainsi que la citation suivante.
9 Bohémiens en voyage est un poème qui remonte vraisemblablement aux années 1842-1846 ; Chacun sa chimère a paru pour la première fois le 26 août 1862, sous le titre de Chacun la sienne, sans que l’on sache la date de sa composition, mais on est en droit de supposer que cette pièce est postérieure à la première édition des Fleurs du Mal.
10 Ibid., p. 283, ainsi que les citations suivantes.
11 Baudelaire, « Puisque réalisme il y a », dans Œuvres complètes, éd. cit., II, p. 59.
12 Hugo, Les Misérables, III, I, 4, B, Roman II, p. 516.
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