I
p. 21-38
Texte intégral
L’histoire en défaut (1815-1830)
1Parvenu dans les Mémoires d’Outre-Tombe au moment où il va aborder la période qui commence avec l’abdication de Napoléon, Chateaubriand écrit :
Retomber de Bonaparte et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant, du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas terminé avec Napoléon ? Aurais-je dû parler d’autre chose ? Quel personnage peut intéresser en dehors de lui ? De qui et de quoi peut-il être question, après un pareil homme ? Dante a eu seul le droit de s’associer aux grands poètes qu’il rencontre dans les régions d’une autre vie. Comment nommer Louis XVIII en place de l’empereur ? Je rougis en pensant qu’il me faut nasillonner à cette heure d’une foule d’infimes créatures dont je fais partie, êtres douteux et nocturnes que nous fûmes d’une scène dont le large soleil avait disparu1.
2Ces lignes de 1839, alors que la Restauration s’est effondrée depuis près de dix ans et que la Monarchie de Juillet a eu le temps de faire la preuve de sa triste médiocrité, servent d’introduction au récit du « changement du monde » en 1814, avec le passage du régime impérial à celui de la royauté restaurée. Cependant, la distance très importante entre le temps du récit et le temps de la narration n’est pas ce qui me retiendra ; elle ne fait que mettre davantage en évidence la justesse de l’analyse qui avait été faite autrefois. L’important me paraît plutôt être, d’un point de vue immédiatement thématique et idéologique, l’extraordinaire décompression d’être qui se donne splendidement à voir. Tout s’organise autour de la belle et puissante image du soleil napoléonien disparu. Ce qui est tout particulièrement intéressant, c’est le négatif, presque au sens photographique du terme, que Chateaubriand arrive à donner de la période qui commence en 1814. L’histoire désormais s’écrit dans la référence absente à la lumière qui l’éclairait ; il n’y a plus que l’envers des choses qui soit visible. L’envers des choses grotesque et dérisoire, peu importe, un envers est toujours tel, – l’envers. C’est le monde des limbes, un monde indéfinissable lui-même dans cette apparence d’au-delà, et qui n’existe qu’à l’état crépusculaire, dans une sorte de simili ontologique. Un monde moins du vide, on le voit, qu’un monde de l’évidement, car évidé de la substance qui lui assurait son existence. Mais, en fait, chez Chateaubriand, il est moins question de métaphysique que d’histoire et de politique. L’histoire et la politique sont précisément la triste rançon du délabrement post-impérial des choses, elles ne sont en aucune manière des données positives du réel, mais au contraire des signes incontestables de sa dégradation, puisqu’à Napoléon revient la fonction héroïque, qui est la sienne par exemple chez Hegel, d’être l’âme du monde, et que maintenant cette âme fait défaut au monde lui-même.
3Au génie de Chateaubriand ne doit pas être attribuée une clairvoyance unique : tous ses contemporains, notamment ceux qui écrivent entre 1825 et 1835, ont été sensibles à la décomposition historique qui venait de se produire avec l’effondrement de l’Empire, et dans cette optique on avancera que le mouvement romantique ultra-royaliste du début des années 1820 est la réaction littéraire à ce mouvement de décomposition historique, comme si les poètes de ce temps, Victor Hugo par exemple, avaient essayé d’opposer à cette ère de plénitude historique le souvenir des abominations de la Terreur comme contre-modèle de cette plénitude. C’était de bonne guerre, digne de n’importe quel polémiste, – et il n’en a pas manqué pour opposer les horreurs passées de la Révolution et de l’Empire, aux joies retrouvées de l’Ancien Régime – ; c’était aussi essayer, dérisoirement, de redonner une légitimité dans l’ordre des temps à une histoire qui n’existait plus et entreprendre ainsi un travail de restauration des valeurs révolues. De là le travail consciencieux entrepris par maints poètes royalistes, consistant à échafauder un mémorial contre-révolutionnaire, dont les grandes figures sont Mlle de Sombreuil, les vierges de Verdun, le roi-martyr, etc. Le résultat est poétiquement, reconnaissons-le, médiocre et idéologiquement désastreux : la promotion de ce légendaire vendéen et chouan, plus que royaliste, n’a eu pour effet que de souligner de manière encore plus cruelle, si c’était possible, l’inanité politique du temps présent, puisqu’au ci-devant héroïsme contre-révolutionnaire des années 1793-1795 ne correspondait absolument rien dans la réalité historique de 1815-1825. Cela explique, entre autres, l’essor extraordinaire de Napoléon comme figure mythologique à partir de sa mort en 1821 jusqu’au retour de ses cendres en 1840, et même au-delà, si l’on pense à l’exploitation éhontée, mais malheureusement si efficace, du mythe napoléonien par Louis Bonaparte en 1848-1852. Suprême ironie, qui était dans la logique profonde des choses : le romantisme ultra se fera absorber par l’idéologie qu’il dénonçait à ses débuts, quand son poète le plus brillant et le plus représentatif, Hugo, se convertira entre 1826 et 1830 au libéralisme qui s’emblématisait en Bonaparte, et bientôt en Napoléon. Il n’y aura plus alors qu’à assimiler le romantisme poétique au libéralisme politique et à faire coïncider littérature et idéologie2.
4Dans une telle perspective, 1830 est une année essentielle à la compréhension du romantisme, ou plutôt de la trajectoire qu’il paraît suivre. Tout d’un coup l’histoire qui était en panne depuis quinze ans se remet à signifier en tant que positivité dynamique. Rétrospectivement ce n’était guère difficile, toutes les tentatives entreprises par la Restauration ayant échoué avec une constance admirable : qu’il suffise de penser, par exemple, à la guerre d’Espagne (1823), au sacre de Charles X (1825), ou à la nomination de Polignac (1829), pour ne rien dire de la dernière initiative royale, les ordonnances : ces différents actes politiques avaient bien une signification, mais ils n’avaient pas de sens. C’est sans aucun doute une illusion de type finaliste que de voir dans le soleil de Juillet le retour du principe de lumière que la disparition du soleil napoléonien avait retiré du monde, mais pourtant, beaucoup l’ont cru, parmi lesquels Hugo, Stendhal, Michelet, ce dernier définissant même l’histoire comme « un Juillet éternel »3. Tout aurait donc consisté à réintroduire l’histoire dans le monde, à la remettre en mouvement et à l’identifier ainsi à un vaste mouvement d’ensemble : le Progrès de l’humanité. Les limites d’une telle conception du romantisme et du progressisme romantique seront vite atteintes, et le nouveau régime de Louis-Philippe contribuera grandement à les faire voir dans les mois mêmes qui auront suivi son édifiante mise en place, mais dans « l’éclair de Juillet » (Michelet) l’histoire et le sens semblent de nouveau se rencontrer. C’est sur cette équivoque que le romantisme de 1830 se fonde, équivoque qui lui est constitutive, mais qui travaillera parallèlement à produire toutes sortes de malentendus au sein de cette première génération romantique comme avec celle qui lui succédera vers 1840.
La défection du sens (1830-1848)
5La question du sens en 1830 se confond avec celle de l’histoire, de quelque côté que l’on se place : le sens de l’histoire et l’histoire comme sens. Il s’est agi tout à la fois d’interroger la direction dans laquelle s’orientait l’histoire et de poser que le sens des choses était de nature historique. Ces deux interrogations intimement liées ont été formulées presque dans les mêmes termes et la même année, en 1831, dans Notre-Dame de Paris de Hugo et dans l’Introduction à l’Histoire Universelle de Michelet. La matière de ces deux œuvres est une vaste réflexion sur le destin de l’humanité, et l’une et l’autre prennent la forme de panoramas gigantesques embrassant la totalité de l’histoire ; la seconde interrogation, qui occupe pareillement Hugo et Michelet, touche à la nature historique du sens, ou, pour être plus précis, à ce que le sens ne peut se penser que dans l’histoire et comme histoire et qu’il est l’histoire. Cela implique le refus de l’antique providentialisme, remplacé par une nouvelle Providence, qui s’appelle indifféremment le Peuple, l’Homme, la Révolution ou le Progrès. Faisons cependant une réserve : Hugo a une conscience bien plus aiguë de la réalité du présent que Michelet, tout à son enthousiasme lyrique, et Notre-Dame de Paris, comme La Peau de chagrin qui lui ressemble à bien des égards, est un roman sur l’escamotage de Juillet, sur les lendemains d’une révolution qui n’a pas eu lieu, sur l’existence problématique d’un sujet de l’histoire.
6En 1835, quand plus aucune illusion n’est permise sur ce qui s’est passé cinq ans auparavant, des écrivains aussi différents entre eux que Musset, Vigny, ou Stendhal, mettent à nu la nouvelle désagrégation du réel qui s’offre à la vue de tous désormais, les apparences, politiques et historiques, ne pouvant absolument plus être sauvées. La plupart de ceux qui écrivent au lendemain de Juillet, poètes, auteurs de théâtre ou romanciers, ont dénoncé, chacun à sa façon, la coquinologie du nouveau roi, préoccupé exclusivement par ses intérêts d’argent, ainsi que le caractère vide de la réalité politique. C’est un « réel fangeux4 » auquel l’essentiel d’un roman comme Lucien Leuwen en 1834-1835 est consacré, et je ne m’attarderai pas sur ce point. Ma démarche consistant à montrer la relation entre sens et histoire à l’époque romantique, il me paraît plus pertinent d’étudier comment cette relation a été problématisée autour de 1830. Un texte se présente immédiatement : le deuxième chapitre de la première partie de La Confession d’un enfant du siècle5. Ces pages sont bien connues et figurent même parmi les plus célèbres de la littérature romantique. Or, l’admiration que l’on a à juste titre pour elles empêche de les lire vraiment pour ce qu’elles écrivent. Cet ensemble qui décrit l’état moral et historique de la société repose en l’occurrence sur un anachronisme6, puisque cette description du début de la Restauration en 1815-1824 est faite à partir de 1835 et que c’est en réalité un très exact tableau de la société contemporaine de 1830 qui est dressé en ce début de La Confession d’un enfant du siècle. Cet hiatus historique est lui-même reproduit dans le décalage qui s’observe entre fiction autobiographique et référent biographique7. Le héros, qui est et qui n’est pas Musset, a vingt ans au début de la Confession, et l’action a lieu et n’a pas lieu en 1830. Sur le plan de la fiction on est, semble-t-il, vers la fin de la Restauration, alors que sur le plan de l’écriture la Confession date de 1835-1836. Ce brouillage historique entre 1815-1820 et 1830-1835 est de la plus grande importance et il est hautement concerté. Examinons ses effets : d’une part, 1830 se trouve purement et simplement évacué du texte8 ; d’autre part, le Waterloo de 1815 continue après Juillet à servir de repoussoir à toute idée d’une positivité de l’histoire. Le résultat, c’est donc qu’entre la désolation de 1815 et l’après 1830 il n’y a pas eu de modification historique notable, et que pour penser 1830 on est contraint de se reporter quinze ans en arrière : l’histoire est toujours en défaut. La référence napoléonienne dans le texte de Musset ne saurait dès lors être considérée seulement comme un modèle héroïque dans le passé proche (1799-1814) de ce qui vient juste d’avoir lieu (juillet 1830), pas plus que la Monarchie de Juillet (1830-1835) étranglant la révolution de 1830 ne peut se ramener à la Restauration s’installant sur les ruines de l’Empire (1815-1820) ; car plus profondément, ce que dit le texte de Musset, c’est que dans l’ordre de l’histoire il n’y a très exactement rien eu entre l’Empire et le temps présent et que l’histoire n’existe pas, sauf à l’état de souvenirs, par exemple sous la forme de vieux « bustes mystérieux avec de longs cheveux de marbre et une inscription romaine », que l’enfant voit dans « les coins obscurs de la maison paternelle ». L’euphorie de Juillet est complètement retombée en 1835, et 1830 n’est plus qu’un dérisoire épiphénomène. Si ce n’est, inversement, qu’il aura fallu la commotion des « trois glorieuses » pour comprendre la signification de ce qui se produisait sur le champ de bataille de Waterloo.
7Il a fallu attendre les années qui ont suivi 1830 pour que Waterloo soit susceptible d’être pensé. Cela ne tient pas à ce que la génération en littérature qui pouvait le faire n’en était pas capable en 1815, puisqu’elle n’existait pas : Chateaubriand et Stendhal, tous deux hommes du XVIIIe siècle, étaient dans la force de l’âge en 1815 et ont directement vécu l’effondrement de l’Empire, mais sans avoir à cette époque problématisé ce moment de l’histoire9. Pour en rester à leur propre cas, constatons que c’est en pleine monarchie de Juillet, et curieusement la même année 1839, qu’ils livrent leurs réflexions sur Waterloo. Ne revenons pas sur Chateaubriand, ou plutôt ne le quittons pas, tant il est clair que la vision des choses que propose Stendhal dans La Chartreuse de Parme lors du récit de la bataille de Waterloo recoupe l’analyse de Chateaubriand, ce qui, au passage, est d’autant plus remarquable que Stendhal ne pouvait avoir matériellement connaissance de ces pages qui ne paraîtront qu’en 1848-1850, et dont il n’aura pas pu d’ailleurs avoir connaissance… puisqu’il sera mort entre-temps. Comment donc lire ces pages si célèbres ? D’abord, puisqu’à Waterloo on assiste à l’effondrement de tout ce qui s’était mis en place vingt ans plus tôt, en rappelant qu’elles tirent une grande partie de leur sens de la référence à la juvénile entrée des troupes françaises à Milan en un beau jour du beau mois de mai 1796, quand le monde était tout à son vere novo. La déroute n’est pas seulement militaire et politique, ni idéologique, mais au bout du compte elle est philosophique : s’impose maintenant un monde d’où le sens s’est absenté. Ce n’est pas un monde absurde : là-haut, dans son clocher, l’abbé Blanès reste le détenteur du sens, prophète en sentinelle, et dont les prophéties – qui ne sont ni des oracles ni des prédictions – attestent que les choses ne sont pas livrées à un hasard aveugle ; mais c’est un monde qui, pour le reste des hommes, Fabrice le premier, s’est constitué dans le défaut qu’il entretient avec le réel. Témoins : la généralisation de la mascarade, la prolifération des simulacres et l’échevèlement de l’historique en un romanesque qui paraît ivre de lui-même, et qui jamais ne fut plus lucide sur ses propres limites. Une de ces limites, c’est la conscience mélancolique du retrait du sens qu’éprouvent des personnages comme la Sanseverina, quand elle fait retour sur elle-même – ce qui est rare –, comme Ferrante Palla, occupé par son amour doublement chimérique pour la sublime Gina et pour la République impossible, et qui le mènera en Amérique, comme Fabrice, et surtout comme Clélia. D’elle, le narrateur dit qu’elle « se montrait calme et lente à s’émouvoir, soit par mépris de ce qui l’entourait, soit par regret de quelque chimère absente »10. Recluse dans la tour Farnèse avec Fabrice, elle a sous les yeux le spectacle de la plaine lombarde qui a été jadis le théâtre de l’histoire et qui aujourd’hui est totalement désertée.
8Ce qui a disparu en Italie et en France depuis Waterloo, c’est l’héroïsme, l’épopée, le printemps du monde, etc. ; c’est-à-dire le sens comme principe, aimantant, orientant les actions des hommes et les inscrivant dans une visée d’ensemble que l’on appelle l’Histoire, le Progrès ou la Révolution, ces mots étant, pour une conscience romantique, interchangeables entre eux ou synonymes. Dans sa double acception vectorielle et sémantique, le sens désormais fait défaut. C’est sur son absence, son absentement, que s’échafaude la modernité romantique. Cette modernité a un nom, celui de mélancolie. Celle-ci n’est pas une pose intellectuelle, elle est une attitude philosophique, la conscience de la perte et du manque qui affectent les êtres et les choses. Sa métaphore est naturellement celle de la maladie, mal du siècle autour de 1830 et spleen autour de 1850. Etc. Nous ne nous attarderons pas sur cet aspect du romantisme qui est bien connu, encore que trop souvent peut-être on ne s’en tienne qu’à ce que la mélancolie a de pittoresque, sans prendre suffisamment en compte sa dimension philosophique et idéologique. Si la mélancolie est assez vite devenue une catégorie esthétique11, l’on aurait tort, néanmoins, de ne pas voir les couchers de soleil romantiques pour ce qu’ils sont vraiment : la représentation poétique du défaut des choses.
9La constatation que font entre 1830 et 1840 Musset, Chateaubriand et Stendhal, par exemple, de la défection du sens, est refaite et renouvelée, de manière encore plus décevante et désespérante, après la double catastrophe de Juin 1848 et de Décembre 185112. Mais ce qui donne aux expériences de Baudelaire et de Nerval un caractère nouveau, ce n’est pas qu’ils inventent un nouveau rapport au monde, une nouvelle mélancolie – guère différente de celle de 1830, couchers de soleil et saules pleureurs en moins, décor urbain en plus –, mais qu’ils élaborent ce nouveau rapport au monde et cette nouvelle mélancolie dans la référence critique à 1830. En témoignent, pêle-mêle, les amabilités prodiguées par Baudelaire à Musset (« croque-mort langoureux »), qui autrement ne seraient que des injures, la révérence complexe à Sainte-Beuve, où se jouent à la fois le reniement de Hugo et le retour à une poétique très romantiquement marquée, celle de Joseph Delorme ; et, plus que tout, dans l’optique qui est la nôtre, la confrontation de deux écritures de la mélancolie à vingt ans de distance. À ce sujet, il est un texte capital au deuxième chapitre de Sylvie ; en voici une longue citation :
Nous vivions alors dans une époque étrange, comme celles qui d’ordinaire succèdent aux révolutions ou aux abaissements des grands règnes. Ce n’était plus la galanterie héroïque comme sous la Fronde, le vice élégant et paré comme sous la Régence, le scepticisme et les folles orgies du Directoire ; c’était un mélange d’activité, d’hésitation et de paresse, d’utopies brillantes, d’aspirations philosophiques ou religieuses, d’enthousiasmes vagues, mêlés de certains instincts de renaissance ; d’ennuis des discordes passées, d’espoirs incertains, – quelque chose comme l’époque de Pérégrinus et d’Apulée. L’homme matériel aspirait au bouquet de roses qui devait le régénérer par les mains de la belle Isis ; la déesse éternellement jeune et pure nous apparaissait dans les nuits, et nous faisait honte de nos heures de jour perdues. L’ambition n’était cependant pas de notre âge, et l’avide curée qui se faisait alors des positions et des honneurs nous éloignait des sphères d’activité possibles. Il ne nous restait pour asile que cette tour d’ivoire des poètes, où nous montions toujours plus haut pour nous isoler de la foule. À ces points élevés où nous guidaient nos maîtres, nous respirions enfin l’air pur des solitudes, nous buvions l’oubli dans la coupe d’or des légendes, nous étions ivres de poésie et d’amour. Amour, hélas ! des formes vagues, des teintures roses et bleues, des fantômes métaphysiques ! Vue de près, la femme réelle révoltait notre ingénuité ; il fallait qu’elle apparût reine ou déesse, et surtout n’en pas approcher.
Quelques-uns d’entre nous néanmoins prisaient peu ces paradoxes platoniques, et à travers nos rêves renouvelés d’Alexandrie agitaient parfois la torche des dieux souterrains, qui éclaire l’ombre un instant de ses traînées d’étincelles.
10Le rapprochement s’impose avec le deuxième chapitre de La Confession d’un enfant du siècle. Les deux tableaux de la génération de 1830, qui est celle de Musset et de Nerval, nés respectivement en 1810 et en 1808, sont parfaitement semblables. À une différence près cependant : la présence d’une ironie chez Nerval que l’on serait bien en peine de trouver chez Musset13. L’ironie du texte nervalien donne à voir en creux la trace de l’histoire : du début des années 1830 au début des années 1850, c’est toujours le même rapport mélancolique au monde, une révolution ratée de plus. À la fin de Sylvie, au chapitre intitulé « Dernier feuillet14 », Nerval, dans un mouvement aussi gracieux que clairvoyant, écrit au terme de ce qu’il appelait son « petit roman » : « Telles sont les chimères qui charment et égarent au matin de la vie. J’ai essayé de les fixer sans beaucoup d’ordre, mais bien des cœurs me comprendront ». Chimères, en effet, que ces rêveries sentimentales de 1832, chimère plus encore, cette croyance que l’on pouvait se retirer dans la « tour d’ivoire des poètes » et y cultiver la mélancolie, « l’ennui supérieur »15, sans comprendre qu’une pareille mélancolie, c’est l’inconscience de soi conjuguée à l’ignorance de l’histoire. En 1853-1854, quand toutes les « révoltes logiques »16 auront été anéanties en l’espace de quatre ans, la mélancolie d’autrefois semblera rétrospectivement irresponsable et appellera la fondation d’une autre mélancolie. Ce sera le temps de cet autre romantisme : le réalisme.
L’effondrement du symbolique (1830-1860)
11Sur le point de se suicider, le héros de La Peau de chagrin, Raphaël de Valentin, pénètre dans le magasin d’un antiquaire17. Ce magasin est un vrai bazar, où se côtoient de manière hétéroclite, sur le mode du passim, tous les vestiges des civilisations du monde, de l’origine à nos jours. La description du lieu prend les allures d’une énumération folle et affolée, qui a pour effet de donner une vision complètement éclatée de l’Histoire, ruinée dans sa continuité et atomisée dans son contenu. On est en présence d’une archéologie doublée d’une paléontologie, l’une et l’autre négatives et travaillant à exhiber la ruine de toute conception historique des choses humaines fondée sur le sens. Deux des expressions du sens dans la tradition occidentale sont Dieu et la Beauté. Elles sont l’une et l’autre niées dans ces pages de Balzac : d’une part, le magasin de l’antiquaire est un espace diabolique18 ; d’autre part, la Beauté est dépourvue de toute signification, du fait de la surabondance et de l’accumulation des merveilles de l’art qui se confondent dans un pêle-mêle insensé19. Seule exception, où soit conjurée la débâcle de l’art et de la religion, le portrait de Jésus-Christ peint par Raphaël, figure du chef-d’œuvre absolu, qui irradie l’être : « Le prestige de la lumière agissait encore sur cette merveille ; et, par moments, il semblait que la tête s’élevait dans un lointain magique, au sein de quelque nuage »20, note le romancier. Cependant, cette œuvre esthétique et religieuse dans laquelle s’emblématise le sens, n’a aucun avenir dans la fiction, même si elle a une signification dans le roman et même si elle ne laisse pas indifférent le personnage du jeune homme, lequel – et ce n’est bien sûr pas un hasard – porte le même prénom que le grand peintre. Il se produit bien une révélation, le tableau dit le sens, mais le texte profite de la première occasion qui se présente pour distraire l’attention du personnage et du lecteur et leur soumettre un nouveau spectacle, celui de la peau de chagrin. Tableau et peau de chagrin sont très habilement associés par Balzac et en même temps disjoints : ils se trouvent chacun sur deux murs qui se font face, dispositif descriptif qui les fait s’opposer l’un l’autre et en quelque sorte se réfléchir l’un dans l’autre. C’est dire que la peau de chagrin ne constitue pas l’antithèse du tableau de Raphaël, elle tire son sens de lui, ou pour être plus précis, elle tire son sens du tableau de Raphaël dont le sens est retiré par le romancier, qui, tout en le préservant comme garant de ce sens, le laisse désormais dans l’ombre : il n’en sera plus question, ce qui n’empêche pas – au contraire – le roman de s’écrire dans le retrait de cette peinture et de ce qu’elle signifie. À sa place, c’est la peau de chagrin qui imposera sa fascination et sa présence jusqu’au bout du texte, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’elle disparaisse. À la différence du tableau, elle n’est pas un objet esthétique et, contrairement à lui, elle est sans conteste d’essence satanique ; mais, comme lui, elle est principe de lumière : « Cette peau, grande comme la fourrure d’un jeune renard, projetait des rayons étincelans… Au sein de la profonde obscurité qui régnait dans le magasin, vous eussiez dit d’une petite comète… »21 ; et, comme lui, elle porte le sens. Elle le rassemble dans l’inscription qu’elle porte incrustée. C’est une « peau symbolique »22, un talisman, produit de l’« industrie du Levant »23, et dont la formule magique est en sanscrit24 ; bref, on a affaire à ce que les romantiques appellent une chimère25, quelque chose qui a une existence dans l’ordre du désir, mais pas dans celui du réel. Aussi la peau de chagrin balzacienne n’est-elle pas une autre lampe d’Aladin, qui réaliserait comme celle-ci les souhaits de son possesseur. Sans parler du risque que court Raphaël en utilisant la peau de chagrin, et qui scelle dans la mort le pacte faustien qu’il signe en s’emparant d’elle ; ce qui la distingue de la lampe d’Aladin, c’est qu’elle conjugue le désir et le sens. Avant tout parce qu’elle est écriture, suscitant lecture et traduction de la part de Raphaël et explication et commentaire de la part de l’antiquaire.
12Dans le discours que tient le vieillard centenaire se résume le « grand mystère de la vie humaine »26 ; voici la révélation qu’il en fait à Raphaël :
L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort : vouloir et pouvoir.
Entre ces deux termes de l’action humaine, il est une autre formule dont s’emparent les sages, et c’est à elle que je dois le bonheur et la longévité. Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit ; mais savoir laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. Ainsi, le désir ou le vouloir est mort en moi, tué par la pensée ; et le mouvement ou le pouvoir s’est résolu par le jeu naturel de mes organes. En deux mots, j’ai placé ma vie, non dans le cœur qui se brise, non dans les sens qui s’émoussent, mais dans le cerveau qui ne s’use pas et survit à tout.
13La dialectique ici brillamment formulée trouve sa concrétion romanesque et métaphorique dans l’objet qu’est la peau de chagrin :
— Ceci !… dit-il d’une voix éclatante en montrant la peau de chagrin, est le vouloir et le pouvoir réunis !… Ce sont vos désirs excessifs, vos intempérances, vos joies qui tuent, vos douleurs qui font vivre !… Car le mal n’est peut-être qu’un violent plaisir. Qui sait à quel point la volupté devient un mal et celui où le mal est encore la volupté ?… Les plus vives lumières du monde idéal caressent la vue, tandis que les plus douces ténèbres du monde physique la blessent. Sagesse ne vient-elle pas de savoir ?… Et qu’est-ce que la folie ?… sinon l’excès d’un vouloir ou d’un pouvoir…
— Eh bien, oui !… je veux savoir… dit l’inconnu en saisissant la peau de chagrin27.
14Trente ans plus tard, dans Salammbô, on rencontre un autre objet symbolique, le zaïmph. Le zaïmph n’est pas à proprement parler un talisman comme l’était la peau de chagrin chez Balzac, mais il est pareillement chargé de sens. Seulement, en l’espace de trente ans, la décomposition des choses s’est considérablement aggravée. Ainsi la peau de chagrin gardait jusqu’au bout un statut fictionnel et philosophique, et du moins était-il possible de s’y référer comme à un garant du sens, aussi bien sur le plan de la fiction que sur celui du roman ; il n’en est rien en ce qui concerne le zaïmph : son vol a suscité la consternation chez les Carthaginois et a déterminé Salammbô, poussée par le grand prêtre Schahabarim, à partir en expédition chez les mercenaires afin de le reprendre ; mais à peine s’en est-elle emparée que le voile divin disparaît en quelque sorte du texte pendant des chapitres entiers – pour ne ressurgir qu’à la dernière ligne. Le voile relie ainsi dans la discontinuité, et de manière extrêmement lâche, différents épisodes du roman, sans assurer une structuration univoque, sans opérer à plus forte raison une suturation serrée des chapitres entre eux. Aussi ne peut-on pas avancer qu’il soit là même quand il n’y est pas, ou qu’il plane toujours sur le texte à l’état de référence occultée, absentée ou dérobée, comme c’est quelquefois le cas avec la peau de chagrin ; le zaïmph assure une circulation lacunaire du sens28, le sens lui-même se composant dans l’impossibilité de se formuler. Qu’il suffise à ce propos de mettre en parallèle l’incipit :
C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar.
15et l’explicit :
Ainsi mourut la fille d’Hamilcar pour avoir touché le manteau de Tanit.
16Deux transgressions se répondent autour d’Hamilcar : celle commise par les mercenaires lors du festin fou et celle commise par Salammbô en étant allée récupérer le voile ; surtout, un second parallélisme redouble le premier, où, terme à terme, se répondent le neutre initial, presque inaugural, et la mention du « manteau de la déesse », tout se passant comme si l’enjeu d’ensemble du roman était de donner au terme de sa course un nom à ce qui échappait à la nomination au début. Les deux transgressions n’en font donc qu’une et sont réunies dans un même espace sémantique – celui du zaïmph, car c’est lui qui est désigné par l’intéressante périphrase du « manteau de la déesse »29 et, de manière souterraine, c’est lui, en tant que figure du sacré, divin et intouchable, en tant que figuration de l’interdit, que désigne le démonstratif neutre sur lequel s’ouvre le roman. La nature de cet interdit est manifestement d’ordre sexuel, et le roman tout entier est à lire comme roman du désir. Mais nous préférerons considérer la voie par laquelle se textualise le désir dans Salammbô. Cette voie est celle de la rhétorique, et plus particulièrement, c’est par la concrétion métaphorique qui est à l’œuvre dans le zaïmph que s’accomplit cette textualisation du désir. Comme il n’est pas ici possible de suivre toutes les phases de cette élaboration, contentons-nous de citer quelques lignes du chapitre X, « Le Serpent », chapitre lui-même essentiel où se noue selon une double perspective religieuse et érotique le destin de Salammbô dans une tension contradictoire entre l’impossibilité chez la jeune fille à formuler son désir et l’impuissance de son maître, l’eunuque Schahabarim, à satisfaire ce même désir :
Elle était désespérée d’avoir vu le zaïmph ; cependant elle en éprouvait une sorte de joie, un orgueil intime. Un mystère se dérobait dans la splendeur de ces plis ; c’était le nuage enveloppant les dieux, le secret de l’existence universelle, et Salammbô, en se faisant horreur à elle-même, regrettait de ne l’avoir pas soulevé30.
17Le zaïmph relève à proprement parler du fantasme, de la représentation imaginaire. Hésitant entre réel et possible, il est moins un objet qu’un signe, et moins un signe qu’un symbole, ce que Spendius appelle un « simulacre »31 : voile de la déesse, explique-t-il à Mâtho, « il est divin lui-même, car il fait partie d’elle ». Quelques pages plus loin, une description donne à voir ce simulacre :
[…] Au-delà on aurait dit un nuage où étincelaient des étoiles ; des figures apparaissaient dans les profondeurs de ses plis : Eschmoûn avec les Kabyres, quelques-uns des monstres déjà vus, les bêtes sacrées des Babyloniens, puis d’autres qu’ils [Spendius et Mâtho] ne connaissaient pas. Cela passait comme un manteau sous le visage de l’idole, et remontant étalé sur le mur, s’accrochait par les angles, tout à la fois bleuâtre comme la nuit, jaune comme l’aurore, pourpre comme le soleil, ombreux, diaphane, étincelant, léger. C’était le manteau de la Déesse, le zaïmph saint que l’on ne pouvait voir32.
18La totalité du monde est à la fois présente et représentée dans le zaïmph ; d’autre part, cette représentation du divin qui s’offre aux regards est interdite à la vue des hommes, mais ne peut avoir de sens à leurs yeux que dans la mesure où elle est frappée d’un interdit, appelant justement sa propre transgression.
19Métaphore et à lui-même sa propre métaphore, – symbole, tel est le zaïmph. Ce nom, car ce n’est que comme dénomination qu’au bout du compte le zaïmph signifie, à lui seul exhibe, dans le retrait, le mystère dont il est porteur et qu’il est lui-même. Tout spécialement remarquable, la bizarrerie de la combinaison littérale, où sont rassemblées des lettres qui ne se rencontrent jamais ou rarement en français33, et qui crée en soi un effet de mystère, celui d’un signifié collant à son signifiant dans une espèce d’immanence immédiate du sens, comme si c’était le mystère même de l’origine qui se disait là, pris dans ses plis et n’étant lui-même que pli.
20Reportons-nous maintenant vers la peau de chagrin. La parenté du zaïmph avec elle est grande, si ce n’est que ces deux objets ne procèdent pas du même régime de sens. À la différence du zaïmph, la mystérieuse peau de chagrin est soumise à la transitivité, fictionnelle autant que philosophique, en ce qu’elle réalise les désirs de son possesseur et donne une réalité au désir lui-même, dans les deux cas en offrant le moyen à ce qui est du possible de devenir réel ; et au bout du compte une coïncidence, tragiquement ou ironiquement parfaite entre l’être et le désir. Rien de tel avec le zaïmph, qui persiste à se dérober jusqu’au terme du roman34, et qui résiste à toute explication, au sens étymologique de dépliement. Ainsi, à une plus vaste échelle, par la confrontation entre la peau de chagrin de Balzac en 1831 et le zaïmph de Flaubert en 1862, c’est tout le débat romantique sur le symbole qui est résumé, et à travers ce débat, c’est le bilan historique et philosophique du romantisme qui peut être dressé. En 1830, le romantisme de Juillet était revendiqué comme une entreprise de désymbolisation35 ; le mot d’ordre était : exterminer le symbolique afin de permettre l’avènement d’une pensée rationnelle, avec pour enjeu le triomphe final de l’homme, nouveau Prométhée, et la constitution d’une histoire en progrès. De cela le premier grand livre de Michelet, l’Introduction à l’histoire universelle, témoigne exemplairement en 1831. Comme en témoigne à sa façon aussi le roman de Flaubert, si ce n’est que trente ans plus tard la désymbolisation a fait faillite : jamais le symbole n’a été plus réfractaire à toute tentative de rationalisation, il est pour ainsi dire encoquillé en lui-même, se proposant dans son énigme comme énigme. Ce que raconte en particulier le roman de Salammbô, c’est l’effondrement d’un monde sous l’emprise absurde du symbole, qui se traduit thématiquement par les images d’entassement36. À cet égard, on insistera sur l’intransitivité du désir, qui est à l’œuvre dans le roman, visible dans les relations amoureuses des personnages de Salammbô et de Mâtho, leur désir ne pouvant s’exprimer en termes de partage et d’échange, et ne se formulant que sur le mode du non-dit et de l’occulté, mais qui, plus généralement, affecte tous les rapports humains dans le roman, et au premier chef les opérations militaires, celles-ci étant sans cesse référées métaphoriquement aux combats de l’amour37. L’ironie assez horrible de l’histoire veut que les Carthaginois, vainqueurs de cette guerre exténuante, viennent d’être vaincus par les Romains et que d’ici quelques décennies ils soient de nouveau destinés à être définitivement écrasés.
21Des lendemains de Juillet 1830 qui déchantent vite, aux tristes journées de Juin 1848 et de Décembre 1852, c’est donc un désolant XIXe siècle romantique qui sera donné à lire. Mais ce qui reste au terme de cette course, c’est la même conscience d’un défaut du réel par rapport à l’histoire et d’une comparable déception du sens, à ceci près cependant que le travail de désymbolisation de 1830 a totalement fait faillite en 1860. Dans peu de temps un congé total sera donné à la réalité avec ce qui s’appellera le symbolisme. Produit essoufflé et exsangue du romantisme, le symbolisme fait la preuve a contrario que la réflexion que promouvaient les romantiques de 1830 sur le sens en interrogeant le symbole était bien en prise sur le réel, tout comme était en prise sur ce réel l’incapacité même de Flaubert à en rendre compte autrement que par la voie du symbole38. C’est donc finalement, du romantisme au symbolisme, à l’éviction du sens que l’on aura assisté, et à la ruine de l’histoire.
Notes de bas de page
1 Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, éd. de J.-Cl. Berchet, Classiques Garnier, t. III, 1998, p. 11.
2 C’est ainsi que se comprend dans la préface d’Hernani la définition célèbre du romantisme comme « libéralisme en littérature ». Et l’on aura toujours présent à l’esprit que les adversaires littéraires les plus acharnés de Hugo autour de 1830 étaient les libéraux et leur chef, Armand Carrel, qui tenaient à une esthétique néo-classique pour des raisons clairement politiques.
3 Là-dessus, voir l’excellent ouvrage de Jean Gaulmier, Michelet, Desclée De Brouwer, « Les écrivains devant Dieu », 1968, p. 36-44.
4 Voir Stendhal, La Chartreuse de Parme, I, 8, à propos de Fabrice : « Il était bien loin d’employer son temps à regarder avec patience les particularités réelles des choses pour ensuite deviner leurs causes. Le réel lui semblait encore plat et fangeux ».
5 Pour Vigny, se reporter, de préférence à Stello, à ce grand texte qu’est Servitude et grandeur militaires, contemporain de La Confession d’un enfant du siècle, et dont cette phrase de la préface paraît extraite : « J’appartiens à cette génération née avec le siècle, qui, nourrie de bulletins par l’Empereur, avait toujours devant les yeux une épée nue, et vint la prendre au moment même où la France la remettait dans le fourreau des Bourbons ». Au passage, que Vigny soit l’aîné de Musset de plus de dix ans ne fait que confirmer la signification de l’anachronisme sur lequel repose toute la Confession de Musset (voir infra, n. 6).
6 Anachronisme signalé par Claude Duchet dans son étude, « Musset et la politique », rsh, oct. -déc. 1962.
7 Comme l’affirme de manière très problématique le premier chapitre, il est impossible de lire La Confession d’un enfant du siècle comme un pur texte romanesque ou comme une autre « Histoire de ma vie » ; on est plutôt en présence d’une autobiographie déguisée en fiction à la première personne. Ce qui explique les écarts entre biographique et fictionnel dont le roman donne de multiples exemples. Ainsi, en 1815-1820, nœud historique du discours tenu sur la Restauration, Musset avait entre cinq et dix ans, alors qu’Octave devait en avoir dix de plus.
8 Aussi bien sur le plan du discours que sur celui de la fiction. Sur ce dernier point, voir, malgré son interprétation un peu raide, Pierre Barbéris, « La chronologie volée », Le Prince et le marchand, Fayard, 1982, p. 399-404.
9 Pour ce qui est de Chateaubriand, je laisse de côté De Buonaparte et des Bourbons, non pas tant parce que cette brochure a paru un an avant Waterloo, mais parce que le genre polémique qui est le sien interdit une conception philosophique de l’histoire qui soit fondée en raison.
10 Stendhal, La Chartreuse de Parme, II, 15.
11 Voir ici même l’étude « Mélancolie, pensivité et peinture dans La Femme de trente ans », p. 87-96.
12 Voir les deux ouvrages de R. Chambers, Mélancolie et opposition. Les débuts du modernisme en France, José Corti, 1987, et de D. Œhler, Le Spleen contre l’oubli. Juin 1848, Payot, 1996.
13 Voir Gabrielle Chamarat-Malandain, Nerval ou l’incendie du théâtre. Identité et littérature dans l’œuvre en prose de Gérard de Nerval, José Corti, 1986, p. 150-152, et Jean-Nicolas Illouz, Nerval. Le « rêveur en prose ». Imaginaire et écriture, PUF, coll. « Écrivains », 1997, p. 105.
14 Sur les enjeux et la signification de ce texte, voir l’article de Gabrielle Chamarat-Malandain, « Sylvie, “Dernier feuillet” », Nerval, réalisme et invention, Paradigme, coll. « Références », Orléans, 1997.
15 Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes, ch. I.
16 Rimbaud, Illuminations, « Démocratie ».
17 Sur cet épisode voir l’article de Pierre-Marc de Biasi, « La boutique de l’antiquaire. Notes pour la lecture d’un parcours symbolique », Nouvelles lectures de « La Peau de chagrin », Université de Clermont-II, 1979.
18 Voir La Peau de chagrin, préface, commentaires et notes de Pierre Barbéris, Le Livre de poche, 1984 (cette édition est la seule à reproduire le texte original de 1831), p. 44, p. 47, où il est fait allusion au Faust de Gœthe. La seconde occurrence qui mêle Méphistophélès et le Père éternel est spécialement intéressante, d’autant plus qu’elle prend sens dans une commune référence à Voltaire.
19 Voir La Peau de chagrin, éd. cit., p. 40 : « des chefs-d’œuvre accumulés… à faire prendre en haine les arts et à tuer l’enthousiasme ».
20 La Peau de chagrin, éd. cit., p. 50.
21 La Peau de chagrin, éd. cit., p. 54.
22 La Peau de chagrin, éd. cit., p. 56.
23 Ibid.
24 Dans les éditions postérieures, le texte français constituant la traduction et curieusement disposé à la façon dont l’aurait été le texte censément original en sanscrit a été, par souci de vraisemblance, proposé sous cette dernière forme, mais en caractères arabes, ce qui est absurde. Voir Marcel Bouteron, « L’inscription de La Peau de chagrin et l’orientaliste Joseph de Hammer », RHLF, avril-juin 1950.
25 Le mot lui-même est employé, p. 55, à propos du cachet de Salomon auquel est comparée la peau de chagrin. L’histoire de ce concept romantique reste à faire ; quelques indications là-dessus dans L’Éros romantique, op. cit., p. 209-224, et ici même p. 77-80, en attendant la publication de la thèse de Marie-Rose Guinard-Corredor, Stendhal et « La Chimère absente » ; d’ores et déjà voir son article, « La Chimère absente », in « La Chartreuse de Parme ». La Chimère absente, Sedes, 1996.
26 La Peau de chagrin, éd. cit., p. 58, ainsi que la citation suivante.
27 La Peau de chagrin, éd. cit., p. 60.
28 Là-dessus, voir la communication de J. Neefs, « Le Parcours du Zaïmph », La Production du sens chez Flaubert, 10/18, 1975, p. 227-252. Je me demande seulement si la notion de « trans-structural » que Neefs essaie de théoriser n’est pas en somme ce que l’on appelle symbole ou symbolique vers 1830.
29 Même si le mot de manteau a été déjà employé au ch. V (voir infra n. 31), pour désigner le zaïmph, il est cependant difficile de ne pas entendre à la dernière ligne le nom de Mâtho.
30 Salammbô, ch. X, Œuvres complètes de Gustave Flaubert, Club de l’Honnête homme, t. 2, p. 175.
31 Salammbô, ch. V, éd. cit., p. 94, ainsi que la citation suivante.
32 Salammbô, ch. V, éd. cit., p. 99.
33 Dans la discussion suivant l’exposé de J. Neefs, toutes sortes de remarques plus ou moins fondées sur cet étrange mot ont été avancées, la plus intéressante à mes yeux étant celle de Myriam Saguy, qui signale qu’en hébreu zaïmph « c’est l’organe mâle » (loc. cit., p. 250)… C’est presque trop beau pour être vrai, et l’on aimerait savoir si Flaubert, qui emploie tout d’un coup dans son texte le mot de zaïmph, alors qu’il parlait auparavant de voile ou de péplos, comme le remarque J. Neefs (loc. cit., p. 249), savait assez d’hébreu pour connaître la signification de ce mot. Si tel n’était pas le cas, ce serait encore plus beau !
34 En cela Claude Duchet a parfaitement raison de dire que « tout le mouvement de Salammbô me semble être la victoire barbare de l’Histoire sur le symbolique et le sacré, autrement dit l’anéantissement même et non pas la libération du désir ou du symbole » (loc. cit., p. 249). Cette interprétation est d’autant plus juste si l’on voit dans Salammbô une métaphore de la répression des journées de Juin 1848.
35 Là-dessus voir les travaux décisifs de J. Seebacher, en particulier son étude consacrée à Hugo, « Le symbolique dans les romans », Victor Hugo ou le calcul des profondeurs, PUF, coll. « Écrivains », 1993, dont les deux premières pages dégagent brillamment la perspective d’ensemble dans laquelle s’inscrit la pensée du symbolique autour de 1830 ; voir également l’article de F. P. Bowman, « Symbole et désymbolisation », Romantisme, no 50, 1985.
36 À noter dans cette optique le rôle majeur dévolu aux éléphants, qui s’écrasent les uns sur les autres (voir ch. VIII, éd. cit., p. 160), ou qui se retournent contre leurs propres troupes (voir ch. VI, éd. cit., p. 119). Tout le roman s’emploie à réduire le nombre considérable de ces grosses bêtes jusqu’à n’en laisser plus survivre qu’un seul, significativement « celui dont la trompe était coupée » (ch. XIV, éd. cit., p. 264). Pareille analyse pourrait être menée à propos de l’hélépole qui s’effondre sous son propre poids ou de Moloch le dévorateur (voir XIII, éd. cit., p. 228 et p. 235).
37 Voir notamment pour sa valeur exemplaire le combat rapporté au ch. XIV, éd. cit., p. 252-254.
38 Avouons notre perplexité en lisant dans la Notice de l’édition du « Club de l’Honnête Homme » cette phrase : « Le symbolisme n’avait pas encore vu le jour et il y a déjà dans Salammbô toute une partie du symbolisme ».
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