Avant-propos
Romantisme et romanticoco
p. 7-16
Texte intégral
Romantisme, sens et fantaisie
1Autour de 1830, le romantisme se présente comme une philosophie du sens, et c’est alors, en particulier, que s’écrivent ces deux sommes exemplaires que sont Notre-Dame de Paris de Hugo et l’Introduction à l’histoire universelle de Michelet. Il s’agit en cette occasion, quand l’imaginaire littéraire et historique est en train de se recomposer au lendemain de Juillet, de réagir contre un ancien régime du sens, que l’on appelle le symbole ou le symbolique, pour promouvoir un nouvel ordre signifiant1. Cette entreprise philosophique a eu à l’époque pour mot de ralliement celui de désymbolisation et a été engagée alors une interrogation sur le sens lui-même ; conjointement, il importait de le délivrer de la gangue symbolique dans laquelle il était pris et en même temps de le révéler. De là une association, qui durera jusqu’à la catastrophe de juin 1848, du sens et de la transcendance. Tout cela est bien connu2, et ne nous retiendra donc pas davantage.
2Toute une mythologie romantique (mythes du Peuple, de la Révolution, de l’Histoire et du Progrès, mythes également de la Femme, de la Nature et de Dieu) en a résulté, dans la mesure où la désymbolisation qui a eu pour effet d’arracher le symbole à l’immanence du sens a promu, en contrepartie, des mythes qui s’imposent comme l’expression d’une transcendance de la signification sur le sens. La forme qu’a prise cette mythologie dans la littérature romantique est celle d’un messianisme, d’un prophétisme plus généralement. Car les écrivains de 1830 croient à une transitivité de la littérature ; celle-ci a un objet, une mission, le poète lui-même a une fonction, il exerce un sacerdoce, etc. Les exemples de Hugo, de Michelet, de Vigny, de Lamennais, sans parler des utopistes, tels Fourier, Proudhon ou Leroux, sont là pour témoigner d’une pareille transitivité. Tous sont des Œdipe, occupés à arracher son sens à l’énigme et plus encore à divulguer le mot de cette énigme. Ce mot, comme dans le mythe grec, c’est l’Homme, celui qui est né des deux révolutions de 1789 et de 1830.
3Cependant, cette vulgate romantique connaît des exceptions, et même assez nombreuses. Qu’il suffise de penser au Gautier des Jeunes-France et de la préface de Mademoiselle de Maupin, au Musset des Contes d’Espagne et d’Italie ou des Lettres de Dupuis et de Cotonet, ou au Sainte-Beuve de Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme ou encore au Nodier de l’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux. Ce n’est pas là une frange du romantisme, mais peut-être le romantisme même. Il n’est pas non plus concevable de réduire les écrivains qui viennent d’être cités à « l’école du désenchantement » (Balzac), dont ils seraient les représentants. Il serait absurde et inepte, sauf à faire une caricature de l’histoire littéraire, d’opérer une distinction entre les mages ou les prophètes et les autres. Bien au contraire, la fantaisie dont Musset, Gautier ou Nodier se réclament, ils l’ont en partage avec Hugo et Balzac, pour ne s’en tenir qu’à eux deux. Car la fantaisie est inscrite au centre du projet romantique, elle n’est pas l’expression d’un dérapage excentrique, en quoi elle désigne les limites du romantisme conçu comme philosophie du sens et de la transcendance. Elle est, pour sa part, la marque du travail d’altération de la réalité et des catégories littéraires que le romantisme ne cesse d’inscrire en lui-même, dans la mesure où dès le début, le romantisme – que l’on pense en particulier à l’un de ses pères fondateurs, Nodier – a fait de la fantaisie, de l’excentricité fantaisiste, contre les canons classiques et néo-classiques, l’un des éléments constitutifs de son projet. À cette réserve près : ce travail d’altération a moins été une revendication clairement formulée que la conséquence et la résultante de partis pris idéologiques. La fantaisie est donc à la fois intrinsèque au romantisme et l’une de ses dérives obligées.
4L’altération romantique elle-même, que l’on désigne du nom de fantaisie – on l’appelle encore le fantasque, le bohémien ou, à la suite de Kierkegaard, le bariolé –, n’est pas une dérive marginale ; en ce qui nous concerne, ce n’est pas ici une exploration des confins du romantisme que nous envisageons, ni une ethnographie littéraire des marges. Des enquêtes de ce genre ont été faites à propos de Nodier, Gautier, Nerval, entre autres, et il n’est pas question de continuer sur cette voie, puisque, à la limite – et ce sont les limites du romantisme qui se trouvent là mises en jeu – cela ne conduirait qu’à renforcer la dichotomie entre romantisme majeur, auquel une dimension prophétique est attachée, et romantisme secondaire, caractérisé par le désenchantement, que nous avons dénoncée plus haut. Ce qui nous importe bien davantage, c’est la mise en œuvre par le romantisme d’une certaine forme de marginalité, et, au bout du compte, l’idée que le romantisme n’est pas concevable en dehors d’une interrogation sur l’ailleurs, qu’en lui-même il est une écriture de l’autre.
Poétique de l’autre
5L’autre est à proprement parler une topique du romantisme, il est par là même un des éléments fondamentaux de la poétique du romantisme lui-même, en ce qu’il dessine la configuration où l’écriture prend sens. C’est cette poétique de l’autre que nous avons en vue dans les études consacrées à Balzac, Sand, Musset et Vigny. Le propre des textes que nous abordons est la nature problématique de leur écriture. Leur caractéristique première est de proposer une réflexion critique sur la littérature, directement ou indirectement, et d’avoir tous, à leur façon, un aspect métapoétique. Cela est particulièrement évident avec La Nuit de Mai de Musset qui est un long dialogue entre le poète et sa muse, et où c’est toute une poétique que le texte travaille à inventer, une poétique de la poésie en réaction contre un ancien régime de la parole poétique. Cela aboutit à l’écriture d’une fable, celle du Pélican, qui promeut de l’intérieur même de la forme poétique une nouvelle poésie. Poésie de la douleur et du déchirement, poésie véritablement lyrique, mais qui excède le poétique lui-même, en discréditant toute une thématique obsolète, faite de luths, de bergeronnettes et d’églantiers, et en imposant à sa place une écriture de l’intime ; ce qui se traduit par la création d’une chimère textuelle, le pélican, si décrié, qui résume en sa personne toute cette nouvelle poétique. Comparable de ce point de vue la deuxième des Lettres d’un voyageur de George Sand, presque contemporaine de La Nuit de Mai. Chimère également, en effet, cette fantasmagorie vénitienne, où la réalité est poétiquement mise en cause et se voit substituée par une autre réalité, située simultanément dans l’idéal et dans le réel, et à laquelle le narrateur donne le nom de fantaisie. Sur les eaux de la ville des rêves, éclairée par une lune qui fait se transfigurer les choses, une scène féerique s’instaure. Mais en aucune façon on n’est en présence d’une représentation pittoresque frappée d’un romantisme de mauvais aloi, encombré de clichés et de chromos ; bien plutôt, dans le miroitement de la scène évoquée, c’est une recomposition du monde qui a lieu. Ces pages, aussi belles qu’intelligentes, illustrent parfaitement ce que peut être la vision romantique, en ceci précisément qu’une telle vision transcende toute référence à la poésie. Comme dans La Nuit de Mai, la poésie ne se conçoit pas comme une dimension extérieure à l’écriture, elle rassemble et résume au contraire en elle-même tous les rapports qui s’établissent entre l’écriture et la réalité ; dans ces conditions, on pourra soutenir qu’ainsi considérée, la poésie est un effet interne du texte sur lui-même. C’est dans une optique du même genre que l’on abordera le poème de La Flûte de Vigny, bien qu’il soit relativement étranger à l’esthétique pratiquée par Sand et Musset. Ce poème, cependant, a en commun avec les deux autres œuvres que nous avons envisagées, d’opérer une sorte de retour réflexif sur lui-même, non pas en se mettant en abyme, mais en interrogeant la nature poétique elle-même dont il procède. Bien qu’ingrat et assez mal venu, ce poème constitue au sein de la production de Vigny un espace de vérité poétique, un espace où la vérité de la poésie de Vigny trouve à se formuler. Cette vérité est, sur deux plans distincts, celle d’un discours et celle d’une écriture : d’une part, au plan du discours, le philosophique entre ici en concurrence avec le poétique, et c’est à son échelle une interrogation sur la signification du projet de « poèmes philosophiques » qui s’énonce ; d’autre part, au plan de l’écriture, la poésie est confrontée avec ce qui n’est pas elle-même, et qui est même son contraire, la prose, et, par-delà, le prosaïsme qui menace l’écriture poétique quand elle prétend être philosophique. De cette manière, le poème fait l’expérience de l’autre, et c’est ainsi qu’il est métapoétique, non parce qu’il tient un propos sur la poésie, mais parce qu’il procède à la scénographie d’une poétique. Une poétique comparable de l’autre est pratiquée dans Illusions perdues, mais ici, contrairement à ce qui se passe dans La Flûte, ce n’est pas la poésie qui est en jeu dans son rapport antithétique à la prose, mais la prose dans le conflit qui l’oppose à la poésie en la personne du poète Lucien de Rubempré ; la poésie dans ce roman apparaît comme la vérité de la prose romanesque, alors qu’elle en est le repoussoir dévalorisé. Chez Balzac du moins, cette certitude : désormais, au XIXe siècle, c’est en prose que le monde s’écrit ; quant à nous, nous poserons que, dans cette hésitation tendue entre prose et poésie, s’élabore à nos yeux l’espace critique où se pense le littéraire à l’époque romantique, plus que la littérature romantique elle-même.
Mélancolie et chimère, ou sens et retrait du sens
6Chacune des œuvres que nous venons de mentionner aide à comprendre une particularité de la littérature romantique et, plus encore, de l’écriture romantique : le sens est l’objet d’une incessante mise en question textuelle, comme s’il ne coïncidait jamais vraiment avec le texte lui-même en ne le rencontrant que par les bords ou à l’occasion de superpositions fugitives et fugaces, constamment dérobé et sujet à toutes les éclipses. C’est là un des aspects les plus remarquables de ce qu’il est convenu d’appeler la modernité, cette inadéquation constitutive entre les mots et les choses, entre le texte et l’écriture, ce défaut essentiel où sont prises les représentations elles-mêmes. À l’époque romantique ce défaut du sens a connu son illustration la plus probante dans les motifs nombreux et variés de la mélancolie.
7En fait, la mélancolie, à l’époque romantique, est moins une thématique qu’elle ne constitue une poétique. Sous son aspect thématique elle n’est guère qu’une collection de clichés. Ainsi le jeune homme mélancolique songeant à l’ombre d’un saule, tel Félix de Vandenesse revenant en pèlerinage dans la vallée de l’Indre et déplorant la perte de Mme de Mortsauf. C’est là un des aspects les plus superficiels et les plus stéréotypés de la mélancolie romantique, et encore s’agit-il plus de nostalgie que de mélancolie. La mélancolie à laquelle nous songeons s’apparente bien plutôt à une structure qu’à un thème. À une structure relevant d’une poétique. Cette poétique inspirée de la mélancolie se caractérise par le manque, l’absence, la perte, – en un mot, le défaut. Et cela à tous points de vue : elle est aussi bien l’expression d’une défection de la réalité que la manière elle-même défective de cette réalité en manque de soi. Ce qui se traduit par le recours à une textualité lacunaire. Ici s’impose entre tous l’exemple de La Femme de trente ans, l’une des plus extrêmes conceptions du romantisme de 1830. Texte décousu, fragmentaire, fait de bric et de broc, il se propose, selon les termes de Balzac lui-même en 1834, de représenter non pas une figure, mais une pensée. Aussi n’est-il pas étonnant que le roman soit tout entier investi par la pensivité. Cette pensivité se colore tout au long du texte de mélancolie, plus exactement elle devient mélancolie, tant la mélancolie de Julie d’Aiglemont est à lire comme la projection pensive et réflexive du regard que le personnage porte sur les êtres et les choses. Or ce qui est tout à fait remarquable, c’est que cette poétique de la mélancolie dans La Femme de trente ans connaît une picturalisation d’ordre esthétique. La mélancolie suscite de véritables tableaux, où se donne à voir un spectacle en même temps que les mots pour le décrire se dérobent ; de la sorte, c’est dans un entre-deux entre les choses et les mots que s’instaure la poétique de la mélancolie, tout se passant comme si le domaine de la mélancolie elle-même était indéterminé, sans frontières assignables, ou si celles-ci étaient mouvantes, hésitant entre un mode de représentation (écriture) et un autre (peinture), dévoilant le sens et, dans le moment même où le sens est dévoilé, le dérobant.
8Ces remarques sur La Femme de trente ans peuvent être étendues sans difficulté à l’ensemble de la production littéraire entre 1830 et 1840. Il n’est cependant pas entièrement admissible de voir sur tous les textes de cette période l’empreinte de la mélancolie. Il est donc préférable de penser la littérature romantique sous l’angle de la chimère. La chimère est une catégorie dérivée de celle de mélancolie, mais elle a l’avantage d’être encore plus extensible et de tendre des réseaux de sens plus nombreux encore, bref, la chimère est plus… chimérique. Non que sa plasticité soit plus grande, plus diverse : la chimère, à la différence de la mélancolie, n’a aucun objet précis sur lequel se fixer. Elle est principalement de nature structurelle, réticulaire, si l’on peut dire, dans la mesure où elle est constituée, à la façon d’un réseau, des éléments et des motifs, des rapports, qui l’informent. De ce fait, la chimère est mouvante et en mouvement, soumise au déplacement de ces différentes relations qui la structurent et qui définissent les limites dans lesquelles elle évolue. C’est pourquoi la chimère est particulièrement apte à dire la réalité tout en désignant à l’horizon le réel, ou, si l’on préfère, l’idéal. C’est que, selon une optique phénoménologique, la chimère a simultanément pour objet ce qui est et ce qui relève du possible ; elle est ainsi l’expression du transcendantal.
9Du symbole à la chimère : telle nous paraît être en définitive la trajectoire du sens entre 1830 et 1840. Au symbole qui est figé dans la forclusion minérale du sens s’oppose la mobilité de la chimère qui ne saurait être fixée, mais qui procède au déploiement du sens. À son déploiement… dans tous les sens, autant en le révélant qu’en le retirant, l’essentiel tenant dans cette hésitation du sens à se poser. Cette volatilité du sens, son caractère erratique, semble connaître cependant vers le milieu du siècle, autour de 1850, une retombée dans la réalité et le sens alors a tendance à s’immobiliser. Témoin un roman comme Salammbô où le sens se minéralise et qui déploie un symbolisme hiératique, rançon pour ainsi dire obligée du projet réaliste qui s’est donné carrière dans Madame Bovary et qui se proposait d’adhérer le plus étroitement possible à la réalité ; témoin également, mais sur un tout autre plan, l’ensemble des Chimères dans Les Filles du Feu de Nerval qui a clairement pour enjeu de fixer dans la poésie les divagations de l’écriture ; cela est illustré d’une manière parlante dans le dernier poème, Vers dorés, où le sens s’énonce et se révèle avec une indéniable solennité oraculaire, bien étrangère à la dispersion sémantique qui s’observe dans les nouvelles des Filles du Feu. Certes, le voyage et le bohémianisme continuent d’exercer leur attrait sur les écrivains des années 1850, mais comment, d’autre part, ne pas voir que tout cela est en train de se vectoriser et que bientôt les ailleurs du monde perdront de leur séduction, que le romantisme qui s’était métamorphosé en réalisme disparaîtra totalement lorsque celui-ci deviendra le naturalisme dont le mot d’ordre est en quelque sorte : mort à la chimère ?
Alibis
10Nous avons essayé de mettre en évidence l’autre dans chacune des études ici présentées. Il peut prendre la forme la plus immédiate de l’ailleurs, et c’est à des textes comme Les Natchez de Chateaubriand ou Indiana de George Sand que l’on songera immédiatement. Cet ailleurs est de l’ordre de l’exotique : les tropiques, le soleil et tout le réservoir à rêves – l’Otaïti de Diderot et l’Île de France de Bernardin de Saint-Pierre. Même si ces lieux ne sont pas que les décors technicolors de dépaysantes fictions et s’ils signifient plus profondément la rupture que l’autre introduit dans la sphère européenne du même, c’est à un autre ailleurs, plus conceptuel, que nous avons préféré nous intéresser, celui de Michelet.
11Cet ailleurs, chez lui, s’écrit en latin, c’est l’alibi. Après avoir achevé l’Histoire de la Révolution et alors qu’il se met à écrire le reste de son Histoire de France, il se tourne vers la nature et produit en l’espace d’une douzaine d’années quatre livres d’histoire naturelle : L’Oiseau, L’Insecte, La Mer, La Montagne. Dans son esprit l’histoire naturelle a pour fonction de doubler l’histoire des hommes et, plus encore, il assigne secrètement à celle-là la fonction d’être le miroir de concentration de celle-ci. Mais c’est un miroir qui, comme tout miroir, donne une image inversement symétrique à celle de l’objet réfléchi. Autrement dit, l’alibi, c’est l’autre et l’ailleurs de l’histoire, un lieu critique où se problématise la relation de l’historien à son objet d’écriture. Ce lieu est celui de la nature, il est aussi celui du féminin, la femme étant conçue comme le principe même de l’altérité. Rien d’étonnant à cet égard si l’œuvre d’histoire naturelle est investie en son plein milieu par trois livres aux titres parlants : L’Amour, La Femme, La Sorcière. L’histoire perd sa masculinité et se convertit au féminin. Du même coup, c’est tout le rapport au réel qui est modifié, l’altération s’empare du monde, l’alibi s’impose comme le seul ici où la vérité puisse être fondée. Cela peut-il s’appliquer à l’ensemble de la poétique du romantisme ? Certainement, mais à ceci près cependant que, lorsque Michelet invente dans les années 1850 cette notion d’alibi, vingt années romantiques se sont écoulées, et que l’euphorie de 1830 est bel et bien passée. C’est l’époque de cet autre romantisme, lequel est un romantisme autre, le réalisme, qui pointe au tournant de 1848, et qui s’infléchit dans une perspective idéologique différente. Cette perspective, l’espèce de poème en prose de Baudelaire intitulé « La Fin du monde » permet de comprendre ce qu’elle est. Écrit dans ces mêmes années cinquante, ce texte dénonce désormais toute possibilité d’une parole poétique fondée sur le prophétisme : l’avenir catastrophique qui s’annonce, non seulement n’est pas susceptible de rencontrer une parole qui puisse en rendre raison, mais est lui-même hors de toute histoire et de la formulation historique que l’on appelle ordinairement prophétie. Ce no man’s land entre présent et futur est l’équivalent de l’alibi micheletiste, si ce n’est que chez Baudelaire, à la différence de ce qui se passe chez Michelet, il n’y a nulle possibilité de « réhistoriser » positivement le monde, et le poète, réduit à la colère ou à la tristesse, ne connaît pas le sentiment de renaissance qui porte l’historien. Mais, qu’il s’agisse de Baudelaire ou de Michelet, une même certitude les anime : l’histoire, en l’occurrence le maintenant, ne peut aujourd’hui s’appréhender que dans l’ailleurs d’un ici.
Romantisme et romanticoco
12Dans la première de ses lettres au directeur de la Revue des Deux Mondes, le Dupuis de Musset, au cours de l’enquête qu’il mène avec son ami Cotonet sur la nature du romantisme, déclare à son correspondant :
Las d’examiner et de peser, trouvant toujours des phrases vides et des professions de foi incompréhensibles, nous en vînmes à croire que ce mot de romantisme n’était qu’un mot ; nous le trouvions beau, et il nous semblait que c’était dommage qu’il ne voulût rien dire. Il ressemble à Rome et à Romain, à roman et à romanesque ; peut-être est-ce la même chose que romanesque ; nous fûmes du moins tentés de le croire par comparaison, car il est arrivé depuis peu, comme vous savez, que certains mots, d’ailleurs convenables, ont éprouvé de petites variations qui ne font tort à personne3.
13Nous ne sommes pas loin, quant à nous, de penser, comme l’habitant de La Ferté-sous-Jouarre, que ce mot de romantisme n’est qu’un mot. Seulement, si lui ne savait pas trop en 1836 ce qu’il fallait mettre sous ce mot, nous, en cette fin de XXe siècle, nous savons trop ce qu’il y faut mettre : à force d’avoir été employé dans le domaine de l’histoire littéraire, le mot de romantisme aujourd’hui n’est plus galvaudé comme il pouvait l’être au temps de Musset, mais, – ce qui n’est pas mieux –, il a été figé par la tradition universitaire qui lui a ôté son énergie native en procédant à une systématisation chronologique et idéologique, avec pour résultat une sorte de vitrification historique et philosophique. C’est pourquoi nous avons éprouvé le besoin de lui faire subir une de ces « petites variations qui ne font de tort à personne » en lui substituant le terme de « romanticoco ».
14Dans notre esprit il ne s’agit pas d’une sorte de mot-valise qui mêle romantisme et rococo4 ; ce néologisme désigne plutôt la part de fantaisie, de bizarrerie, de bariolé qu’il y a dans le romantisme, la part irréductible de l’autre. Cette part est celle du divers. Aussi nous a-t-il semblé impossible de parler du romantisme au pluriel, des romantismes, car ce n’est pas tant la diversité du romantisme comme mouvement littéraire et des différentes écoles ou chapelles le composant qui doit être prise en compte que le divers lui-même inscrit au cœur du romantisme. Le divers, c’est-à-dire ce qui fait dériver le discours vers des marges qu’il n’avait peut-être pas en vue, mais à partir desquelles se définissait son propos. En ce divers, c’est donc tout ce qui n’est pas réductible au projet romantique de totalisation qui se formule, tout ce qui, de l’intérieur même de ce projet totalisateur, le conteste ou l’oriente sur des voies imprévues.
Notes de bas de page
1 Il est à cet égard significatif qu’aux alentours de 1830 se produise une grande activité autour du symbole, avec en particulier Jouffroy, Creuzer et Leroux.
2 Grâce notamment aux travaux de Michel Crouzet sur la défiance du langage, de Jacques Seebacher sur la désymbolisation.
3 Musset, Lettres de Dupuis et Cotonet, dans Œuvres complètes en prose, texte établi et annoté par Maurice Allem et Paul-Courant, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 825.
4 Ainsi Baudelaire dans le second chapitre du Salon de 1846, « Qu’est-ce que le romantisme ? », parlera, pour disqualifier le romantisme de 1830, implicitement celui de Hugo, de « rococo du romantisme », et il ajoutera que c’est « le plus insupportable de tous sans contredit ».
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