L’occasion perdue : Callimaque et Segalen, deux poètes en puissance
p. 189-205
Texte intégral
1 Ouverture
Je cherche délibérément en Chine non pas des idées, non pas des sujets ; mais des formes qui sont peu communes, variées et hautaines. La « forme Stèle » m’a paru susceptible de devenir un genre littéraire nouveau, dont j’ai tenté de fixer quelques exemples1.
2Plus encore que d’œuvres singulières, Segalen s’est voulu poète et créateur de genres. Car ce dont il se soucie, ce n’est pas tant le poème lui-même, qu’en aval du poème, la relation littéraire qu’il engage. Un poème vaut donc surtout comme exemple, comme item de collections. Tout aussi varié et hautain, le poète hellénistique Callimaque compose également des collections de poèmes : un recueil d’Iambes, un autre d’Hymnes ; et comme Segalen, il invente de nouveaux genres : les quatre livres d’Aitia. Chez l’un comme chez l’autre, la verve polémique défend une nouvelle conception de la poésie, comprise comme l’invention d’un nouveau rapport au texte. C’est sans doute pourquoi ces poètes que deux millénaires séparent ont au moins de commun, et de contemporain, quelques tics de leurs littératures secondaires. On y voit aujourd’hui des poétiques dialogiques, orientant tout le travail créateur sur le moment de la réception – ce qui est juste. Mais il arrive qu’on parle aussi, à leur propos, d’une émancipation du poétique ou de la mise en œuvre d’un pouvoir-faire autonome. C’est tout ce que mon sous-titre conteste. Au pouvoir et à ce qui s’y entend d’effectif, j’y oppose la puissance et ce qui en elle demeure de virtuel. Loin d’un pouvoir-faire émancipé, la littérature me semble en effet, chez ces deux auteurs, procéder d’abord et surtout d’un paradoxal (im)pouvoir – d’un pouvoir qui ne peut que pouvoir, sans faire. Le soupçon est que pour vouloir ainsi créer un genre, il faut déjà ne plus en avoir la possibilité. Je préciserai d’abord ce que j’entends par genre. Puis tenterai de montrer comment une impuissance liée au statut générique du littéraire se réfléchit dans les textes – en m’attachant d’abord au motif du revenant (dans le premier Iambe et Le Siège de l’Âme), puis au double espace des Stèles et à la figure du souverain.
I. Genre
3Dans un livre récent2, Andrew Ford rappelle que si notre terme de poésie remonte au grec ancien, ce n’en est pas pour autant un terme archaïque. Avant le Ve siècle poiêsis existe certes, et signifie « production, fabrication » ; mais on n’en désigne pas les chants. On parle d’humnoi, de melê, d’épê – le plus englobant étant aoidê. Ce n’est que très progressivement que s’est imposée l’idée de considérer les différents genres poétiques comme un même type de « productions ». Et cette idée ne viendrait pas des « poètes » : le mot n’arrivant que tard dans les genres élevés, Ford lui suggère une origine prosaïque ; plus précisément, la prose mémoriale et archéologique du début du Ve siècle. Participant d’une politique de pan-hellénisation, ces textes collectaient des traditions locales dans des centres culturels, afin de procéder à des recoupements et des homogénéisations. Si cette hypothèse est correcte, la poiêsis prend un sens très précis. Le terme exprimerait qu’un chant local ne compte plus en tant que moment rythmant la vie d’une communauté réelle, mais en tant qu’exemple de la créativité d’une communauté idéologique.
4Ce qui m’intéresse ici, c’est que la poésie soit placée dans un rapport très délicat au genre. Le genre au sens archaïque était proche des définitions qu’en propose aujourd’hui l’analyse des discours. Il y est en effet défini comme un ensemble de régularités intra-discursives (de contenu comme d’expression), dans la mesure où celles-ci renvoient à de l’extra-discursif – disons, à une « acceptabilité », ou à des conventions sociales d’énonciation et de réception3. En ce sens, les « genres » sont des contrats de communication, et dépendent toujours d’une occasion. De même qu’à l’époque archaïque, les noms par lesquels les Grecs classaient leurs chants se référaient toujours à des découpages très nets de la pratique sociale – à différentes occasions de chant. S’il y avait évidemment des différences métriques et formelles, elles ne fournissaient pas le critère dominant. Le regard surplombant des mémorialistes, comme Hécatée, corrode ce système. Négligeant la relation à l’occasion, ils donnent, plus ou moins implicitement, une importance accrue aux critères textuels. Mais si le genre se réduit à ce seul plan textuel, il perd aussi le pouvoir d’actualisation qui lui était propre ; dépouillé de sa dimension extra-discursive propre, un poème n’a en effet plus de valeur pragmatique définie. Dans une réponse à Austin, Benveniste faisait par exemple remarquer qu’un énoncé de mobilisation générale, pour valoir vraiment comme tel, dépend de conventions qui en elles-mêmes ne sont pas discursives : il ne peut pas être dit n’importe quand, n’importe où ni par n’importe qui4. Sans quoi l’énoncé ne vaut que comme un acte de démence, ou comme une plaisanterie. Nous dirons qu’il doit relever du genre de la mobilisation. Au sens archaïque, un genre contenait toujours, sur sa face extra-discursive, une définition minimale de la valeur pragmatique à accorder au poème.
5L’évolution du « genre » lors des cinquième et quatrième siècles en vient ainsi à lui conférer le caractère d’un « genre littéraire », en un sens assez restreint et scolaire. Il ne se distingue d’autres genres littéraires que par des marques textuelles, sans que celles-ci soient référées à des occasions sensiblement différentes. Aussi bien de nouveaux espaces se mettent progressivement en place, qui accueillent ces textes dépouillés de leurs contextes. Lors des banquets du IVe siècle, les convives citent pêle-mêle tous les genres de poésie. De tels banquets ne sont plus l’occasion particulière d’un certain genre, mais deviennent peu à peu des espaces de parole neutralisés, où divers genres morts peuvent prendre place5. Un nouveau genre de discours s’est installé, qui garde formellement la mémoire des distinctions fonctionnelles des anciens genres : la poésie. Mais cette poésie, peut-on encore la dire un « genre » au sens moderne – lui correspond-il encore une occasion ? Si la poésie rassemble des textes sans le contexte qui leur donnaient leur fonction, leur force et leur définition pragmatiques, que reste-t-il de « faire » dans son « dire » ?
II. Revenant I : le spectre d’Hipponax
6Ce sont précisément ces questions qui se posent à Callimaque, quand il commence son recueil de treize (ou dix-sept) Iambes. Car dans l’Alexandrie du troisième siècle l’Iambe est mort. On n’y trouve plus les sociétés de jeunes gens non-mariés, où était née, à l’époque archaïque, cette poésie d’attaque. Toutes les tensions sociales qui sous-tendait le genre et son imaginaire y sont définitivement démantelées et remplacées. Ne restent que des poèmes en mètre iambique, où le geste d’attaque s’est dissout en connotation. Un philologue comme Callimaque était parfaitement conscient de ce ravage. Son premier Iambe me semble exemplaire de son usage du genre ainsi que du sens muséal qu’il donne à son écriture. S’y donne aussi à lire quel « pouvoir-faire » il daignait en réalité accorder à son dire poétique.
7Le texte ne nous a pas été transmis intégralement. Pour s’en faire une première idée, voici le résumé qu’en donne un commentateur d’époque impériale – mais dont la fin, hélas, nous manque aussi :
Il met en scène Hipponax mort en train de convoquer les philologues au Parménion, qu’on appelle le Sérapidéion. À leur arrivée, il les menace et leur interdit de se quereller, en leur racontant qu’un Arcadien, Bathyclès, avait au moment de mourir transmis tous ses biens, et notamment une coupe d’or, au second de ses fils, Amphalcès, pour qu’il la donne au meilleur des Sept Sages. Celui-ci se rendit à Milet pour la donner à Thalès, parce qu’il l’emportait sur les autres ; mais celui-ci la fit porter à Bias de Priène ; et celui-ci à Périandre de Corinthe ; et celui-ci l’offrit à Solon d’Athènes ; et celui-ci à Chilon de Sparte ; et celui-ci à Pittakos de Mythilène ; et celui-ci à Cléoboulos de Lindos ; et la coupe sur mandat de ce dernier revint une nouvelle fois à Thalès ; celui-ci la consacre à l’Apollon de Didyme « ayant reçu deux fois ce prix qui revient au meilleur »6.
8À scruter les bribes qui nous restent de la fin de l’Iambe, il est vraisemblable que l’ombre d’Hipponax devait y tirer la morale de sa fable, et en profiter pour poursuivre ses invectives contre les philologues : s’amuser de leur scandale (v. 78-79) ; dénoncer l’apparence de leur savoir, et la réalité de leur ignorance ; avant finalement de regagner l’Hadès (v. 95-98)7.
9Le compilateur indique qu’Hipponax8 adressait sa fable aux philologoï. L’histoire de la coupe de Bathyclès étant celle d’un legs, il semble légitime d’y lire une fable sur la tradition. Sa morale s’énonce sans trop de difficulté : le legs n’ayant pas seulement une valeur en soi, mais en en tirant également une de sanctionner l’excellence, le posséder s’avère source d’autorité ; et les Sept Sages sont donnés ici en exemple de ce qu’un tel legs ne se dispute pas, ni ne s’approprie, comme on le ferait d’un trophée d’agôn : on doit l’offrir, et finalement le consacrer à Apollon. Les pensionnaires du musée seraient donc invités à imiter les Sept Sages, et au lieu de s’approprier les textes antiques, à les consacrer au dieu protecteur du musée. À son arrivée, le spectre comparait les destinataires de sa fable aux gens de Delphes, proverbialement prompts à s’arracher les restes des sacrifices. D’officiants affamés et querelleurs, les philologues se voient exhortés à devenir prêtres dévoués (v. 27-28).
10Mais cette recommandation ne concerne pas que les philologues. En effet, malgré la mort constatée de l’occasion iambique, l’invective d’Hipponax semble viser, parmi les philologoï, des représentants contemporains de sa tradition interrompue. Dans un fragment où le fantôme devait détailler son public-cible, il est en effet assez probable que devait figurer iambon hostis…, « celui qui [fait du] iambe »9. Parmi ces héritiers pris pour cibles, on aurait peut-être pu recenser des poètes particuliers – tel Phœnix de Colophon, tel Hérondas et ses Mimiambes. En fait, prenant le masque d’Hipponax, Callimaque ne réanime pas un fantôme oublié depuis des lustres : au tournant des IIIe et IVe siècles s’observe non seulement une recrudescence de l’iambe boiteux10, mais aussi celle des épitaphes littéraires dédiées à son « inventeur »11. Le retour d’Hipponax mis en scène dans le Premier Iambe se réfère donc à un réel revival. Les philologues blâmés ne le sont donc pas en tant que seuls interprètes et correcteurs. Le fantôme en parle et leur parle en tant que poètes, et évoque la tentation de réécrire des iambes. Par la bouche de spectre, Callimaque se prononce ainsi sur l’usage pratique et poétique de la querelle. Davantage, il y défend une nouvelle posture littéraire. Les commentateurs antiques avaient déjà remarqué que ce Premier Iambe marquait un changement historique dans l’Ethos du poète iambique :
Mais tout iambe n’est pas insultant, il y en a aussi de tout à fait irréprochables. Car si dans les comédies on s’insulte et parle mal, et si dans les tragédies on se lamente, on a aussi écrit de tels chants où l’on se montre au-delà de tout soupçon. C’est chez Callimaque que cela apparaît pour la première fois : « d’un iambe qui ne chante pas la guerre contre Boupalos »12.
11Le scholiaste cite ici le deuxième vers du poème, où l’Hipponax redivivus déclare ne pas vouloir rejouer le scénario traditionnellement lié à son œuvre iambique. Il relève ainsi le profond paradoxe de ce poème : prôner l’entente au moyen d’un iambe, et, qui plus est, le faire par la bouche du plus violent d’entre eux. La dimension pragmatique survit à peine comme connotation. L’emploi si précis du langage hipponactéen ne cache pas un évidement complet de son geste13. La querelle qu’il mène est une dernière querelle, contre des philologues sourds à la mort du iambe querelleur. Dans sa fable sur la tradition, le fantôme du Iambiste propose bien de remplacer le geste propre à son genre par un geste de don et de consécration. Mais ce remplacement vaut abolition. Car le geste proposé (consécration à Apollon) n’est en rien propre au genre, ni ne définirait la nouvelle force du Iambe. Consacrer à Apollon, c’est en effet, comme on l’a vu, remettre le texte au protecteur du musée. Or, ce geste n’est autre que celui de la poésie en général selon Callimaque – en tant que poiêsis à la praxis indéterminée14. Si, dans ce même recueil d’Iambes, Callimaque peut revendiquer écrire dans tous les genres à sa disposition (Iambe XIII), la déclaration de pouvoir est ambiguë ; le « faire » de cette poiêsis n’aboutit pas, ce pouvoir-faire vient d’un impouvoir. La querelle est morte, Hipponax retourné aux Enfers. La poésie ne peut que montrer sa virtualité. La ré-écriture sanctionne la rupture du signe et de son lieu, le divorce du genre et de l’occasion. Ce que le scholiaste comprenait comme un changement d’Ethos, l’échange d’un ton contre un autre, revenait donc à échanger un ton actuel contre une virtualité de ton : l’ironie callimaquéenne.
III. Revenant II : Le Siège de l’Âme
12La deuxième nouvelle des Imaginaires, intitulée Le Siège de l’Âme15, est aussi une histoire de fantôme. Comme La Tête qui la précède, elle possède une large dimension métapoétique. Et comme dans le Premier Iambe, la tâche poétique s’y définit comme une gestion du rapport entre passé et présent. Dans les deux textes, le spectre intervient quand s’est brisé le lien d’un signe (« demeure formelle », mètre iambique) à son lieu (centre du tombeau, contexte archaïque). La tâche du « littéraire » semble donc ici et là analogue : assurer une présence au passé, gérer les signes qui en restent. Le retour du spectre sanctionne une mauvaise gestion de ces signes (appropriation par les touristes, ou par les philologues querelleurs). Dans les deux cas, la tâche de la littérature serait d’apaiser tels spectres ; de produire de nouveaux signes qui garantissent l’harmonie des relations entre passé et présent. Le revenant ne repart qu’une fois trouvés les moyens de remédier à la crise. Mais ces moyens semblent bien opposés. La réécriture callimaquéenne consomme et entérine la rupture entre genre et occasion, tandis que dans Le Siège de l’Âme, le geste du poète semble plutôt devoir restaurer une présence. Toutefois, de cette nouvelle, j’avancerai que, si son sujet facilite la comparaison avec Callimaque, la poétique qui s’y présente n’est pas typique de Segalen – si l’on y a quelque accès, ce ne peut être que par une sorte de via negativa.
13Le narrateur commence par supposer la « durée victorieuse des noms ». Le passé n’est aucunement retiré ou aboli. Les noms perdurent en harmonie avec le présent et y demeurent soumis. Ce ne sont d’ailleurs pas que des noms qui perdurent ; par ces noms se désignent aussi des gestes, des conventions rituelles. Dans sa promenade vers le tombeau impérial, le narrateur se coule dans les gestes du passé : il reconnaît statues et monuments, et se conforme à leurs suggestions. La durée victorieuse des noms permet de renouer à tout moment avec le passé, et en se conformant aux conventions, de s’insinuer dans une temporalité rituelle. Toutefois cette durée et cette victoire ne sont qu’un postulat de départ. Car, arrivé au centre du dispositif funéraire, dans la chambre où siège la tablette portant le nom de l’Empereur, le narrateur doit constater que ce nom gravé n’écarte pas un profond sentiment d’absence. Il cherchera alors la cause de cette anomalie. Reproduisant le schéma étiologique des Immémoriaux, il commencera par imputer la vacuité à une présence étrangère. Une famille de touristes visite en effet les lieux. Selon cette première hypothèse, le passé serait obscurci par une catastrophe extérieure16. Mais une seconde hypothèse vient momentanément l’écarter. Le narrateur envisage en effet que la durée victorieuse des noms n’ait valeur que pour la périphérie (les tombeaux visités avant celui-ci, l’allée qui y mène), et qu’essentiellement, elle puisse reposer sur une absence centrale. Cela est inquiétant :
… et tout à coup, l’écho de mes pas m’apprend ceci : que la salle est déserte ; que le possesseur du nom n’a plus son nom, que l’âme essentielle réside ailleurs… Je reviens droit à la tablette : elle est là, toujours, au centre de tout. Je la confronte, je la récite, je l’interroge ; et je sens de plus en plus que tout le monument est vide ; que les Caractères mentent et sont vides aussi.
Comment moi puis-je affirmer cela ?… J’ai déjà dit : les échos sur les murs. […] Je ne me sens pas très bien vivre dans ce lieu devenu négatif, ce lieu d’absence, ce moment qui n’est pas. Me voici pris de vertige comme si la pesanteur devenait indifférente, comme si le temple tournait de haut en bas.
14Le rapport au passé y est tout autre. Le moment catastrophique n’est pas celui qui vous sépare du passé, mais plutôt celui où le passé demeure présent d’une certaine façon sur le mode de l’absence. En effet, s’il y a absence, ce n’est pas que l’Empereur appartienne au passé, ni qu’il soit oublié ou perdu, mais bien plutôt qu’il vive ailleurs, sous forme d’âme. Devant le signe muet, manquant à sa place, le narrateur est amené à envisager le lieu où pourrait bien se trouver cette âme. Cette absence fend le présent, rend attentif à ce qu’en fait les gestes s’y dispersent, et que s’évanouit en même temps, pour le sujet, l’assurance d’être. Comme les échos de ses pas, le narrateur risque de s’évanouir, de se perdre en vaines résonances.
15Le narrateur émet donc deux hypothèses pour expliquer l’étrange vide du Tombeau, celle de l’intrusion, et celle d’un défaut inhérent au lien du signe à son lieu. La dynamique narrative de la suite du récit procède d’une hésitation entre les deux, et favorise finalement la première. Les méditations sur la virtualité sont suivies en effet d’une catastrophe, dont sont responsables les touristes intrus. Coupables seulement présumés au début du texte, ils volent la tablette portant le nom de l’Empereur, et transforment l’absence paradoxale en errance visible. Le narrateur est alors en mesure d’apaiser cette errance par la réinscription. Mais si le vol survient donc pour valider l’hypothèse de l’intrusion, je ne vois pas comment il pourrait écarter celle de l’absence centrale – qui avant le fait était posée en droit. Mais le récit n’y revient pas. Tout au plus le langage de l’absence paradoxale est-il repris pour qualifier l’apparition fantomatique17. En le référant à un moment de crise, dont la cause est connue, le narrateur range la thématique de l’absence, du manque-à-sa-place, au rayon de l’accidentel. Ce faisant, il escamote la seconde hypothèse en corrélat de la première. L’absence centrale, inhérente au signe, se voit ainsi en absence seconde, subséquente. Autrement dit : dans Le Siège de l’Âme, la logique des Immémoriaux triomphe encore, une dernière fois, sur celle du Fils du Ciel. En définitive, le retour de la présence n’est donc que retour à un postulat, celui de la Durée victorieuse des noms. Le récit échoue à nous le présenter comme restauration d’une réalité ; ce n’est pas un retour à une expérience. Car jamais dans cette nouvelle le tombeau n’a été éprouvé plein, rempli de présence. Si la réécriture conjure certes le vol de la tablette (le spectre disparaît), on ne voit pas comment elle pourrait remédier à l’absence centrale qui y est, aussi, évoquée.
16À cette lecture, on pourrait objecter qu’il reviendrait au narrateur, et finalement à l’énonciateur littéraire, de combler l’absence : puisqu’en ré-inscrivant, il s’identifierait à l’Empereur. Entre autres textes, l’objection pourrait se référer à Stèles, et faire valoir que l’inscription réécrite (Tcheng/Tsou/Wen) est plus courte que la première, ravie par les touristes (Ming/Tcheng/Tsou/Wen/Houang/Ti). Et que ce qui saute lors de la réécriture, ce sont les indications particulières, comme celle du règne. En ce sens, il serait facile de montrer que par ce geste final, le narrateur prétend ouvrir l’« ère sans marque de règne », proclamée dès l’ouverture de Stèles. La nouvelle ne serait donc pas aussi hétérogène que je l’avance. L’objection est certes séduisante : d’autant plus qu’elle peut se prévaloir de la nouvelle elle-même, où se lit bien une telle volonté d’identification. Si cette hypothèse de l’identification est si séduisante, c’est donc aussi que le narrateur lui-même veut nous y faire croire. On peut cependant lui opposer deux séries d’objections.
17D’abord que, si l’on veut convoquer l’intertexte, il convient de remarquer que les motifs ici particulièrement dysphoriques (effroi géométrique, retour de l’Empereur) se retrouvent ailleurs chez Segalen, et ne décrivent nulle part ce que l’œuvre aurait à conjurer : le vent qui signale le retour du spectre est ce qui lance l’énonciation de la première des Odes, et auquel elle s’identifie ; de même, dans la dernière Ode, le vertige qui s’éprouve ici devant le vide du tombeau prend valeur inaugurale – le vertige garde ces valeurs jusqu’à Thibet. D’autre part, ce passage où le narrateur s’effraie du mausolée désert recoupe le fragment intitulé Le Germe. La contemplation de la tablette plonge en effet le narrateur dans « l’effroi géométrique » et « l’antinomie » – situation envisagée dans Le Germe comme celle d’un homme dont le cœur abriterait deux croyances différentes :
Mais que l’on imagine un instant que deux fois étrangères soient à la fois possibles et coexistent dans le même cœur. […] Mais aussitôt, quelles interférences ! Ou bien supposons perceptibles par exemple pour un homme qui aurait reçu d’un bien singulier Magicien ce pouvoir de distinguer, dans un même espace, les entrecroisements d’espaces, les constructions qui s’y heurtent, les sphères qui s’y compénétrent ! Quelles effroyables interférences ! Le lieu des Credos irradiés… Quel enchevêtrement de « sections coniques », enspiralées, concentriques et tant d’autres ! Ceci relève encore d’un effroi géométrique18.
18La datation de ce fragment n’étant pas certaine, on ne sait s’il s’agit d’une version antérieure ou d’une ré-élaboration du passage de la nouvelle. Toujours est-il que celle-ci y est désavouée. Déjà parce qu’on voit mal pourquoi Segalen assignerait au littéraire de conjurer l’effroi géométrique, s’il s’agit d’un avatar de l’expérience du Divers. Et puis Le Siège de l’Âme dénonçait une antinomie entre absence et présence, tandis que le fragment déclare inexistantes les antinomies de sentiments. Il semble ainsi que la nouvelle durcit en absence/présence ce que le fragment estompe en degré de virtualités ou incorpore côte à côte dans de larges compossibilités. Au lieu d’un déchet mort, dont le vide demeure inexpliqué, l’écriture ancienne aurait tout à fait pu se comprendre comme un élément actuel se référant à une totalité virtuelle indéterminée, et vertigineuse. Ces références suggèrent assez que le moment de crise aurait pu être, aurait dû être (et au reste sera, ailleurs) le moment où se dévoile dans toute sa clarté quel rapport aux signes requiert l’expérience littéraire. Ce qui implique d’une part que la différence introduite dépend encore d’un moment antérieur de la production segalenienne (disons du moment « tahitien », illustré par Les Immémoriaux) ; et d’autre part, qu’à lire les textes ultérieurs le type d’absence que la nouvelle oppose encore à une présence retrouvée par l’art se confond en réalité avec une telle présence.
IV. Tribulations d’un sujet en puissance : à partir du double espace de Stèles
19S’opposant à la trop simple inscription finale du Siège de l’Âme, l’inscription de Stèles se dédouble. Car elle s’inscrit dans un espace lui-même dédoublé. Il y a d’abord les quatre directions, auxquelles correspondent toutes une fonction, un geste. S’y mime l’ancienne répartition des genres. Mais il y a encore une cinquième direction, le Milieu, et une sixième, le bord du chemin. Ces ajouts indiquent que l’espace où s’érigent fictivement les stèles est travaillé par deux mouvements très différents. Le cadastre chinois (les cadrans et leur centre) n’est pas le seul moyen de le structurer. Par conséquent, si une stèle est l’index d’un rite, d’une occasion, d’un lieu, ce retour du signe au lieu doit donc toujours s’entendre en deux sens. Christian Doumet le repérait dans le titre de la douzième stèle.
Autre jeu de mot dans le titre : départ, c’est aussi bien l’acte de partir que le partage d’un territoire. L’équivalence établie ici entre les deux est révélatrice du lien profond qu’entretiennent, chez Segalen, deux rapports au monde ordinairement contradictoires : la mise en ordre (« tout s’ordonne sous l’influx clarificateur du Ciel ») et le déplacement (« Palais volants… tours que le vent promène »)19.
20Le lieu est appréhendé, d’une part, en tant que répartition territoriale (cinq parts : quatre quarts plus un centre qui se les inféode), et d’autre part, en tant que Terre nomade – toute parcourue de chemins que ne subsume pas leur destination. C’est à la cinquième direction, au Milieu, qu’il revient d’articuler ces deux espaces. Car c’est aussi bien le centre du cadran que l’autre pôle de la ligne de fuite : le constant recentrement, le territoire contre la ligne nomade. C’est pourquoi le milieu, chez Segalen, n’indique pas tant l’empire sur les quatre domaines cardinaux qu’un autre Empire. Le centre est aussi bien ce qui repart toujours vers l’extérieur, et qui jamais ne se clôt sur soi. Ainsi la place souveraine, qui figure souvent chez Segalen celle de l’énonciateur littéraire, se trouve à un carrefour : entre le retour à des occasions particulières et une ligne plus erratique, entre reterritorialisation et déterritorialisation20. Comment interpréter cette inconfortable position ? à quoi la référer ? Considérons la première des stèles, qui dirige d’emblée le recueil vers la zone d’absence centrale21. On commence par y exclure les nombreuses stèles communes et positives, pour s’attacher à une œuvre plus pure, et dès lors marquée de négativité. C’est dire que l’occasion, si elle est l’objet d’une nostalgie chez Segalen, et si ses stèles en demeurent des index, – cette occasion est en même temps barrée. Les ères empiriques particulières sont toujours niées au nom d’une positivité ultime (l’ère sans fin, que tout homme porte en lui). L’occasion requise est une instauration en soi, l’hymne est chanté pour le couronnement d’un sujet virtuel, qui devrait recouvrir tous les sujets possibles. C’est ce détournement nécessaire qui, dans l’espace des cinq directions, se traduit par l’ajout d’une en-allée, une ligne de fuite ou ligne d’erre qui désoriente le milieu. Et c’est en ce sens que Segalen ne s’oppose pas au mouvement alexandrin de virtualisation de l’occasion. Car l’occasion qu’il recherche n’est pas, ou n’est plus, celle dont les alexandrins faisaient le deuil ludique. Il continue le mouvement en quelque sorte, puisqu’en fait d’occasion, ce qu’il recherche, c’en est une qui soit ce qu’il y a d’occasion dans toutes les occasions. Non plus une occasion de compromis (la virtualité des occasions), mais quelque chose comme l’occasion du virtuel. Si Segalen conteste la virtualisation des genres, ou leur « mise en puissance », et s’il veut effectuer quelque chose, ce qu’il veut effectuer n’est ainsi que la puissance elle-même. Comme si l’occasion qu’il poursuivait était définitivement passée au crible de la page alexandrine, et qu’après ce passage, du virtuel y collait.
21On a vu que l’inscription du Siège de l’Âme tendait aussi à gommer ce que l’ère particulière avait de trop particulier. Pourtant l’erreur qu’y commettait le narrateur n’était pas seulement de vouloir trancher entre l’absence et la présence, mais aussi en y tranchant, d’en faire l’acte triomphant d’un sujet – une restauration réussie. Sous cet aspect, c’est aussi Le Fils du Ciel qu’on peut lire comme une lucide rétractation. Tant les difficultés de Kouang-Siu montrent qu’aucun sujet ne saurait effectuer la puissance comme telle. Car l’Empereur est d’abord posé au centre d’un système de conventions, et de rites ancestraux, dans lequel ses sujets « coulent leurs gestes ». La Durée Victorieuse des Noms s’assure d’un impératif rituel. Mais à cette place centrale l’impératif tourne en double contrainte. Car pour le Fils du Ciel, se couler dans sa fonction, répéter, cela implique en même temps de ne pas répéter. Car la particularité de sa place dans ce système, c’est de pouvoir (ou mieux : de devoir-pouvoir) y déroger en son nom même. Que ce soit au plan des règles poétiques… :
Commentaire de l’Annaliste :
L’Empereur seul a ce droit de formuler les caractères dont l’emploi soit inattendu, et des enchaînements non-prévus. Il est permis de vénérer alors ce qui serait impie écrit par d’autres hommes22.
22… ou quant à sa fonction proprement politique, qui lui impose de valider la nécessité du système, en prenant sur lui de l’énoncer tout entier, sur fond d’infini. Sa place est ainsi au-dedans et au-dehors du système des gestes où l’on peut se couler. Le pouvoir constituant, qu’il est sommé d’incarner, ne doit pas prendre la forme du pouvoir constitué : il ne doit pas répéter un modèle fourni par la tradition, mais répéter absolument. Dans la mesure où la répétition est, sur l’actuel, l’ombre portée de la structure, cette pure répétition serait l’acte de la structure, ou du virtuel lui-même. Agir en sujet comme la structure agit. Parler la langue. La fin du Siège de l’Âme laissait entendre que cela serait possible. Dans Le Fils du Ciel, l’utopie se dénonce : si Kouang-Siu tente de s’identifier à sa fonction, il finira tout au plus par singer tour à tour tel règne puis tel autre : l’envol vers le « règne sans marque de règne » retombe lamentablement dans le chaos des ères particulières. À vrai dire, il n’est même pas besoin d’attendre la fin pour que le dilemme s’expose de la façon la plus aiguë. Dès le premier chapitre, dans un moment de grave crise (où les envahisseurs menacent la Capitale, et où son entourage lui conseille de fuir), l’Empereur écrit :
[…] que Lui-même et les Autres (i. e. le père de Kouang-Siu et les empereurs précédents) me pardonnent de ne pas suivre leurs traces et que je veuille mourir ici-même, et que j’accomplisse pour la première fois enfin ce que nul ne m’aura dicté ni enseigné. Je donne l’exemple. Je décide. Fils du Ciel, j’agissais avec la simplicité d’un vivant qui, de lui-même, va à droite ou bien à gauche. Ceci est bien. Ceci est nouveau. Je suis : Nous Empereur23.
23Le seul geste qui suive, sera l’écriture d’un poème :
Ivre de pensées insolites, je compose ce poème :
« Les ennemis sont là. Leurs cohortes ont la démarche des sauterelles et leur avancée la certitude de la mer.
Les conseillers me disent : on ne résiste pas à la mer. On n’écrase pas une à une les sauterelles ! […]
Plein de sagesse et de respect, on recule devant les fléaux et, s’humiliant dans son esprit, l’Empereur obtient du ciel que les Unes se dévorent entre elles, et que l’autre, qui est profonde comme la Mort, s’arrête.
Mais moi l’Empereur je regarde paisiblement approcher l’Une et les autres.
Relevant ma manche avec soin, je trace délicatement ce poème » 24.
24Ce sera de fait le seul exercice du pouvoir souverain, puisque, immédiatement après, voulant rassurer l’Empereur (?), un courtisan l’assurera qu’en restant dans la capitale, il imite encore. Or ce faisant, en rappelant que la tradition contient d’ores et déjà tout le possible, il désespèrera son souverain, en lui fermant toute possibilité de s’accaparer (une fois pour toutes) le pouvoir constituant. Et même un suicide serait une conformité : le dernier Empereur de la dynastie précédente s’est déjà donné la mort. Kouang-Siu empruntera alors d’autres voies d’annulation, que nous n’avons pas la place de détailler ici. Mais l’épisode ci-dessus renferme l’essentiel du drame. L’Empereur recherchera un geste circulaire, qui bouclerait tout le passé ; pour ce faire, il doit s’identifier à tous les Empereurs ou à la fonction même. Mais ne le pouvant, il deviendra spectre, condamné à marquer dans chaque acte son insuffisance par rapport à la totalité virtuelle. Il mourra en traçant une dernière fois ce cercle qu’il a cherché à boucler, et qu’il a essayé de s’approprier comme son geste : le cercle du Ciel pur25. Ces redoutables apories expliquent sans doute pourquoi les œuvres ultérieures de Segalen, plutôt que des identifications et des tentatives d’institutions du littéraire, narreront de préférence des rencontres, toujours différées, des parcours. Resterait ici à lire Thibet, Équipée.
V. Bilans d’un parcours
25Dans son rapport à l’occasion, la poétique de Segalen nous apparaît ainsi partagée entre l’assomption « alexandrine » de la seule page et, en aval, la conquête d’une nouvelle dimension pragmatique, qui lui serait adéquate. Il cherche une « occasion littéraire ». Mais la littérature se définissant comme ce genre délaissé, sans plus d’occasion qui en définisse la portée, l’énonciateur est condamné à rechercher l’occasionnel dans le transcendantal, au fond d’une pure puissance de parler. Chez Callimaque le poème parlait ironiquement du poème pour célébrer son impossibilité, sa nature uniquement virtuelle et mémoriale. Mémoriale et virtuelle, je tiens que la poétique de Segalen l’est elle aussi : son exotisme ne confronte en effet jamais deux contemporains ; le Vent des Royaumes revient du fond des âges, et même la rencontre du double affronte le jeune et le vieux. Ce dont l’œuvre rejoue la rencontre tient plus du passé que de l’ailleurs, l’ailleurs ne valant qu’à lui présenter au passé de meilleures conditions d’apparition. L’objet chinois ou maori intéresse Segalen parce qu’en perte d’occasion, parce que plus évidemment mémrial. Comme Callimaque, Segalen est un antiquaire. Mais la mémoire et le virtuel donnent lieu, de part et d’autre, à des postures opposées, à deux ironies différentes. Callimaque est dans un moment de constitution du virtuel ; il se contentera d’y marquer l’évanouissement de tout Ethos passé (Hipponax rejoint les morts) et d’y placer des énoncés. L’ironie, c’est ici se garder de tout assumer du dit, subjectivation paradoxale. Segalen en revanche, s’il est aussi un grand ironiste, tentera précisément d’assumer l’énoncé littéraire ; non seulement d’en produire des énoncés, mais de trouver aussi un sujet tel qu’il puisse les énoncer. Le Fils du Ciel et Stèles en sont l’aveu d’impossibilité. C’est pourquoi l’ironie segalenienne est à mon sens une résignation, un terminal « faute de mieux ».
26Statisme excentré de Callimaque, quête éperdue d’un centre chez Segalen, qui ne lui donne que des raisons d’aller chercher dehors… Tous deux attestent cependant d’une conception et d’une pratique de la littérature où celle-ci implique un impossible. Littéraires sont les textes privés de leur occasion, et dont, partant, la force et le sujet demeurent toujours indéterminés. Leur tradition est hétérogène à toute tradition rhétorique : ce n’est pas celle des textes ayant eu tel ou tel effet, telle ou telle intention d’effet, une tradition où le présent puise ses règles et ses espoirs, mais celle des textes qui n’ont eu, et n’ont d’autre raison d’être qu’une transmission. Cette tradition éparse n’est pas morte, ou pas plus qu’à sa naissance. Elle rappelle aujourd’hui que cette impossibilité est aussi une chance : celle d’ouvrir un espace dans le discours, où la relation ne dépend de nul genre, de nulle essence du rapport à laquelle elle aurait à se conformer. La chance aussi – malgré ce que la virtualisation peut impliquer de retrait de l’espace public, et son confinement dans les musées – d’ouvrir au dire une nouvelle dimension politique :
L’« écriture » est cela qui précède la signification, qui lui succède et qui l’excède, non comme une autre signification plus relevée et toujours différée, mais comme le tracé, le frayage de la signifiance par laquelle il est possible que des significations, non seulement soient signifiées mais fassent sens à être passées et partagées des uns aux autres. Le sens, dès lors, n’est pas le « signifié » ou le « message » : il est que soit possible quelque chose comme la transmission d’un « message ». Il est le rapport comme tel, et rien d’autre. […] La tradition de l’écriture est la tradition du rapport lui-même en tant qu’il est à ouvrir et à nouer. […] L’écriture est ainsi politique « par essence », c’est-à-dire à la mesure même de ce qu’elle est le frayage du sans-essence du rapport26.
Notes de bas de page
1 Lettre à Jules de Gaultier, du 26 janvier 1913, citée par Christian Doumet dans le dossier de son édition de Stèles (Le Livre de Poche, Paris, 1999, p. 340).
2 The Origins of Ancient Criticism, Literary Culture and Poetic Theory in Classical Greece, Princeton University Press, Princeton-Oxford, 2002. Je me réfère à son quatrième chapitre.
3 Je condense la définition qu’en propose Claude Calame dans Poétique des mythes dans la Grèce Antique, Hachette, Paris, 2000, p. 50 (en s’inspirant lui-même de Jean-Marie Schaeffer et de Jean Molino) : « le genre se définit […] à la fois comme l’ensemble des constantes linguistiques qu’en puissance peuvent présenter les réalisations discursives subsumées par le genre concerné et comme la constellation pratique des conventions sociales et sémantiques, qui autour d’une sorte de consensus culturel et d’une tradition littéraire, dessinent les conditions d’acceptabilité d’une réalisation (souvent fictionnelle) particulière. »
4 « La philosophie analytique et le langage », Problèmes de Linguistique Générale, 1, Gallimard, Paris, 1966, p. 267-276.
5 Alan Cameron, Callimachus and His Critics, Princeton University Press, Princeton, 1995. Notamment le Chapitre III, intitulé « The Symposion ».
6 Dieg. VI., Pfeiffer, Rudolph (ed.) Callimachus, Clarendon Press, Oxford, 1985 (1949), vol. 1 : Fragmenta, p. 163 (ma traduction).
7 Pour les différentes lectures et reconstructions de ces lignes éparses, cf. Kerckecker, Arnd Callimachus’ Book of Iambi, Oxford, Clarendon Press, 1999, p. 42-48.
8 Hipponax (VIe siècle) compose avec ses aînés Archiloque et Sémonide (VIIe) le trio des iambistes retenus dans le canon littéraire alexandrin.
9 Pour la reconstruction de ce passage, je m’appuie sur les remarques de Kerckecker, op. cit., p. 26, note 100.
10 Cf. Test. 20-44 dans E. Degani (éd.), Hipponactis Testimonia et Fragmenta, Teubner, Leipzig, 1983. Dérivé du trimètre iambique régulier constitué de trois iambes, le iambe boiteux en modifie le dernier. D’où son nom : skazôn.
11 Kerckecker, Arnd, op. cit.
12 M. Consbruch (éd.), Hephaestionis Enchiridion cum commentariis veteribus, Teubner, Leipzig, 1906, p. 116, l. 10-16. Je souligne.
13 L’ironie de l’incipit était d’ailleurs claire : « Écoutez Hipponax : faut pas croire, c’est bien moi qui arrive. » La déclaration de présence se soutient certes du mètre : le skazôn est perceptible quand se dit êkô. Mais aussi bien menace que la présence d’Hipponax se réduise au seul emploi de cette structure métrique.
14 Le motif de la consécration à Apollon se retrouve en effet ailleurs dans l’œuvre de Callimaque, et dans tous les genres qu’il pratique, quand il s’agit de qualifier ce qu’est et ce que fait la poésie. Il faudrait ici examiner la fin de l’Hymne à Apollon et le prologue des Aitia – n’en ayant pas le loisir, je ne peux que renvoyer au travail accompli ailleurs : Le Pur et le Puissant : Callimaque et Segalen. Enquêtes sur l’énoncé littéraire. Mémoire de licence sous la direction de MM. Noël Cordonier et Martin Steinrück, Archipel, Lausanne, 2003.
15 Segalen, Œuvres complètes (sic !), Robert Laffont, « Bouquins », Paris, 1995, vol. 1, p. 811-817. (Dorénavant abrégées O. C., vol. I.)
16 À vrai dire, la catastrophe des Immémoriaux est déjà double. L’arrivée des Anglais coïncide certes avec le trou de mémoire du récitant, mais ce n’est précisément qu’une coïncidence : la cause principale de l’obscurcissement demeure externe. Il faudra attendre Le Fils du Ciel pour que soient explorées pour elles-mêmes les raisons internes de faillite. Car dans le roman impérial, la tradition ne se retire pas, ne se rompt pas. Si finalement cet Empereur sera le dernier, et s’il y a catastrophe, c’est précisément parce que la tradition ne cesse de transir son présent, de le traverser, de l’innerver – mais sans la joyeuse immanence du début des Immémoriaux, puisqu’en l’innervant, la tradition y tranche, le sépare de lui-même, et finalement l’infecte.
17 P. 814 : « Il y a là une présence plus redoutable que le vide qu’elle ne comble pas. » Plus loin, l’absence inquiétante de la tablette délaissée se retourne en Présence impuissante, p. 817 : « Hélas, c’est un demi-vivant, ni âme ni cadavre […] je sens toute la file des officiers et toutes les rangées des bêtes jusqu’à l’horizon se réveiller soudain à la Présence, gonfler un effort terrible sous la peau de leur marbre et ne rien pouvoir. »
18 O. C., vol. I, p. 822.
19 Stèles, Le Livre de poche, L.G.F., Paris, 1999, p. 98.
20 Cette ambivalence instable du milieu se confirme dans Le Fils du Ciel. Au début du roman, on voit ainsi l’Empereur jeter un regard circulaire sur tout son Empire. Dès ce premier tour de reconnaissance, le cercle est concurrencé par la ligne, et l’horizon par l’infini. Le regard de l’Empereur se pose successivement au Sud, à l’Ouest, au Nord, puis longe la ligne des murailles de l’Est, avant de revenir au Sud. Puis, le cercle se fait spirale centrifuge : « Enfin, hors de toute muraille, l’Empereur a reconnu, vers le Sud, la triple toiture bleue du Temple du Ciel, et dans ce faubourg, tout le Peuple bien affairé des laboureurs et des marchands. Mais lui ne regardait vraiment pas vers la ville extérieure, mais plus loin. […] le visage de l’Empereur regardait obstinément vers le Sud une fumée danseuse à l’horizon visible, plus loin que les créneaux des murs les plus lointains. Et Ses oreilles écoutaient quelque bruit insolite, porté par dessus les créneaux par le calme./L’Empereur, faisant un geste, dit des paroles insolites… » (Le Fils du Ciel, Garnier-Flammarion, Paris, 1985, p. 40-41.)
21 Stèles, op. cit., p. 56-57.
22 Le Fils du Ciel, op. cit., p. 57.
23 Ibid., p. 89.
24 Ibid.
25 Dossier du Fils du Ciel, dans Segalen, O. C., vol. II.
26 Jean-Luc Nancy, Le Sens du monde, Galilée, Paris, 1993, p. 183-184.
Auteur
Université de Lausanne, Suisse
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