« Moment » : où le poème cela ceci
p. 177-188
Texte intégral
1Avec « Moment », dans la section de Stèles où le sujet pourrait atteindre enfin le « centre et Milieu/Qui est moi1 », le poème dit qu’il ne peut pas dire. Le texte de la stèle devrait être « ceci », en cours de divulgation, « ceci » que le scripteur est en train de déployer sur la surface de la pierre. Mais nous ne lirons pas le texte de « ceci » car, avant que la désignation ne puisse céder à la nomination, « ceci », au lieu de s’expliciter, se métamorphose en un « cela » qui se dérobe dans les abîmes du moi.
*
2Seule Stèle du Milieu qui ait été ajoutée dans la seconde édition, « Moment » a été composé en 1913 sous une double impulsion venue de Jules de Gaultier. Le manuscrit l’indique de manière elliptique par cette remarque :
Commentaire. D’une ancienne sensation de faîbilité [sic] de ma mémoire à retenir les formules primordiales – alors que les inutiles ou épisodiques abondent. Justification ultérieure par Jules de Gaultier et la théorie de la mémoire de Paulhan in Comment naissent les dogmes – écrit d’ailleurs au lendemain d’une seconde et amicale lettre de mon maître à penser. 9 mars 1913. Tchang-te-fou2.
3En effet, après une brève missive, fin 1912, pour accuser réception de Stèles où il entendait « le son du lyrisme nietzschéen », Jules de Gaultier s’en est un peu mieux expliqué dans une nouvelle lettre, datée du 20 février 1913, en comparant les stèles de l’amitié, et en particulier « Des lointains », au poème final de Par-delà le Bien et le Mal, dont il citait des passages dans la traduction d’Henri Albert au Mercure de France3. La parenté est troublante entre ces deux histoires d’étrangeté à l’autre et à soi-même :
Sur les hautes montagnes
— Vous voici, amis ! — Hélas ! ce n’est pas vers moi
Que vous voulez venir.
Vous hésitez surpris — ah, que ne vous fâchez-vous !
Ce n’est plus — moi ? Plus mon visage et ma démarche ?
Et ce que je suis, amis — ne le serais-je pas pour vous ?
Serais-je un autre ? Étranger à moi-même ?
De moi-même enfui ?4
4N’ayant plus que des fantômes d’amis, le poète finit par en appeler de nouveaux, qui s’accorderaient à ses métamorphoses. Segalen a-t-il relu ce livre de Nietzsche après avoir reçu cette lettre ? Toujours est-il que le dernier fragment de Par-delà le Bien et le Mal, juste avant le poème, a en commun avec « Moment » le thème d’un échec de l’écriture. Seules se laissent écrire les pensées déjà usées, comme ne se laisse attraper qu’un oiseau épuisé ; et une fois écrites et peintes, elles s’immobilisent dans une éternité ennuyeuse. Les pensées vives et pétillantes, elles, ne se fixent pas :
nous autres mandarins au pinceau chinois, nous qui immortalisons les choses qui se laissent écrire, que pouvons-nous donc peindre ? Hélas ! rien autre chose que ce qui commence déjà à se faner et à se gâter ! […] Nous éternisons ce qui ne peut plus vivre ni voler longtemps, rien que des choses molles et fatiguées5 !
5Que l’essentiel ne se puisse dire, Segalen retrouvait cette idée avec une autre justification dans le livre de Jules de Gaultier, Entretiens avec ceux d’hier et d’aujourd’hui. Comment naissent les dogmes6, publié au Mercure de France en 1912. Le chapitre « Une définition de la mémoire » rend compte d’un livre du philosophe et psychologue Frédéric Paulhan, La Fonction de la mémoire et le souvenir affectif, publié en 1904. L’activité mentale analyse et dissocie chaque phénomène nouveau pour en intégrer les fragments dans les cadres psychiques déjà formés. La partie ainsi analysée du phénomène nouveau est aussitôt « entièrement digérée, transformée, identifiée à la substance même de l’esprit, dans le grand système organisé de l’activité mentale ». Ce qui reste en dehors de ce processus d’assimilation est stocké dans la mémoire. Paulhan explique donc le fait de mémoire comme la réapparition « de cette partie du phénomène psychique qui a persisté indépendamment de toute adaptation à l’activité organisée de l’esprit7 ». Comme le dit Segalen, on oublie l’essentiel, « les formules primordiales », parce qu’elles se sont incorporées à la substance du moi, tandis qu’on se souvient des formules « inutiles ou épisodiques ».
6Nietzsche et Paulhan ont donc fourni à Segalen deux prétextes théoriques. Dans un cas, l’écriture ne fixerait que des pensées mortes ; la stèle ne serait que l’épitaphe de la pensée. Dans l’autre, la « pierre mémoriale » ne pourrait sauvegarder que l’inessentiel. Mais l’épigraphe apporte une autre version, avec la célèbre formule de Lao-tseu : ming ke ming fei chang ming. Sans revenir sur les traductions diverses8 et les abondants commentaires qui en ont été donnés, on retiendra simplement l’idée que le nom qui peut être dit n’est pas le bon. Le caractère ming, « nom », se trouve dans deux autres épigraphes de Stèles. Celle de « Par respect », jing bi zi jing wang ming, mot à mot : « Respect éviter caractère Respect oublier nom », énonce la règle selon laquelle, après la mort d’un homme, on doit s’abstenir de prononcer son nom. Le caractère bi, signifiant « éviter », forme en particulier l’expression bi hui, « éviter un mot tabou ». Or l’épigraphe de « Nom caché », hui ming, désigne justement un nom tabou, frappé d’interdiction à l’avènement d’un empereur. Le manuscrit porte cette variante explicite, dans les deux premières versions : « Les poètes ont défense de le [= le nom caché] mesurer et d’en user9. » Ces deux épigraphes concernent donc l’interdiction du nom, tandis que « Moment » porte sur l’impossibilité de la nomination. L’apophase taoïste vient ainsi renforcer les arguments que Nietzsche et Paulhan donnent au poème.
7Le titre, trace de celui que Segalen avait envisagé pour l’ensemble du recueil, Moments chinois, implique aussi la négation du recueil et du poème. Il entre en concurrence avec ceux qui l’ont précédé dans le manuscrit, car « Stèle Mémoriale » dans les quatre premières versions, et « Stèle Immémoriale » dans la sixième, insistent sur la fonction de « mémoire solide » dévolue à la stèle, sa fonction de monument. Mais le titre final, « Moment », désigne la stèle comme un mo(nu)ment nu, où ne peut s’inscrire le monumentum, ce dont il faut se souvenir, parce que c’est arraché par un movimentum ou momentum, une mouvance qui dérobe le texte. Le dictionnaire de Littré, dont Segalen disposait en Chine, pouvait au besoin le lui rappeler grâce à la notice historique sur le mot « Moment » : « du latin momentum, contracté de movimentum, mouvement (voy. ce mot). Mouvement passe au sens de moment, parce que moment veut dire le temps d’un simple mouvement. » Le dynamisme du moment contredit la pérennité du monument. Dans la cinquième version, Segalen avait essayé « Stèle délitée », mais il a abandonné ce titre qui évoquait la destruction du support d’écriture et du texte, alors que la stèle montre l’impossibilité de l’inscription sur ce support, la faillite du geste scripturaire.
8Chose curieuse, le jeu de mots sur « monument » et « moment » a un équivalent en chinois qui n’a peut-être pas échappé à Segalen. « Moment » se dit en effet shi, et a pour homophone exact un shi qui signifie « pierre » et « stèle ».
*
9Le drame se joue en trois temps. Les trois premiers versets racontent au présent l’action d’écrire. Les deux suivants, avec des verbes à l’optatif et au futur, prédisent à « ceci », qui doit se dire, un avenir radieux et stable. Mais par un enjambement brutal comme un coup de théâtre, on décroche du présent et du futur, et l’on bascule dans le dernier verset où « ceci » part en arrière, dans le passé, et s’éloigne sous la désignation de « cela ».
10Dans les premières versions, Segalen n’avait pas encore trouvé cette structure temporelle. La prise de conscience était antérieure à l’écriture : « Ce que j’ai appris10 aujourd’hui, je veux te l’imposer […]. Ce que j’ai senti très profondément, je veux l’étaler […] » (première version, f. 48). « Ce que j’ai senti, […], je veux (var. je vais) l’étaler soigneusement… » (deuxième version, f. 49), ou bien « je l’étalerai sans un pli » (quatrième version, f. 51). Le texte final resserre tout dans le présent, en rapprochant la sensibilité et la connaissance par la paronomase « ce que je sais/ce que je sens ». Savoir et sentir s’éprouvent dans la concomitance avec le geste d’écriture : « ce que je sais je l’impose, ce que je sens je l’étale ». Cette immédiateté de l’écriture est en accord avec l’être de la pierre, « étendue visible et présente », ici et maintenant. Mais cela se fait aussi « en hâte », dans l’urgence de la sauvegarde (« sans délai », sixième version), et avec une volonté impérieuse (« je l’impose »), parce que le texte à écrire pourrait s’évanouir trop tôt.
11Et de fait, ces trois versets disent le geste, l’acte d’inscription sur la stèle, le faire du poème. Mais non le texte du poème. Ou plutôt, la stèle poétique que nous lisons dit le geste d’inscrire sur la stèle de pierre un poème que nous ne lirons pas. Encore le mot « inscrire » n’est-il pas dans le texte, non plus que « écrire ». L’acte poétique consiste en un étalement sur une surface : « à ta surface, pierre plane, étendue visible », « sans profondeur ». C’est un geste de déploiement, qui défait les plis (« sans autre pli »), une manière concrète d’ex-pliquer.
12La chose à dire est ressentie dans un vertige, « comme aux entrailles l’étreinte de la chute » (var. f. 49 : « comme l’étreinte aux entrailles dans la chute »). Il faut lutter contre cette constriction d’angoisse par une expansion superficielle. N’imaginons pas cependant un passage de la profondeur à l’horizontalité, car la pierre est verticale, « gardienne haute », et qui « toise ». Il s’agit plutôt de transférer l’intérieur (« entrailles ») vers le dehors (« peau »). La première version le disait plus nettement : « Ce que j’ai senti très profondément, je veux l’étaler en l’accrochant du creux des poinçons, dans ta peau extérieure et tendue » (f. 48). La frappe de l’incuse11 n’entamera la surface que du creusement léger de l’inscription : « sans profondeur, hormis l’incuse nécessaire à tes creux ».
13L’acte poétique est donc un geste d’extériorisation : passage à la visibilité, sur cette « étendue visible ». Ainsi du « moment » stélaire, tel que le définissait une variante de la préface : la stèle est « un moment visible, arrêté, fixé12 ». Il s’agit autant de voir que de lire. Mais voir quoi ? – Deux objets : « je l’étale sur ta peau, robe de soie fraîche et mouillée ;/ Sans autre pli, que la moire de tes veines ». Ce n’est pas la peau qui équivaut à une robe de soie, mais le texte tendu sur elle, comme une pellicule transparente, un fin tissu mouillé, qui laisse entrevoir « la moire de tes veines ». Le texte habillerait la pierre d’une transparence érotique.
14Le mot « moire » n’a pas été trouvé tout de suite. À la sixième version, Segalen a essayé « sillons plans », « veinures planes », « ombres fausses », « l’ombre de tes veinures » (f. 54), et à la septième : « les strates de tes veines » (f. 56). L’image de la moire est plus complexe, parce qu’elle confond la peau et le tissu. Et la moire évoque aussi les papiers vergés d’Extrême-Orient, dont Segalen parle dans les « Notes bibliophiliques » destinées à la première édition de Stèles, comme le papier de Corée « moins miroitant, moins moiré » que celui du Japon, mais où l’on voit encore « les vergeures et pontusaux [sic] du chine mince »13.
15« Soi » et « la soie » ; « moi », « la moire » et « la mémoire », – Christian Doumet a fait jouer tous ces échos14. On en écoutera un autre encore, entre « tes veines » et le Wên dont parle la Préface, parce qu’à la ressemblance phonique s’ajoute une équivalence sémantique : en effet, wên désigne, au sens premier, les veines de la pierre ou du bois. Aussi les caractères deviennent-ils « pensée de la pierre dont ils prennent le grain15 ». Comme on ne distingue pas les dessins minéraux et les signes textuels, l’énonciateur de « Moment » peut dire à la pierre : « pour te bien lire ».
*
16Dans la séquence suivante, la reprise « ceci, que je sais d’aujourd’hui » ne réitère le présent du premier verset que pour le projeter dans l’avenir. Les temps verbaux changent, on passe à des subjonctifs optatifs (« que ceci me toise et m’épaule »), puis à des futurs plus fermes (« j’en perdrai », « tu radieras »). Le mot « fécond » implique aussi un avenir. Mais ce futur devra porter un passé, « moment pétrifié », un instant éternisé dans la pierre.
17Le mouvement d’extériorisation se précise : « rejeté de moi », « j’en perdrai la valeur enfouie et le secret ». « Ceci » est ce que j’exprime, au sens où je le détache et le sors de moi pour le transférer à « toi », la stèle. « Ô toi, tu radieras » : la stèle fera rayonner « ceci » dans un mouvement centrifuge : « tu en rayonneras clairement, Stèle de Mémoire extérieure », disait la première version (f. 48). Le dialogue n’est qu’une fausse confidence, puisque l’énonciateur expose son secret à la pierre pour qu’elle le diffuse. Il ne perdra d’ailleurs ce secret que pour mieux le retrouver, « sans défaillance ». Les versions antérieures disaient : « je préfère ne point l’admettre en moi et le relire à toute heure » (version 2, f. 49) ; « je veux (var. « je préfère »), le rejetant de moi, pouvoir m’y reporter à toute heure (var. « à mon aise », ou « gré ») » (version 4, f. 51-52) ; « je le veux, rejeté de moi, m’y pouvoir arcbouter tout à mon aise » (version 5, f. 53). La pierre préservera le texte, que le poète pourra relire s’il ne sait le redire.
18Mais la direction du mouvement fait maintenant apparaître une opposition sur l’axe vertical entre « la valeur enfouie » et la « gardienne haute ». Les premières versions, où l’intrigue de ce petit drame n’était pas la même, mettaient mieux en évidence ce déplacement vertical. Après les trois versets du début, le poète expliquait sa hâte par une expérience malheureuse :
[Barré : Car] j’ai appris que tout ce qui est fort et profondément moi, tombe aussitôt au fond de mon étang sombre, et là tout au fond, fermente, pourrit et se décompose en moi
Et je ne peux plus le trouver, l’agripper, l’exhausser, le soulever pour le redire encore : cela ne m’est plus rien : cela est moi…
Mais ceci que j’ai appris aujourd’hui est si indiscutable, si clair, si fécond, si formulé et si beau, que tu en rayonneras clairement […]. (f. 48)
19Les mots « étang sombre » génèrent, dans la seconde version, l’image d’un naufrage : « j’ai vu, d’autres fois, les plus fécondes choses […] sombrer, pour s’en aller en bas ». La version 4 développe : « j’en perdrai un galion enfoui (barré et remplacé par « la valeur enfouie »), mais, ô toi, Stèle, tu en rayonneras (var. « radieras ») pénétrée, mémoire extérieure (var. « trésor exposé ») ». Un galion était un navire espagnol, affecté en particulier au transport de l’or qu’on extrayait des mines d’Amérique. L’écriture devrait donc sauver ces richesses englouties (« la valeur enfouie »), et les remonter à la surface pour les exposer.
20Et voilà justement que le poète tient quelque chose : « Mais ceci que j’ai appris aujourd’hui est si indiscutable » (version 1). Le démonstratif « ceci » indique la proximité, en opposition à tout ce qui est perdu « en bas », donc là-bas. Dans la version finale, comme il n’est pas encore question de cette expérience de perte, la valeur de « ceci » est moins évidente. On la perçoit néanmoins dans la construction « ceci, que je sais d’aujourd’hui », car elle souligne la place de « ceci » dans un présent d’énonciation que les premiers versets ont manifesté avec insistance : ceci, que je sais et que je sens maintenant, ceci que j’impose et que j’étale, sur l’étendue « présente » et proche (« sans recul »), ceci que j’écris à présent…
21Souvent, dans le recueil, le mot « ceci » désigne la stèle ou son texte. Dans « Sans marque de règne », l’annaliste oppose « cela », le contenu des stèles de pierre, à « ceci », la stèle poétique. C’est elle aussi qu’indique l’injonction de la « Stèle au désir » : « Dresse donc ceci au Désir-Imaginant ». Ailleurs, le déictique renvoie au texte même : « L’Empereur […] veut que ceci, prêt à s’effacer par négligence, soit reporté sur une table neuve […]. Que nul n’ose donc ajouter de commentaires ici. Que nul ne cherche un enseignement ici » (« Religion lumineuse ») ; « Nous avons fait graver ceci » (« Vision pieuse ») ; « que ceci, non équivoque, fixe amicalement l’Orient pur » (« Sans méprise ») ; « Que l’Empereur, s’il daigne lire ceci de notre sang, n’ait point de reproches » (« Écrit avec du sang »). L’épigraphe de « Décret » signifie : « Respect à ceci ». Le déictique spatial « ici », au début de « Libation mongole », montre l’endroit où se trouve la stèle que nous lisons : « C’est ici que nous l’avons pris vivant. » Et dans « Stèle provisoire », « ceci » concerne le poème confié à la stèle, qui se trouve « ici ».
22Dans « Moment », le démonstratif « ceci » indique une proximité entre l’énonciateur, l’énoncé qu’il veut inscrire, et la stèle qu’il apostrophe et tutoie, « ô toi ».
*
23L’énonciateur a une idée claire de ce qu’il veut étaler sur la pierre, et qui est « si franc », non dissimulé. La reprise du démonstratif, au début du dernier verset, réaffirme l’emprise du scripteur. Mais le coup de théâtre final projette « ceci » dans le passé (« Quoi donc était-ce… »). « Déjà délité, décomposé, déjà bu, cela fermente sourdement déjà dans mes limons insondables. » À la hâte du début (« en hâte je l’impose ») fait pendant la précipitation de la perte, exprimée par le triple emploi de « déjà », dont le son « dé- » trouve un écho dans « délité, décomposé ».
24Trace d’un titre antérieur, « Stèle délitée » dans la cinquième version, l’adjectif ne concerne plus la pierre, mais ce qui devait s’y inscrire. On est tenté de lire « délithé », parce que les images de pierre, « mémoire solide », « dur moment pétrifié », ou dans les brouillons « Annale pétreuse » (version 7, f. 56), laissent place à celle de l’eau, et plus précisément de l’eau qui érode la pierre pour en faire des « limons ». Le naufrage, la coulée de « ceci » renverse l’Art poétique de Boileau : « ceci, que je sais d’aujourd’hui, si franc, si fécond et si clair », en somme bien conçu, aurait dû s’énoncer clairement, et les mots pour le dire arriver aisément. Or il se passe le contraire, « ceci » n’advient pas mais s’en va, et mute en « cela », ce qui est lointain. L’opposition entre les deux démonstratifs a été une trouvaille heureuse et tardive, dans la sixième version, qui a remplacé « ceci, déjà disparu, sombré et bu et digéré » (f. 50), par « cela, disparu, sombré et bu ». Toute la péripétie se joue dans cette transformation du démonstratif.
25« Cela » désigne, par opposition à ici, ce qui est là-bas. Pourtant, il s’agit d’un lointain intime, parce que le mouvement retourne vers le dedans, en sens inverse de l’ex-pression, comme une réabsorption : « déjà bu ». La troisième version précisait : « sombré et bu et digéré dans les limons abyssaux » (f. 50). Segalen prend à la lettre l’image du trou de mémoire, et en fait un abîme aqueux. Mais l’explication de Paulhan justifie le possessif « mes limons insondables », car ce qui échappe à la mémoire consciente est précisément ce qui, de l’expérience immédiate, est aussitôt incorporé, bu et digéré, fondu dans la substance du moi. Paradoxe d’une perte qui est une appropriation : « cela ne m’est plus rien : cela est moi » (première version, f. 48). Donc « cela » se trouve plus près du moi que « ceci ». Il est vrai que « ceci » indique l’espace et le présent d’énonciation ; mais le moi profond échappe à l’énonciation, il est dans le domaine de « cela ». Comme l’âme du roi Mou dans « Départ », le moi profond est Là, et non point Ici.
26Quant à nous, lecteurs, nous n’avons accès ni à « cela », ni même à « ceci » qui nous semblait si proche. Tout comme le tenant-lieu se substitue à l’Empereur invisible, le déictique remplace le nom impossible. Le Wên n’est lui-même qu’un « ceci », défini dans la Préface par ce qu’il n’est pas : « Le style en doit être ceci qu’on ne peut pas dire un langage car ceci n’a point d’échos parmi les autres langages […]. » La première version disait : « Le style en est forcément le [Wên] c’est-à-dire cette langue qui n’est pas un langage, […] cette langue sans échos parmi les nôtres […]16. » Dans la dernière version, Segalen a barré « cette langue », parce que le mot ne convenait pas, et l’a remplacé par « ceci ». L’emploi de « ceci » est donc la conséquence de l’épigraphe puisque, faute du vrai nom, on ne peut qu’indiquer17. Le geste d’écrire se confond ainsi avec un geste de désignation. Segalen le dira quatre ans plus tard, à propos du Tao et de la poésie, dans une lettre à Jean Lartigue : « L’idéal de la poésie restera une intuition inexprimable qui s’accumule en silence et se fait voir sans qu’aucun mot soit prononcé18. »
*
27Loin que le monument fixe le moment, c’est le moment qui délit (h) e le monument. La Préface avait pourtant marqué leur complémentarité :
Elles sont des monuments restreints à une table de pierre […].
[…] la stèle de pierre […] mesure encore un moment ; mais non plus un moment du soleil du jour […] : l’astre est intime et l’instant perpétuel.
28Comme l’a rappelé Noël Cordonnier19, l’étymologie d’« instant » (in-stare) est la même que celle de « stèle » et de « stable ». Or elle correspond assez bien à ce que Segalen semble entendre par « moment » dans les brouillons de la Préface, avec une idée de stabilité :
le gnomon des heures qui marque un moment de la pensée comme elle marquait un moment du temps. Moment où la perception est stable. Et que tout ceci s’applique désormais à mes Proses rigides, hautaines, […]. (f. 9)
29et de station :
elles signifient toujours un arrêt dans le temps : le Moment où l’on prend conscience du présent qui est, […] chacune d’elles dans cette contrée spécieuse est l’aspect d’un moment chinois. (f. 18)
Et elles signifient un arrêt dans la marche, et toujours un arrêt dans le temps : un Moment où l’on prend conscience du présent qui est. Chacune d’elles, dans cette contrée spécieuse est l’aspect d’un moment chinois. (f. 28, 2e version)
30Cet arrêt dans le temps fait du moment un point en suspens, hors de la coulée temporelle, et par conséquent hors de la linéarité du discours :
Et l’inscription a ceci de parfait qu’elle fixe moins une anecdote, qu’un moment, c’est-à-dire moins le déroulement de gestes ou de mots, que la certitude vive qui parfois fige le présent dans une sécurité prolongée, – et qu’elle a pour effet de retenir, de fixer. (f. 11. Il a noté en marge : « réserver ».)
La lueur est interne, et le moment, perpétuel : l’inscription stélaire a ceci de parfait – que, par son style, ses dimensions restreintes, sa généralité à qui sait s’en servir, – elle fixe moins le déroulement de gestes ou de mouvements, moins une anecdote ; que la certitude vive qui fait naître une sécurité prolongée. Par la vertu de règles jamais formulées sans doute, ce que l’on promulgue ici doit dépasser l’intention brève, et exprimer ce qui ne peut se dire. (ff. 25-26. Il a ajouté en marge à la hauteur de « règles » : « de rapports de mots, et d’idées se faisant échos, et de conjonctions et de polarisations d’images. »)
31Dans la stèle « Moment », le scripteur voudrait fixer en un « moment pétrifié » cette certitude intense du présent. Mais toujours, dans Stèles, un emportement vital bouscule ce rêve de pierre : plutôt le « torrent dévastateur » que le nom caché, plutôt le poème dansant qui s’échappe de la stèle provisoire, de sa « pierre morte », plutôt les pensées pétillantes qui selon Nietzsche ne se laissent pas écrire. Plutôt le movimentum, le moment rendu à son dynamisme, que la « mémoire solide ».
32Mais en ce cas, la nomination n’est ni interdite, ni impossible : seulement refusée. Le poème vivant restera « ceci-cela », dont on ne « confronte [ra] jamais le texte véritable : seulement les empreintes qu’on lui dérobe » (p. 47). Ce sont les empreintes du pas de deux que Segalen appelle un « double jeu », et qui se danse entre tous les contraires possibles. Ou encore, ce qu’il appelle « le Moment Mystérieux », conflit entre le clair et l’obscur, le connu et l’inconnaissable (ceci et cela), qui ne sont « que l’avers et le revers frappés en même temps aux deux faces de l’existence20 ». Le seul « ceci », frappé en incuse, sur une seule face (verset 3), ne saurait faire un Moment Mystérieux ; il lui faut le revers de « cela ». Et peu importe que le poème ne puisse rien dire de « ceci » ni de « cela », s’il peut faire voir leur jeu.
Notes de bas de page
1 Programme annoncé dans la stèle liminaire de la section, « Perdre le Midi quotidien », Stèles, éd. Christian Doumet, Le Livre de Poche classique, Paris, 1999, p. 246.
2 BnF, Département des manuscrits occidentaux, Stèles du Milieu, microfiche 3786, feuillet 54 (6e version).
3 Lettres reproduites dans Victor Segalen, Cahier de l’Herne, Marie Dollé et Christian Doumet (sous la dir. de), Paris, 1986, p. 241-245.
4 F. Nietzsche, Par-delà le Bien et le Mal, trad. Henri Albert, Mercure de France, Paris, 1903.
5 Ibid., § 296.
6 Segalen en accuse réception dans la lettre du 3 mars 1913 à J. de Gaultier, Cahier de l’Herne, op. cit., p. 247.
7 Jules de Gaultier, Entretiens avec ceux d’hier et d’aujourd’hui. Comment naissent les dogmes, Mercure de France, Paris, 1912, p. 149 et suiv.
8 Christian Doumet en cite quelques-unes dans son édition de Stèles. Stanislas Julien proposait : « le nom qui peut être nommé n’est pas le nom éternel » (Le Livre de la Voie et de la Vertu, traduction et commentaire perpétuel par Stanislas Julien, Imprimerie Royale, Paris, 1842
9 BnF, microfiche 3786, ff. 77 et 78.
10 Dans toutes les citations de mon article, les mots soulignés le sont par moi ; les mots en italique sont soulignés par Segalen.
11 Incuse désigne une monnaie frappée sur une seule face, ou une monnaie portant un motif en relief sur une face et en creux sur l’autre. Mais Segalen semble employer le mot au sens premier (latin incudere, de cudere, battre, frapper monnaie) : « l’incuse nécessaire à tes creux », la frappe nécessaire pour creuser l’inscription. La première version disait : « le poinçonnage de tes creux » (f. 47).
12 Stèles. Préface et notes, BnF, microfiche 3782, f. 28, note en marge.
13 Stèles, Le Livre de Poche classique, p. 327. Les vergeures sont les fils de laiton tendus sur la forme où l’on coule la pâte à papier, et les traces de ces fils dans le papier ; on appelle « pontuseaux » les verges de métal qui traversent les vergeures, et les raies qu’elles laissent dans le papier vergé.
14 Ibid., p. 280.
15 Ibid., p. 46.
16 Stèles. Préface et notes, BnF microfiche 3782, f. 12.
17 Voir François Jullien, Le Détour et l’Accès, Le Livre de Poche Biblio essais, Paris, 1997, p. 268 et suiv., à propos du Tao, sur le rapport de la dénomination et de l’indication.
18 Lettre à Jean Lartigue, 10 février 1917, citée par Gilles Manceron, Segalen, Jean-Claude Lattès, 1991, p. 449.
19 Noël Cordonnier, Segalen et la place du lecteur, Honoré Champion, Paris, 1999, p. 72.
20 Essai sur le mystérieux, dans Œuvres complètes, Robert Laffont, « Bouquins », Paris, 1995, vol. I, p. 784.
Auteur
Université de Bourgogne
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Ce que le poème dit du poème
Segalen, Baudelaire, Callimaque, Gauguin, Macé, Michaux, Saint-John Perse
Anne-Elisabeth Halpern et Christian Doumet (dir.)
2005
L'Art de la mesure, ou l'Invention de l'espace dans les récits d'Orient (xixe siècle)
Isabelle Daunais
1996
L'Inconscient graphique
Essai sur la lettre et l'écriture de la Renaissance (Marot, Ronsard, Rabelais, Montaigne)
Tom Conley
2000