Avatars et limites d’une volonté auratique dans le poème segalenien
p. 151-162
Texte intégral
I.
1« Ce que le poème dit du poème. » Si une telle approche de l’écriture poétique est toujours légitime, son insistance sur une réflexivité formelle, immanente du poème, serait particulièrement de mise face au texte segalenien. Ce n’est pas simplement que le poème, dans toute sa variabilité chez Segalen, manifeste une préoccupation constante de la question de son statut (donc par réflexivité) – le travail d’écriture deviendrait travail poétique chez Segalen à partir d’une reconnaissance par le texte de sa qualité (ou de son potentiel) de corps autonome. C’est que le texte poétique se constitue en entité sui generis, par divers procédés. Il se désigne lui-même, fait de son propre corps un enjeu, à un degré qui le ferait sortir du non-poétique, des régimes ordinaires de l’expression.
2On sait que Segalen pense son activité d’artiste en termes d’ouverture au monde, d’exposition du sujet écrivant au choc de l’altérité. Cependant, son œuvre poétique débute comme une mise en scène de la clôture : son poème se fait d’abord reconnaître par sa qualité visible, sensible (et non lisible) d’objet-en-devenir. Si le poème est une manifestation textuelle – et donc voué à ne jamais être pensable comme un simple objet – il est poème, et fait de son auteur un poète, dans la mesure où il réussit à se faire percevoir (par son écriture, par sa présentation) comme échappant à son destin de texte – et d’abord grâce à la capacité, en lui, d’un devenir-objet.
3L’écriture « poétique » s’imagine ainsi pour la première fois chez Segalen à travers l’unité de la stèle. C’est une différence « poétique » que le poète construisait pourtant déjà dans sa célèbre Préface à Stèles :
Elles sont des monuments restreints à une table de pierre, haut dressée, portant une inscription. Elles incrustent dans le ciel de Chine leurs fronts plats. On les heurte à l’improviste : aux bords des routes, dans les cours des temples, devant les tombeaux. Marquant un fait, une volonté, une présence, elles forcent à l’arrêt debout, face à leurs faces. Dans le vacillement délabré de l’Empire, elles seules impliquent la stabilité.
Épigraphe et pierre taillée, voilà toute la stèle, corps et âme, être au complet1.
4En quoi l’invocation de la notion d’aura (liée surtout au nom de Walter Benjamin) serait-elle enrichissante pour la lecture de l’œuvre poétique de Segalen, face à une telle auto-théorisation ? Ne s’agit-il pas d’une simple variation métaphorique sur des réflexions formelles déjà explicites à la lecture de Stèles ? N’est-ce pas simplement recycler, au niveau de la spéculation, comme volonté « auratique » une volonté de la forme en tous points explicite (inséparable chez Segalen du passage initial au « poème » à partir d’autre chose, d’autres pratiques d’écriture) sans que les vertus d’un tel recyclage soient évidentes ?
5Si cette notion a ici quelque pertinence, cela tient d’abord à ce qu’elle permet de penser cette volonté d’autonomie, de concrétude, en termes contextualisés. L’aura organise un complexe de valeurs qui débordent de loin le cadre esthétique où elles sont mises en évidence. Benjamin la circonscrit négativement, au début de son célèbre essai sur l’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée (ou reproductibilité technique)2, comme ce qui à l’époque de la reproductibilité technique des œuvres tend à s’atrophier et à disparaître de l’œuvre d’art. Ce qu’il appelle le déclin de l’aura est un processus historiquement situable, déclenché par des développements technologiques. Le monde, du fait des changements intervenus dans les technologies de l’image, et tout particulièrement de l’invention de la photographie, vit l’évanouissement d’une certaine qualité, d’une certaine dimension de l’expérience esthétique.
6L’aura est très vite spatialisée, par Benjamin, comme « apparition unique d’un lointain, si proche soit-il3 ». Elle désigne ainsi ce qui s’éprouve comme l’altérité irréductible de l’œuvre. Benjamin lie cette propriété centrale au postulat d’une fondation de l’œuvre auratique dans le rituel. L’œuvre auratique est issue du culte : elle reste inséparable d’un sentiment religieux, au sens large. C’est une qualité qui fait des rapports qu’elle établit, et auxquels elle sert de médiation, des rapports d’enchantement hiérarchiques. L’œuvre est vécue, sous ce rapport, comme ayant un caractère unique, irremplaçable.
7L’évanouissement par degrés de ce que Benjamin appelle l’aura, et dont Baudelaire serait à ses yeux le grand témoin-précurseur, change donc profondément l’économie énergétique du travail artistique. Dans la lecture qu’en fait Benjamin, l’œuvre postauratique entrerait pleinement dans le rapport de ce qu’il appelle la communication, dans une manière-d’être transitive. Il faut souligner que cette transformation n’est pas du tout vécue par Benjamin sur un mode nostalgique, voire élégiaque. Il ne s’agit pas pour lui de ressusciter l’aura à une époque où la technologie l’aurait rendue caduque, mais simplement d’en constater le dépérissement et de formuler quelques hypothèses à ce sujet.
8Ainsi, ayant posé le lien entre l’aura et l’origine rituelle de l’œuvre d’art, Benjamin postule la continuité de ce rapport. Pour un artiste de la modernité, travailler la dimension potentiellement rituelle de l’œuvre revient à l’installer volontairement dans une existence « auratique ». En ce sens, l’essor au cours de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle de réflexions sur « l’art pour l’art » et « l’art pur » serait dû à une radicalisation des tenants de l’aura au moment où elle commence à disparaître. Détail important pour nous, la réflexion de Benjamin fait place ici à la pratique de la Dichtung, de la poésie. C’est en elle, et tout particulièrement dans la pratique poétique de Mallarmé, qu’il identifie la résistance la plus extrême au déclin de l’aura à cette période. Cette extension de l’analyse fondatrice nous semble autoriser le commentaire de Pierre Zima, d’après qui « [i]l ne faut pas prendre au pied de la lettre la définition spatiale de l’aura proposée par Benjamin : plutôt que spatiales la distance et la singularité sont sémantiques et idéologiques. Ainsi, il est parfaitement possible de parler de l’aura d’un texte ou d’une poésie auratique. Il peut s’agir, par exemple, de textes hermétiques, difficilement “accessibles” qui refusent la communication en cultivant la distance4 ».
9Ces remarques ouvrent, sans aucun doute, une voie à l’approche de multiples postures poétiques adoptées depuis Mallarmé. La volonté auratique désignerait, pour la poésie, une opposition complexe au communicatif de son époque par de multiples stratégies de distance, de ritualisation, de raréfaction. Mais si nous parlons de volonté auratique chez Segalen, ce n’est pas pour voir en lui un poète spécialement hermétique. Le rapport à l’aura qui caractérise ses débuts de poète est à la fois plus immédiat et plus proche des origines visuelles ou spatiales de la notion, que chez d’autres poètes.
10Le dispositif stèle peut ainsi être dit poétique, d’abord en raison des rapports intensifiés qu’il entretient avec le signe, le nom, la page. Intensification à la fois visuelle et sémiotique des éléments et du cadre. Or, la lecture de Stèles nous engage dans un mouvement où l’évanescence et l’ironie d’un sujet du poème, voire de la parole, est pensable par contraste, ou dans une relation de tension-contradiction avec la visibilité, la fixité, la concrétude de son cadre, de l’espace que délimite celui-ci. À l’intérieur du dispositif, les mots donc instaurent un rapport doublement auratique au moment de la lecture, puisque cette lecture donne accès au vertige, au retrait du sujet parlant, à l’abolition de l’espace. L’aura – émancipation subtile du corps – se retire en se montrant, s’absente visiblement-lisiblement de l’apparition. C’est un double mouvement de manifestation et de disparition, que Jean-Pierre Richard a déjà attribué à l’espace stélaire : commentant un extrait de la « Stèle du chemin de l’âme5 » (stèle qui parle de « huit grands signes rétrogrades », inscriptions idéogrammatiques à l’envers) il indique notamment « une perspective, pour nous désormais familière, où le motif de la régression funèbre se lie à l’imagination d’une plongée matérielle6 ».
11Si la singularité du poème segalenien – l’écart par lequel un phénomène de reconnaissance a eu lieu – vient donc d’un placement du poème dans le champ visuel tel qu’il suggère un objet à part entière (ce qui est pensé par lui comme un renforcement et non une négation de sa dimension langagière), c’est pour mettre en valeur tout ce qui excède l’apparente logique spatiale de l’œuvre. Ce principe est comme le thème (au sens musical) à travers lequel les tentatives poétiques parallèles ou ultérieures de Segalen ont pu être pensées comme autant de variations. Mais s’il y a une certaine continuité dans cette volonté de constituer une œuvre poétique, il s’agit pour nous aussi de pointer son évolution progressive. Ce qui nécessite quelques mots sur la manière dont Segalen représente sa propre activité d’artiste.
12Son « exotisme radical » – épithète employée notamment par Jean Baudrillard – est à comprendre à partir d’une réflexion sur les mêmes phénomènes culturels que prend en compte Walter Benjamin. Face à la diminution de la distance – fait d’abord technologique – il s’agit, pour Segalen, de réaffirmer comme le fondement de toute activité esthétique, la possibilité d’une distance absolue. Baudrillard cite l’Essai sur l’exotisme (« L’exotisme est la perception aiguë et immédiate d’une incompréhensibilité éternelle ») avant de commenter à son tour : « Ce qui l’emporte, ce n’est pas le régime de la différence et de l’indifférenciation, c’est l’incompréhensibilité éternelle, l’étrangeté irréductible des cultures, des mœurs, des visages, des langages7.»
13Comment ne pas être frappé par une complémentarité de fond entre cette esthétique segalenienne du Divers et la théorie de l’aura et de son déclin, encore informulée à l’époque. Toutes deux prennent comme expérience primordiale le lointain, et partent de la tension qu’instaure cette expérience. Segalen théorise sa production – c’est-à-dire ses œuvres littéraires, mais aussi la production de sa différence d’artiste, de poète – par rapport à ses effets, et à l’abolition de cette distance. L’entropie de l’unité globale (marquée par une certaine inéluctabilité) est à la fois ce qui le pousse vers le dissemblable, et ce qui – dans le mouvement de sa propre vie – conduit à la production d’œuvres qui le distinguent de ses semblables.
14Seulement l’évanouissement du divers, l’abolition de la différence et de l’altérité absolues, s’ils suscitent l’acte artistique chez l’individu, menacent en même temps les bases de l’individuation. La diminution du mystère entraîne la convergence de tous les points vers un seul. Cette convergence figure, pour Segalen, le caractère impensable du travail poétique, et l’épuisement de sa propre activité telle qu’il se la représente. Happé dans le mouvement global, entre un avant identitaire et un après identique, il est ainsi poète à la fois de et par son temps – tout en s’opposant viscéralement à l’évolution politique du monde moderne, amèrement identifiée à la démocratie. Ce sont là des aspects connus de la pensée de Segalen, mais comme des couches superposées, presque jamais considérées ensemble dans leur intrication, ou leur interdépendance mutuelle. Le saut théorique que fait Benjamin dans sa réflexion sur l’aura est de nature à nous permettre d’imaginer cette lecture8. La volonté auratique – peut-être assimilable au choix de la poésie, de la différence poétique en écriture – mettrait ainsi en évidence certains partis pris. La volonté d’échapper à l’emprise du langage… mais aussi à l’emprise d’un principe d’égalité, voire d’interchangeabilité, entre ses usagers. Ainsi s’expliquent l’importance centrale de l’œuvre comme occurrence unique et littéralement puissante… et les stratégies qui permettent, nonobstant, de faire circuler, peut-être de reproduire, cette unicité et son pouvoir imaginaire.
15La volonté auratique donne ainsi accès au travail poétique comme à un drame de l’individuation personnelle. La différence du poème est aussi celle du poète. Or, devant cette réalité, la modernité, pour ainsi dire, croule sous l’offre. La banalisation d’une fonction équivaut à sa disparition. Et en effet, dans le déclin de l’aura, Benjamin voit aussi le déclin de la distinction auteur/lecteur – un effacement de l’identité d’auteur dans une accession généralisée à la production et à la publication de l’écrit. C’est ainsi que, dans une esthétique qui accentue l’idée d’une absolue singularité du texte, nous pouvons lire un refus de voir s’effacer la distinction jadis assurée par la production de l’écrit. Ce qui frappe chez Segalen, c’est le caractère explicite de ce lien – comme pour illustrer à l’avance la mutation des fondements de l’œuvre qui sera désignée par Benjamin une vingtaine d’années plus tard. Chez Segalen, la volonté auratique qui, par une lecture fondée sur une tradition poétique, nous amène à une pensée du rite et du texte-objet, glisse ainsi à travers l’ensemble de ses écrits et le rapport qu’il entretient avec son époque, vers une signification à la fois pleinement et intimement politique.
II.
16Nous avons noté la tension inhérente, dans la poétique segalenienne, entre pratique et produit idéal. Les avatars et les limites de sa volonté auratique sont issus de cette tension. Ils sont interprétables comme autant de tentatives pour la repenser, ou pour la résoudre. Chez le Segalen des Odes et de Thibet, la volonté auratique « première version » est reformulée par rapport à un imaginaire de la voix qui va de la parole jusqu’au chant. Stèles annonçait une hantise du périssable : les remarques liminaires de Odes avancent à l’opposé. Si la stèle figurait l’altérité radicale, l’ode, en revanche, la vise. L’Ode est le nom donné au poème qui a su incorporer cette visée, ce supplément ou ce déficit de la forme. Elle devient pensable dans sa totale immatérialité à travers le modèle de l’interpellation, de l’appel.
Rien ne retient et ne fixe. Rien d’un accomplissement. […] C’est une altercation : on évoque : on interpelle de bas en haut, quelqu’un. Celui-là, un souffle, un esprit, une figure imaginaire, un moment, une présence aimée ou repoussée, – le ciel enfin. Mais toujours à travers un écran mystique, barrière percée à jour qui ne laisse filtrer que les élans les plus ardents : les flammes9.
17L’Ode reste ainsi, nous le voyons, dans une logique auratique. Le poème, au plan de l’imaginaire, est maintenant de l’ordre de la parole vive, située et non plus site. Le principe de l’œuvre se tient plus nettement hors d’elle, et son accomplissement dépend de ce principe, étant entendu que cette parole a lieu d’être, chez Segalen, par rapport à l’aura : que le poème s’adresse aux puissances célestes ou au domaine inaccessible, c’est donc toujours au radicalement autre qu’il fait honneur, et de cet autre qu’il tire son propre statut. L’Ode voit naître ainsi la figure de l’Offrant – dépassement humain du stade formel, comme l’Ode en serait le dépassement esthétique :
privé du chanteur, le chant n’est que tablature, l’Ode sans l’Offrant n’est qu’une coque creuse cachant le néant du rite. L’Offrant sera donc celui qui chante l’Ode. – Si, par miracle, l’Ode peut prendre flamme à Son geste. Conformément au symbole qu’il soit nu ; – dépouillé10.
18Le poème devient ainsi poème à (de ?) l’aura, plutôt que poème auratique. Le passage à une parole dématérialisée est pourtant loin d’être une désacralisation du poème. C’est ce qui paraîtra d’une autre manière avec Thibet – texte qui désigne discursivement le rôle du poète dans le maintien de son propre enchantement. Et qui formule ainsi, une dernière fois, sa distinction.
19Soulignons une différence importante de cette dernière œuvre poétique. Thibet, contrairement à Stèles et à Odes, réserve uniquement à l’écriture poétique les fonctions de commentaire et de performance. La réflexivité de Thibet est pleinement contenue dans le poème : en modifiant les formes de son texte, Segalen modifie le pouvoir qu’il leur attribue. Le poème Thibet est habité par un je plus régulier, invoqué d’un bout à l’autre de l’œuvre, un je qui, pour ainsi dire, s’assume. Cela crée, à la lecture, un effet de démystification – même si c’est pour énoncer, sous forme poétique, un credo de la volonté poétique. En effet, le sujet de l’énonciation, dans Thibet, crée lui-même le schéma des lectures possibles du poème. Ainsi de la signification donnée aux trois parties. La Séquence XLVIII11 prétend en livrer la clé – par un commentaire intégré au corps de l’écriture poétique :
Poyoul ! Poyoul, objet des monts ! Ainsi se bâtit et hausse un poëme :
Objet – Maléfice – et renonçant …
To-Bod, Lha-Ssa et le territoire ineffable
Ainsi se partage le Poëme.
20La dernière partie du poème serait ainsi celle du territoire ineffable. Mais cette ineffabilité est-elle vécue dans l’écriture de Segalen comme une limite du langage poétique ? C’est plutôt, pour ainsi dire, le fondement de sa distinction poétique. La montagne, le pays, thématisés, sont explicitement donnés comme les ultimes exemples de cette altérité radicale qui semble bien être une pré-condition imaginaire du poème segalenien.
21On sait que l’épreuve de l’écriture poétique est assimilée, dans Thibet, à l’activité du voyageur/grimpeur. Son travail de poète se dit dès le départ, aux antipodes de l’envol lyrique, qui portait Odes. Son pied dur confond le paysage interpellé et le paysage parlé : la laborieuse articulation écrite du poète, tout en désignant un extérieur – même une quintessence de l’extériorité – ne cesse d’établir l’équivalence dialectique du produit de cette articulation avec ce qu’elle désigne.
22D’où l’importance du discours métapoétique au sein de ce poème. Le poète tente la réconciliation entre une spatialisation, voire une allégorie spatiale, de son désir d’un côté et, de l’autre, le principe subtil de son activité, que l’on pourrait désigner par le terme de chant et ses homonymes. Dans la Séquence LVII12, la voix et ses modalités cèdent ainsi régulièrement la place au rituel (sous le signe de l’unique et du solennel – le vœu) – c’est-à-dire à « l’image » :
Après ces cris, ces hurlements, ces imprécations orantes …
Une seule, un seul vœu : à ton image, Thibet ; […]
23La parole ne cesse ainsi de se penser sur le mode auratique. Le seul vœu du sujet poétique est suivi de trois emplois du verbe bâtir en l’espace de trois vers. Segalen associe explicitement le travail de distinction et l’acte de bâtir la demeure intérieure, poétique. Le thème du bâtir est à la base de sa distinction avec la brute populaire – on est bien dans une posture de noblesse. Ce thème est aussi ce qui accomplit la traversée entre l’intérieur et l’extérieur.
24Dans ce va-et-vient entre pluralité et unicité, l’objet auratique opère l’abolition (provisoire, imaginaire) du multiple. Ce passage, chez Segalen, comporte toujours une dominante spatiale – il est pensable (et pensé) en termes de construction et d’abolition des espaces. Même le chant, comme horizon de l’effort poétique, prend pour origine un désir spatial. Il s’agit ainsi de couvrir, saisir, secouer, enlacer – gestes par lesquels l’acteur domine son objet. C’est cette tentative de domination qui est en jeu dans cette dernière partie, et qui semble être reconnue comme une tentative inaboutie.
25Cependant, ayant reconnu le caractère illimité de son désir, le poète ne fait pas marche arrière. Il intériorise sa logique spatiale, dans un vœu qui part vers une nouvelle dissolution de l’espace :
Que la demeure de mon âme devienne cette hymne Thibétaine ! Avant de rendre de nouveau corps à son aspiration de poète : J’ai tenté d’enlacer en Poëme, cet hymne exutoire…
26La Séquence que nous lisons n’est peut-être donc pas le « Poëme ». Mais elle représente, par son corps même, la volonté de parler à l’échelle démesurée de son seul objet, de maintenir une équivalence entre le sujet et ce qui le déborde. Écrivant sur Thibet, Jean Roudaut fait de ce corps la figure d’une absence : « L’intention du poète était de parvenir en un espace où tout n’est plus qu’effacement. Et donc de le désigner, de le localiser13.» Christian Doumet a une autre façon de penser cet écart : « le non-dit, en somme, – et c’est l’un des ressorts les plus puissants de Thibet –, se retourne et produit, dans sa taciturnité même, la représentation de ce qu’il tait14.»
27Si l’on s’accordait pour voir dans la dernière partie de Thibet quelque chose comme un renoncement à l’acceptation clairement énoncée d’un échec – prenant pour modèle l’échec du voyageur au seuil du domaine qu’écrit le poète – ce serait donc au risque de négliger tout ce que sa position finale garde de résolu, voire de défiant, pour l’action poétique dans un monde moderne. Si Segalen indique le Rien, il l’indique sur un ton de défi, de triomphe. La poièse, dans sa dernière construction poétique, est celle d’une fondation poétique voulue (fondation par le poème, et fondation du poème, et du poète, par ce qu’il prend pour objet).
D’autres parmi les hommes, ont choisi leurs dieux parmi les hommes !
Et ! Thibet, c’est dans la face de la Terre
Que choisissant son visage le plus majestueux, le plus expressif,
Je t’ai fait, Pèlerin découragé, la Hauteur, le Symbole, – le Dieu.
28Ainsi le poème n’est pas tant un objet sacré qu’un acte ou un geste sacralisant. Non pas autonome, mais nomothète. Ce geste n’est plus celui d’une esthétique pensable dans les termes d’une autonomie matérielle du poème. Mais peut-être plus encore que le texte que nous venons de citer, la Séquence LIV15, qui selon Michael Taylor16 est la dernière à avoir été composée – et par conséquent serait même lisible comme le dernier poème de Segalen, sinon comme son testament poétique – irait dans le sens que j’indique.
29Là, la peur, voire le mépris d’une humanité indistincte, sont présents à un degré explicite. Là aussi, le geste du poète est déployé comme seul et ultime réponse à la crise du monde humain. C’est un geste de restauration.
– Dernier roi non dépossédé ; dernier monarque d’Altimonde,
Thibet, par ce poëme élogieux
Je te somme Prince des Pics. Je t’affranchis de tous les dèmes.
Je TE fais ton propre diadème.
30 Thibet diffère des autres poèmes de Segalen : moins clos que d’autres, il fait appel au monde extérieur comme garant de sa parole. Son pouvoir se veut ouvert et non purement réflexif. Il s’agit d’un compromis complexe. Pierre Jourde a récemment commenté de manière incisive un tel état de la conscience moderne : conscience rationnelle et néanmoins torturée par la question de l’être-authentique face à la montagne et aux sentiments qui l’accompagnent. Entre l’approche scientifique et la soumission théologique face à l’altérité magnifique de ce surgissement immobile, où trouver un passage ?
On peut écarter le problème en arguant que l’intention est une illusion suscitée par une projection sur l’objet de notre propre subjectivité, du mouvement par lequel nous allons au devant de lui pour l’accueillir. Mais le recours à l’illusion permet trop facilement d’évacuer ce phénomène et ce qu’il recèle de vérité. L’intention n’est pas plus à nous que l’objectivité n’est propre à la montagne. Il y a peut-être en elle (et c’est ce qui la rend attirante) la vérité de ce qui est en nous. Quelque chose comme une cause qui serait aussi de l’être, ou comme une intention qui n’aurait pas de sujet ni d’origine et se confondrait par conséquent exactement avec ce qu’elle produit. Cette intention d’être qui nous semble avoir produit la montagne, et la produire encore à chaque instant, la maintenir devant nous dans son surgissement immobile, nous savons, au même instant, qu’elle ne vient de personne et qu’elle ne s’attache en rien à cette montagne dans sa forme. Elle n’a rien à voir avec les intentions humaines telles que nous pouvons les connaître. On pourrait appeler cette espèce d’intention indifférente, impersonnelle une intention neutre17.
31L’altérité finale de Thibet, qui se voudrait tellement radicale, tellement intransitive, est une altérité de reconnaissance, une altérité qui existe dans l’interaction entre deux entités qui ne se suffisent pas dans l’isolement. La volonté d’aura – née dans une perspective d’altérité radicale – trouve sa formulation pleinement désenchantée dans un dépassement du face-à-face intransitif. Le poème – relayant ici l’acte de simple contemplation et son « intention neutre » (on n’est pas encore dans le désœuvrement d’une contemplation de fait, et le Thibet de Segalen restera un pays de l’esprit) – serait ce corps intermédiaire par lequel l’aura, produit d’une construction imaginaire, donnerait néanmoins encore une ouverture au sujet vers ce qui, externe à lui et à son langage, l’appelle à la réalisation.
32Les notions d’aura et d’exotisme nomment toutes deux des absolus qui ne peuvent être théorisés que négativement – le mouvement de l’histoire (aux yeux de chacun de leurs théoriciens) nous éloignant toujours plus de ces absolus. Ces déclins peuvent être positivement ou négativement valorisés. Les dynamiques qui en découlent donnent lieu dans les deux cas à des œuvres intermédiaires – à la fois témoins de leur état idéal à jamais perdu, et d’un aménagement devant les conditions présentes. À des œuvres donc impures.
33Si la théorie de l’exotisme est diversement repérable dans les poèmes de Segalen comme une volonté d’aura, s’il y a parallèle entre les limites de cette théorie et les mutations de cette volonté, alors, finalement, dans ces dernières séquences de Thibet, l’œuvre prend forme sur les décombres d’un principe qui se trouve en même temps partiellement ressuscité en elle.
Notes de bas de page
1 Victor Segalen, « Préface » à Stèles dans Œuvres Complètes II, Robert Laffont, Paris, 1995, p. 35-38.
2 « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », dans Walter Benjamin, Écrits français, Gallimard, Paris, 1991, p. 177-220. (« Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit », dans W. Benjamin, Illuminationen. Ausgewählte Schriften I, Suhrkamp, Francfort, 1977, p. 136-69.)
3 « Qu’est-ce en somme que l’aura ? Une singulière trame de temps et d’espace : apparition unique d’un lointain, si proche soit-il. » (« L’œuvre d’art… », op. cit., p. 183). Benjamin enchaîne directement sur la notion d’une aura des objets naturels, à laquelle nous reviendrons plus loin.
4 Pierre V. Zima, Manuel de sociocritique, Picard Éditeur, Paris, 1985, p. 71.
5 « Si, détournés de l’air doux aux poitrines, ils [ces « huit grands signes »] s’enfoncent dans la pierre ; si, fuyant la lumière, ils donnent dans la profondeur solide,
C’est, clairement, pour être lus au revers de l’espace – lieu sans routes où cheminent fixement les yeux du mort. » (Œuvres complètes II, op. cit., p. 104.)
6 Jean-Pierre Richard, « Espaces stélaires », dans Pages paysages (Microlectures II), Le Seuil, Paris, 1984, p. 120-121.
7 Jean Baudrillard, La Transparence du mal, Galilée, Paris, 1990, p. 152.
8 C’est pour sa valeur d’hypothèse située et développée, et non de prophétie véridique, que la référence à la réflexion benjaminienne nous semble valable. Daniel Bougnoux a très justement rappelé que la prolifération des images photographiques semble aboutir, pour les fortunes de l’aura, à un effet plutôt contraire à celui décrit à son époque par Benjamin. La ténacité (imprévue) de l’aura à notre époque est sans aucun doute un élément de réflexivité critique indispensable pour une lecture « actuelle » de Segalen et de la réception de son œuvre.
9 Œuvres complètes II, op. cit., p. 597.
10 Ibid., p. 598.
11 Ibid., p. 634.
12 Ibid., p. 638.
13 Jean Roudaut, « Un poème – Thibet », dans Éliane Formentelli (éd.), Regard, Espaces, Signes, L’Asiathèque, Paris, 1978, p. 32.
14 Christian Doumet, Victor Segalen. L’origine et la distance, Champ Vallon, Seyssel, 1993, p. 43.
15 Op. cit., p. 637.
16 « Préface » à Thibet, Mercure de France, Paris, 1979.
17 Pierre Jourde, Littérature et authenticité. Le réel, le neutre, la fiction, L’Harmattan, Paris, 2001, p. 44-45.
Auteur
University of Limerick, Ireland
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Ce que le poème dit du poème
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