La sculpture de Gauguin dans les écrits polynésiens de Segalen
p. 131-149
Texte intégral
De même que la poésie lyrique ennoblit tout, même la passion, la sculpture, la vraie, solennise tout, même le mouvement ; elle donne à tout ce qui est humain quelque chose d’éternel et qui participe à la dureté de la matière employée. La colère devient calme, la tendresse sévère, le rêve ondoyant et brillanté de la peinture se transforme en méditation solide et obstinée.
Baudelaire, « Sculpture », Salon de 1859.
1Victor Segalen achète à la vente de Papeete, le 2 septembre 1903, quatre des cinq pièces de bois qui entourent la porte de la maison de Gauguin à Hiva-Oa, au prix de seize francs. Il les offre à Saint-Pol Roux pour décorer son manoir breton ; il les rachètera mille cinq cents francs à ce dernier, le 18 octobre 1916. Or, c’est pendant l’été 1916 que Segalen compose l’Hommage à Gauguin et, dans une note d’octobre sur son manuscrit de La Marche du feu, il envisage de trouver pour ce récit « une forme plus pressante, plus insistante1 ». Je me demande s’il existe un lien entre le retour, après quinze ans, à la statuaire de Gauguin, et la recherche, dans sa propre poétique, d’une « prédominance émotive et active2 ». Peut-être aussi l’attachement de Segalen envers la sculpture de Gauguin a-t-il orienté ses conceptions esthétiques : aurait-il désiré la présence des panneaux sculptés par Gauguin pour accompagner la maturation de sa grande œuvre esthétique Chine. La Grande Statuaire ?
2Les reliefs de la Maison du Jouir, constituent, pour Gauguin lui-même, l’aboutissement d’un processus créateur que Segalen a compris ; à partir de ces reliefs, Segalen a imaginé les sculptures puissantes du Maître-du-Jouir ; mais l’essentiel de sa méditation esthétique a pour objet une vraie statue de Gauguin, délitée, disparue aujourd’hui : ce n’est plus l’idole d’un dieu, mais la force créatrice en acte.
La Maison du Jouir
3Lorsque Segalen est arrivé à Hiva-Oa, le lundi 11 août 1903, il découvre « l’atelier de Gauguin, long faré quelconque, maintenant tout nu, tout dépouillé3 », écrit-il dans son journal. Il précise dans l’Hommage à Gauguin que la maison du peintre avait été « vidée par les liquidateurs officiels comme un bulbe de cocotier par les crabes de terre4 ». La faré est devenu « quelconque » car la sculpture faisait corps avec la maison, avec la végétation luxuriante du site et avec l’habitant. Gauguin s’était inspiré de l’architecture des maisons communautaires marquisiennes (whare-ruanga), où l’on se réunissait pour diverses sortes de plaisir… Cette maison légère, toute entière en matière végétale, est plus éphémère que les palais chinois de « Aux dix mille années5 ». Vite délitée, comme l’argile de la statue du dieu, elle a été vendue pour son bois. La végétation aura effacé toutes les traces en quelques années. Pour Gauguin, cette maison précaire, décorée de sculptures sauvages, répond à Babylone, à la civilisation industrielle cause de détresse humaine, de misère matérielle et morale, dont il a souffert quand il a commencé à peindre à Paris6. Debout devant sa case aux murs de feuilles de pandanus tressées, parmi ses sculptures, Gauguin pouvait dire : « nous autres indigènes des Marquises7… ».
4Pour Segalen, cette maison, gardée par une statue aux contours émoussés, rongés par les pluies tropicales, est le tombeau de Gauguin. Segalen place une statue, dans toutes ses descriptions, face aux bas-reliefs du portail qui, en haut de l’escalier, ouvrait sur l’atelier du peintre. Ces panneaux avaient été emportés – « aucun vestige, sinon d’arrachement8 » –, pourtant, dans le premier texte de Segalen sur Gauguin qu’il envoie en janvier 1904 au Mercure de France, après avoir décrit la statue, il rétablit le « portail ornementé9 » tel qu’il était du vivant de l’artiste :
il s’entoure de scènes frustes et précises, expliquées de légendes et frottées de couleurs mortes ; en tête : la Maison du Jouir. À gauche et à droite deux panneaux où processent des figures d’ambre aux lèvres de chair bleutée, en des poses convulsées ou lentes, et qui enseignent en lettres d’or :
Soyez amoureuses et vous serez heureuses
Soyez mystérieuses et vous serez heureuses.
Puis deux silhouettes femelles nues, aux lignes grossières comme œuvres de préhistorique10.
5Segalen a saisi d’emblée l’importance de la statuaire de Gauguin, pourtant peu appréciée à l’époque. Aux Marquises, Gauguin a autant sculpté qu’il a peint ; il avait installé un atelier de sculpture au rez-de-chaussée de sa maison. Gauguin a été influencé par la décoration foisonnante des maisons maories ornées de bas-reliefs autour de la porte d’entrée et sous le toit, mais il a créé un nouveau type de maison dont le portail, au premier étage, domine le visiteur, ce que remarque Segalen : « C’était une case marquisienne mieux façonnée, surélevée, avec le grand toit lacé de feuilles de pandanus11. » Métopes et piliers sculptés donnent à la case de Gauguin l’allure d’un temple oriental. Il a utilisé des planches fines de séquoia ne permettant qu’un relief faible, rehaussé de couleurs qui « enrichissent considérablement l’œuvre en atténuant la primitivité du dessin, en accentuant ou sa sensualité, ou sa naïveté voulue, en effaçant le traitement sommaire de la surface du bois12 ». Les motifs de fleurs, de fruits et d’animaux sont repris des bas-reliefs que Gauguin sculptait en Bretagne avec Émile Bernard en 1889-1890, mais il a supprimé toutes les allusions et allégories symbolistes. Les arabesques de lianes grimpantes, de fruits en grappes, constituent une décoration luxuriante et paradisiaque en accord avec la végétation environnante et avec l’esprit de certaines des plus lumineuses toiles de Tahiti comme Rupe Rupe (luxuriant13). Dans cet Éden, « le jouir » n’est pas un péché.
6Les deux panneaux horizontaux reprennent aussi des légendes et des motifs de bas-reliefs de 1889-1890, mais le linteau central est d’inspiration polynésienne. De part et d’autre de l’inscription « maison du jouir », figurent un personnage féminin, la fleur de tiaré sur l’oreille, et un homme dont le profil stylisé rappelle celui de Gauguin lui-même ; ce profil se trouve dans plusieurs œuvres de la dernière période de Gauguin, il domine l’encadrement de la gravure sur bois Te Atua (les dieux14). Ces figures évoquent probablement les deux principes masculin et féminin, le soleil et la lune. Le paon, à gauche de ce visage, se trouve également dans Te Atua, symbole médiéval des cieux, de la résurrection et de l’immortalité, mais il s’inscrit ici dans un contexte païen affirmé par la devise. Segalen commente celle-ci dans l’Hommage :
C’est là-haut, au-dessus du linteau de la porte, que se plaquait la maxime d’entrée, maison du jouir, si pleine dans la forme substantive de son verbe, si claire qu’il est presque indécent d’en blasonner une autre demeure mais qu’on peut installer en soi comme devise15.
7Pour Segalen, influencé par Jules de Gaultier, qui se voulait néopaïen et antichrétien, « le paganisme est maître des jeux et des joies humaines16 ». Aussi le jeune homme, après avoir relu Nietzsche à Tahiti en même temps qu’il découvrait l’enivrante sensualité polynésienne, est-il prêt à adopter cette « devise » faisant écho à la sentence de Zarathoustra : « Depuis qu’il y a des hommes, l’homme s’est trop peu réjoui. Ceci seul, mes frères, est notre péché originel17. » L’auteur d’Équipée, marqué par la sagesse taoïste et par les vicissitudes de la vie, choisira plus sobrement : « Pour me complaire18. »
8Les nus des panneaux verticaux correspondent à l’esprit du « jouir » de la devise. Segalen insiste sur le caractère primitif, « préhistorique », de ces baigneuses massives, mais ce n’est pas dépréciatif. Plus tard Segalen appréciera l’aspect brut de la statuaire chinoise des Han, « les qualités d’archaïsme – robustesse, simplicité fruste qui appartiennent à tous les arts de la matière au moment où ils se cherchent19 ». Baudelaire avait déjà remarqué le caractère primitif de la sculpture, il déclarait avec force en ouverture de son article du Salon de 1846 : « L’origine de la sculpture se perd dans la nuit des temps, c’est donc un art de Caraïbe20. » Baudelaire trouvait la sculpture de son temps trop proche de la nature, qu’elle imite servilement, à la différence de la peinture, « art de raisonnement profond ». Mais, en 1859, il nuance sa position. Si la sculpture est « ennuyeuse », c’est qu’elle se limite aujourd’hui à une plate imitation académique du corps humain ou qu’elle est décorative. En somme, la sculpture du XIXe siècle manque d’imagination. Après avoir évoqué la force prodigieuse des œuvres d’Égypte, de Ninive et de Michel Ange, Baudelaire conclut : « Il résulte des conditions barbares dans lesquelles la sculpture est enfermée qu’elle réclame, en même temps qu’une exécution très parfaite, une spiritualité très élevée21. » En d’autres termes, Baudelaire pose à la sculpture une alternative : elle relève soit d’un art de Caraïbe, soit du sublime. Gauguin, lui, réunit les deux termes de l’alternative : le sublime, il le voit déjà dans le peuple maori, dont la perfection plastique, « animale », et la spiritualité rappellent « l’immémorial Autrefois ». Il écrit de Tahiti à André Fontainas en mars 1899 :
Ici, près de ma case, en plein silence, je rêve à des harmonies violentes, à des parfums qui me grisent. Délice relevé de je ne sais quelle horreur sacrée que je devine vers l’immémorial Autrefois. Odeur de joie que je respire dans le présent. Figures animales d’une rigidité statuaire : je ne sais quoi d’ancien, d’auguste, religieux dans le rythme de leur geste, dans leur immobilité rare. Dans les yeux qui rêvent, la surface trouble d’une énigme insondable22.
9Les figures des panneaux verticaux sont d’inspiration polynésienne, elles ont en effet des gestes « augustes » : celle de droite lève la main comme pour saluer ou bénir, la tête de profil et le corps de face à la façon des bas-reliefs égyptiens ; celle de gauche lève le bras au-dessus de la tête comme une cueilleuse de fruits ou une source dans la statuaire antique. Mais elles ont le corps massif des sculptures marquisiennes, ce qui leur donne un aspect « sauvage », que Segalen qualifie de « préhistorique », confirmé par yeux protubérants, comme ceux des tikis, de la figure de gauche, les jambes droites, les épaules larges : « La forme sculpturale de là-bas. Deux colonnes d’un temple, simples et droites », écrivait Gauguin23. Les seins, traités comme des fruits, la végétation grimpante et le chien inscrivent les figures dans un décor sauvage. On ne sera pas surpris que dès la première note de l’Essai sur l’exotisme, écrite en octobre 1904, apparaisse le nom de Gauguin24. L « immémorial Autrefois » que devine Gauguin en Polynésie nourrit son art ; c’est bien lui que Segalen ira chercher remontant la piste de la statuaire chinoise jusqu’aux époques très lointaines des Hia, dans « la plus profonde nuit archéologique25 ».
10Segalen n’a pourtant pas conservé la description de ces reliefs dans l’Hommage à Gauguin : il s’intéresse seulement aux panneaux horizontaux, peut-être en raison de la thématique suggérée par les inscriptions. Alors que les panneaux verticaux ont été conçus en Polynésie, les deux reliefs horizontaux sont issus d’œuvres antérieures réalisées en Bretagne : Soyez amoureuses vous serez heureuses, en 1889, et Soyez mystérieuses en 1890. Le relief de 1889 est marqué par l’influence symboliste autant thématique qu’esthétique. Le bas-relief semble permettre, plus que le tableau, la redéfinition de l’organisation spatiale car les variations de l’épaisseur dessinent des espaces différents. Les sculptures de Gauguin s’inscrivent dans son effort pour se dégager de l’impressionnisme, cherchant une voie plus intellectuelle, plus structurée, plus dessinée. De plus, le relief amplifie la dimension symboliste. Alors que dans Vision après le sermon26, la séparation entre le monde réel et la vision spirituelle était matérialisée par une branche, ici les deux espaces s’interpénètrent. Les changements d’échelle renvoient aux reliefs du Moyen Âge ou à l’art égyptien. L’inscription gravée ressortit à la fois de la statuaire médiévale, où des citations bibliques font partie de la scène représentée, et de la poésie. Segalen accentue le parallélisme car Gauguin n’a pas ajouté « et vous serez heureuses » à « soyez mystérieuses », le mystère suffit… L’association de l’écriture et de l’image a dû intéresser le jeune auteur, qui, dès les Immémoriaux, cherchait dans cette direction qui le mènera à Stèles. L’injonction, Soyez amoureuses vous serez heureuses, sonne à la fois comme une invitation à l’amour et comme une menace de châtiment, si l’on est attentif à l’ensemble de la sculpture de 1889. Gauguin commente ses intentions dans une lettre à Émile Bernard :
C’est aussi ce que j’ai fait de mieux et de plus étrange. Gauguin (comme un monstre) prenant la main d’une femme qui se défend, lui disant : Soyez amoureuse, vous serez heureuse. Le renard, symbole indien de la perversité, puis dans les interstices des petites figures27.
11La femme et le masque de Gauguin sont à la même échelle, ce qui crée un dialogue dominé par le geste impérieux de l’homme. La petite femme de profil en haut à gauche représente, écrit Gauguin, « la ville, Babylone pourrie », le personnage volant en haut à droite rappelle les démons des enfers médiévaux28. Le corps de la femme semble être tendu davantage par la souffrance que par le plaisir, car elle fait face à une figure du chagrin, mise en lumière par la peinture dorée29. Gauguin conclut l’explication qu’il propose à Théo Van Gogh : « Plusieurs figures dans tout cet entourage expriment le contraire du conseil (vous serez heureuses) pour indiquer qu’il est mensonger30. » La signification ainsi définie se comprend en relation avec « Soyez mystérieuses » qui propose une voie spirituelle symbolisée, sur le relief de 1890, par une forte diagonale qui va d’un personnage voilé de bleu et bénissant, emprunté à l’iconographie chrétienne, à un dieu lunaire ; au milieu, une baigneuse31, qui semble s’arracher à la pesanteur, tendue vers l’astre, pousse un cri de frayeur, de plaisir ou d’« horreur sacrée ».
12Les panneaux de la Maison du Jouir, eux, relèvent d’une esthétique simplifiée, dépouillée, puisque les personnages sont limités à trois disposés en frise (« ils processent », écrit Segalen) ; le souci de la grâce et la complexité des symboles fait place à la recherche de formes rigoureuses, énergiques, épurées au contact de l’art « sauvage » des Polynésiens. De plus ils ont une valeur symbolique différente. Un Gauguin pacifié a pris la figure du dieu maori à droite du linteau. Il a définitivement quitté Babylone quand il construit sa maison parmi les arbres d’Atuona. Les deux figures de gauche ne respirent pas l’angoisse, seul le personnage voilé, que l’on trouve dans Le Départ32, suggère que le Paradis est perdu, comme l’atteste le serpent qui entoure l’inscription, mais le serpent est aussi symbole du savoir et de la divination. Le visiteur de la Maison du Jouir interprète ce bas-relief, en relation avec l’inscription du linteau, comme une invitation à l’amour. C’est ainsi que l’a compris Segalen : « l’on voyait deux sourdes figures enveloppées s’en aller comme en fuite vers l’amour ; une autre, cabrée dans un saut de peur, d’horreur ou de joie33. »
13Alors que les reliefs de 1890 opposaient l’amour charnel à la voie spirituelle, proches des recherches des symbolistes et des peintres mystiques de Pont-Aven, ceux de la Maison du Jouir tissent des parallélismes entre les deux panneaux : les personnages féminins de gauche sont en proie à une sorte d’extase, les couples de droite ont la même attitude – concentration, effroi devant le « Mystérieux ». Segalen insiste sur le passage du réel à l’irréel, la plongée par-delà le monde naturel, étant bien entendu que le Mystère ne saurait être défini par aucun dogme sous peine de perdre… son mystère :
d’autres visions, pénétrant le bois comme des larves, se coulaient de l’autre côté de l’espace, vers le pays au-delà de tout mal, de tout bien, de toute existence manifestée34.
14On reconnaît le titre du livre de Nietzsche, traduit en 1898. La description de Segalen s’appuie aussi sur la lecture du manuscrit de Noa Noa qu’il a trouvé dans la malle de papiers que son navire a transportée à Papeete. Évoquant les minutes heureuses de son idylle avec Tehamana, Gauguin écrit : « le noa noa tahitien embaume tout. Moi, je n’ai plus la conscience du jour et des heures, du Bien et du Mal : tout est beau, tout est bien35. » Il est possible que Gauguin, lecteur assidu du Mercure de France, ait suivi la publication des traductions de Nietzsche. Celui-ci écrivait : « Ce qui est fait par amour s’accomplit toujours par-delà le bien et le mal36. » Mais, semble-t-il, Segalen, en 1916, se souvient aussi de Lao Tseu et désigne par « le pays au-delà […] de toute existence manifestée » l’indifférencié, le grand fonds obscur d’où naissent les dix mille existences…
15Dans la Maison du Jouir, il n’y a plus de rupture entre l’amour et le mystère. Peut-être l’art de Gauguin a-t-il nourri la méditation que poursuit Segalen dans le projet d’Essai sur le mystérieux qu’il commence à rédiger en 1909, car Gauguin a peint plusieurs fois des moments de vertige où « le clair et l’obscur, le connu et l’inconnaissable […] entrent en conflit37 ». Ses toiles présentent des personnages encapuchonnés38 qui marquent, dans la vie « réelle », l’intrusion des forces mystérieuses, des esprits des morts. Sur les reliefs de La Maison du Jouir, l’amour n’est pas plus rassurant que le mystère ; la jouissance est, pour Gauguin, inséparable de la conscience du tragique de l’existence humaine. Le regard oblique, inquiet, du couple de droite sur les deux panneaux horizontaux pourrait illustrer ce passage de l’Essai sur le mystérieux :
nous regardons un peu de côté, ailleurs, vers des hommes plus rares […] pour lesquels la simplicité de tous nos bons phénomènes familiers se transforme en angoisse, en questions irrésolues, – nos visions nettes en regards équivoques qui en font des visionnaires39.
16Segalen, grâce à Jules de Gaultier, a approché la philosophie de Schopenhauer. On sait, par ailleurs, que les amis de Gauguin en Bretagne, Émile Bernard en particulier, lui ont parlé de Schopenhauer, peut-être même lui ont-ils donné à lire les morceaux choisis qui circulaient à cette époque. Les premières versions de Soyez amoureuses et Soyez mystérieuses pourraient correspondre à l’opposition entre « le monde comme volonté », qui fait le malheur de l’homme, et « le monde comme représentation », où la contemplation « nous affranchit de notre triste moi40 ». L’individu, soustrait à la volonté, se fait ainsi sujet pur : « Il y a là un ravissement qui dépasse notre propre individualité ; c’est le sentiment du sublime41. » Schopenhauer reprend ici la définition rhétorique du sublime : un mouvement d’emportement, de soulèvement, de traversée par-delà les apparences des choses et les limites de l’individu. Pour l’auteur anonyme du Traité du sublime, celui-ci est « un choc », « une force irrésistible » qui « mène les auditeurs à l’extase42 » ; le sublime dans l’art, précise l’auteur, est « ce qui dépasse l’humain43 ». Schopenhauer dit éprouver ce sentiment devant le ciel étoilé ou les pyramides d’Égypte. Il est légitime de comprendre ainsi « l’horreur sacrée » que Gauguin a exprimée dans Soyez mystérieuses et que Segalen a définie dans l’Essai sur le mystérieux. La description que fait Segalen des sculptures imaginaires de « Paul Gauguin » dans son ébauche de roman, Le Maître-du-Jouir, accentue leur mystère. Dans ce roman, il recrée l’univers spirituel de la Maison du Jouir.
Le Maître-du-Jouir
17Comme Segalen décrit des sculptures qu’il imagine, Le Maître-du-Jouir peut être tenu pour une ébauche de la forme littéraire qu’il mènera à bien dans Peintures. En ce sens, les reliefs du Maître-du-Jouir sont bien « littéraires » – « imaginaires aussi », précise Segalen dans la préface de Peintures44. Segalen a pu s’inspirer de Te Rereioa (le rêve45), toile que Gauguin décrit dans une lettre à Monfreid de mars 1897 : des fresques peintes horizontalement décorent les murs de la pièce où rêvent les personnages.
18Quand Tioka, le fidèle ami de Gauguin, dont Segalen a fait un fervent disciple du Maître-du-Jouir, découvre la maison que l’artiste vient de terminer, la décoration de la façade prend une dimension fantastique. Le point de vue du Maori renforce, pour le lecteur, l’effet d’étrangeté produit par les sculptures. La maison est personnifiée ; la description est introduite par une remarque ironique sur le verbe « jouir » que Tioka n’a pas appris à l’école catholique. Par contraste, les sculptures du Maître-du-Jouir participent à l’entreprise de restauration des cultes païens traditionnels, destinés à rendre aux Maoris la joie confisquée par les églises et les gendarmes :
Plus près, il lut au milieu de son front – et sans effort, car il avait été bon élève chez les frères, – La Maison du Jouir. – Mais il ne comprit pas très bien, parce que ce n’était pas un mot qu’on lui eût jamais appris. Il préféra considérer les parois stupéfiantes46.
19La description des images met en valeur « ce qui dépasse l’humain » :
De chaque côté de la haie profonde qui, sans porte pour la fermer, invitait l’hôte à la franchir, s’établissaient d’autres images admirables et plus vivantes que n’importe quelles images : des têtes qui souriaient, ou pleuraient, ou tordaient la bouche avec des gestes, non point familiers aux hommes bien appris, pensait Tioka, mais si formidables qu’il en resta tout inquiet47.
20Tioka est sensible à la force « mystérieuse » des scènes représentées ; leur aspect « formidable », au sens étymologique, redoutable, effrayant, relève du « sublime », comme l’écrit l’auteur du Traité : « Le sublime élève [les hommes] tout près de la grandeur de pensée divine48. » Si la Maison du Jouir qu’a vue Segalen à Hiva-Oa a pu évoquer l’idée d’un temple sauvage, ici elle en est devenue un : les réseaux de sculptures mènent vers le centre mystérieux, le lieu tabou où le Maître « faisait des dieux ». Ce sont des sculptures magiques :
toutes ces figures d’hommes, et aussi beaucoup d’animaux […] s’engouffraient et fonçaient dans le noir, comme pour se réfugier sous la fraîche toiture, comme pour y chercher une retraite, et le plus sacré des lieux interdits49.
21Segalen évalue les qualités esthétiques de ces reliefs en des termes qu’il emploiera plus tard au sujet de la statuaire chinoise. Voici les cariatides des piliers qui soutiennent la Maison du Jouir, séparés du sol corrompu qu’ils dominent de leur élan :
Tioka, en reculant, vit que les gros poteaux contournés, qui levaient le plancher au-dessus du sol où pourrissent les herbes et les nattes mal préparée, étaient figures d’hommes et de femmes robustes, le dos tendu, les reins solides, sous la charge, et que toute la charpente basse vivait comme un peuple de génies du sol. Et plus haut marchaient les images taillées dans de longs bois couchés.
22Des groupes de Maoris en fête marchent en cortèges sur les panneaux horizontaux, comme l’ensemble statuaire du tombeau des Ming qui forme « un alignement », « une marche », « un défilé » dont « l’orchestique […] est un spectacle d’art émouvant, une majesté qui ne déçoit pas50 ». On reconnaît « l’ordre de marche » du poème de Stèles51, dans lequel les monuments évoluent selon une chorégraphie. Ainsi l’architecture et la sculpture chinoises des grands sites forment-elles un art du mouvement qui exalte l’énergie. C’est « l’effet de puissance » que Segalen apprécie dans la sculpture Han, par exemple « la ligne impérieuse », « l’ensemble solide » du « Cheval nu dominant un barbare Hiong-niu52 », ou bien la « force prête à jaillir » d’un « Tigre ailé debout53 ». Segalen cherche dans la statuaire de Gauguin comme dans la statuaire chinoise, et dans sa propre œuvre, une force vitale qui lui semble appartenir aux temps archaïques, héroïques, antérieurs au christianisme, au positivisme et à la république.
23La signification symbolique de ces sculptures, commentée par le Maître-du-Jouir, s’éloigne de la vision « schopenhaueriste », reprise par les symbolistes, pour se rapprocher du nietzschéisme de l’auteur. Les cortèges confus, que distinguait mal Tioka lors de découverte de la Maison, présentent chacun « un mode particulier du jouir54 », dit le Maître. Il en distingue quatre : le premier est, sans surprise, l’amour ; le second, la force ; le troisième, la ruse ; ces deux modes s’apparentent à des « vertus » nietzschéennes. Le quatrième mode rejoint la sculpture et la peinture de Gauguin :
Enfin de ce côté vingt autres femmes mais voilées, et les faces et les seins et le ventre même chargés de tapa couleur de nuit tombante. Elles chuchotent : « Soyez mystérieuses et vous serez heureuses… »55.
24Ces femmes voilées, vêtues de couleur sombre, rappellent des personnages inquiétants qui semblent chuchoter à l’arrière-plan de Nevermore56 ou du Marquisien à la cape rouge57. Pour Gauguin comme pour les Polynésiens, la mort et la vie sont intimement liées. Ainsi les reliefs du Maître-du-Jouir imaginés par Segalen conjuguent-ils les jouissances de l’amour charnel, de la force brutale, de la ruse intrépide et « l’horreur sacrée ». L’ensemble offre l’image d’une société archaïque, dominée par l’ardeur du désir et de la lutte : c’est la vie que veut rétablir le Maître-du-Jouir grâce à son art. Ces valeurs rappellent à la fois celles des anciens Marquisiens, les leçons de Zarathoustra et les cris du premier Tête d’Or :
J’ai été un homme de désir ! […]
J’ai cherché avec angoisse. […] Mon désir
A été de choses grandes58.
25Mais le culte célébré par le Maître-du-Jouir n’est pas celui de Tête d’Or ! Les jouissances représentées sur les bas-reliefs de la Maison restent lettre morte tant que rites païens ne sont pas rétablis. « L’Homme qui fait des hommes59 » devient « Façonneurdu-Dieu » afin de sculpter un peuple régénéré par sa culture d’origine. Il veut faire « des dieux qui sont les véritables expressions des puissances de l’homme, au lieu d’être l’exacerbation de ses faiblesses60 ». Le rôle de la statuaire est primordial dans Le Maître-du-Jouir ; Segalen s’est souvenu des statues de dieux que Gauguin a faites en Polynésie, en particulier de celle qui se trouvait en face de l’escalier de sa maison.
L’Idole
26La description du Journal des Îles remarque la double source d’inspiration de cette statue : l’art polynésien et l’art bouddhiste. Segalen cite un vers que Charles Morice avait écrit pour Noa Noa et que Gauguin a modifié, substituant Atuana à Tahiti :
En face de l’entrée de son fare, sous un toit grossier, une maquette de terre curieuse : c’était un bouddha qui serait né au pays maori ; ayant persévéré en sa pose rituelle, mais ayant pris des traits marquisiens. Des stances, au dessous, de la main de Gauguin :
TE ATUA
“Les dieux sont morts et Atuana meurt de leur mort…”61.
27L’article de 1904, Gauguin dans son dernier décor, développe la description de la statue, en insistant sur son délitement, « une maquette de terre desséchée, effritée par la pluie62 ». Segalen précise dans l’Hommage qu’il n’a pas osé la transporter de peur qu’elle ne se casse, « mais, ajoute-t-il, si le voyage demeurait à refaire pour la ramener, la sauver, – je le ferais et la ramènerais63 ». Cette sculpture a aujourd’hui disparu. Selon les spécialistes de l’œuvre de Gauguin, il s’agirait de la statue que Gauguin a représentée, notamment, dans Maruru64 et Parahi te Marae65 ; le visage de profil apparaît aussi dans Te Atua. Les sculptures ou les céramiques de Gauguin figurent souvent sur ses toiles ; sculpture, peinture, gravure, céramique forment un ensemble, s’enrichissent mutuellement. « L’enchevêtrement des médiums », selon l’expression de Laurence Madeline, est une dimension essentielle de la modernité de l’artiste.
28Segalen développe dans son article l’aspect « composite » de la statue : « Gauguin se plut ainsi à revêtir de poses hiératiques diverses les héros des mythes polynésiens66. » Dans Le Maître-du-Jouir, Segalen a imaginé à partir des sculptures de Gauguin, un panthéon védico-maori dominé par le dieu Agni-Oro67. Présenté au peuple au cours d’une cérémonie impressionnante, il apparaît au milieu des flammes : « Le masque était puissant, énorme, fait d’un imputrescible bois ; les yeux de nacre et changeant selon la couleur des jours68 ». Cette statue imaginaire rappelle les idoles « ultra-sauvages », comme l’écrit Gauguin à Monfreid : L’Idole à la coquille69, par exemple, incrustée de dents en os comme les statues primitives et surmontée d’une coquille de nacre. La puissance de cette idole est saisissante.
29Segalen a eu entre les mains le manuscrit de Diverses choses dans lequel Gauguin décrit le tableau qu’il veut faire (D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ?70), il envisage de mettre au centre « une femme se transformant en statue » et il ajoute : « ce n’est pas la statue de Pygmalion s’animant et devenant humaine, mais la femme devenant idole71 » ; pour Gauguin, le mythe de Pygmalion s’inscrit dans une théorie de l’art comme représentation mimétique, dont Zeuxis est la figure symbolique, alors qu’il cherche au contraire à atteindre une énergie spirituelle. Ce n’est pas à la statue de devenir femme, mais à la femme de devenir statue, car l’œuvre d’art dépasse la réalité. Je crois que l’idole imaginée par Segalen dans Le Maître-du-Jouir continue de croître et de se métamorphoser au cours de la méditation, d’inspiration taoïste, qu’il poursuit dans La Grande Statuaire. Après avoir cité quelques notes inédites que Segalen a rassemblées sous le titre « Animation des statues », Philippe Postel conclut : « Il semble qu’il ait envisagé la pratique du sculpteur comme une activité quasi magique, située dans la tradition alchimique taoïste72. »
30Dans ce cas, la référence au bouddhisme doit être écartée. C’est pourquoi l’Hommage, écrit douze ans après l’article de 1904, rejette l’affirmation répétée dans le Journal et l’article : « “Un bouddha qui serait né en pays maori.” Ce n’est pas vrai73. » Non seulement ce commentaire s’appliquerait à L’Idole à la perle74 plutôt qu’à la statue disparue, mais surtout l’interprétation ne se situe plus sur le champ de l’ethnologie, de la religion ou de l’éthique, il s’agit d’abord de la création artistique. Segalen poursuit :
C’est la réalisation massive de la remontée divine, l’émergement du créateur tel peut-être qu’il grondait en Gauguin. Le crâne est haut et domine la face au point d’englober d’une seule ligne – bien mieux que le Grec – l’arête du nez, la tombée de la nuque. Toute la tête est une protubérance, une poussée, une sommité. […] Du vertex aux orteils tombe un seul geste, une seule volonté ramassée, à peine informée, comme si cet être s’exhaussait du ventre de la matière. – Non pas le dieu passé, présent ou attendu… l’autre, l’immanent, génie d’espèce, animateur qui soulève une croûte de lave, de chair ou de membranes, en coiffe comme d’un casque sa pensée, en masque son visage encollé de méconium originel et s’accouche avec peine malgré son train d’arrière réduit : une sorte d’immonde et de puissant fœtus-dieu75.
31La fin de la description fait penser à Oviri76 (sauvage, en maori), statue que Gauguin désirait qu’on mît sur sa tombe, mais l’ensemble ne correspond ni par l’attitude ni par les gestes à ce chef-d’œuvre. Ici encore, nous retrouvons les critères que Segalen développe à propos de la statuaire chinoise : Segalen admire les « attitudes énergiques ou convulsives77 » du barbare hun « dominé » par le cheval chinois. Ces qualités esthétiques sont liées, pour Segalen, à la saisie de l’énergie vitale chez les animaux ou les humains par le sculpteur ; dans le cas de la statue de Gauguin, il s’agit de l’énergie vitale de l’artiste lui-même qui « émerge » dans son œuvre. Gauguin a sculpté sous la forme d’un dieu sa propre puissance créatrice.
32Je ne pense pas que Segalen ait lu le commentaire que Gauguin a rédigé au sujet de la statue représentée sur sa toile D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ?78 à l’intention d’André Fontainas, critique qui avait fait paraître un article sur cette œuvre dans le Mercure de France de janvier 1899. Il s’agit de l’idole sculptée par Gauguin et reprise au centre de sa grande œuvre :
L’idole est là non comme une explication littéraire, mais comme une statue […] faisant corps dans mon rêve, devant ma case, avec la nature entière, régnant en notre âme primitive, consolation imaginaire de nos souffrances en ce qu’elles comportent de vague et d’incompris devant le mystère de notre origine et notre avenir. Tout cela chante douloureusement en mon âme et mon décor, en peignant et rêvant tout à la fois, sans allégorie saisissable à ma portée79.
33La statue n’est pas une allégorie littéraire, dans le sens où elle figurerait quelque notion abstraite à la manière de L’Espérance de Puvis de Chavanne80. Segalen a compris que, si Gauguin a pu être tenté, pendant son séjour en Bretagne, de peindre des allégories comme La Perte du pucelage81, ce symbolisme qualifié ici de « littéraire » est pour lui une impasse. Segalen affirme dans l’Hommage que l’art figuratif est « symbolique d’essence par ses traits, sa surface plane, le convenu de son espace pictural82 », les symboles s’ajoutent donc inutilement, là où les formes et les couleurs suffisent. Gauguin précise : « Ce ne sont pas les attributs, le symbole que tient à la main ce modèle qui indiquent la légende, mais bien le style83. » La statue ne représente ni un dieu, ni une idée, elle surgit de l’âme primitive du peintre (souligné par Gauguin). Elle est « immanente » à notre propre pouvoir créateur, à l’énergie qui nous habite sans que l’on comprenne ni d’où elle vient, ni où elle va. Elle est pure création, c’est pourquoi, écrit le médecin Victor Segalen, elle est couverte de méconium comme un nouveau-né – doublement originelle, selon la phylogenèse puisqu’elle ressortit à notre âme primitive et selon l’ontogenèse puisqu’elle est issue du plus profond des forces intérieures de l’artiste. Celui-ci ne copie pas une forme existante, il n’imagine pas non plus une allégorie, il donne corps à sa pensée en acte.
34Gauguin se situe à distance à la fois du réalisme, même impressionniste, et du symbolisme qu’il estime soumis à un système ; il affirme la force de la pensée de l’artiste. C’est dans cette direction que cherche le jeune Segalen, proche de Nietzsche qu’il lisait volontiers : « L’art n’est pas seulement une imitation de la réalité naturelle mais bien un complément métaphysique de cette réalité, qui se place à côté d’elle pour la dépasser84. » Gauguin est de ceux qui, avec Van Gogh et Cézanne, ont ouvert la voir de l’art du XXe siècle – « une peinture qui se veut recréation du monde en fonction de la nécessité intérieure éprouvée par l’artiste. La primauté n’est plus alors accordée à la sensation, mais bien aux plus profonds désirs de l’esprit et du cœur », écrit André Breton85 qui cite Gauguin : « Les impressionnistes cherchent autour de l’œil et non au centre mystérieux de la pensée86. »
35La statuaire est donc délivrée des défauts que lui reprochait Baudelaire : décoration gratuite ou imitation servile des formes de la nature. Gauguin écrit dans un cahier adressé à sa fille Aline, dont Segalen a copié des extraits dans son journal :
On dit que Dieu prit dans sa main un peu d’argile et fit tout ce que vous savez. L’artiste à son tour (s’il veut réellement faire une œuvre créatrice divine) ne doit pas copier la nature mais prendre les éléments de la nature et créer un nouvel élément87.
36Sculpter des idoles est l’affirmation suprême de la puissance créatrice de l’artiste. Cette proposition de Gauguin contient en germe des affirmations de poètes et de peintres modernes tels qu’Apollinaire88, Picasso89, Braque90 … En ce sens, Le Maître-du-Jouir s’oppose à L’Œuvre de Zola : Lantier échoue parce qu’il s’est éloigné de la représentation de la nature, tandis que le Maître-du-Jouir crée des divinités, instaure des rites et des mystères. Certes Gauguin et le Maître-du-Jouir paraissent vaincus par un destin contraire ; mais le combat qu’ils mènent fait leur grandeur : « L’agonie de Gauguin, dans sa triple période maorie, […] a ceci de complet qui exalte une vie humaine91. » Le Maître-du-Jouir est un héros tragique. Personnage dionysiaque, il finit dépecé par les gendarmes et les prêtres ; mais il reviendra de sa destruction à travers ses œuvres92.
37 Le Maître-du-Jouir est donc l’ébauche d’un « roman de peintre » dans lequel Segalen développe sa propre esthétique. Le retour à la statuaire de Gauguin, motivé par l’édition des lettres à Monfreid, a peut-être contribué à recentrer les exigences artistiques de Segalen, à une époque où, en pleine guerre, il médite son livre sur la statuaire chinoise, envisage de reprendre Le Maître-du-Jouir et le récit La Marche du feu, qui en constitue une manière d’épilogue. Le projet qu’il se donne est hanté par l’art de Gauguin :
Forme plus pressante, plus insistante à être trouvée, que récit à être raconté. Incantation. Magie, évocation plus émouvante désormais que toute anecdote. Air dansant comme au-dessus d’un brasier93. Regards voilés et larmes heureuses ; paroles tremblées… ou pas dites. Prédominance émotive et active94.
38Segalen envisage de donner à la nouvelle une forme incantatoire inspirée d’anciens rites, comme Gauguin reprend des attitudes et des formes issues de la statuaire d’Angkor, de Borobudur ou des Polynésiens. Segalen cherche à la fois l’intensité de l’émotion, la force d’un rythme, d’une danse, et le sublime. Ce que les écrits de Segalen sur Gauguin disent de sa propre poétique, c’est le désir d’un « génie sauvage » en quête d’inconnu, délivré des interdits imposés par la morale et par l’académisme, et la rigueur d’un « poète au parler impérissable95 » – sublime.
Notes de bas de page
1 Note de Segalen, citée par Marie Ollier, L’Écrit des dits perdus. L’invention des origines dans Les Immémoriaux de Victor Segalen, L’Harmattan, Paris, 1997, p. 276.
2 Ibid.
3 V. Segalen, « Journal des Îles », Œuvres complètes (désormais abrégées O. C.), éd. H. Bouillier, Robert Laffont, Paris, 1995, vol. I, p. 432.
4 V. Segalen, « Hommage à Gauguin », O. C., vol. I, op. cit., p. 367.
5 V. Segalen, Stèles, O. C., vol. I, op. cit., p. 52.
6 Segalen a copié dans l’Hommage à Gauguin un extrait du Cahier pour Aline où le peintre évoque sa « misère extrême » à Paris (p. 354).
7 P. Gauguin, à A. Fontainas, Atuona, février 1903, Lettres à sa femme et à ses amis, Paris, Grasset, 1949, p. 305.
8 Ibid.
9 V. Segalen, « Gauguin dans son dernier décor », O. C., vol. I, op. cit., p. 289.
10 Ibid.
11 V. Segalen, Hommage à Gauguin, O. C., vol. I, op. cit., p. 367.
12 L. Madeline, Ultra-sauvage, Gauguin sculpteur, Adam Biro, Paris, 2002, p. 201.
13 Rupe Rupe, 1899, Musée Pouchkine, Moscou.
14 Te Atua, 1898-1899, The Art Institute of Chicago.
15 V. Segalen, Hommage à Gauguin, O. C., vol. I, op. cit., p. 367.
16 V. Segalen, Voix mortes : musiques maories, O. C., vol. I, op. cit., p. 549.
17 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. H. Albert, Mercure de France, 1898, rééd. 1958, p. 81.
18 V. Segalen, Équipée, O. C., vol. II, op. cit., p. 283.
19 V. Segalen, Chine. la Grande Statuaire, ibid., p. 774.
20 C. Baudelaire, « Pourquoi la sculpture est ennuyeuse », Salon de 1846, Curiosités esthétiques, Garnier-Frères, Paris, 1962, p. 187.
21 C. Baudelaire, « Sculpture », Salon de 1859, op. cit., p. 384.
22 P. Gauguin, Lettres à sa femme et à ses amis, Grasset, Paris, p. 292.
23 P. Gauguin, « Notes diverse » écrites à la suite de Noa Noa, fac-similé, dans L. Madeline, op. cit., p. 187.
24 V. Segalen, Essai sur l’exotisme, Une esthétique du divers, O. C., vol. II, op. cit., p. 745.
25 V. Segalen, Les Origines de la statuaire de Chine, ibid., p. 889.
26 P. Gauguin, La Vision après le sermon ou la lutte de Jacob avec l’ange, 1888, Edimburg National Galleries of Scotland.
27 P. Gauguin, Lettre à Émile Bernard, septembre 1889, Lettres à sa femme et à ses amis, op. cit., p. 167.
28 Par exemple Luca Signorelli, Les Damnés, Capella Brizio, Orvieto.
29 Dans Vendanges à Arles ou Misères humaines (Ordrupgaarsamlingen, Copenhague, 1888), Gauguin place au premier plan une femme dans la position d’une momie péruvienne pour exprimer la souffrance.
30 P. Gauguin, Lettre à Théo Van Gogh, novembre 1889.
31 Motif repris d’une toile, Dans les vagues ou Ondine, 1889, The Cleveland Museum of Art. (Le motif de l’ondine est inspiré d’estampes japonaises.)
32 Le Départ, Monotype, Tahiti, dans R. Huyghe, Gauguin, Flammarion, Paris, s. d., p. 69.
33 V. Segalen, Hommage à Gauguin, O. C., vol. I, op. cit., p. 367.
34 Ibid.
35 P. Gauguin, Noa Noa, J. Loize éd., Balland, Paris, 1966.
36 F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, § 153, Gallimard, Paris, 1971, p. 92.
37 V. Segalen, Essai sur le mystérieux, O. C., vol. I, op. cit., p. 784.
38 Manao Tupapau (L’Esprit des morts veille), 1892, Buffalo, Albright-Knox Gallery. Les Cavaliers ou Le Gué, Musée Pouchkine, Moscou, 1902. Les Cavaliers sur la plage, 1902, coll. part.
39 V. Segalen, Essai sur le mystérieux, O. C., vol. I, op. cit., p. 784.
40 A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau, Presses Universitaires de France, Paris, 1966, p. 256.
41 Ibid., p. 265
42 Longin, Du Sublime, I, 4, J. Pigeaud éd., Petite Bibliothèque Rivage, Paris, 1991, p. 52.
43 Ibid., XXXVI, 3, p. 113.
44 V. Segalen, Peintures, O. C., vol. II, op. cit., p. 156.
45 P. Gauguin, Te Rereioa, 1897, Courtauld Institute, Londres (voir Lettres à Monfreid, op. cit., p. 102).
46 V. Segalen, Le Maître-du-Jouir, O. C., vol. II, op. cit., p. 309.
47 Ibid.
48 Longin, Du Sublime, XXXVI, 1, op. cit., p. 112.
49 V. Segalen, Le Maître-du-Jouir, O. C., vol. I, op. cit., p. 308.
50 V. Segalen, Chine. La Grande Statuaire, O. C., vol. II, op. cit., p. 861.
51 V. Segalen, Stèles, ibid., p. 55.
52 V. Segalen, Chine. La Grande Statuaire, ibid., p. 762-763.
53 Ibid., p. 777.
54 V. Segalen, Le Maître-du-Jouir, O. C., vol. I, p. 310.
55 Ibid.
56 P. Gauguin, Nervermore, 1897, Londres, Courtauld Institute Galleries.
57 P. Gauguin, Le Marquisien à la cape rouge, Hiva-Oa, 1902, exposé à Paris en 1903. Ce tableau a été exposé en 1949 à Bâle sous le titre L’Enchanteur ou le Sorcier de Hiva-Oa.
58 P. Claudel, Tête d’Or (1889), Mercure de France, Paris, 1959, p. 211.
59 C’est ainsi que Tioka, dans la réalité et dans la ficition du Maître-du-Jouir, appelait Gauguin (p. 303).
60 V. Segalen, Le Maître-du-Jouir, O. C., vol. I, op. cit., p. 318.
61 V. Segalen, Journal des Îles, ibid., p. 432.
62 V. Segalen, « Gauguin dans son dernier décor », ibid., p. 288.
63 V. Segalen, Hommage à Gauguin, ibid., p. 368.
64 P. Gauguin, Maruru (Merci), gravure sur bois, 1893-1894, The Library of Congress, Washington D. C.
65 P. Gauguin, Parahi Te Marae (Là réside le temple), 1892, Museum of Art, Philadelphie.
66 Ibid.
67 Agni est le dieu védique du feu sacrificiel et du plaisir charnel, Oro le dieu maori du soleil.
68 V. Segalen, Le Maître-du-Jouir, O. C., vol. I, op. cit., p. 328.
69 P. Gauguin, L’Idole à la coquille, bois et nacre, 1893, Musée d’Orsay, Paris. L’Idole à la perle et l’Idole à la coquille étaient toutes les deux en dépôt chez Monfreid et conservées dans sa famille jusqu’en 1951.
70 P. Gauguin, D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? Museum of Fine Arts, Boston, 1898.
71 P. Gauguin, Diverses choses, dans Oviri, écrits d’un sauvage, op. cit., p. 165.
72 P. Postel, Victor Segalen et la statuaire chinoise. Archéologie et poétique, Honoré Champion, Paris, 2001, p. 75.
73 V. Segalen, Hommage à Gauguin, O. C., vol. I, op. cit., p. 367.
74 P. Gauguin, L’Idole à la perle, Musée d’Orsay, Paris, 1892.
75 V. Segalen, Hommage à Gauguin, O. C., vol. I, op. cit., p. 367-368.
76 P. Gauguin, Oviri, Musée d’Orsay, Paris, 1894. Segalen a pu voir l’exemplaire en céramique en dépôt chez Monfreid de 1900 à 1905, date de l’achat par Faguet, ou bien l’exemplaire en plâtre que Monfreid a conservé toute sa vie.
77 V. Segalen, Chine. La Grande Statuaire, O. C., vol. II, op. cit., p. 766.
78 P. Gauguin, D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ?, Museum of Fine Arts, Boston, 1898.
79 P. Gauguin, à A. Fontainas, Tahiti, mars 1899, Lettres à sa femme et à ses amis, op. cit., p. 292.
80 P. Gauguin a peint en 1901 Tournesols avec l’Espérance de Puvis de Chavanne.
81 P. Gauguin, La Perte du pucelage, 1890-1891, Chrysler Museum, Norfolk.
82 V. Segalen, Hommage à Gauguin, O. C., vol. I, op. cit., p. 356.
83 P. Gauguin, Racontars de rapin, Falaize, Paris, 1951, p. 64.
84 F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, trad. C. Heim, Gonthier, 1964, p. 155 (première traduction sous le titre L’Origine de la tragédie. Héllenisme et pessimisme, Mercure de France, Paris, 1901).
85 A. Breton, « Du symbolisme » (1958), Le Surréalisme et la peinture, Gallimard, Paris, 1965, p. 458.
86 P. Gauguin, Diverses choses, dans Oviri, éd. D. Guérin, Gallimard, « Idées », Paris, p. 172.
87 P. Gauguin, Cahier pour Aline, dans Oviri, op. cit., 1974, p. 92.
88 « Le peintre doit avant tout se donner le spectcale de sa propre divinité », Apollinaire, Les Peintres cubistes. Méditations esthétiques, Hermann, Paris, 1980, p. 55.
89 « Vous connaissez les proverbes chinois, vous, le Chinois. Il y en a qui dit ce qu’on a dit de mieux sur la peinture : il ne faut pas imiter la vie, il faut travailler comme elle. Travailler comme elle. Sentir pousser ses branches. Ses branches à soi, sûr ! pas à elle ! » Picasso à Malraux, dans Malraux, Le Miroir des limbes, La Corde et la souris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1976, p. 763.
90 « Il ne faut pas imiter ce que l’on veur créer », G. Braque, Cahier 1917-1947 (fac-similé), Maeght, Paris, s. d., p. 12.
91 V. Segalen, Hommage à Gauguin, O. C., vol. I, op. cit., p. 362.
92 Voir C. Camelin, « Le Maître-du-Jouir : Gauguin et Zarathoustra sculptés par Segalen », dans Paul Gauguin, Héritage et confrontations, Colloque international, 6-8 mars 2003, Université de la Polynésie française, Éditions le Motu, Papeete, 2003, p. 204-213.
93 P. Gauguin, Upaupa (fête), Musée d’Israël, Jérusalem, 1891.
94 V. Segalen, note sur le manuscrit de La Marche du Feu, dans Marie Ollier, L’Écrit des dits perdus, op. cit., p. 276.
95 V. Segalen, Pensers païens, O. C., vol. I, op. cit., p. 388.
Auteur
Université de Poitiers
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