« L’habit d’emprunt1 » : la poésie de Gérard Macé et de Victor Segalen
p. 81-93
Dédicace
Pour Frédérique Toudoire-Surlapierre
Texte intégral
1« Comment dire ce qu’on a vu, ou comment voir à travers les mots ? Du réel ou du langage, lequel anticipe, lequel est une confirmation ? Enfin, que devient la poésie lorsqu’on la confronte à la réalité, et continue-t-elle en dehors des mots2 ? », telles sont les questions qui assaillent Gérard Macé alors qu’il interroge la poétique de Segalen, conscient que « tout récit de voyage, comme le dit Jean-Xavier Ridon, offre le moment d’une crise de la représentation3 ». « Comment dire ce qu’on a vu » est certes le souci de Segalen retraçant la Chine qu’il a connue ; « comment voir à travers les mots » est effectivement la préoccupation première de Gérard Macé qui, n’ayant passé que quelques jours en Chine à déambuler dans les rues de Pékin, a réellement découvert ce pays en lisant François Cheng, Le Dictionnaire français de la langue chinoise publié par l’Institut Ricci, et Segalen. Essayiste et poète, Gérard Macé, animé d’une passion pour les voyages, est également sinologue – grâce à ses lectures – et critique d’art : il se rapproche ainsi des goûts segaleniens. Pour les deux auteurs de souche bretonne, le patois, langue orale, acquiert une importance non négligeable aux côtés de la langue française, celle de l’écrit : c’est peut-être pourquoi ils ont été attirés par la langue chinoise, devenue « habit d’emprunt », dont la multiplicité des dialectes oraux se distingue de l’unicité de l’écrit.
2La « littérarité d’une œuvre », selon Riffaterre, « est inséparable de sa textualité [qui] a pour fondement l’intertextualité4 ». Cependant, reprenant Gérard Macé qui indique que « tout parallèle est inutile entre Segalen et Rimbaud », nous pourrions dire que « tout parallèle est inutile entre Segalen et [Macé]. Souligner ce qui les rapproche reviendrait à édulcorer ce qu’il y a d’unique en chacun d’eux. Énumérer des différences, pour être plus significatif, n’en serait pas moins fastidieux, et trop évident5 ». Or la question se pose : dans quelles mesures la lecture que Gérard Macé fait de Segalen et qu’il propose dans Ex Libris et Colportage modèle, dans Leçon de chinois, sa propre esthétique dont la poétique tournée vers la culture orientale, favorise une quête de l’origine qui relève du déceptif et du paradoxal, symboles d’une difficulté à se satisfaire du seul réel qui « triomphe [pourtant] avec brutalité6 » ? Nous soulignerons donc les formes et enjeux de cet héritage littéraire dans l’écriture de Gérard Macé, dont le style et les motifs s’inspirent de l’évocation segalenienne de la langue et de la culture chinoises. Nous montrerons, en définitive, que les œuvres de ces deux auteurs, plus qu’une simple représentation de soi et du monde, s’appliquent à offrir une véritable herméneutique qui fait osciller leur poétique entre visible, lisible et illisible, si bien que l’« habit d’emprunt » se déchire pour laisser place à une esthétique de la rupture.
I. « L’habit d’emprunt » : une « expérience » de la perception
3Dans le chapitre de Ex Libris intitulé « Segalen à la rencontre de l’autre7 », Gérard Macé analyse la notion, chère à l’auteur, de l’Exotisme comme « esthétique du Divers ». Segalen, en insérant dans ses poèmes l’espace de l’autre, du dehors, qui se mêle à l’espace du moi, intérieur, voire le fonde, conforte l’idée lacanienne selon laquelle « le moi est référentiel à l’autre. Le moi se constitue par rapport à l’autre. Il en est le corrélatif. Le niveau auquel l’autre est vécu situe exactement le niveau auquel, littéralement, le moi existe pour le sujet8 ». Comme le rappelle Gérard Macé dans Ex Libris, l’Exotisme pour Segalen est une manière de s’édifier en Je, de revivre différemment, jusqu’à une sorte de reconnaissance de soi en l’Autre, parce que, selon Antoine Berman, « le propre n’accède à lui-même que par l’expérience, c’est-à-dire l’épreuve de l’étranger9 ». C’est bien ce que confie Segalen à Henry Manceron lorsqu’il écrit que « le transfert de l’Empire de Chine à l’Empire du soi-même est constant10 ». Pour se constituer en Je, le poète part en quête d’une fusion avec l’autre :
Tout confondre, de l’orient d’amour à l’occident héroïque, du midi face au Prince au nord trop amical, – pour atteindre l’autre, le cinquième, centre et Milieu
Qui est moi11.
4Dans la poésie segalenienne, le sujet, à la recherche de lui-même et de son avènement, réalise une véritable exégèse de soi au moyen de divers dédoublements qui participent d’une poétique du visible. Ce passage par l’autre intéresse Gérard Macé parce qu’il entraîne des motifs visuels, ceux du double, du jumeau et de l’eau par exemple, qui créent un espace dédoublé voire multiplié, faisant fluctuer les textes entre réel et imaginaire, entre autobiographie et fiction, associant le sujet réel à divers sujets de l’énonciation : selon Macé, « les doubles sont pour Segalen une autre expérience du Divers, mais aussi le moyen de se voir dans un espace vacant, […] jeu de reflets sans miroir, où les sosies renvoient l’un à l’autre12 ».
5Pour Gérard Macé, à la recherche d’une identité personnelle et littéraire, comprendre son origine passe également par l’autre qui permet de s’inventer, voire de se réinventer, mais à travers les « souvenirs de ce moi étranger13 », comme si celui-ci, plus exactement son passé plutôt que son présent, devenait la trace visible de son identité, lui offrant cette origine antérieure qui lui fait défaut. Aussi se tourne-t-il vers des auteurs tels Segalen et d’autres civilisations séculaires empreintes de mémoire pour favoriser, à partir du visible, un imaginaire créatif. Visuellement, la constitution de soi chez Segalen et Macé se réalise dans l’accotement voire l’entrelacement, au sein de leur poétique, de deux civilisations, l’une française, l’autre chinoise, qui tente de pallier le manque de mémoire perçu comme une menace identitaire : d’où l’importance, dans leur imaginaire poétique, du motif chinois de la corde, cette « tresse autour de la pensée » selon Macé, « “Origine-du-verbe”, d’après Segalen, car elle sembl[e] faire naître les paroles14 ». La résolution de l’énigme de soi par l’autre sollicite un imaginaire poétique qu’il faut « laisser parler15 », comme il l’est dit dans Leçon de chinois, œuvre symboliquement dédicacée à « la mémoire (incertaine) de Maurice Roy », clin d’œil à René Leys de Segalen. La lecture de cet auteur développe chez Macé un imaginaire d’autant plus actif qu’il se donne pour pure transcription du réel, que l’on se doit de préserver, et qui ne fait pas accéder au réel. Tout comme la forme des stèles chez Segalen, les idéogrammes, chez Gérard Macé, ne semblent pas tant des signes que des objets poétiques de son imaginaire si bien qu’ils mènent une lutte contre l’oubli, contre les défaillances généalogiques, que la langue française seule ne parvient pas toujours à combler ni à élucider :
Ainsi, en chinois, les signes d’un jardin sec n’étaient que le bois mort d’une enfance. D’où je suis revenu par le sentier qu’il a fallu jadis frayer en français16.
6La culture chinoise, matériau poétique, transforme la nature, dans les œuvres de Gérard Macé, en « un grand livre palimpseste17 » et crée un Je qui échappe à toute filiation ou hérédité réelle, mais tenue secrète, pour donner naissance à de nouvelles parentés fictives. Son imaginaire poétique l’incite à construire une sorte d’identité sans origine, peut-être parce que c’est justement le poème, comme le révèle H. Meschonnic dans Poésie sans réponse, qui fait surgir un « je » indécidable, éloigné de « toute définition, tout lieu, toute question d’origine ou d’inscription18 ». En définitive, il est moins important pour Gérard Macé de devenir l’autre, que d’utiliser sa graphie pour se dire et se révéler à soi parce qu’« apprendre le chinois, c’est rééduquer une main morte, en paralysie depuis toujours à l’orient de soi-même19 ».
7Par sa maîtrise du geste et du souffle et la volonté de remplir des espaces vides, la calligraphie se présente comme la manifestation d’une tension extrême du corps et de l’esprit, et donc de la métaphore de l’idée de poésie telle que la conçoivent Segalen et Macé dont l’esthétique hésite entre dire et représenter. Dans Stèles, la poétique se fait éminemment visible, suite à l’organisation de la page qui unit les deux langues : elle contribue ainsi à une transformation du sens, à une véritable « bataille du Sens20 » – pour reprendre l’expression de Steiner dans Réelles présences –, à un « combat graphique21 » – pour rappeler une métaphore segalenienne reprise dans Ex Libris, où se réalise d’ailleurs une autre forme de lutte visuelle et scripturaire non plus entre les langues chinoise et française mais entre le texte de Gérard Macé sur Segalen et les extraits de cet auteur inscrits dans les marges.
8Si Segalen envisageait un Essai sur les Caractères afin de « révéler cette sorte d’art, ni peinture ni littérature, vraiment inconnue à l’Europe », Gérard Macé, appréciant la langue chinoise qu’il ne maîtrise pourtant pas, dévoile que son désir ne se résume pas à lire ou dire cette langue, mais à la voir et surtout à la reconnaître comme système de signes : apprendre le sens des idéogrammes pour qu’ils ne soient plus de simples dessins ; comprendre qu’ils sont un système de signes mais en les abordant selon son imaginaire. Le discours sur soi et l’autre provoque une mise en scène visuelle grâce à une disposition et une association singulières de graphies qui participent également de l’élaboration du rythme du discours poétique, acquérant ainsi autant de sens – voire parfois plus – que les mots. Finalement, l’accent semble mis tant sur la représentation des mots que sur la représentation des choses. À la fois peinture et écriture, la calligraphie est considérée comme un art qui veut se faire langage au cœur d’un langage qui veut se faire art, d’où sa présence dans les Stèles. Loin d’être simple diction, la langue chinoise se fait vision favorisant au sein des poésies de Segalen et de Macé une réelle herméneutique où le sens s’éclipse sous le surgissement des signes, où l’interprétation figée du monde et de soi s’abîme dans une exaltation du sensible. De fait, on peut se demander si Gérard Macé ne proposerait pas en définitive, à l’instar des cartouches chinois, une mise en scène, voire une mise en texte, des œuvres de Segalen qu’il ne s’agirait plus simplement de lire et de déchiffrer selon nos habitudes. Son dessein ne serait-il pas, renouvelant la conception du visible définie par Merleau-Ponty, de nous donner à voir, ou mieux de « nous apprendre à voir » les œuvres de Segalen pour « les faire parler22 », selon l’expression du philosophe dans Le Visible et l’Invisible ?
II. « La doublure sous le manteau » : le lisible sous l’invisible ?
9Pour qu’un texte soit lisible, il se doit de respecter quelques lois du discours. Or les poésies de Segalen et Macé, recelant un sens caché, se plaisent à ralentir et entraver la lecture jusqu’à devenir illisibles, alors qu’elles proposent un langage clair et quasi-quotidien. Illisibilité, dans leurs œuvres, ne signifie pas obscurité, ne dépend pas de la complexité du vocabulaire mais résulte plutôt de la traversée scripturaire vécue par les deux poètes : Segalen grâce à l’écriture chinoise ; Gérard Macé par l’intermédiaire des signes orientaux qu’il découvre unis à la poétique des Stèles. Véritable recherche éthique et esthétique, la calligraphie concilie l’expression de soi et la représentation de l’expression de soi à tel point que Segalen recrée son identité en liant sa poétique à une écriture étrangère qui participe d’une esthétique de l’illisible à travers un visible incompréhensible, car les langues, d’après Cingria, que Gérard Macé significativement cite en exergue de Leçon de chinois, « sont faites pour être admirées, contemplées, beaucoup plus que pour être comprises23 ». « L’imaginaire du signe24 » tel que l’a défini Barthes permet à Gérard Macé d’élaborer sa propre vision de la Chine par le pouvoir de représentation des idéogrammes qu’il découvre dans Stèles et dont il ne saisit pas le sens, tout comme Barthes dans L’Empire des signes25 fondait sa propre vision du Japon à partir de la calligraphie qu’il ne savait pas déchiffrer mais dont il percevait l’excès de sens. C’est bien cette potentialité sémantique, imaginative et donc poétique, que Gérard Macé souligne dans Leçon de chinois, faisant de la langue orientale le matériau poétique et syntaxique de son langage :
La plupart des idéogrammes, tributaires d’une convention qu’ils brisent, amorcent un récit en nous invitant à lire leur histoire. Où se retrouvent les veines du dragon et le carré de la terre, l’esclavage de la femme et le cadavre de l’homme26.
10Ces signes, qui représentent les idées et les choses, abondent en évocations et répondent ainsi à l’esthétique poétique de Gérard Macé « en faisant danser devant [lui] l’illusion d’une langue naturelle27 », mais une illusion d’autant mieux dénoncée que l’auteur se tourne, à la lecture de Segalen, vers une langue très éloignée de sa culture occidentale. Les formes de l’écriture chinoise, complexes et suggestives, se font métadiscours d’un imaginaire composé de signes polyphoniques et polygraphiques et révèlent que Gérard Macé est plus attiré par l’écriture, figée, que par la langue. Sa poétique, pourtant symbole de vie puisqu’elle contribue à une recherche originelle, se fonde sur une langue métaphoriquement perçue comme morte, ou du moins qu’il est possible de considérer comme telle puisque l’auteur, malgré ses « leçons de chinois », ne la parle pas. Il dépasse ainsi la conception segalenienne de l’Exotique présenté seulement comme insaisissable :
L’Exotisme n’est donc pas une adaptation ; n’est donc pas la compréhension parfaite d’un hors-soi-même qu’on étreindrait en soi, mais la perception aiguë et immédiate d’une incompréhensibilité éternelle28.
11Comme le rappellent Gérard Macé et Segalen, l’écriture d’un caractère n’indique ni son sens ni sa prononciation. Alors que Segalen accompagne ses Stèles de caractères chinois qui, selon lui, « dédaignent d’être lus […], n’expriment pas […], signifient, […] sont29 », ce qui intéresse Gérard Macé est qu’il peut savoir les tracer et avoir oublié leur signification ; il peut connaître leur sens, mais sans parvenir à les déchiffrer :
Je peux lire un caractère sans savoir le prononcer, je peux le prononcer sans savoir l’écrire30.
12Toutefois, Leçon de Chinois, retraçant les éphémères tentatives de l’auteur pour apprendre cette langue dont il s’est finalement détourné avant même de la maîtriser, manifeste bien, comme chez Segalen, son désir premier d’une herméneutique allant jusqu’à une dépossession de soi, mais qu’il refuse en dernière instance, puisqu’il se détourne finalement de « l’habit d’emprunt » qu’est la langue chinoise :
Qu’on ne me jette pas la pierre si je renonce – si je renonce à me perdre dans ces signes millénaires et cependant mortels, comme tel peintre chinois se perdant dans la brume, ou dans le chaos qu’il a fait naître de son encre31.
13Peut-être faut-il voir dans cette herméneutique du déchiffrement, initiée puis rejetée par l’écrivain, l’image du lecteur éprouvé et réprouvé par les textes difficiles de Macé dans lesquels son langage, qui ne veut pas se présenter comme un système figé, ne peut plus être considéré comme le seul lieu de la parole. L’illisibilité se crée au sein d’une poétique dont la complexité culturelle l’éloigne d’une facile compréhension, rappelant ainsi l’écriture du secret présente dans les œuvres segaleniennes et à l’image du dessein de l’écrivain, qui, selon Étienne Germe, dans Segalen, l’écriture, le nom. Architecture d’un secret, « tout au long de sa vie […] recompose de manière obsessionnelle l’architecture d’un secret en portant celui-ci à la dignité de l’origine et du sacré32 ». Chaque caractère possède une graphie frôlant l’illisible, énigmatique et unique en fonction du nombre, de la nature et de l’agencement des traits qui le structurent. Dans Stèles de Segalen, l’illisible naît de l’articulation du visible des signes et de la linéarité du texte ; il apparaît dans la confrontation de l’instant de la vision des idéogrammes et de la durée de la lecture. Cette visibilité, déroutant le lecteur, le détourne d’une appréhension linéaire du poème. Cependant l’invention de la forme stélaire, loin de sombrer dans l’hermétisme, crée une nouvelle lisibilité – rendue toutefois opaque par l’« habit d’emprunt » –, qui ne requiert plus seulement un déchiffrement mais engage de nouvelles stratégies de lecture. Comme la pensée chinoise ne dégage pas de concept ni d’essence immuable mais essaie d’épouser le rythme toujours renouvelé de la réalité et le mouvement continu des choses, elle attire Segalen et l’invite à créer des poésies où le visible, à travers le caractère chinois, se fait illisible. Cet illisible que Gérard Macé découvre en lisant Segalen se fait invisible dans ses œuvres puisque cette graphie, symbole du secret, n’est nullement représentée dans ses textes : invisible, elle se donne à voir, dans Leçon de chinois, seulement à travers les termes français. C’est à partir de la lecture des Stèles qui lient les langues chinoise et française que Gérard Macé se crée un imaginaire de cette langue orientale. C’est par les propres mots de Gérard Macé que le lecteur à son tour se doit d’imaginer cette graphie illisible qui se fait invisible parce que le poète ne cesse de l’évoquer sans jamais la montrer, comme s’il désirait offrir une réponse personnelle à la question qu’il pose – et se pose – à la lecture de Segalen : « Comment voir à travers les mots ? » Le chinois, dans son incompréhensibilité, dans sa fuite du sens, se présente comme une herméneutique de l’écriture mais aussi de la lecture en faisant apparaître un sens qui ne se dit pas et ne se lit pas, un sens indicible qui va de l’illisible à l’invisible.
III. L’habit déchiré : une poétique de la rupture
14Si les poèmes de Segalen offrent une image identitaire qui se développe sous une forme négative, dévoilant ce qu’elle n’est pas, sans jamais totalement définir ce qu’elle est, cette quête semble bien souvent vouée à l’échec chez Gérard Macé. À l’image segalenienne du « miroir du signe33 » fait « écho » celle du « miroir » et du « singe34 » chez Macé, dont l’anagramme poétique – peut-être due au hasard – souligne qu’il s’agit bien d’un reflet, mais faussé, d’un visible différemment audible. Parce que « l’écho d’un passé qui n’appartient qu’à soi […] est peut-être inaudible pour autrui35 », l’auteur de Leçon de chinois constate :
sous l’habit d’emprunt, un dessous dépasse : la doublure sous le manteau chinois, et j’entends des rires dans mon dos36.
15Le recours à l’ironie, symbole du langage double pour Philippe Hamon, et par conséquent opaque, ainsi que la phagocytation des voix qui paraissent souvent factices, révèlent la douleur d’une solitude existentielle, d’un sentiment de fracture personnelle et d’une impossibilité pour Gérard Macé de se retrouver totalement à travers l’autre. Si Segalen se reconnaît en « l’Autre [qui] était moi de seize à vingt ans37 », comme il l’affirme dans Équipée, Gérard Macé se rapproche de Baudrillard qui rappelle, dans Écran total, que nous devons « nous souvenir que la séduction réside dans l’irréconciliation avec l’autre, dans la sauvegarde de l’étrangeté de l’Autre38 ».
16Cette irréconciliation déchire l’« habit d’emprunt » et entraîne une véritable rupture poétique symbolisée par une violence thématique et une forme brève. Les thèmes destructeurs, comme la cruauté guerrière dans les Stèles occidentées39, ou la violence langagière chez Macé, sont développés au sein d’une forme qui revêt l’habit par excellence de la destruction, celui de la brisure textuelle. Leurs fragments répondent ainsi à la définition que donne Blanchot dans L’Écriture du désastre, selon laquelle ils sont « destinés en partie au blanc qui les sépare, trouvent en cet écart non pas ce qui les termine, mais ce qui les prolonge, ou les met en attente de ce qui les prolongera, les a déjà prolongés, les faisant persister de par leur inachèvement, toujours prêts alors à se laisser travailler par la raison infatigable, au lieu de rester la parole déchue, mise à part, le secret sans secret que nulle élaboration ne saurait remplir40 ». Le blanc se fait signifiant et emblème du silence dans la mesure où il participe de la structure poétique des œuvres de Segalen. Étroitement lié à la progression du discours, il se présente d’ailleurs contre le langage proprement dit, comme une obstruction à la parole : « Silence, le plus digne hommage41 », selon la stèle intitulée « Par respect ». L’écriture de Segalen se fait, selon Pierre Garrigues dans Poétiques du fragment, « esthétique du lapidaire [puisqu’] elle fait exister la langue par le silence et le silence par la langue. Elle est à l’image des stèles antiques, un éclat jailli de la représentation d’un sujet […] qui n’est plus un sujet, et d’un objet […] qui n’est pas un objet42 ».
17D’après Derrida, dans L’Écriture et la différence, « la structure est bien l’unité d’une forme et d’une signification43 ». Alors que Segalen a choisi la forme des stèles après les avoir « heurtées », et les classe dans différentes sections, guidé par un souci plus poétique que chronologique, Gérard Macé se tourne vers l’écriture de la brièveté pour retracer la succession et la progression temporelles de ses leçons de chinois. La parole, chez Gérard Macé, se tient près du silence et surgit dans une suspension herméneutique du sens, dans son enfouissement, au sein d’une poétique qui se compose et d’une structure qui se décompose.
18Les poèmes de Macé et Segalen se présentent comme des fragments d’un ensemble où l’écriture devient désécriture, brisure illisible, mais où la dissolution se fait également élaboration d’une nouvelle forme, d’une réécriture poétique, et donc d’une nouvelle lecture. Leurs œuvres, sous l’apparence d’une écriture fragmentaire, sont donc symboles de dynamisme et de continuité ainsi que moteurs de renouvellement poétique du texte clos, tel que le connaît la tradition. Si leurs fragments invitent à une lecture plus attentive aux échos et associations qu’à l’enchaînement linéaire des événements racontés, ils ne paraissent plus autonomes comme ils peuvent l’être dans un recueil de poèmes classiques. À la fois marques d’une interruption et d’une possibilité de reprise du discours, les blancs, symboles de l’invisible, signalent l’importance de la structure et du rythme dans leurs poèmes si bien qu’une nouvelle lisibilité se révèle au travers d’une ambiguïté inhérente au détournement du sens et de la forme, « “cet élément factice et miraculeux qui fait la raison d’être de l’art.” C’est même par la forme, que les œuvres les plus réussies sont étrangères et distantes, exotiques à jamais44 ». Ainsi, la poésie de Macé et Segalen se revêt d’un autre « habit d’emprunt » en frôlant la narration, alors que celle-ci résonne aux abords de celle-là. Leurs textes puisent leur lisibilité dans cette oscillation entre rupture et flot langagiers, entre narration et poésie, selon une dynamique ininterrompue puisque les vers s’allongent dans leurs œuvres au point de constituer des poèmes en prose chez Gérard Macé et de voir une multiplication de stèles chez Segalen. Leur écriture mêle la logique paradigmatique, qui caractérise la poésie, à la dominante syntagmatique que génère le récit pour parvenir jusqu’à une esthétique de la réconciliation entre invisible, visible et illisible, qui dépasse la poétique de la rupture grâce notamment à « l’Allégorie : lumière empruntée, image oblique, regard dérobé, commentaire incertain » où, selon Segalen, « tous les possibles sont permis »45.
19Tout est effectivement du domaine du possible dans les œuvres de Macé, où les blancs idéogrammatisent la langue et apparaissent comme les indices d’une réflexion sur le langage poétique, où l’illisible se fait visible à travers son invisibilité, où l’écriture joue avec les blancs pour subvertir la signification et la part d’interprétation. Sa poésie se dit par le mutisme qui la constitue, symbole de la voix du sujet se dévoilant par une absence de parole. Tout en déclinant comme Segalen le motif du tombeau, elle associe la figure mortuaire à celle du manteau, qui enveloppe et protège ; de la même manière, la brièveté du texte est dépassée par l’entrelacement créatif de la prose et de la poésie, par la réconciliation d’une herméneutique de l’écriture et de la lecture au sein d’une esthétique de la rupture. Emblèmes d’une éthique littéraire de l’illisible, les œuvres de Macé et Segalen, en effet, se tournent vers le lecteur, mais se construisent à l’opposé de ses habitudes, restreignant ainsi son sentiment de puissance, surprenant son « horizon d’attente », engendrant une nouvelle lecture qui favorise sa liberté d’interprétation et ses compétences imaginatives dans une herméneutique qui a priori se présenterait comme une anti-herméneutique – si cette illisibilité ne se faisait pas visibilité, et donc nouvelle lisibilité.
20En définitive, lorsque Gérard Macé énonce qu’« écrire, pour Segalen, c’est confronter la langue maternelle à la langue étrangère46 », il rappelle le projet que développent ses poèmes en prose. Cet habit d’emprunt et le rapport entre le réel et l’imaginaire permettent à Segalen et Macé d’interroger chacun à sa manière non seulement le secret de l’origine et la trace de l’autre en soi, de soi en l’autre, mais également le processus de création poétique. Il s’agit pour eux finalement non pas tant de parvenir jusqu’au secret de l’origine que de suggérer une autre vérité, celle de l’écriture du poème qui, à l’image de la langue chinoise, révèle la part incompréhensible de soi telle une herméneutique née du malaise d’une identité paternelle déficiente. Évoquant Segalen, Gérard Macé affirme :
La mémoire et la parole manquent, et c’est à ce moment précis que naît l’écrivain. […] Pour remplacer le nom du dieu, du chef ou du père, il lui faut inventer un nouveau parler.
21S’appuyant sur la poétique de Segalen et la langue chinoise, Gérard Macé crée un « nouveau parler » mais non plus à partir d’une langue étrangère. Comme le révèle son œuvre intitulée Les Petites Coutumes, où il mêle le français et le patois, le détour par la langue étrangère le ramène vers ses deux langues originelles, paternelle et maternelle, créant ainsi une seule langue, celle de la réconciliation poétique où l’illisible et l’indicible, finalement, rendent un bel hommage au lecteur :
22Le temps est enfin venu de me confier à une seule langue, celle des contes de nourrices et des messes basses dont bourdonne mon oreille. […] Si la poésie veut bien de moi, je retourne à la page blanche et au « parlar materno », comme à un ruisseau clair-obscur où viennent encore boire quelques animaux malades de la parole. Et mon frère de lait le lecteur47.
Notes de bas de page
1 Gérard Macé, Leçon de chinois, Fata Morgana, Fontfroide-le-Haut, 1981, p. 32.
2 Gérard Macé, Colportage I, Lectures, Le Promeneur, Paris, p. 124.
3 Jean-Xavier Ridon, Le Voyage en son miroir. Essai sur quelques tentatives de réinvention du voyage au XXe siècle, Éditions Kimé, « Détours littéraires », Paris, 2000, p. 9.
4 Michael Riffaterre, « Sémiotique intertextuelle, l’interprétant », Revue d’esthétique, 1-2, 1979, p. 128.
5 Gérard Macé, Colportage I, Lectures, op. cit., p. 123.
6 Victor Segalen, Œuvres complètes, éditions Robert Laffont, « Bouquins », Paris, 1995, vol. II, p. 283.
7 Gérard Macé, Ex Libris, Nerval, Corbière, Rimbaud, Mallarmé, Segalen, Gallimard, Paris, 1980, p. 129.
8 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre I, Seuil, Paris, 1977, p. 61.
9 Antoine Berman, L’Épreuve de l’étranger, culture et traduction dans l’Allemagne romantique, Gallimard, « Tel », Paris, 1995, p. 259.
10 Victor Segalen, Œuvres complètes, vol. II, op. cit., p. 41.
11 Victor Segalen, Œuvres complètes, vol. II, op. cit., p. 106.
12 Gérard Macé, Ex Libris, op. cit., p. 152.
13 Gérard Macé, Leçon de chinois, op. cit., p. 16.
14 Victor Segalen, Les Immémoriaux, UGE, « 10/18 », Paris, p. 12-14.
15 Gérard Macé, Leçon de chinois, op. cit., p. 33.
16 Gérard Macé, Leçon de chinois, op. cit., p. 48.
17 Gérard Macé, Ex Libris, op. cit., p. 139.
18 Henri Meschonnic, Poésie sans réponse, NRF, Gallimard, Paris, 1978, p. 11.
19 Gérard Macé, Leçon de chinois, op. cit., p. 13.
20 George Steiner, Réelles présences. Les arts du sens, Folio, « Essais », 1994, p. 16.
21 Gérard Macé, Ex Libris, op. cit., p. 145.
22 Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, Gallimard, « Tel », Paris, 1996, p. 18.
23 Gérard Macé, Leçon de chinois, op. cit., exergue.
24 Voir Arguments, no 27-28, 3e et 4e trimestres 1962, p. 118.
25 Roland Barthes, L’Empire des signes, Œuvres complètes III, Livres, textes, entretiens, 1968-1971, Seuil, Paris, 2002. « Or il se trouve que dans ce pays [le Japon], l’empire des signifiants est si vaste, il excède à tel point la parole, que l’échange des signes reste d’une richesse, d’une mobilité, d’une subtilité fascinantes en dépit de l’opacité de la langue, parfois même grâce à cette opacité » (p. 355).
26 Gérard Macé, Leçon de chinois, op. cit., p. 26.
27 Gérard Macé, Leçon de chinois, op. cit., p. 25.
28 Victor Segalen, Essai sur l’exotisme, une esthétique du divers, Fata Morgana, Fontfroide-le-Haut, 1978, p. 25
29 Victor Segalen, Œuvres complètes, vol. II, op. cit., p. 37.
30 Gérard Macé, Leçon de chinois, op. cit., p. 39.
31 Gérard Macé, Leçon de chinois, op. cit., p. 47.
32 Étienne Germe, Segalen, l’écriture, le nom. Architecture d’un secret, Presses Universitaires de Vincennes, « L’Imaginaire du Texte », Saint-Denis, 2001, p. 11.
33 Gérard Macé, Ex Libris, op. cit., p. 149.
34 Gérard Macé, Le Singe et le miroir, Le Temps qu’il fait, Pau, 1998.
35 Gérard Macé, Colportage I, op. cit., p. 125.
36 Gérard Macé, Leçon de chinois, op. cit., p. 32.
37 Victor Segalen, Œuvres complètes, vol. II, op. cit., p. 313.
38 Jean Baudrillard, Écran total, Galilée, Paris, 1997, p. 68.
39 Victor Segalen, Œuvres complètes, op. cit., p. 85-94.
40 Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Gallimard, Paris, 1980, p. 96.
41 Victor Segalen, Œuvres complètes, vol. II, op. cit., p. 84.
42 Pierre Garrigues, Poétiques du fragment, Klincksieck, « Esthétique », Paris, 1995, p. 37.
43 Jacques Derrida, L’Écriture et la différence, Points, « Essais », 1979, p. 25.
44 Gérard Macé, Colportage I, op. cit., p. 117.
45 Victor Segalen, Œuvres complètes, op. cit., p. 125.
46 Gérard Macé, Ex Libris, op. cit., 1980, p. 146.
47 Gérard Macé, Leçon de chinois, op. cit., p. 49.
Auteur
IUFM de Créteil
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