Plonger dans des abîmes de réflexion, « Perdre le midi quotidien »
p. 71-80
Texte intégral
« Le Peintre seul et ceux qui savent voir ont accès dans l’espace magique. »
Victor Segalen, Peintures
1Dans son très beau livre consacré à Stèles de Victor Segalen, Christian Doumet a déjà tout dit du Rituel du livre. Rituel, ensemble de formules à prononcer et de gestes à accomplir scrupuleusement pour que le sens advienne. Rarement poète a mieux inscrit la lecture de son recueil dans les poèmes qui le composent. Car telle est, je crois, le sens le plus évident de la réflexivité segalenienne. Conçu comme un espace géographique, l’empire de Chine, le recueil de Stèles est ordonné selon un parcours qui trouve dans les rituels impériaux chinois son modèle rituel et sacré. La marche métaphorise autant l’écriture poétique que la lecture, faisant de la réflexivité autant une mise en abyme de l’écriture qu’un balisage stélaire de la lecture – comme si écriture et lecture pouvaient se refléter parfaitement. Or, bien des stèles, en particulier dans la section des Stèles du bord du chemin, insistent davantage sur la différence qui sépare écriture et lecture que sur l’identité de l’une à l’autre. Segalen réfléchit son moi altéré dans les regards de lecteurs multiples – « Empreinte », « Miroirs », « Visage dans les yeux » – ou donne des lectures plurielles de l’écriture, quand il ne renvoie pas son bon lecteur au monde des enfers, dans la « Stèle du chemin de l’âme ». Par exemple, la stèle des « Mauvais artisans » oppose différentes lectures des signes dessinés par les constellations, au demeurant très mallarméennes, celle très utilitaire des paysans et celle du poète fondée sur les rapports. Le manuscrit démultipliait à l’envi les positions de lecture, du philosophe à l’astrologue, du poète au moi, si bien que la réflexivité faisait vaciller le sens sans le fixer. Si le visible est le lisible, celui-ci est pluriel, virtuel. La réflexivité ne donne à voir que des refus ou des impossibilités de lire : je suis homme, et non femme, et non chenn, et non eunuque. Bref, je suis prié de passer mon chemin, il n’y a rien à lire sur la « Stèle des pleurs ». Aussi faut-il reconnaître que la réflexivité de la stèle est paradoxale : je est un autre, il y a autant d’autres que de lecteurs, les lecteurs se trompent, parce que le sujet je les trompe. La réflexivité ne reflète que des images en trompe-l’œil, si bien qu’elle problématise de manière radicale l’écriture dans sa structuration énonciative et communicationnelle. Ritualisée à l’excès, la stèle n’a-t-elle rien à dire de moi à l’autre ?
2« Perdre le midi quotidien » est placée sous le signe de la perte des repères qui ordonnent le temps et l’espace, si l’on accepte de substituer au midi le sud cardinal. Faut-il voir pour autant dans cette perte une négation des orientations données au lecteur dans la temporalité du recueil ? Ce titre, apparu à la quatrième version du poème (Bouillier, p. 223)1, reprend l’ouverture d’un poème dont la lecture allégorique ne s’impose pas nécessairement. La réflexivité suppose une secondarité et un sens autre que le sens littéral. On sacrifierait même volontiers cette littéralité sur l’autel du sens allégorique si l’on suivait Segalen sur le chemin qu’il nous trace dans la stèle « Moment ». Dans « Perdre le midi quotidien », je retiendrai la primarité et la référentialité du poème. Segalen donne à lire le récit descriptif de la visite d’un temple et d’un jardin chinois. La promenade est suivie d’un égarement, d’une rupture avec les familiers, et de la conquête de la solitude où le sujet, dans une île construite au centre d’un lac et à laquelle conduit un lacis de « palissades au-dessus de l’étang2 », s’« attein[t] » lui-même. Le poème n’est, à ce stade, nullement réflexif : il met en récit l’expérience d’un lieu exotique par un sujet qui adopte le point de vue chinois et advient comme « autre ». L’introduction, par Segalen, des cinq relations (Ch. Doumet, p. 142), ou des quatre points cardinaux dans leur symbolisme chinois, participe parfaitement de ce point de vue. Les indicateurs présents dans la stèle, les déterminants définis, les démonstratifs (« ce jardin », « Tout cela », « cet abri fermé »), les pronoms personnels (« vous ») et les modes verbaux (l’infinitif présent qui serait autant un mot d’ordre qu’un commentaire de l’acte ponctuel en cours, le participe présent à valeur durative qui exprime la durée du passage du temps des actes réglés à un autre temps, celui de la confusion) n’opèrent pas nécessairement un retour de l’écriture et des signes sur eux-mêmes : ils désignent un monde et l’expérience faite de ce monde. La stèle remplit ainsi une fonction de désignation du référent.
3Racontant une promenade, Segalen reprend un schéma narratif conventionnel en poésie : la marche égare, provoque une rupture et une solitude propice à la concentration sur le moi. La stèle s’inscrit dans une tradition romantique et post-romantique, de Lamartine ou Hugo à Rimbaud ou Claudel par exemple. L’anecdote peut donc servir de support à une réflexion sur le lieu occupé par le poète et l’identité qu’il détermine : mais la réflexivité s’impose du dehors du poème, à partir non pas du texte mais d’une médiation symbolique partagée par l’auteur et le lecteur et qui préfigure écriture et lecture. C’est donc davantage l’intertexte prototypique ou auctorial que l’occurrence textuelle ponctuelle qui guide le lecteur. La stèle, telle qu’elle se présente, peut être lue comme une allégorie morale, de sens tropologique en quelque sorte, sans que soit définie la position du poète par rapport à la collectivité. Elle peut concerner tout homme dans ses relations aux autres, famille ou société. L’intertexte auctorial mérite un examen plus minutieux. Les commentateurs (H. Bouillier, p. 222 ; Ch. Doumet, p. 247) ont justement rappelé les circonstances anecdotiques de la genèse du poème. Le 15 juin 1909, Segalen rend visite à Claudel à Tien-tsin où ils visitent ensemble dans la ville chinoise le temple et les jardins de Li-Hong-tchang3. Les commentaires faits par Claudel lors de cette visite sur l’effacement des points cardinaux provoqué par l’architecture du jardin auraient déclenché le processus de la stèle. Au-delà de l’anecdote, la stèle donne à lire un dialogue intertextuel avec le Claudel de Connaissance de l’Est, en particulier les trois poèmes « Jardins », « Portes », et « Heures dans le jardin ». S’y retrouvent le même schéma narratif (promenade, rupture, égarement, solitude) et les mêmes éléments textuels : au « mont fendu par un précipice et auquel des rampes abruptes donnent accès4 » de Claudel répondent les « rampes », les « escalades », le « ravin » de Segalen ; de même, l’abri édifié sur le lac de Segalen semble une réponse à « la maison-de-thé » « assise sur des pilotis » et qui se mire dans l’eau de l’étang chez Claudel5. Le motif de la porte fait, quant à lui, dans un même lieu, l’objet du poème « Portes ». Les liens textuels sont très ténus, au point que Segalen les gomme d’un état manuscrit à l’autre. Par exemple, il supprime cette comparaison : « imiter le limaçon perdu dans sa coquille » (H. Bouillier, p. 223). Claudel écrit dans « Heures dans le jardin » : « le repli cochléaire de l’allée toujours me ramène vers je ne sais quel point focal qu’indique, tel qu’au jeu de l’Oie, retiré au plus secret, le Puits […]6. » Mais cette intertextualité fait bien apparaître ce qui distingue Claudel de Segalen, du point de vue de la réflexivité. Dans son poème « Jardins », comme dans « Portes », Claudel met l’accent sur la représentation, l’imitation, les références symboliques, les rituels qui donnent le sens du spectacle. Le commentaire remplit bien une fonction réflexive, puisqu’il donne le sens esthétique et poétique – au sens d’art de produire des œuvres – du paysage. Voici des extraits de « Jardins » :
Les Chinois construisent leurs jardins à la lettre, avec des pierres. Ils sculptent au lieu de peindre. Susceptible d’élévations et de profondeurs, de contours et de reliefs, par la variété de ses plans et de ses aspects, la pierre leur a semblé plus docile et plus propre que le végétal, réduit à son rôle naturel de décoration et d’ornement, à créer le site humain. […]
Je m’engage parmi les pierres, et par un long labyrinthe dont les lacets et les retours, les montées et les évasions, amplifient, multiplient la scène, imitent autour du lac et de la montagne la circulation de la rêverie, j’atteins le kiosque du sommet.7
4La réflexivité intertextuelle vaut autant par les reprises que par ce qui est passé sous silence. La stèle de Segalen ne commente pas et ne théorise pas le poétique. Christian Doumet commente la référence de Segalen à Claudel « comme une révérence et une mise à distance ». En taisant le commentaire, Segalen se réfléchit comme autre. Mais est-ce bien là de la réflexivité ?
5La réflexivité segalenienne ne donne pas à voir en un miroir le travail de la nature et de l’artiste. Au contraire, il s’agit certes de renvoyer dans une autre direction le rayon lumineux, en regard inverse du rayon lumineux qui est projeté sur une surface réfléchissante, mais aussi de questionner le foyer de ce phénomène. La réflexivité ne peut être questionnée qu’en fonction de la source lumineuse. Retenons de cette définition un premier trait : la réflexivité est un phénomène matériel. Claudel écrivait, des paysagistes chinois, qu’ils « construisent à la lettre » leur jardin. Peut-être est-ce là l’enseignement retenu par Segalen, qu’il pratique dans son poème et son recueil, sans l’énoncer. Il faut se reporter à l’édition de Christian Doumet, et non à celle d’Henry Bouillier, pour voir, et non pas lire, l’indice matériel le plus manifeste de cette matérialité littérale. Ce n’est pas le sens littéral, mais la lettre dans son tracé et sa sonorité qui serviront de point de nouveau départ à cette lecture de la réflexivité. Les parties de notre stèle tripartite sont séparées par un signe typographique, le O, cercle vide, « un trou rond, aux bords émoussés, qui transperce la pierre et par où l’œil azuré du ciel lointain vient viser l’arrivant » (Ch. Doumet, p. 44). Ce signe précède et donc introduit de manière ostensible la troisième partie de « Perdre le midi quotidien » :
O
Mais, perçant la porte en forme de cercle parfait ; débouchant ailleurs : (au beau milieu du lac en forme de cercle parfait, cet abri circulaire, fermé, au beau milieu du lac et de tout,)
Tout confondre, de l’orient d’amour à l’occident héroïque, du midi face au Prince au nord trop amical, – pour atteindre l’autre, le cinquième, centre et Milieu
Qui est moi.
6La redondance du mot cercle, l’isotopie du circulaire (un cercle ouvre sur un lac-cercle contenant un abri circulaire), est inscrite aussi dans la typographie, par les parenthèses dont la réunion forme un cercle. Christian Doumet, dans son commentaire, insiste sur la « chaîne phonique » nasalisée constituée autour du [m] dont la tessiture structure le poème (p. 248). J’insisterai, quant à moi, sur la voyelle [o], cercle parfait qui a la forme de la bouche ouverte (« débouchant ailleurs »), abri circulaire placé au « centre et Milieu » de « moi », qui a à son orient le [m] d’« amour » et à son occident la voyelle [i] d’« héroïque », au nord le [m] d’« amical » et au midi le [i] du « Prince ». La fin de cette stèle est donc l’expansion sonore de l’idéogramme « moi », ou plus précisément de la voyelle [o]. La dernière section du recueil, les Stèles du milieu, donne une pleine expansion à ce littéralisme.
7En effet, dans « À l’envers », Segalen appelle de ses vœux la venue de « cette heure renversée, la Douzième », qui donnera le signal de l’action inversée des « désirs ». Outre la reprise du midi, qui cette fois renverse le quotidien, se donne à voir la forme circulaire de l’horloge (Ch. Doumet, p. 250). « Joyau mémoriel » reprend la forme circulaire dans la « perle », y inscrivant doublement le son [o], dont le poète fait le lieu d’une vision de soi donnée non comme ressemblante mais comme distanciée : « Je vois : – je vois un homme épouvanté qui me ressemble et qui me fuit » (Ch. Doumet, p. 254). « Au démon secret » est ensuite, quant à lui, apostrophé : « ô sans figure » (ibid., p. 259). C’est cette même interpellation qui exhorte le Prince à la libération des désirs prisonniers : « Ô Prince qui es moi » (ibid., p. 263). Ce sont ces mêmes désirs qui sont désignés par les métaphores des « soldats » et des « fantômes » dans Juges souterrains (ibid., p. 266). La stèle « Retombée » reprend l’espace quadrangulaire de Perdre le midi quotidien, pour questionner l’espace qui se trouve au-delà de la limite crevée et la présence qu’il circonscrit : « Font-ils signe qu’il y a là-haut quelqu’un qui regarde ? » (ibid., p. 268).
8Car par le « trou rond », on peut autant regarder qu’être regardé, autant voir qu’être « vis [é] » par « l’œil azuré du ciel lointain » (Segalen, Préface, Ch. Doumet, p. 44). La réflexivité désignerait ainsi dans le poème ce point où tous les regards seraient vus dans un seul regard et où chaque détail visible s’abolirait dans le pur visuel qui contient tout : « Tout confondre », écrit Segalen dans « Perdre le midi quotidien ». La construction en ondes circulaires distribuées autour d’un centre de la troisième partie de notre stèle donne à voir cette effusion matérielle et littérale à partir du centre, « o » bouche. Le poème est donc appelé à opérer un partage, le partage de midi. Mais ce n’est pas un jugement dans la lumière révélatrice de l’être de chacun qui est mis en scène ici. Se situant en lieu et place originels, le sujet sépare les parties du recueil qui ont précédé, destinées à rendre visible, dans leur diversité, la diversité du moi, de la dernière section où le moi originel, non encore accompli dans des figurations et dans des noms, le sans figure et le sans nom, se trouve. Les commentateurs (H. Bouillier, p. 223 ; Ch. Doumet, p. 248) ont évidemment montré combien la deuxième et la troisième partie de la stèle opéraient un retour sur les quatre premières sections du recueil, à travers des reprises quasi littérales des titres. J’ajouterai que la première partie de la stèle présente des reprises littérales de lexies de poèmes appartenant à la section des Stèles du bord du chemin. La réflexivité est donc manifeste. Ce poème liminaire des Stèles du milieu fait le bilan des cinq sections qui ont précédé et introduit littéralement à ce qui suit. Il opère un passage à l’articulation de quoi se trouve le moi. En rejetant le finalisme de la marche, où le sens-direction vers un but se confond avec le sens-fin, ce qui est propre à la pensée claudélienne et se trouve formulé dans le poème Le Promeneur de Connaissance de l’Est, en introduisant le rejet de l’usuel, de la précision, le sens fixé par les codes, en refusant de faire de la lecture une rencontre réglée et ritualisée par le symbolisme des points cardinaux – encore un mode d’être adopté par Claudel dans « La Maison fermée », la cinquième des Cinq Grandes Odes, où points cardinaux et vertus cardinales se superposent –, Segalen refuse d’enfermer le moi dans les limites des codes et de la figuration. Le poème mime à la perfection cette perte d’identité associée à la figuration, et ce retour du sujet associé à une absence de figuration. Fuyant toute relation, et le symbolisme social attaché à ces relations par la pensée chinoise, le sujet devient méconnaissable : les stèles qui suivent développent évidemment cela. Il faut ajouter que cette défiguration dans l’écriture se fait sur le mode paradoxal : la désignation du moi ne peut se faire que lorsque les fausses figurations ont été écartées. La fiction du poème donne à lire cette advenue du moi. Tandis que dans la première partie du poème abondent les détails référentiels et les mentions de relations affectives, le moi est absent, comme l’a noté parfaitement Christian Doumet (p. 248). En revanche, quand l’abstraction pénètre le poème, quand la géométrie l’emporte sur les formes concrètes, le moi prend place. Il est force géométrisante, pouvoir de rendre visible, capacité à déconstruire des figures et donner forme à partir de la lettre. En lieu et place du Dieu créateur, au côté de qui se tient la Sagesse traçant un cercle au dessus de la matière, selon un chapitre du livre biblique des Proverbes auquel se référait sans cesse Claudel qui l’avait lu le soir de sa conversion, se tient l’autre, le Désir, peut-être le Vide. On comprend pourquoi il fallait insister sur le sens littéral dans un premier temps au moins. Le poème se doit d’être une scène figurant des modalités actualisées du moi désirant avant que l’écran ne soit « percé ». Le visible n’est qu’un moment du visuel, le lisible n’est qu’un fragment du virtuel.
9À plusieurs reprises, j’ai fait référence au voir et au lire, au visible et au visuel, au lisible et au virtuel. Ce qui se donne à lire dans cette stèle, comme dans d’autres fondées sur des jeux de regard, c’est le regard même du lecteur. Car on ne peut s’empêcher de voir, dans ces personnages qui poursuivent de leur assiduité le sujet dans un jardin, des représentations des lecteurs poursuivant de leur attention le poète en son recueil. Tout cela serait bien banal si ce trou percé dans la page n’était ce lieu « par où l’œil azuré du ciel lointain vient viser l’arrivant » (Segalen, Préface, Ch. Doumet, p. 44). Voir, dans le poème, c’est voir à travers le trou l’autre côté : or cet autre côté ne donne à voir qu’un œil – ou plutôt l’œil par excellence. La question finale de la stèle « Visage dans les yeux » repose sur une semblable situation : regarder dans l’œil de l’autre, c’est certes faire advenir sa propre identité, mais c’est aussi voir son propre regard dans l’œil de l’autre. Segalen questionne ainsi la fausse lecture, et surtout les fausses images, qui dont données du sujet dans le poème :
Inabreuvé, je m’en suis allé ; sans colère ni rancune, mais anxieux de savoir d’où vient la fausse image et le mensonge :
De ses yeux ? – Des miens ?
(Ch. Doumet, p. 146.)
10La fin de cette stèle est d’autant plus fascinante qu’elle se clôt par un dialogue où l’amante semble prendre la parole, comme l’indiqueraient les deux tirets correspondant à deux répliques. Voir, ce ne serait que voir son propre regard dans l’œil de l’autre. Le poème de Segalen se constitue ainsi sur un centre abyssal, lac-abîme qui est un vide. La stèle « Perdre le midi quotidien » assure le passage de la vision d’un être incarné dans un paysage à la vision d’un regard désincarné, de la vision de formes à la vision de l’abstraction géométrisante, de l’objet poursuivi du regard au désir qui le porte. C’est peu de dire que le trou renvoie au lecteur le spectacle de son œil et de son désir : non content de déplacer la question du lisible et du visible sur celle du figurable et du visuel, Segalen confond œil et œil, comme il confond vous et moi. Car on ne sait qui « perce la porte en forme de cercle parfait » pour atteindre le moi. La stèle nous invite ainsi à nous dessaisir de tout ce que nous savions de la stèle jusqu’alors, les cinq sections qui ont précédé : elle nous laisse à notre propre regard, puissance géométrisante qui est un vide8.
11Mais si la stèle n’est pas ce que nous l’avons vue et lue, que peut-elle être ? La stèle est un objet funéraire qui commémore une perte. Perdre le midi quotidien, égarer ses proches et amis, tout cela relève bien d’une écriture du deuil. Perdre les figures familières, c’est aller nécessairement à sa perte – la perte qu’est le soi. Cette stèle qui contient du vide questionne on ne peut mieux le statut du poème. Est-il le lieu d’une sublimation du moi toute résurrectionnelle, ou au contraire n’est-elle que l’objet matériel et le lieu d’une absence ? On comprend ainsi l’enjeu dernier du dialogue mené avec Claudel. La stèle est-elle tombeau d’une résurrection, à laquelle nous croyons quand nous la voyons, ou la stèle ne nous renvoie-t-elle que notre désir d’âme et notre vide réel ? Tout porte à croire, dans ce littéralisme, cette force géométrisante de l’œil, que les stèles n’ont pas d’âme.
12La réflexivité est donc, bel et bien, négativité, précisément parce qu’elle substitue à l’œil du lecteur l’œil du sujet virtuel, au désir ponctuel du lecteur le désir absolu du sujet. Bien sûr, le poème est un miroir, où se reflètent le recueil et les relations qui se tissent dans le recueil entre le lecteur et le sujet poétique. Ces relations de désir ne sont pourtant que les rayons issus d’un foyer central, virtuel. Le recueil est ainsi mise en ordre et déstructuration géographique. Le passage s’opère bien de l’empire de Chine, référentiel, à l’empire du Moi : ce sont là les deux faces, l’une visible, l’autre visuelle, d’une même réalité. Si la réflexivité avec l’intertexte claudélien est évidente, elle doit être située non pas au niveau d’une poétique, mais dans une relation dialoguale portant sur les présupposés métaphysiques de la poétique. La lettre inscrit dans la matière la bouche du sujet. Elle matérialise l’inscription du corps et du désir dans le poème, un moi de chair contre un moi figuré. Le trou ménagé dans la stèle ouvre sur un lieu non encore articulé, non encore accompli. Segalen n’a pas manqué de s’interroger sur la nature de cette origine. Dans une des notes préparant l’Essai sur l’exotisme, il interroge la matière, et se référant à la physique contemporaine qui « nie l’application rigoureuse de la continuité mathématique à la réalité », illustrée par des travaux de scientifiques dont il énumère les noms, il écarte toute « substance éternelle » pour se rallier à la thèse d’une matière traversée de cloisons, de séparations, de divers dans sa structure la plus ténue. Ce serait ainsi affirmer que le divers est la structure foncière à partir de laquelle s’élaborent les formes diverses9. La différence est donc inscrite dans la matière même. En cela Segalen s’éloigne de Claudel, pour qui la différence est certes une notion centrale, mais d’origine divine : elle est spirituelle et essentielle, non pas matérielle et accidentelle. Déplacée dans l’ordre de la création, cette différence est structure fondamentale de la pensée. Ce que montre « Perdre le midi quotidien », c’est l’altérité fondamentale, la structure en pli de la pensée de Segalen où le positif ne saurait être sans ce qu’il appelle son « adverse ». L’autre sur lequel ouvre la porte ronde, c’est l’inhumain qui est non pas le contraire de l’humain mais l’adverse :
L’inhumain : son véritable Nom est l’Autre. Ainsi il devient, non pas un dieu, mais un acte inhérent à la pensée… Ne pouvoir imaginer qu’en fonction de l’adverse10.
Notes de bas de page
1 Je citerai deux éditions : Victor Segalen, Stèles, édition présentée et annotée par Christian Doumet, Livre de Poche, « Classiques de poche », 1999 (notée dans le texte Ch. Doumet, suivie du numéro de la page) ; Victor Segalen, Stèles, édition critique, commentée et augmentée de plusieurs inédits, établie par Henry Bouillier, Mercure de France, Paris, 1983 (notée dans le texte H. Bouillier, suivi du numéro de page).
2 Commentaire porté par Segalen en marge de la première version du poème (H. Bouillier, p. 222).
3 Voir Victor Segalen, Lettres de Chine, Plon, Paris, 1967, UGE, 1993, Lettre à sa femme du 16 juin 1909, p. 62-63.
4 Paul Claudel, Œuvre poétique, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1967, p. 34.
5 Ibid., p. 34.
6 Ibid. p. 103.
7 Ibid., p. 34.
8 Sur ces points, voir Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Éditions de Minuit, Paris, 1990. Par exemple : « Le mot virtuel désigne ici une double qualité […] : il est irréfutable et simple en tant qu’événement ; il se situe au croisement d’une prolifération de sens possibles, d’où il tire sa nécessité, qu’il condense, qu’il déplace et qu’il transfigure. Il faut donc peut-être l’appeler un symptôme, le nœud de rencontre tout à fait manifesté d’une arborescence d’associations ou de conflits de sens » (p. 28).
9 Segalen, Œuvres complètes, tome 1, Robert Laffont, « Bouquins », Paris, 1995, p. 772.
10 Ibid., p. 773.
Auteur
Université Toulouse-le-Mirail
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Ce que le poème dit du poème
Segalen, Baudelaire, Callimaque, Gauguin, Macé, Michaux, Saint-John Perse
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