Traces, passages : le franchissement du rapide dans Équipée
p. 45-49
Texte intégral
1Le chapitre 9 d’Équipée met en scène un événement spectaculaire par la prise de risques qu’il implique, le franchissement d’un triple rapide. En quelques paragraphes, Victor Segalen remanie et condense des éléments qui, dans Briques et Tuiles, se trouvent éparpillés sur une vingtaine de pages, pour construire un épisode dramatique qui constitue un des plus explicites arts poétiques du livre.
2Ce « passage » s’inscrit évidemment dans le « double jeu » qui gouverne le livre tout entier : accomplir un voyage afin d’en donner la relation se révèle une entreprise impossible pour l’écrivain qu’est Segalen. En revanche, voyager et écrire se trouvent en relation d’analogie : le voyage ne peut commencer qu’avec le livre qui s’écrit ; et inversement, écrire répète l’expérience du voyage : « Ce n’est pas un livre que j’écris » affirme le narrateur d’Équipée (p. 270)1 : donc, c’est un voyage que je fais, c’est ce que déduit le lecteur.
3La première remarque sera pour insister sur l’importance de l’enjeu : on oublie vite ce que Victor Segalen a risqué dans ses voyages en Chine. Franchir le rapide du Sin-t’an sans pilote (celui qui devait conduire la manœuvre vient de s’aveugler et se tord de douleur au fond du bateau, « brûlé, décapé vif, roussi jusqu’au noir, ne pouvant même pas pleurer », p. 280) revient à mettre sa vie et celle de l’équipage en jeu. Pour toute aide, le narrateur ne dispose que de deux mariniers : « gens du haut fleuve », ils ne connaissent rien du rapide, et ces « deux bons bougres » ne peuvent qu’obéir aux ordres sans même mesurer le danger. Celui qui surmonte l’épreuve est seul à savoir à quoi ils ont tous échappé et son expérience est entièrement solitaire. La plénitude de la dernière phrase – « Je vis avec satisfaction »– s’explique autant par le côtoiement de la mort que par le triomphe d’une individualité totalement souveraine.
4Dans ce chapitre, Victor Segalen décrit une lutte dont la violence infléchit la syntaxe, caractérisée par la parataxe, l’asyndète, le choix de phrases très courtes, hachées par les points de suspension. Cette violence imprègne le vocabulaire : le choix de « tête-à-cul » est aussi inattendu et brutal que la « gifle d’eau » qui impose au bateau une « valse ridicule ». Élément hostile, pervers, animé d’intentions mauvaises, traditionnellement attribuées aux être féminins, le fleuve se révèle aussi pourtant d’un genre aussi indéfini que le bateau lui-même. Quelques pages plus haut, Segalen a défini la double nature du fleuve, à la fois mâle et femelle : à la descente, il incite le marinier au « femelle abandon de tout son corps à quelque chose de plus grand que soi », tandis que la remontée exige la « domination mâle, obstinée, de l’élément eau redevenu femme et fluide, souple et fugitive » (p. 277). Quant au bateau, ce n’est ni une « grosse jonque pansue », ni un de ces sampans qui doivent « à leur petitesse de pouvoir évoluer à temps » (p. 279). L’élément mâle y domine pourtant : l’embarcation n’a rien de « la grosse femelle bonne à dominer » puisque l’essentiel y est le sao, « admirable instrument qui n’est ni une vulgaire godille ni même un gouvernail », mais « plus fort, plus équilibré, plus long, plus énergique, plus sensible ». Les connotations sexuelles de la lutte qui s’engage sont évidentes, volontaires, et expliquent également la jubilation finale.
5Caractères mâles et femelles s’échangent en se confrontant. Le vertige reste la sensation dominante : la confusion et le brouillage des repères affectent aussi bien l’irritante opposition qui gouverne, depuis le début du livre, le partage entre Réel et Imaginaire. Le Réel est désigné comme « pierre d’achoppement ou de naufrage », tandis que « l’imaginé » et « l’enseigné » se trouvent curieusement posés en équivalence. D’un côté donc, tout ce que le marin promu pilote à ses risques et périls « sait » du fleuve, la configuration du triple rapide et la manœuvre qu’un vieux pilote chinois lui a enseignée : la leçon « recueillie, immobile, apprise » (p. 279). De l’autre, l’expérience vive, tout ce qu’« on n’imaginait pas », « un tohu-bohu, un désarroi, un pugilat sans pareil… » (p. 279). Leçon contre expérience, récitation contre invention : impossible de ranger ces termes dans les boîtes étiquetées « réel » et « imaginaire ». Tout se passe comme si Segalen oscillait lui-même entre deux systèmes : une pensée conventionnelle, à laquelle il adhère par moments et qui assigne au réel et à l’imaginaire des places fixes ; l’intuition d’un « double jeu » où les lignes de démarcation se brouillent et laissent l’écrivain devant un monde instable, en perpétuelle recomposition, et qu’il ne peut maîtriser.
6Ce qu’il décrit dans le chapitre 9 est le moment crucial où à la « leçon apprise » se substitue une connaissance supérieure, dont le dévoilement suppose une prise de risque. Cette connaissance échappe à l’expérience, à la mémoire, et probablement à la conscience : je ne sais pas/ils ne savent pas constituent des expressions récurrentes. La connaissance n’est pas intuitive mais « instinctive ». Le terme est lourd de significations : dans un sens vieilli, instinct désigne une « impulsion » ; dans un sens plus large, une « tendance innée et puissante, commune à tous les êtres vivants ou à tous les individus d’une même espèce » ; chez l’homme, il définit une « tendance innée et irréfléchie propre à un individu » (Le Robert). L’instinct se trouve donc associé à l’irrationalité, à la spontanéité, à l’animalité et s’impose en dehors de la volonté consciente. L’image de la « Bête brute », de « l’Instinct sauveteur », « non commandé », « non ordonné » se développe en trois comparaisons : il est « souple comme l’eau caressante, avisé comme un paysan, matois comme un chat sorti on ne sait de quelles caves ou souterrains ». Aucun des trois adjectifs n’est strictement à sa place : matois est habituellement associé à paysan, alors que le félin est connu, plus que l’eau, pour sa souplesse. Quant à « Brute », l’adjectif, associé à la sauvagerie, suggère l’aspect primitif de ce qui n’est ni travaillé ni poli par l’art ou l’intelligence. L’isotopie de la ruse renforce l’aspect inquiétant d’une force qui doit son efficacité à son origine chtonienne, celle d’un sous-sol incertain, mystérieux et menaçant.
7La majuscule d’« Instinct » le place dans la catégorie des notions-clés, l’Imaginaire, le Réel, tandis que sa mise entre guillemets plus haut, sans majuscule cette fois, fait du verbe : j’ai « compris », la conséquence de « l’instinct ». Ce que décrit Segalen, en termes concrets, précis (« je me suis rué », « j’ai donné un grand coup de sao », j’ai « renversé la barre ») est une « illumination » qui s’éprouve d’abord dans le corps. Pour la connaître, il importe de se trouver « pieds nus sur le bordé clapotant » et dans un état de totale osmose physique avec le bateau. La distance entre le marin et son embarcation (« j’ai vu le bateau filer ») ne se retrouve qu’après l’instant où tout s’est décidé. L’« instinct » donne un accès soudain, fulgurant, à une perception aiguë de ce qui échappe aux sens : « le passage était invisible, mais je jure avoir pressenti quelque chose ».
8Si cette expérience prend tant d’importance, c’est qu’en la vivant le voyageur éprouve ce que l’écrivain connaît, et revit, quand il écrit. Aucun discours ne permet mieux que ce récit de répondre à la question que pose Mallarmé au début de sa conférence sur Villiers de l’Isle-Adam, « Sait-on ce que c’est qu’écrire ? ». L’expérience que Segalen vit comme « marinier » se superpose à celle de l’écrivain et en révèle la teneur. Le rapide, la page, constituent, au même titre, le lieu où s’affrontent l’enseigné, l’appris et l’invention. Les conventions, la matière inerte des clichés et des automatismes, tout ce que charrie la langue de pensées toutes faites et de mots, représentent autant d’écueils qui conduisent les dociles, ceux qui récitent la leçon, au naufrage et à l’oubli. Mérite donc d’être considéré comme écrivain celui qui trouve le passage et sait donner le coup de barre inattendu et brutal, parce qu’il a compris qu’il y avait « mieux et plus inconnu à faire ». Ce n’est pas l’intelligence qui entre alors en jeu, mais une pulsion puissante, clairvoyante parce qu’elle est aveugle, qui affecte le corps tout entier et guide la main dans le dédale des phrases, entre les récifs et lui fait découvrir le chemin que personne n’a su voir.
9Ainsi, pour l’auteur d’Équipée, écrire est un « geste » qui s’impose à celui qui l’accomplit. C’est un geste immatériel et qui pourtant ordonne le chaos des événements et des mots ; un geste incontrôlé et qui pourtant obéit à la plus stricte des nécessités. Dans l’un des derniers chapitres du livre, l’expérience se redouble : dans le chapitre 23, le voyageur déçu se retrouve « nez à nez » avec un reste informe de grès, un « moignon », alors qu’il avait imaginé « sur la foi des textes » la découverte « d’une belle et archaïque statue ». Les mêmes termes se retrouvent : l’invisible, l’instinct ; la brutalité de la rencontre ; l’opposition entre ce que l’on attend et ce que l’on découvre. Le passage devient ici trace. Le voyageur dessine le peu qui reste et « lentement, mais sûrement », dit-il, « ce que mes yeux ne voyaient pas, le crayon et les mouvements instinctifs de mes doigts le ressuscitent ». En repassant dans la trace, les gestes du dessinateur accomplissent une « évocation magique et logique », ils répètent « ceux que le modeleur autrefois a poursuivis ».
10Geste de l’écrivain, geste du dessinateur, geste du lecteur : le plaisir que procurent des livres comme ceux de Segalen est lié à cette présence d’un geste qui a organisé l’espace du langage et qui peut s’éprouver à nouveau. Celui qui lit, celui qui recopie, épouse le fil du texte : il n’invente pas, il se contente de mettre ses pas dans ceux d’un autre. Mais il ressent dans son corps le moment exaltant qui a été celui de la trouvaille, du franchissement souverain et à son tour, il répète et taille « dans le pur espace imaginaire » ce qui a été le geste de l’écrivain.
Notes de bas de page
1 Les références renvoient au volume II de l’édition des Œuvres Complètes de Victor Segalen (Robert Laffont, « Bouquins », Paris, 1995).
Auteur
Université d’Amiens
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Ce que le poème dit du poème
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