Avant-propos
p. 5-8
Texte intégral
1Au rebours de l’usage qui consiste à produire des discours critiques destinés à éclairer le poème de leur lumière singulière, il est ici question de puiser dans le poème lui-même l’énergie et la pensée de sa propre interprétation. Le pari n’est pas neuf, et en un sens, c’est celui que tiennent toujours les grands lecteurs de poésie. Mais il nous a semblé qu’à travers les détours rhétoriques dont il est capable, chaque poème assurait aussi un regard plus vaste, touchant au fait poétique lui-même, à la compréhension duquel il entendait nécessairement apporter son tribut.
2C’est particulièrement vrai de certains poèmes heuristiques qui, dans le sillage de l’entreprise mallarméenne, ont marqué le tournant du vingtième siècle, et formellement, le passage (il faudrait dire les passages) du vers mesuré au vers libre et au poème en prose. De telles aventures (celles d’Apollinaire, de Reverdy, de Valéry entre autres) ne pouvaient qu’approfondir leur portée critique ; et les œuvres qui en sont résultées, si datées qu’elles fussent, apportaient aux lecteurs, en même temps que leurs trouvailles, une pensée de la trouvaille en elle-même. Ainsi en va-t-il tout particulièrement de celle de Segalen qu’on a prise ici comme un observatoire de la modernité poétique tentant de se connaître, pour ainsi dire, en acte.
3Parce qu’elle est diffuse, allégorique, allusive, voire contradictoire, cette connaissance offre une prise difficile. Enveloppée aux plis du poème, mêlée à la tâche explicite d’aller au monde par les moyens du langage, elle n’en est que plus touchante lorsqu’elle affleure : il est toujours émouvant d’entendre vibrer cette corde dubitative, mal assurée, affirmative quand même, qui essaie de retentir dans l’espace mat des inconnues du poème. Mais il y a plus : une manière, là, de pensée, ou pour le dire à la façon de Heidegger parlant de Trakl, une communication assez rare entre Dichter et Denker.
4Les penseurs et les poètes, dit Heidegger, ont en commun leur préoccupation de l’essence de la langue. Il revint à quelques-uns, au vingtième siècle, de nous montrer qu’il est, en vue de la connaissance, d’autres voies que celle de la raison pure. Des voies qui prennent en compte, justement, la pente du langage ; de celles que suit Michaux, dans Connaissance par les gouffres : « À toute allure, à une allure dont un homme normal ne peut se faire une idée, il dévale le chemin pensant. Les idées apparaissent et disparaissent sans qu’il y puisse rien, sans qu’il puisse, si fort qu’il le désire, ni les arrêter, ni les retarder, ni les ralentir, ni en retenir une1.» On a souvent rapproché Michaux de Segalen au nom de leur tropisme commun pour l’Extrême-Orient. Mais un point justifie mieux encore ce rapprochement : leur manière de traiter avec la pensée. Chez l’un comme chez l’autre, même attachement au mouvement des représentations mentales, à leur passage, à leur ductilité et à leur errance. Même attention à leur apparition et à leur disparition : penser est fantomatique, diraient-ils l’un et l’autre. Sans doute Segalen sait-il aussi bien que Michaux la sorte de mutilation que suppose la formation d’un concept. Voyez-le s’acharner, de longues années durant, à bâtir son « Divers ». Le mot court tout au long de l’Essai sur l’exotisme, et il voudrait accéder à un statut philosophique. Mais c’est comme un château de sable que la vague anéantit à chaque ressac. Tout est, chaque fois, à recommencer. Or si Segalen échoue dans cette entreprise, c’est pour une raison simple : rien ne l’intéresse, dans le divers, que justement cet appel d’un mouvement continu, « ces remous pleins d’ivresse du grand fleuve Diversité2 », auquel ne saurait répondre aucun concept. Voyez, au contraire, dans la stèle « Perdre le midi quotidien », comme il atteint du premier coup ce dont l’inachèvement de l’Essai devait abandonner la quête :
Perdre le Midi quotidien ; traverser des cours,
des arches, des ponts ; tenter les chemins
bifurqués ; m’essouffler aux marches,
aux rampes, aux escalades ;
Éviter la stèle précise…
5La stèle qu’invente Segalen est en effet imprécise (protéiforme, voyageuse, polysémique…) au même sens que les Mouvements de Michaux : « signes […] pour être fidèle à son “transitoire”3 ».
6Cette attention au mouvement dans les idéations, ce compte tenu des glissements de la langue plutôt que de ses inscriptions et de ses crispations : voilà qui distingue la pensée en poème. C’est aussi sur ce mode que le poème en viendra à se penser lui-même dans son exercice. Car ici, penser et se penser ne font qu’un. Dans l’élan qui habite la parole, aucune focalisation. Cours, arches, ponts, chemins bifurqués : aussi bien le poème, dont ces figures ne sont après tout qu’autant d’allégories. La parole y passe, et ce passage même devient l’un des motifs du passage. Ou plutôt ce motif-là, jamais désigné, occupe-t-il le centre vide autour duquel tournoient tous les autres. Ainsi le poème s’apparenterait-il à ce que Deleuze nommait un symbole rotatif : « il n’a ni début ni fin, il ne nous mène nulle part, il n’arrive nulle part, il n’a surtout pas de point final, ni même d’étapes. Il est toujours au milieu, au milieu des choses, entre les choses. Il n’a qu’un milieu, des milieux de plus en plus profonds4.»
7C’est dire qu’en ce milieu où la pensée s’unit au mouvant, il n’est pas de place pour une vision théorique. Les poètes dont il sera question dans ces pages ont pu y prétendre. On les rencontrera ailleurs : là où précisément, hors de toute intention oculaire ou oraculaire, la langue seule s’aventure. Dans ces espaces construits par elle, et où elle trouve l’élément favorable à son déploiement comme à ses déplacements.
8L’ordre de présentation adopté tient essentiellement compte de cette écologie. Un premier ensemble d’articles s’attache à évoquer le détour par les lieux et les espaces de cette pensée indirecte sur le poème. On s’intéresse ensuite à la lumière qu’apportent ici les figures esthétiques (stèle, sculpture, peinture…). Enfin, quatre contributions tentent de dessiner les grandes lignes de ces poétiques en acte. Une stricte alternance entre les analyses du texte segalenien et les ouvertures à d’autres œuvres assure un jeu de parallélismes dans lequel le lecteur pourra trouver le chemin d’une réflexion transversale sur le fait poétique.
Notes de bas de page
1 Henri Michaux, Connaissance par les gouffres, Gallimard, Paris, 1967, p. 244. Sur la relation du poète et du penseur, nous renvoyons aux pages qu’Évelyne Grossman a consacrées à cette question dans La Défiguration. Artaud – Beckett – Michaux, Éditions de Minuit, Paris, 2004, p. 82 et suivantes.
2 Victor Segalen, Stèles, « Conseils au bon voyageur ».
3 Henri Michaux, Mouvements dans Face aux verrous, Gallimard, Paris, 1992, p. 18.
4 Gilles Deleuze, « Nietzsche et saint Paul, Lawrence et Jean de Patmos », dans Critique et clinique, Éditions de Minuit, Paris, 1993, p. 65.
Auteurs
Université de Reims Champagne/Ardenne
Université Paris VIII
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Ce que le poème dit du poème
Segalen, Baudelaire, Callimaque, Gauguin, Macé, Michaux, Saint-John Perse
Anne-Elisabeth Halpern et Christian Doumet (dir.)
2005
L'Art de la mesure, ou l'Invention de l'espace dans les récits d'Orient (xixe siècle)
Isabelle Daunais
1996
L'Inconscient graphique
Essai sur la lettre et l'écriture de la Renaissance (Marot, Ronsard, Rabelais, Montaigne)
Tom Conley
2000