Ouverture en guise de postface
p. 191-194
Texte intégral
1La littérature a-t-elle un espace ? La valeur heuristique de la question réside en fait dans la richesse des problématiques qu’elle met en œuvre. S’il existe, l’espace littéraire apparaît comme un espace paradoxal, associé à un/des opérateur/s qui le font surgir, ou plutôt apercevoir, à la fois à la marge et au cœur des textes, à leur horizon ou dans le réseau de relations qui leur donne sens. Dans tous les cas, l’opération est paradoxale, voire instable : qu’il s’agisse de réversibilité ou d’ouverture sur un au-delà du texte, d’« exception » ou de croisements intertextuels, l’espace littéraire émerge à la limite, aperçue, franchie ou abolie. Le rapport génétique est donc réciproque – si l’on suppose que le texte est perçu comme littéraire par référence à un espace qui le rend possible, et l’espace littéraire, en retour, est reconnu par dérivation à partir des textes, et l’on pourrait peut-être même le penser sur le modèle des dérivées des courbes mathématiques. La tâche de la critique est de rendre compte d’un tel travail textuel. L’activité critique est en ce sens étroitement concernée par la notion d’espace littéraire, qui constitue pour elle à la fois un enjeu et un défi.
2Paradoxe d’un espace toujours sur le point d’advenir, d’établir ses repères, posé toujours comme espace positif, alors qu’il se manifeste du dehors, par renversement, transit, etc. ; paradoxe encore d’un espace que l’on construit comme universel, mais qui se définit dans un rapport à d’autres espaces, sociaux, dans un jeu qui rend problématique l’autonomie du littéraire inhérente au postulat d’un espace littéraire. L’association de la notion d’espace à celle de littérature répond peut-être obscurément à la nécessité de trouver (ou de reconnaître) des médiations d’un nouveau genre entre le littéraire et le social. Tous les textes réunis dans ce volume s’accordent pour problématiser les rapports et interactions entre les deux – et, en ce domaine, la fécondité du questionnement importe autant, sinon plus, que la réponse elle-même, comme c’est le cas pour toute une série de champs d’investigation en plein essor (études postcoloniales ou études de « gender », avec lesquelles les pages qui précèdent entretiennent un rapport explicite et implicite). Insistons en particulier sur le potentiel considérable que représente la notion d’espace littéraire pour les théories postcoloniales, actuellement très marquées par l’analyse du discours et les théories de l’énonciation (et solidement ancrées en même temps dans l’analyse des données historico-sociales spécifiques qui déterminent leur objet). L’espace littéraire est cette zone de mise en contact de discours détournés de leur intériorité culturelle. En ce sens c’est un espace d’extériorité – et on retrouve ici ce que Foucault appelait la « pensée du dehors » – voué à ce qu’Edouard Glissant appelle la Relation. Nous tenons donc ici une différence fondamentale entre les notions d’espace et de champ littéraires : le champ est un lieu clos, avec ses places à prendre, ses positions à occuper ; l’espace littéraire est ouvert, pure mise en relation de lieux, ignorant l’idée même de concurrence. À l’intériorité du champ littéraire on répondra par l’extériorité de l’espace littéraire.
3Extériorité/intériorité, limite, connexion, raccordement : c’est peut-être finalement sur l’idée de communauté que les réponses et les réflexions suscitées par notre question initiale invitent à réfléchir. Lus ensemble, les articles de ce volume, et jusqu’à ceux qui rejettent plus ou moins catégoriquement l’idée d’un espace littéraire distinct, appellent une problématisation du principe (présocial, intra-social ou inter-social) de communauté – postulée, espérée, récusée. Alors que le champ littéraire opère de façon directe à partir de l’espace social, la notion d’espace littéraire remet en question l’autonomie spatiale du social et manifeste la manière dont une connexion peut s’établir en amont ou au travers de l’organisation sociale, entre la littérature et la construction d’une communauté. Cet espace commun toujours mouvant d’une littérature perpétuellement en train de se faire, de se défaire et de se refaire est un facteur décisif des formations communautaires qui tissent l’espace social. Faut-il donc fonder en théorie le littéraire sur la notion de communauté ?
4C’est peut-être de vivre ensemble et c’est certainement d’un lieu d’interaction qu’il est question ici. Il n’est d’espace que de coexistence : coexistence des signes pour l’espace textuel, coexistence des êtres pour l’espace social, coexistence des œuvres pour l’espace littéraire. Le mot coexistence ne renvoie cependant pas exactement à la même réalité dans chacun des espaces. Les signes ainsi que les êtres coexistent dans un espace (sémiotique ou social), mais ne sont pas compris comme des espaces en euxmêmes. Les œuvres sont l’espace littéraire dans le même temps qu’elles coexistent dans l’espace littéraire. De cette particularité de l’espace littéraire vient cette hésitation entre le singulier et le pluriel : chaque œuvre est un espace littéraire qui met en jeu tout l’espace littéraire. Il y a donc plusieurs espaces littéraires qui n’en sont qu’un seul. Voici un ultime avatar du paradoxe de la « pensée du dehors » proposée par Blanchot. Chaque œuvre s’ouvre de l’intérieur sur l’horizon de l’espace littéraire, ou plutôt il n’y a pas d’intérieur de l’œuvre littéraire mais le déploiement de l’espace littéraire – qui peut se faire site de résistance ou de renouveau ; et la réflexion sur l’espace littéraire rencontre ici à nouveau des champs comme les études postcoloniales.
5On serait donc tenté de revenir, par un détour, à la problématique chère à Blanchot de l’intime et de ses rapports avec le dehors et l’impersonnel. L’espace littéraire est le lieu d’une expérience intime qui est toujours impersonnelle. Il est « ce qui nous arrive » à la lecture d’un livre. Cette expérience intime est comparable pour Blanchot à la mort, qui elle aussi nous arrive toujours du dehors. Il faut donc que la littérature nous surprenne, que son espace s’insinue jusqu’à ce que nous pensions être le cœur de notre intériorité, pour menacer les éléments fondamentaux de notre personnalité. L’espace littéraire sera un espace sacrificiel et par conséquent initiatique. Tous les lecteurs qui se seront laissé surprendre par telle ou telle œuvre forment une communauté d’initiés. Ils coexistent dans l’espace littéraire, qui devient alors plus précisément un lieu paradoxal de rencontre. Ces communautés transversales n’obéissent pas aux mêmes ressorts que les communautés sociales, elles ne sont pas fondées, elles n’ont d’autre assise que l’éphémère rencontre avec une œuvre. Ce sont moins des communautés de personnes que des communautés d’événements. Un lecteur n’est pas une personne, mais un événement qui s’épuise dans l’acte de lecture. Une œuvre est une telle communauté d’événements. L’espace littéraire déploie en ce monde une activité incessante.
6On s’est toutefois éloigné du splendide isolement de l’œuvre, nœud de la rencontre et de la communauté. Ce que Qu’est-ce qu’un espace littéraire ? nous apprend, c’est que cette communauté n’est pas pour autant un absolu. Connivence culturelle, stratégies de résistance et idéologie contribuent à façonner ces événements. Les lieux concrets qui semblent destinés à favoriser des espaces fusionnels en révèlent au contraire l’illusion. Pour certains analystes, la possibilité d’un espace littéraire distinct est elle-même une illusion. Si l’œuvre peut être un lieu de résistance, c’est que les rencontres qui s’y produisent ne s’y produisent pas en dehors de tout contexte. Pour reprendre la formule de William Spurlin, l’espace littéraire est « est un forum discursif mouvant et en devenir ». La notion de déplacement, qui figure au titre de l’ouvrage collectif dirigé par Joan DeJean et Nancy Miller, Displacements… (voir DeJean) suggère justement que l’espace apparemment universel de la littérature est sujet à recomposition, et ses éléments à redistribution. Dans « Writing a Feminist Criticism », introduction de Subject to Change, Nancy Miller écrivait déjà : « je propose une “poétique de la localisation » qui reconnaîtrait à la fois la géographie de de l’écriture qu’elle lit et les limites de son propre projet1 » (Miller, Nancy : 4). C’est dire que la résistance à l’idée d’un espace abstrait et universel hante aussi bien la lecture féministe que la lecture postcoloniale. Pourtant, l’espace littéraire pourrait tirer de l’idéalité que lui conférait Blanchot comme une force de promesse ou d’appel. Il est ce qui, entre l’œuvre et le monde, tisse des réseaux et ménage des ouvertures. Il est la garantie que les différents mondes ne se refermeront jamais longtemps sur eux-mêmes et sur leur intériorité. Il est la condition d’existence de ce que Glissant appelle le Tout-Monde : non pas une communauté unique et globale, mais la possibilité pour tout ce qui existe d’échapper à ses conditionnements et d’entrer en contact intime avec ce qui lui est le plus étranger.
Notes de bas de page
1 «I’m proposing a “poetics of location” that would acknowledge both the geographics of the writing it reads and the limits of its own project.»
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Ce que le poème dit du poème
Segalen, Baudelaire, Callimaque, Gauguin, Macé, Michaux, Saint-John Perse
Anne-Elisabeth Halpern et Christian Doumet (dir.)
2005
L'Art de la mesure, ou l'Invention de l'espace dans les récits d'Orient (xixe siècle)
Isabelle Daunais
1996
L'Inconscient graphique
Essai sur la lettre et l'écriture de la Renaissance (Marot, Ronsard, Rabelais, Montaigne)
Tom Conley
2000