Aux confins des États-Unis et du Mexique : traversée ou renforcement des frontières ?
Sur deux récits récents de Carlos Fuentes et de Ricardo Aguilar
p. 173-190
Texte intégral
1La frontière, ligne à la fois théorique et matérielle de division et de contact, tracé politique et présupposé de rupture et de continuité, invite a priori à reposer d’une autre manière la question « La littérature a-t-elle un espace ? ». Si l’on s’interroge sur le rapport de la littérature et des espaces concrets (géographiques, géopolitique) et si la frontière est à la fois séparation et suture, sécrète-t-elle une littérature spécifique, comme elle favorise le développement d’espaces hybrides, les confins, où les cultures s’interpénètrent, en apparence du moins – et cette littérature qui occuperait un espace spécifique est-elle particulièrement préoccupée de cet espace ? Ce n’est donc pas seulement comme thème que la frontière intervient dans la question d’un espace spécifique de la littérature, même s’il se trouve que les exemples développés dans le présent article situent, par une sorte de mise en abyme, le récit sur la zone frontalière entre Mexique et États-Unis. Un tel dispositif permet en fait de dénoncer l’évidence (et l’illusion) d’une innutrition mutuelle des cultures, d’une harmonieuse co-perméabilité des deux côtés de la ligne frontalière.
2Les dernières décennies ont vu se multiplier livres et articles sur la frontière entre le Mexique et les États-Unis. L’un des facteurs qui expliquent la fascination exercée par une région qui, il n’y a encore pas si longtemps, était considérée comme marginale à la vie économique, politique et culturelle des deux nations (Herzog, 1990 : 4) vient peut-être de ce que ce sont précisément les régions frontalières comme celle-ci qui fournissent le terrain le plus favorable pour étudier la désagrégation des frontières, trait fondamental de la période actuelle de l’histoire mondiale. En somme, ce qui rend la frontière si intéressante, c’est son apparente disparition.
3La frontière entre le Mexique et les USA est extraordinairement poreuse, malgré les efforts déployés ces dernières années par les États-Unis pour la garder et la fortifier. David E. Lorey remarque que la ligne de démarcation « est caractérisée par des mouvements humains de très grande ampleur », que « chaque année, la frontière voit passer deux cent cinquante millions de personnes qui traversent légalement » (Lorey, 1999 : 2-3). Devant de tels chiffres, on est naturellement amené à se demander comment ce va-et-vient en masse perpétuel dans un sens et dans l’autre affecte notre manière traditionnelle de concevoir la relation qui unit culture et localisation. La région frontalière entre les États-Unis et le Mexique est-elle le lieu d’éclosion d’une nouvelle culture transnationale libérée des vieilles contraintes imposées par l’État-nation ? Il suffit d’un bref coup d’œil aux analyses de deux spécialistes qui font autorité pour s’apercevoir que cette question suscite régulièrement des réponses ambivalentes.
4Néstor García Canclini, l’anthropologue argentin basé au Mexique, fait de la ville frontalière de Tijuana un cas emblématique de la « déterritorialisation » culturelle à grande échelle dont l’époque postmoderne est le théâtre. Les phénomènes de migration aussi bien que de transnationalisation des marchés culturels contribuent au processus. Il en résulte un relâchement du lien « naturel » entre la culture et un territoire social et géographique spécifique. Pour García Canclini, la qualité de vie, mobile, plurielle et artificielle à Tijuana, ville singulièrement ouverte aux influences venues de l’autre côté de la frontière, reflète ce processus général et représente une alternative séduisante face aux manières plus rigides et plus étroitement circonscrites de concevoir la culture qui dominent depuis longtemps en Amérique latine. Mais sa présentation de Tijuana se termine sur une invitation à la prudence. Le cosmopolitisme postmoderne de la ville peut avoir l’utile effet de remettre en cause les notions figées de l’autonomie des cultures nationales, mais cela ne veut pas dire que les questions de nation et d’identité ont perdu leur pertinence (García Canclini, 1990 : 304). Selon lui, plus d’ouverture ne signifie pas que tout conflit a disparu. Le fait que l’inégalité (entre le Mexique et les États-Unis, par exemple) persiste est là pour mettre une sourdine à notre enthousiasme et nous rappeler les limites du potentiel d’émancipation que les nouvelles pratiques culturelles peuvent représenter. En fin de compte, même si García Canclini est largement connu comme une sorte de grand prêtre de l’« hybridité », c’est cette oscillation entre les séductions de la déterritorialisation et l’appel de ce qu’il définit comme une « reterritorialisation » qui semble donner la meilleure idée de sa réaction à la frontière entre les États-Unis et le Mexique.
5Une ambivalence analogue caractérise les travaux de l’historien de la frontière Oscar J. Martínez. Auteur d’un nombre considérable d’ouvrages sur le sujet, il a proposé plusieurs diagnostics remarquablement divergents des traits majeurs de la vie et de la société des zones aux confins du Mexique et des États-Unis. Dans Troublesome Border (1988), l’éclairage met carrément en relief le conflit. Qu’il s’agisse de l’hostilité entre peuples des « borderlands » (« zones frontalières ») héritée de la Guerre de 1845-1848 (Martínez, 1988 : 84), de la longue histoire de disputes entre les deux pays sur le tracé exact de la frontière (8-31), du bilan de « la confrontation raciale, ethnique et culturelle » dans les zones frontalières (80) ou de conflits plus récents autour de l’eau (129-132) et de l’immigration (132-135), le tableau qui se dessine est le même : dans l’histoire, la zone frontière a été le lieu d’affrontements répétés, non pas seulement entre les deux nations, mais aussi entre les divers groupes ethniques et raciaux vivant de part et d’autre, et parfois du même côté de la frontière. Martínez identifie sans aucune hésitation le facteur responsable de cette situation : « À la base, c’est la ligne de démarcation elle-même qui joue le rôle d’agent de friction, étant donné qu’elle met un obstacle à la circulation normale des gens et des produits » (6). Et pourtant, quelques années plus tard, dans Border People : Life and Society in the U.S.-Mexico Borderlands (1994), Martínez devait offrir une vision beaucoup plus optimiste, voire parfois utopique, des zones frontières. Non qu’il omette de mentionner les litiges et les frictions qui n’ont cessé de se manifester dans la région ; mais il ne voit plus le conflit comme le trait définitoire de l’expérience de la vie frontalière. Au contraire, il place au cœur de cette expérience l’intense interaction transnationale dans laquelle sont engagés les habitants des confins américano-mexicains. Selon lui, une telle interaction « favorise l’ouverture d’esprit, et le cosmopolitisme » (Martínez, 1994 : 19), ainsi que l’élargissement de l’éventail des occasions qui s’offrent aux populations, tant au niveau des « relations humaines » qu’« au niveau des possibilités d’emploi et de choix en matière de produits de consommation » (25). Dans la dilution de l’identité nationale qui s’observe dans la région frontalière, Martínez voit le signe précurseur d’un monde plus divers, plus hétérogène, plus multiculturel. Les confins, considérés jadis comme périphériques, semblent être devenus le point d’émergence des grandes tendances économiques, culturelles et sociales d’aujourd’hui à travers le monde.
6La double perspective de García Canclini et de Martínez se retrouve également dans la littérature, et je vais maintenant m’intéresser à des textes qui envisagent la frontière de deux manières différentes : une nouvelle de Carlos Fuentes intitulée « Malintzin de las maquilas » tirée du recueil La frontera de cristal (1995 ; traduction française, La Frontière de verre, 1999) et A barlovento (« Au vent », 1999), roman autobiographique de Ricardo Aguilar. Carlos Fuentes est l’écrivain mexicain vivant le plus connu. Né en 1928 d’un père diplomate, Fuentes a vécu enfant à Washington, D. C., dans les années 1930. À partir des années 1970, il a fait de fréquents séjours comme professeur invité dans des universités américaines, comme Harvard, Princeton et Brown. Vu sa passion pour l’étude de la culture et de la politique américaines et sa tendance invétérée à commenter de manière incisive les relations entre les USA et le Mexique, sujet que j’ai traité de façon approfondie ailleurs (Van Delden, 1998), il n’est guère surprenant que la zone frontière l’ait attiré comme sujet de fiction. Fuentes lui-même n’est pas originaire de la zone frontalière, mais, en choisissant d’écrire sur la frontière entre les États-Unis et le Mexique, il restait en fait fidèle à l’un des centres d’intérêt majeurs de son œuvre : les rapports du Mexique avec son voisin septentrional.
7Ricardo Aguilar, en revanche, vient de la zone frontalière. Né en 1947 à El Paso (Texas), Aguilar a passé une grande partie de sa vie à Ciudad Juárez. À sa mort, en septembre 2004, il était professeur à l’Université de l’État du Nouveau Mexique (New Mexico State University) à Las Cruces : il avait également enseigné à l’Université du Texas (University of Texas) à El Paso et à l’Universidad Autónoma de Chihuahua à Ciudad Juárez. Moins prolifique et certainement moins connu que Fuentes, il a tout de même à son actif des anthologies, des recueils de nouvelles, des volumes de poésie, des études à caractère plus érudit et des traductions. A barlovento est son seul roman. Sa formation biculturelle fait de lui un écrivain difficile à classer. José Manuel García le caractérise comme un écrivain mexicain, mais aussi comme un « norteño » (quelqu’un du nord du Mexique), un « fronterizo » (originaire de la zone frontalière) et un Chicano (García, 1999 : 250). Fuentes et Aguilar sont des écrivains très différents, mais « Malintzin de las maquilas » et A barlovento partagent un cadre et une tension thématique fondamentale. Le cadre, c’est la zone de l’agglomération métropolitaine El Paso – Ciudad Juárez, qui, avec une population combinée approchant les deux millions (environ 700000 pour El Paso et 1200000 pour Ciudad Juárez), constitue la plus grande métropole transfrontalière du monde (City of El Paso, 2001 : 1). Quant à la tension qui définit les deux récits, c’est celle qui s’établit entre « traverser » et « renforcer » les frontières, pour reprendre les termes employés par Pablo Vila dans sa très riche étude ethnologique de la vie sur la frontière entre Mexique et USA (Vila, 2000). Ce sera une question-clé de déterminer si Fuentes et Aguilar mettent en fin de compte l’accent plutôt sur un pôle ou l’autre de cette tension.
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8« Malintzin de las maquilas » raconte une journée de la vie de Marina, une jeune femme qui a quitté l’intérieur du Mexique pour venir s’installer dans la ville-frontière de Ciudad Juárez et travailler dans une maquiladora (une usine d’assemblage). Ce récit s’inscrit dans un double contexte, économique et social, d’une part, littéraire et culturel, d’autre part, qui sert de toile de fond à la problématique de la frontière. Au début des années quatre-vingt-dix, le continent nord-américain avait connu des changements essentiels qui avaient attiré l’attention sur la frontière américano-mexicaine comme jamais auparavant. Durant la présidence de Miguel de la Madrid (1982-1988), le mexique avait commencé à abandonner graduellement le protectionnisme qui avait marqué les politiques économiques du passé et à ouvrir son économie sur le monde extérieur. Le gouvernement mexicain avait privatisé les compagnies nationales, fait tomber les barrières douanières et encouragé l’accroissement de l’investissement étranger dans l’économie mexicaine. On franchit une étape supplémentaire sur la voie des réformes sous la présidence de Carlos Salinas de Gortari (1988-1994), qui fut le fer de lance de la création de l’Accord Nord-américain de Libre-Échange (North American Free Trade Agreement, NAFTA), qui instaurait une vaste zone de libre-échange entre le Mexique, le Canada et les États-Unis. Dans les débats qui devaient conduire à l’application du traité en 1994, Fuentes apparut nettement comme l’un de ses plus fervents partisans parmi les intellectuels mexicains. Et c’est précisément à cause de sa vaste connaissance des États-Unis que les vues de Fuentes au sujet de NAFTA comptaient tellement (Paute, 1995 : 241-242). Dans Nuevo tiempo mexicano (« Des temps nouveaux pour le Mexique », 1995), il décrivait NAFTA comme « la première initiative dynamique des USA en direction de l’Amérique latine depuis bien longtemps » (Fuentes, 1995 : 99). Quand le traité fut approuvé par le Mexique et les États-Unis, il loua les deux pays d’être disposés « à se joindre au monde » (107). Toute sa carrière ou presque, Fuentes s’était montré très critique à l’égard des États-Unis et spécialement de leur politique étrangère, et, au début des années 1990, tandis que le débat sur NAFTA se développait au Mexique et dans les États-Unis, il prenait encore à partie le voisin du nord pour son refus de développer des rapports de bon voisinage sur des points d’intérêt mutuel comme l’immigration ou le trafic de drogue. Mais, dans son optique, de tels problèmes ne diminuaient en rien la nécessité pour le Mexique de s’ouvrir au monde extérieur. Un des thèmes favoris de Fuentes dans ces années-là est l’idée que nous vivons dans un monde interdépendant et il voit NAFTA comme l’incarnation institutionnelle de cette interdépendance. Puisque c’est sur le développement le long de la frontière américano-mexicaine que les conséquences de l’intégration des deux économies étaient les plus visibles, les débats autour de NAFTA lui accordaient une très grande place et contribuaient logiquement à renforcer l’attraction qu’exerçait la région sur Fuentes comme écrivain.
9Dans les textes qu’il a consacrés à l’épopée littéraire et culturelle au début des années 1990, Fuentes présente une vision analogue à celle qui l’a conduit à mettre en avant les avantages d’un resserrement des liens avec les États-Unis. Dans Valiente mundo nuevo (« Courageux nouveau monde », 1990) et Geografía de la novela (1993 ; traduction française, Géographie du roman, 1997), en particulier, il propose une conception du roman comme mode d’expression culturelle foncièrement ouvert et dialogique particulièrement bien adapté à ce moment de l’histoire mondiale. Sa position est que le roman, par sa capacité de traduire une multiplicité de voix et de perspectives, est le véhicule idéal pour l’exploration d’un monde multiculturel nouveau où le thème le plus important est la rencontre avec l’autre. Dans la lignée du critique russe Mikhail Bakhtine, Fuentes déclare que « dans une ère de conflits entre langues, le roman est, sera, et doit être une de ces langues. Mais surtout, il doit être le théâtre sur lequel toutes ces langues se rencontrent. Le roman, non seulement rencontre entre des personnages, mais aussi rencontre de langues, de périodes historiques et de civilisations éloignées » (Fuentes, 1993 : 26). Le roman constitue en effet le meilleur bagage pour la vie à une époque où se développent les contacts et les échanges entre peuples de différents pays et de différentes cultures. Pourtant, le tableau qui se dégage de sa pratique d’auteur de romans (et de nouvelles) est, comme nous le verrons, plus complexe que celui qu’il esquisse dans ses essais. La frontera de cristal propose une exploration littéraire concrète de la question de l’autre, et, dans la logique de la perspective utopique de certains de ses essais, le texte présente la frontière comme « un lieu de possibilités humaines » où, pour citer Debra Castillo, « les différences s’entrelacent et cohabitent » (Castillo, 2000 : 169). Mais ce n’est là qu’un aspect : comme le fait remarquer Hugo Méndez-Ramírez, dans La frontera de cristal, la rencontre avec l’autre conduit aussi à un renforcement du sens d’une identité nationale (Méndez-Ramírez, 2000 : 595) auquel correspond un sens d’antagonisme et d’hostilité à l’égard de l’autre.
10Les mélanges typiques de la culture frontalière sont reflétés dans « Malintzin de las maquilas » à bien des niveaux. Sur le plan linguistique, le lecteur remarque immédiatement la manière dont le narrateur et les personnages de l’histoire saupoudrent leurs discours de mots en Spanglish (« jaraseros », « klínex », « biznez ») ou en anglais (« pep-talks », « suntan »). Plus l’interaction avec les gens, les produits et les medias de l’autre côté de la frontière croît, plus les barrières qui séparent l’espagnol de l’anglais ont tendance à s’effriter. Un sentiment de chevauchement analogue se fait jour à travers la manière dont Fuentes réimagine un des espaces paradigmatiques de la ville-frontière du Mexique : le night-club Malibu où Marina et ses amies passent la soirée lorsqu’elles décident de sortir après une longue journée de travail. Depuis l’époque de la Prohibition, quand le côté mexicain de la frontière devint un pôle d’attraction pour les visiteurs américains en quête de plaisirs interdits, les villes comme Tijuana et Ciudad Juárez ont toujours été considérées comme des lieux où le vice règne et où la loi n’a plus cours. En situant une scène-clé de son histoire dans un night-club, Fuentes rappelle la vision culturelle de la frontière mexicaine comme le royaume de la liberté (et de l’exploitation) sexuelle (s), mais il trace les grandes lignes d’un double renversement de la tradition. Là où on s’attendrait plutôt à voir des blancs – des hommes – qui viennent de l’autre côté de la frontière chercher des services sexuels auprès de femmes mexicaines, il présente un groupe de Mexicaines, dans un rôle de consommatrices d’un spectacle érotique monté par une troupe de strip-teaseurs masculins, les Chippendale Boys. Pour symboliser l’entente culturelle d’un nouveau genre qui s’instaure au Malibu, les strippers arborent des tatouages qui représentent aussi bien le drapeau américain que le drapeau mexicain. Mais la rencontre mise en scène dans l’espace restreint du night-club part toujours du principe que les Américains et les Mexicains appartiennent à deux catégories distinctes. Fuentes franchit encore une étape dans sa vision des possibilités de déterritorialisation culturelle dans le portrait de l’individu binational qui vit des deux côtés de la frontière. Il s’agit de Rolando, l’amant de Marina, caractérisé comme « un homme qui a un pied dans chaque pays, en liaison à la fois avec El Paso et Ciudad Juárez par l’intermédiaire de son téléphone portable » (Fuentes, 1995 : 197), autrement dit, un homme pour qui la frontière semble avoir perdu toute réalité.
11De toute évidence, ce qui intrigue Fuentes, ce sont les possibilités de contact, de mélange et d’échange culturels. Il y a même des moments dans La frontera de cristal où il célèbre explicitement la promesse d’une culture frontalière sans contraintes. Prenons l’exemple de José Francisco, un écrivain et anthologiste chicano qui s’impose comme un personnage-clé du récit qui clôt le recueil, « Río Grande, río Bravo ». Fortement identifié à la moto sur laquelle il traverse et retraverse sans cesse le pont qui sépare Ciudad Juárez et El Paso, José Francisco fait de la littérature un moyen de créer un sentiment de communauté entre les gens des deux côtés du fleuve : « La moto, c’était le moyen de faire passer la parole écrite d’une rive à l’autre à toute vitesse, c’était ça la contrebande de José Francisco, de la littérature venue d’un côté et de l’autre, pour que tout le monde apprenne à se connaître mieux, disait-il, pour que tout le monde s’aime un peu plus, pour qu’on puisse dire “nous” des deux côtés du fleuve. » (Fuentes, 1995 : 281). Mais, si nous examinons La frontera de cristal dans son ensemble, la vision utopique du développement d’une culture transnationale alternative au voisinage de la frontière finit par s’estomper devant une perspective bien différente, beaucoup plus traditionnelle. Si la frontière entre les USA et le Mexique est bien un laboratoire de la postmodernité (García Canclini, 1990 : 293) ou de l’avenir (Bowden, 1998), alors ce que nous trouvons chez Fuentes est en fait une évaluation très sceptique des effets des expériences qui s’y déroulent. Dans La frontera de cristal, il fait preuve d’une remarquable aptitude à représenter l’éclectisme culturel nouveau propre à la zone frontalière, mais la fiction invoque (et défend) constamment les valeurs de la tradition, de la culture et de la nation.
12Prenons Rolando, le paradigme de l’individu binational de « Malintzin de las maquilas ». En fin de compte, c’est un imposteur. Ce n’est pas seulement qu’il trompe Marina – un soir, elle le trouve au lit avec une gringa – mais on apprend finalement que son fameux portable, symbole même de sa mobilité, est bidon : il n’a pas de batterie. Il le trimbale toujours avec lui pour impressionner les gens, et c’est une manière de suggérer un lien entre traversée de la frontière et simulation. Le personnage de loin le plus sympathique de l’histoire, c’est Marina, le personnage principal, et elle est sympathique en grande partie parce qu’elle est si enracinée dans sa propre culture. Son nom, Marina, fait référence à la Malinche (appelée aussi Doña Marina ou Malintzin), une Indienne qui, pour avoir servi à Hernán Cortés d’interprète pendant la Conquête du Mexique, est traditionnellement le symbole de la trahison. Mais, dans son récit, Fuentes inverse la perspective, faisant de Marina la victime et non l’auteur d’un acte de trahison. Loin de se vendre à l’étranger, elle en arrive à incarner la survie d’une culture nationale authentique face aux pressions économiques et politiques internationales du monde contemporain.
13En montrant comment Marina conserve le sens de sa dignité et de sa valeur propre en dépit de sa pauvreté, Fuentes se fait l’écho d’une vision traditionnelle qui oppose une spiritualité, et un sens de l’esthétique, hispaniques ou latins au pragmatisme anglo-saxon :
les talons s’enfonçaient dans la boue ou se cassaient sur les pierres, à la différence des gringas qui faisaient le trajet jusqu’au travail en sneakers et mettaient leurs talons hauts au bureau. Marina en revanche ne renonçait pour rien au monde à ses chaussures élégantes. (Fuentes, 1995 : 132 ; trad. Pierre Zoberman.)
14Comme les autres femmes qui travaillent à la maquiladora, Marina ne vient pas de Ciudad Juárez, mais, avec ses amies, elle parvient à établir un fort sentiment d’appartenance communautaire malgré leur déracinement :
Elles venaient toutes d’ailleurs. Du coup, elles s’amusaient à se raconter des histoires surprenantes sur leurs origines, sur les connexions familiales, sur ce qui les différenciait, et parfois aussi, elles s’étonnaient de se ressembler sur tant de points, leur famille, leur village, leurs parents. (Fuentes, 1995 : 139 ; trad. P. Z.)
15Marina est aussi un personnage sympathique parce qu’elle n’a pas laissé la dureté des conditions de vie de la frontière étouffer son innocence et sa spontanéité. Voyant l’abattement peint sur le visage de ses compagnes de travail à la suite d’un pénible épisode de harcèlement sexuel dans l’enceinte de l’usine, Marina profite de la pause du déjeuner pour leur remonter le moral en commettant une petite transgression. Elle retire ses chaussures et, ignorant les panneaux d’interdiction de marcher sur l’herbe, elle court pieds nus sur la pelouse devant l’entrée de la maquiladora où elle travaille :
[…] Ressentant une merveilleuse émotion physique, la pelouse était si fraîche, si délicieusement arrosée et si bien tondue – cela lui faisait comme des chatouillements sur la plante des pieds – que c’était comme se baigner dans l’un de ces bois enchantés que l’on voit dans les films. (Fuentes, 1995 : 150 ; trad. P. Z.)
16Fuentes associe ainsi Marina aux domaines du plaisir, de la fantaisie et de la liberté.
17Le réseau qui se tisse entre espoir, fantaisie et identité culturelle et que Marina incarne, est aussi clairement visible au moment culminant de la scène du night-club, le Malibu. La rencontre transculturelle mise en scène dans le spectacle des Chippendale Boys cède finalement la place à la réaffirmation d’une identité culturelle mexicaine distincte. Après tout, le meilleur moment de la soirée, pour Marina et ses amies, c’est le défilé des mariées, qu’elles apprécient avant tout parce que ce sont des Mexicaines qui se donnent en spectacle à des Mexicaines. Les femmes de l’auditoire tiennent à ce que toutes les mariées soient mexicaines, et le narrateur décrit la fureur qui s’est déchaînée le soir où une gringa s’est jointe au défilé. Le public ne tolèrera pas de voir traverser la ligne de démarcation entre la culture mexicaine et la culture américaine, car ce qui importe ici, c’est l’identification de ces femmes aux signes de leur culture à elles. Les domaines de l’esthétique et du sentimental, par opposition à l’érotisme agressif et même un peu mécanique représenté par les Chippendale Boys, sont associés ici avec la mexicanité. La scène suggère que l’espérance d’une vie meilleure est investie, non seulement dans les manières les plus conventionnelles de concevoir les rapports entre les sexes, mais aussi dans une forme de redécouverte d’un être culturel propre. Ce processus narratif qui part de la fascination pour les mélanges culturels pour déboucher finalement sur un retour aux racines culturelles, se retrouve dans une des scènes culminantes de l’histoire : la veillée funèbre pour l’enfant de Dinorah. En l’absence de toute structure pour la garde des enfants, Dinorah, mère célibataire qui travaille dans la même maquiladora que Marina, est contrainte de laisser son unique enfant seul à la maison, attaché au pied d’une table. Ce jour-là, en rentrant chez elle, Dinorah découvre que son enfant s’est accidentellement étranglé avec la corde qui le retenait. Dinorah est accablée de chagrin ; ses voisins font bloc pour lui apporter leur soutien et organisent une veillée magnifique pour le petit garçon, en prenant soin que rien ne manque : « ses fleurs, sa petite boîte blanche, comme au temps jadis, comme dans les villages. » (Fuentes, 1995 : 156 ; trad. PZ.) La scène rappelle la coutume mexicaine connue sous le nom de « veillée des petits anges », rituel séculaire qui a produit une tradition artistique importante (surtout dans les arts visuels) de portraits d’enfants morts jeunes. Dans « Malintzin de las maquilas », Fuentes donne un souffle nouveau à ce qu’on a appelé « l’art rituel de l’enfant défunt » (Ruy Sánchez Lacy, 1992) et, ce faisant, il rattache son récit à ce qui est considéré généralement comme une tradition culturelle mexicaine authentique. Pour Fuentes, en somme, l’expérience frontalière n’a pas pour effet de dissoudre les traditions culturelles autochtones, sauf peut-être dans un sens très superficiel : ainsi, un visiteur apporte des fleurs pour la veillée de l’enfant de Dinorah ; faute d’une meilleure solution, elle les met dans une bouteille de Coca vide, symbole évident d’américanisation. Mais Fuentes montre à ses lecteurs que, au niveau le plus profond et le plus permanent, la rencontre avec l’autre renforce le désir de protéger son territoire culturel distinctif et de réaffirmer ses traditions culturelles propres.
18Il est clair que la vie et l’écriture insolites de Ricardo Aguilar ont retenu l’attention de Fuentes, puisqu’il se trouve qu’il a servi de modèle pour le personnage de José Francisco, l’écrivain-motard chicano de « Río Grande, río Bravo ». Fait intéressant, Aguilar reparaît sous le pseudonyme de Roberto Carrasco dans Border People, d’Oscar Martínez. La visée principale du livre de Martínez est de tracer les différents types entre lesquels la population frontalière peut se répartir. Ces types vont de ce qu’il appelle « frontaliers nationaux » à une extrémité de l’éventail, aux « frontaliers transnationaux », à l’autre extrême. La première catégorie, qui comprend des « nationaux », des « monoculturels » et des « nouveaux arrivants », consiste en individus qui, dans l’ensemble, ne voient guère d’intérêt à s’engager dans des transactions transfrontalières ou interculturelles. La seconde catégorie est composée de « biculturels », de ceux qui vivent dans un endroit et travaillent dans un autre, et des « binationaux », qui peuvent tous être considérés, dans l’optique de Martínez, comme « vivant au cœur de la société de la zone frontalière », puisque le contexte dans lequel ils sont le plus performants, c’est « l’environnement binational biculturel qu’on trouve dans les zones frontalières » (Martínez, 1994 : 62). Roberto Carrasco fait son apparition dans la catégorie « binationale ». Les détails de sa biographie – son âge, son lieu de naissance, son cursus universitaire, son passage dans la Marine américaine, entre autres épisodes – montrent clairement qu’il s’agit en fait de Ricardo Aguilar. Carrasco offre une présentation fort complexe de son identité culturelle et nationale. Martínez nous informe qu’il est à la fois euphorique et ambivalent sur sa binationalité. Il est avant tout mexicain, mais il a aussi une profonde affection pour les États-Unis (Martínez, 1994 : 87). Il est en même temps très critique sur les deux pays. Il déteste le système politique du Mexique et l’absence de culture en Amérique. Dans son entrevue avec Martínez, il fait allusion au « conflit interne » causé par les sentiments qu’il a pour les deux pays (Martínez, 1994 : 88).
19Et Fuentes et Martínez font d’Aguilar l’archétype du passeur de frontière. Fuentes souligne la dimension euphorique, voire utopique, de son expérience, tandis que Martínez, s’il reconnaît l’euphorie, met aussi l’accent sur la division et l’incertitude provoquée par l’absence de localisation nationale et culturelle fixe chez son informateur. Curieusement, il n’y a guère d’euphorie dans les commentaires d’Aguilar sur l’identité « chicano » qu’on trouve dans l’introduction qu’il a écrite (avec Armando Armengol et Oscar U. Somoza) pour une anthologie de nouvelles d’écrivains chicanos publiée en 1984. Pour ces auteurs, les Chicanos sont « pris au piège » entre deux cultures dominantes, qui essaient toutes deux de leur imposer leur mode de vie. La réaction des Chicanos a été d’adopter des éléments de l’une et de l’autre. Sans abandonner leur traditions et leurs coutumes mexicaines, ils les ont modifiées pour « survivre » hors du Mexique (Aguilar, Armengol et Somoza, 1984 : xi). Ce qui frappe, dans ce portrait du Chicano, c’est le sens de la lutte et de la contrainte, et l’absence totale de ce sens d’une célébration de la mobilité culturelle que nous avons rencontré dans d’autres chroniques de l’existence frontalière. Comment Aguilar peint-il donc le numéro de funambule que représente la vie sur à la frontière USA-Mexique dans son roman, A barlovento ?
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20Tout d’abord, il est important de souligner que le roman d’Aguilar traite de la vie à la frontière, mais qu’il ne se limite pas à cela. Il se compose de quatre parties, dont chacune est constituée de fragments qui se présentent sous la forme de notations dans un journal. Les fragments ne sont pas datés, encore que le contexte nous permette parfois de déterminer à peu près à quelle période ils renvoient. La plus grande partie du roman évoque des épisodes de la vie du narrateur au cours des années 1980 et 1990. Durant ces années, il vit à Ciudad Juárez (tout en faisant régulièrement l’aller et retour entre son domicile et son poste d’enseignement à El Paso) et à Las Cruces (tout en faisant de fréquentes visites de l’autre côté de la frontière). Aguilar ajoute encore aux quatre parties une structure quadripartite : chaque section comporte quatre titres différents, correspondant aux quatre points cardinaux (nord, ouest, sud et est), au quatre saisons (hiver, automne, été et printemps), aux quatre éléments (eau, terre, feu et air) et aux quatre directions d’où le vent souffle (du nord, de l’ouest, du sud et de l’est). La première partie du roman est centrée sur l’expérience du vieillissement, de la maladie et de la mort. Le narrateur vient d’atteindre les cinquante ans, il connaît un certain nombre de problèmes de santé, et il s’inquiète pour ses parents qui sont âgés et pour ses beaux-parents. La section se conclut sur la nouvelle consternante de la mort de Jim Sagel, l’écrivain anglo-chicano qui s’est suicidé en 1997 à l’âge de cinquante ans. La deuxième partie du roman traite surtout des voyages du narrateur, en Europe, dans différentes parties du Mexique, ainsi que dans divers ports des Caraïbes et de la Méditerranée du temps de sa jeunesse, lorsqu’il était dans l’US Navy. Dans la troisième partie du roman, il est plus difficile d’identifier un dénominateur commun aux différents fragments du récit. L’intérêt se concentre principalement sur la famille du narrateur (son amour pour sa femme, la nouvelle que sa fille attend son premier enfant), mais la mort est un autre thème récurrent, et la section s’achève sur le meurtre d’un ami proche. La quatrième partie du roman est celle qui est la plus centrée sur l’expérience de la frontière. Le narrateur explore la ville de Ciudad Juárez, notant le changement qui s’est produit depuis sont enfance, aussi bien que la persistance d’un certain mode de vie distinctif. La courbe tracée dans le roman (le parcours rétrograde de l’hiver au printemps) suggère que ce que nous avons vers la fin du roman est une sorte de retour à Ciudad Juárez, un retour qui est en même temps un début neuf et plein d’espoir.
21Tout au long du roman, nous voyons Aguilar passer et repasser la frontière. Nous le voyons constamment traverser le pont entre Ciudad Juárez et El Paso (souvent sur sa moto). Il est clair que, même mentalement, il vit simultanément des deux côtés de la frontière. De quelque côté de la frontière qu’il se trouve, le narrateur n’arrête pas de faire des comparaisons avec la manière dont les choses se passent de l’autre côté. Dans une perspective linguistique également, le roman attire l’attention sur le biculturalisme du narrateur. Le récit d’un voyage d’Alicante à Athènes avec sa famille passe constamment de l’espagnol à l’anglais. Qui plus est, le roman est parsemé de mots Spanglish, comme « ampáyer » (umpire, arbitre) (Aguilar, 1999 : 60), « cómix » (comics, bandes dessinées) (61), « jonrón » (home run, un terme technique du baseball) (62), « un rait » (ride, balade à moto) (85) et bien d’autres encore. Et pourtant, Aguilar ne construit pas en fin de compte l’image d’une culture frontalière unifiée à cheval sur les deux côtés de la ligne qui sépare les États-Unis et le Mexique et combinant des éléments du Nord et du Sud. En tout état de cause, A barlovento n’attire pas tant que cela l’attention sur ce que García Canclini définit comme des formes culturelles « hybrides », dans lesquelles on trouve une superposition ou un mélange de traits pris à différents contextes nationaux. À mesure que le roman progresse, il se concentre de plus en plus sur les différences profondes entre les USA et le Mexique, qui en arrivent presque à être perçus comme pôles opposés, d’une manière qui rappelle la longue tradition qui oppose, dans la littérature latino-américaine, latinos et sajones.
22Au niveau linguistique, j’ai déjà remarqué l’impact de l’anglais sur le roman d’Aguilar. Cependant, outre l’usage de l’anglais et du Spanglish, il y a un aspect où l’on sent clairement que le narrateur s’identifie avec l’espagnol et prend ses distances à l’égard de l’anglais. Le recours à des mots Spanglish est en fait plutôt limité pour un ouvrage de cette sorte. Qui plus est, les mots Spanglish qui apparaissent effectivement dans le texte sont souvent utilisés, non pas par le narrateur, mais par d’autres personnages du texte. Ainsi, c’est Gabi la fille du narrateur qui évoque la possibilité de faire un « rait » sur la moto de son père. De plus, nombre de mots ou d’expressions qui apparaissent en anglais dans le texte sont en quelque sorte mis entre guillemets, ce qui les marque clairement comme étrangers. À un certain moment, par exemple, le narrateur parle de « ce que les gabachos ont pris l’habitude d’appeler road pizza » (206). Loin de se contenter d’insérer les mots anglais dans le roman pour transformer la combinaison des langues en un tout uniforme, le narrateur les attribue à « l’Autre » (les gabachos – un terme de mépris que les Mexicains utilisent pour faire allusion aux Américains), ce qui a pour effet de les rendre étrangers à son propre texte. On peut observer un procédé similaire dans la section qui concerne ce que le narrateur a connu dans la marine américaine, où les termes tirés du sociolecte de la marine sont aussi encadrés par des guillemets imaginaires, comme lorsque le narrateur évoque « ce qu’ils appellent sea legs [le pied marin] » (104), ou nous informe « [qu’] ils les appellent des dry heaves [des haut-le cœur] » (105), ou même lorsqu’il parle du « fameux six, six and a kick1 [six, six et un coup de pied aux fesses] » (102) et du « fameux Shore Patrol » (103). On peut aussi remarquer le passage vers la fin du roman, où le narrateur parle des fleurs que sa femme et lui ont plantées dans le jardin de leur maison de Las Cruces, et attire l’attention sur sa connaissance hésitante de l’anglais, lorsqu’il dit : « Je crois qu’on les appelle narcisus dans ce pays. » (223.)
23Cette façon qu’a le roman de renforcer les frontières entre les deux pays est très fortement mise en relief par une série de méditations qui explorent les différences entre le Mexique et les USA. À la fin, le roman dévoile l’énorme abîme qui sépare les deux cultures, alors que le narrateur laisse de plus en plus franchement voir qu’il n’aime pas les USA et exprime de plus en plus sa nostalgie du Mexique. Dans un passage écrit à une époque où le narrateur enseigne dans deux universités différentes, une de chaque côté de la frontière, il établit un contraste tranché entre ses étudiants américains, qu’il trouve lourds et complètement dépourvus de curiosité à l’égard du monde, et les étudiants mexicains, qui semblent avoir une intelligence beaucoup plus fine et une sensibilité beaucoup plus vive (184-185). Dans ses cours à El Paso, le narrateur ne peut susciter chez ses étudiants aucune réaction aux documents qu’il leur fournit, tandis qu’à Ciudad Juárez (ou « Juaritos », comme il l’appelle), les étudiants le poussent toujours dans ses derniers retranchements par leurs questions, leur soif de connaissance (185-86). Lorsque, par la suite, le narrateur s’installe à Las Cruces, il ne sait plus sur quel sujet écrire. Cette perte d’inspiration littéraire est liée au contexte social dénudé dans lequel il se trouve. Pour commencer, il est déconcerté par les rues désertes de Las Cruces. Aux USA, personne ne se déplace à pied, et, lorsque le narrateur et sa femme font une petite balade après la tombée de la nuit, les gens les dévisagent « comme s’ils se demandaient ce qui pouvait bien les pousser à se promener dans les rues après la tombée de la nuit » (161). Un jour, complètement désemparés devant la façon qu’ont les Américains de vivre à la dérobée, en sourdine, ils sautent dans leur voiture et se précipitent de l’autre côté de la frontière, juste pour s’assurer par eux-mêmes que les femmes qui vendent des gorditas devant l’église sur l’avenue Insurgentes sont toujours là, et qu’ils leur faut moins d’une heure pour y aller de chez eux, à Las Cruces (162). Dans un autre passage, le narrateur compare les environnements sonores des deux pays. Il dresse un catalogue méticuleux des sons et des bruits multiples qui enveloppent les habitants de Juárez et observe à quel point les choses sont différentes « de l’autre côté » (La Cruces), où « les gens sont si tranquilles que le moindre son les effraie » (211). Finalement, la longue série de contrastes culturels qu’Aguilar développe dans A barlovento se résorbe en une opposition entre un espace (le Mexique) qui semble plein, et un autre (les États-Unis) que le narrateur ressent comme vide. À un certain moment – après s’être installé au nord de la frontière – il se rappelle le sentiment qu’il avait à Juárez d’être « imprégné » des allées et venues de la vie à la ville. Il évoque la manière dont il a été « saturé par la géographie humaine, végétale, urbaine […] par les visages, les arbres et les plantes […] par les odeurs, les saveurs, les bruits, les ombres et les lumières […] » et conclut une longue évocation lyrique de la diversité des impressions que la vie au Mexique lui a laissées par une remarque très directe que « de ce côté [les États-Unis] il n’y a rien de tout cela » (161). C’est comme si le narrateur nous disait que l’un de ces lieux existe réellement (il a une géographie), et l’autre pas.
24A barlovento est le portrait d’un habitué du passage de la frontière, désillusionné par le sentiment d’avoir perdu tout lieu propre, à cause de son installation aux États-Unis, où il se voit comme un exilé (94). Mais cela ne veut pas dire que sa nostalgie pour le Mexique est simpliste ou même qu’il voit le pays comme une entité unifiée. Au cours d’une méditation sur sa mexicanité personnelle, il livre quelques critiques sévères sur son pays d’origine. Pour lui, le Mexique n’est pas représenté seulement par la beauté de son architecture, de sa musique, de ses traditions, de son art et de sa cuisine ; en plus de tout cela, il y a aussi le fait « de la violence constante et continue exercée par des Mexicains contre des Mexicains ». Il décrit les États-Unis en Goliath ; malheureusement, il est difficile de se ranger du côté du David mexicain, dans la mesure où cet opprimé est aussi « un barbare, un flic violent, un juge corrompu, un politicien menteur et un gangster » (95). Dans d’autres passages, le narrateur du roman d’Aguilar remet en question l’existence d’une identité nationale mexicaine commune. Lors d’une visite dans le Yucatán, il est frappé par le fait que, dans cette région, les gens semblent plus cubains ou caribéens que mexicains. Il se prend à penser que la seule chose que le Yucatán et le Chihuahua aient en commun, c’est qu’ils ne s’identifient pas avec la Nation dans son ensemble (80). Les références péjoratives fréquentes aux « Chilangos » (les gens de la ville de Mexico) confirment le sentiment que le narrateur articule une identité régionale (du Mexique du Nord, de la zone frontalière, ou juarense) plutôt qu’une identité nationale. Assez curieusement, dans un essai de 1990 (écrit en collaboration avec Fernando García Núñez), Aguilar écrit que le résident typique de la zone frontalière mène une vie de simulation. C’est que la mobilité et le changement constant qui caractérisent la vie sur la frontière empêchent totalement les identités de se figer (Aguilar et García Núñez, 1990 : 16). Mais A barlovento est si plein de vitupération que l’on sent que le livre a été écrit justement comme un antidote à la simulation. Le lecteur peut ne pas être d’accord avec le flot continu d’attaques contre les « gabachos » et les « chilangos », mais il ne fait aucun doute que la férocité même du livre nous convainc de son authenticité. De la même manière, c’est une sentiment d’authenticité que le narrateur recherche vers la fin du roman, lorsqu’il décrit une série de promenades autour de la ville de Juárez. Ces passages rendent bien la sensualité rédemptrice – ce vibrant sentiment du réel – qui lui manque si cruellement de l’autre côté de la frontière. Dans une section qui se situe quelques pages avant la fin du roman, il exulte dans sa redécouverte de ce qu’il appelle les « odeurs normales » du côté mexicain de la frontière : les odeurs « d’encre, d’oranges, fraîches ou trop mûres, de chilis rôtis, de pain qui sort du four, de tortillas de maïs, de cirage » et ainsi de suite (224). Tout ceci se rattache au sentiment que le mode de vie que le narrateur trouve à Juárez est imprégné d’un sens de la continuité et de la tradition et donc de justesse et de normalité. Suivant cette perspective, la dernière image du roman est celle d’une petite fille qui achète un petit pain tout chaud tout frais dans une boulangerie et sort de la boutique en sautant à cloche-pied et en gambadant « comme il sied à tous les enfants » (228). En affirmant ce sens de normalité dans sa description de l’expérience de la frontière, Aguilar fait finalement pencher la balance contre la notion d’une hybridité radicalement instable, et en faveur d’un concept d’enracinement culturel.
25Dans un article sur la « littérature de la frontière » (Van Delden, 2001), j’ai montré comment deux écrivains américains – Walter Abish et Richard Rodriguez – qui ont écrit sur les relations entre les USA et le Mexique dans les anneés 1990 suggéraient une prise de distance par rapport à la conception selon laquelle les deux pays seraient séparés par un énorme abîme civilisationnel. C’est sous la plume d’Octavio Paz qu’on trouve l’une des affirmations de la vieille conception des différences entre le Mexique et les États-Unis qui ont eu le plus d’impact : dans un essai de 1978, il soutient que les deux pays sont séparés par une « fracture peut-être insurmontable » (Paz, 1985 : 357). Fait intéressant, les deux auteurs mexicains étudiés ici adoptent une voie très différente de celle d’Abish et de Rodriguez. Peut-on tirer des conclusions plus larges de cette constatation ? Il est difficile de répondre dans la mesure où il nous faudrait un échantillonnage d’auteurs bien plus large pour déterminer s’il existe des différences systématiques dans la manière dont les auteurs américains et mexicains envisagent la frontière. Mais il est frappant que Fuentes et Aguilar, sans revenir à la vision sombre diffusée par Octavio Paz, présentent tous deux la frontière comme un lieu de renforcement, plutôt que de dilution, du sens d’une différence culturelle.
Notes de bas de page
1 L’expression signifie : « six mois de prison à Rota en Espagne, six mois de travaux forcés dans une prison militaire aux États-Unis et le renvoi de l’armée. »
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