Un territoire littéraire en mutation : les romans japonais des années 1990-2000
p. 157-171
Texte intégral
1Quelques traductions en français de récits parus au Japon dans les années quatre-vingt-dix, notamment ceux de Kazushige Abe, Matsuura Rieko, Ko Machida et Akasaka Mari, perturbent l’idée même d’un espace propre au littéraire. En effet, des éléments issus de la sphère médiatique, de l’écriture cinématographique, et de la scène musicale investissent la narration. Si l’on ajoute à cela le fait que l’hybridation des voix narratives se double d’une désexualisation, ou d’un renversement des identités sexuelles des personnages, on a une idée de la torsion opérée à plusieurs endroits : l’endroit de l’appartenance culturelle, l’endroit de la langue et du locuteur, l’endroit de la traduction.
2L’espace socio-culturel dans lequel ces « récits » s’inscrivent est clairement japonais, un espace qui ne cesse de se modifier et d’interroger notre propre espace européen. Ces « récits » entrent en interaction avec l’espace mutant du Japon, mais s’inscrivent aussi dans un rapport interculturel avec le reste du monde, en particulier par le biais de la traduction. Mieux, ils font désormais partie de l’espace culturel français, par la soudaine accélération du processus de traduction, avec un décalage de quelques années seulement entre la parution au Japon et la sortie en France. Les lecteurs français non japonisants ont eu accès à pas moins de 136 auteurs différents, avec un accroissement sur douze ans de 50 % de nouveaux auteurs, soit un nouvel auteur tous les deux mois. Rien que les années 80-90 ont coïncidé avec 80 % de la masse totale de ce qui a été traduit du japonais, et la période 1990-1999 totalise plus de la moitié des traductions effectuées au cours du vingtième siècle. Le lectorat s’est sensiblement rajeuni : il existe plusieurs générations de lecteurs qui ne lisent pas le même genre d’ouvrages que leurs aînés. Les auteurs proposés sont plus jeunes, avec une forte proportion d’auteurs féminins. D’ores et déjà, on peut considérer les décennies 80-90 comme « un âge d’or du roman japonais moderne en France » (Gottlieb : 69-89).
3Les nouveaux auteurs arrivés sur le marché ne satisfont plus une quête d’exotisme qui pouvait justifier naguère la traduction d’œuvres asiatiques. Ce sont des connaissances par rapport à une certaine valeur esthétique et humaine qui sont recherchées, et non plus un simple dépaysement. Or, l’identité culturelle japonaise est sérieusement compromise. La « grande littérature » du vingtième siècle japonais semble en amont de la production contemporaine, de nature beaucoup plus « lisse », sans particularités de style. La traduction vise à une « lisibilité maximale en français ». Mais comment traduire une œuvre si proche des « mots de la tribu » ? « Au Japon comme ailleurs, la littérature universelle tend vers une uniformisation qui marque désormais la production de l’œuvre et de son reflet, la traduction. » (Sakai, 2001 : 27.) La traduction doit être suffisamment rusée pour établir un transfert culturel efficace, rendre lisible des textes déjà soumis à une hybridation dans leur propre langue.
4Les pages qui suivent interrogeront d’abord l’inscription culturelle de cette littérature traduite du japonais, à la fois déterritorialisée et chez soi dans sa langue d’accueil, puis la négociation avec la langue que ces romans laissent apercevoir, tant par l’importance des désordres du langage que par leur mise en texte.
1. L’appartenance culturelle
Un espace/temps spécifique au Japon ?
5Une comparaison avec la situation asiatique n’est pas inutile pour mieux comprendre le caractère transnational de ces récits qui s’appuient sur l’expansion mondiale de la « culture pop japonaise ». Dans le cas des « Chines », et pour la Chine continentale en particulier, rien de comparable : le lien avec le passé, rendu impossible par l’idéologie communiste, est un horizon essentiel des écrivains, tandis qu’une amnésie radicale semble caractériser la nouvelle littérature japonaise, suivant une « perception littéralement dés-orientée du temps » (Forest : 5). Les repères culturels du passé, si importants pour certains écrivains chinois, et encore pour la génération des classiques contemporains, comme Kawabata ou Tanizaki, peuvent disparaître entièrement des expériences narratives actuelles du Japon. Pour prendre un exemple, Machida Ko est parfois présenté comme un « ancien chanteur rock punk », mais ses références sont plutôt celles d’une culture télévisuelle. Pourtant, la tradition la plus inattendue, les références religieuses parfois, resurgissent, mais de façon discordante et sans qu’une cohérence d’ensemble en découle. Au fond, ce jeune auteur installe une dissonance culturelle. Certes, le héros est cultivé : il cite avec naturel des écrivains ou des chanteurs, mais leur nature contraste avec ce qui est attendu d’un chanteur de rock au Japon. Indépendamment de leur rôle dans la construction du personnage, ces éléments forment un dispositif d’égarement par rapport aux attentes du public et des médias, qui ont déjà construit la réputation de l’auteur, mais dans un tout autre domaine.
6Il existe dans la réalité japonaise un partage traditionnel, lié au maintien interstitiel du passé dans le présent. Ce dernier n’est plus observable dans ces fictions, comme si celles-ci avaient acquis un statut exportable par leur réduction à des espaces standardisés, devenus communs à toute l’Asie, ni urbains ni campagnards. L’espace est aussi peu caractérisé que le temps, à l’inverse d’une représentation fortement différenciée et unitaire d’un espace-temps autre, dans l’œuvre classique de Kawabata, Pays de neige.
7Une telle manière de supprimer la conscience du temps serait bien en accord avec « la conception shintoïste du temps caractérisé par l’absence de commencement et de fin » (Katô : 37). Par ailleurs, la notion de « point de départ de l’histoire » ne s’est pas imposée. Cette perception de l’historiographie n’est pas sans conséquence pour la conduite du récit, dans la mesure où temps de l’histoire et temps du récit ne sont pas sans agir l’un sur l’autre. En contrepartie de ce temps sans origine ni aboutissement, la ligne temporelle se segmente en autant de points qui sont des occurrences du « moment présent » (Katô : 38). Le présent est donc choisi pour son autonomie : ce point du temps se définit en référence à lui-même. Les récits que nous évoquions se situent tous dans la coïncidence avec l’instant présent, ou dans un présent revécu comme s’il était (encore) là. Et ce n’est pas la moindre difficulté de lecture que cette absence de repérage dans le passé ou de projection dans l’avenir.
8Une des conceptions du temps au Japon serait « la ligne infinie faite de moments présents qui se succèdent » (Katô : 38). Une telle conception peut expliquer le caractère destructuré, en une seule coulée, de certains récits, comme Charivari. La vie au jour le jour, telle est la zone temporelle décrite, avec ce que cela implique d’incertitude phénoménologique pour la conduite de la narration. Si l’on aborde à présent l’équivalent spatial du présent temporel, l’espace asymétrique est privilégié. Qui plus est, les récits concernés se caractérisent, en accord avec cette conception de l’espace, par la complexité et par l’irrégularité. L’espace du récit se déploie à partir d’un détail, et non à partir d’une totalité, et ce détail, ou la partie spatiale, est perçu comme l’« ici » d’où l’on part (Katô : 46). Le récit n’obéit donc pas à un ordonnancement solidement architecturé, mais semble suivre le fil invisible d’une voix, suivant un long monologue, dans le courant de la conscience.
Une culture urbaine ?
9Dans un ouvrage récent, Anne Curien définit la modernité des écrivains comme « la relation de leur expérience d’écriture au monde d’aujourd’hui » (Curien : XVII). Or, le monde contemporain, la modernité est définie, depuis Baudelaire, comme relation à l’espace de la ville.
10Le dépassement de cette corrélation, si frappante dans certains films du hongkongais Wong-Kar Wai, ou chez le taïwanais Tsai Ming-liang, s’amorce dans les récits les plus récents, et l’espace de la modernité, qui est aussi celui du récit, se déplace. Le film de Wong Kar Wai, In the mood for love, s’appuie sur une nouvelle de Liu Yichang, Intersection, publiée en 1972. C’est le mode de relation par croisement, par intersection éphémère et délicate, qui fait toute l’originalité de l’histoire. L’idéal moderne n’est plus nécessairement urbain. Nous verrons que la représentation littéraire se déplace elle-même, suivant une loi d’ouverture et un décentrement vers les friches urbaines, à la marge de la modernité. En somme, décrire le vertige de la ville, avec son réseau de rues et ses sollicitations visuelles ou auditives, n’est plus un moyen suffisant pour exprimer la modernité. Il faut encore énucléer la ville, chasser du regard le centre-ville, et décrire celui-ci d’aussi loin que le serait une terra incognita vue à partir du vaste no man’s land périphérique. À partir de cette transformation du roman urbain dans les métropoles asiatiques proches du Japon, on comprend mieux le schéma narratif des récits de Machida Ko, ou celui des histoires de Matsuura Rieko : celui du road movie, de la sortie radicale d’une communauté urbaine jeune et ultra-sophistiquée projetée dans un ailleurs, vivant l’expérience nouvelle du dehors.
11Les romans de Machida Ko se construisent sur une errance. Le héros se déplace, suivant une démarche titubante et en apparence peu efficace, d’une tribulation à l’autre, et les espaces se succèdent sans relief. Chargé de faire des repérages cinématographiques pour son « maître », il est amené à traverser des espaces plus qu’inquiétants, qui correspondraient à nos banlieues, et finit par s’installer dans un café, à proximité de bretelles d’autoroutes et de voies rapides. Charivari obéit à une trajectoire zigzagante non moins frappante. Pour rejoindre le restaurant où est censé se conclure son mariage, le héros doit prendre un bateau kitch, vrai collage architectural, qui symbolise l’espace factice et transitionnel qui s’est si bien implanté au Japon :
Dans l’ensemble, impression, je dirais, d’un Donald en toc, avec sa proue en tête de volaille, sa poupe en croupion, étranglé, ses deux moulins à vent de dimensions différentes flanquant les deux étages de cabine […] on avait mis ses idées en pratique sans penser une seconde à ce que ça allait donner au final, et ce final, c’était ce machin absolument abracadabrant. (Machida, 2004 : 35.)
12L’incipit du récit intitulé Vibrations commence dans un petit supermarché ouvert la nuit, un Family Mart, précise l’auteur. Ces magasins, développés directement à partir des Convenience Store américains, ont colonisé l’espace urbain du Japon. Dans leur variante japonaise, ils sont parfaitement intégrés à une culture transnationale, et rien n’interdit de penser qu’ils sont lisibles directement dans le reste de l’Asie, comme un trait d’appartenance à la modernité uniformisante. Pour le reste, aucun ancrage spatial n’est perceptible, sinon celui de la route. L’espace devient celui d’une modernité anonyme, mais plus forcément métropolitaine. Les deux personnages donnent l’exemple d’un déracinement complet, et ne rencontrent que des espaces indifférents. C’est le degré zéro du paysage.
13En résumé, la représentation de l’espace n’est plus un trait marquant de ces récits en mutation. Ou plus exactement, l’espace décrit est devenu un signe à valeur culturelle parmi d’autres, et un élément à part entière de la société de consommation. La question de la représentation urbaine semble avoir perdu dès lors toute importance.
Littérature et marché : mondialisation ou segmentation ?
14L’espace de la modernité est souvent décrit comme celui de la domination des lois du marché à l’échelle planétaire, entre « mondialisation » et « consumérisme ». De ce fait, l’appartenance univoque à une aire culturelle précise, l’aire japonaise par exemple, est une affirmation difficile à soutenir. Il serait étonnant que le champ d’expérience de l’écrivain n’en soit pas modifié, et sa création menacée par l’uniformisation des produits culturels. Il existe une interdépendance entre l’image véhiculée par certains médias, presse féminine notamment, et l’émergence d’une littérature ciblée comme un produit répondant à une attente du marché. Un soupçon vient troubler le lecteur français notamment à l’idée que l’histoire si moderne qu’il vient de lire n’était qu’un produit destiné à un marché asiatique auquel il n’appartient pas, et que sa lecture donne un surcroît de valeur « littéraire » ou un galon de « modernité » dont les règles sont dictées par un espace autre, de nature socio-économique : leur séduisante étrangeté viendrait moins de leurs qualités propres que d’un formatage insoupçonné. Ils obéiraient aux règles d’un marché intérieur précis, mais auraient cette faculté d’acquérir, par leur traduction, un statut nouveau à l’extérieur, une légitimation artistique par le biais de la traduction.
15Une « culture consumériste », déjà bien installée au Japon, se développe en Chine continentale en particulier, qui aurait pour corollaire une « décadence morale ». La consommation sous toutes ses formes serait à l’ordre du jour, et la littérature chinoise urbaine se mettrait au diapason de cette réalité, en diffusant par exemple l’image de la « jolie femme au col blanc » (Zidan : 151-158). Une véritable figuration opère à travers la littérature, qui projette une silhouette similaire à celle de la mode, donnant plus de crédit encore à un modèle non fictif, mais largement illusoire, et hors d’atteinte pour la majorité des femmes. On aboutit à un cercle de stéréotypie où vie inauthentique et fiction s’échangent leur absence de qualité.
16Par son développement économique, le Japon offre des modèles plus retors de représentation par la fiction : leur impact est considérable, mais doit parfois être pris au second degré. La stratégie de tel ou tel récit serait de déconstruire une figure modélisée – le chanteur rock, l’écolière aventureuse, ou kogyaru – pour en donner une version parodique, tout en se maintenant à l’intérieur d’un ensemble de stéréotypes consommables. Ainsi, la kôgyaru est tantôt présentée comme un mixage de l’anglais girl et de kôsei, élève d’école supérieure, tantôt comme « petite gyaru », gyaru désignant la fille des nouvelles classes moyennes, désinhibée et active. Elle est icône, représentation autant que réalité, l’une interférant avec l’autre, comme le démontre Alexandro Gomarasca. Les brefs récits de Yamada Eimi, ou de Ogawa Yoko sont exemplaires de cette figure iconique. Certaines représentations sont devenues attirantes et intelligibles au-delà de leur sphère d’origine, par le biais notamment d’autres médias, comme les mangas, largement consommés en occident. La « J-pop », ou industrie de la musique pop japonaise, devient un modèle culturel dominant qui rayonne sur les arts, et sur les comportements.
Une littérature en proie aux médias
17Un dernier indice de la mondialisation du marché littéraire, et donc de la diminution de l’appartenance culturelle, serait en outre l’évocation de produits de consommation de masse comme un passage obligé de la fiction. Un des moyens utilisés par la littérature réaliste française pour parvenir à un « effet de réel » a été la description d’objets. S’agit-il d’une nouvelle littérature axée sur la nature consommable du monde moderne ? Finalement, le champ littéraire nippon favorise l’émergence de livres qui sont autant de « symptômes » d’un certain état social, mais qui à leur tour, deviennent des machines à influence, producteurs de modèles sociologiques légèrement décalés, qui entretiennent l’idée – ou l’illusion – d’une évolution radicale de la société.
18Le livre coïncidait auparavant avec une expérience que les lecteurs recevaient par la grâce de l’écriture. Le tissu de mots était fait d’une expérience charnelle et existentielle authentique, qui méritait d’être transmise. La littérature était issue d’une expérience hors-norme, voire unique. L’ancien conteur était un marin ou un voyageur, parce qu’il se fondait sur la richesse de son expérience. À l’inverse, de plus en plus, les livres actuels sont nourris par une expérience commune et a priori banale, qui est celle des médias et de la presse en général. La littérature serait alors la relation d’une expérience individuelle des médias, perspective moins négative que celle d’une uniformisation des consciences :
Dans la vie urbaine d’aujourd’hui, tout le monde possède une expérience également riche, non seulement parce que notre information provient du même réseau, mais parce que nous ne cessons de nous imiter les uns les autres dans notre mode de vie, dans nos rêves et aspirations. (Ge : 323.)
19Cet auteur chinois va plus loin en affirmant l’émergence d’une « superintertextualité » née du partage d’un même réseau d’information. Dans un tel contexte, il est aisé de conquérir un marché de lecteurs déjà délimité par les médias, des lecteurs qu’ils appréhendent en tant que consommateurs. En apparence du moins, il suffirait de construire une histoire consommable et vite jetable au même titre que le sont les informations. Mieux, la valeur littéraire d’une œuvre deviendrait secondaire dans la littérature immédiatement contemporaine :
La valeur d’un livre tend à être estimée, de nouveau, à l’aune de l’information qu’il est censé apporter sur un problème de société : « ça parle de… » : des banlieues, des problèmes des ados, de la pédophilie. (Rolin : 27.)
20Un état général de la production littéraire mondiale est ici décrit au-delà du marché français. Au Japon, le roman d’information naît dans les années soixante-dix : le Jôhô Shosetsu se spécialisera en sujets économiques, faits politiques, ou faits de société. L’expansion de ce genre de fiction documentaire coïncide avec une période de crise de société. L’écrivain devient médiateur et offre une littérature de témoignage, reportage ou documentaire, en passe de devenir un des courants majeurs de la littérature des décennies suivantes. On se situe alors aux frontières du domaine littéraire en raison de l’emprunt massif qui est fait au réel sans contrepartie fictionnelle ou romanesque (Sakai : 138). La fiction récente va intégrer ce que la réalité interrogée par les médias recèle de plus scandaleux ou de plus vain, dans un retournement ironique. Un sous-genre pourrait être le roman d’information parodique sur le monde des vedettes, écrivains ou chanteurs, promus au rang d’idoles médiatiques. Le phénomène n’est pas nouveau. Il remonte au tournant de l’après-guerre, lorsque les auteurs se retrouvent face aux médias. Les prix littéraires traduisent une « homogénéisation culturelle » croissante et l’importance de la « notoriété individuelle ». La personnalité prime sur l’œuvre, et les vedettes doivent se soumettre à « l’accaparement de leur vie privée par la sphère publique » (Sakai : 261). Par une inversion des rôles, ceux qui font couler tant d’encre (médiatique) deviennent écrivains à leur tour. Ils s’attachent à déconstruire leur notoriété par allusions ou par une démesure imaginaire. Ko Machida et Akasaka Mari transposent largement les excès de la presse people, et le genre de l’enquête de type sociologique, qui vise en fait à assouvir la curiosité du grand public pour la délinquance, l’illégalité et tout ce qui relève de la marginalité. Ils construisent l’histoire d’une marginalisation radicale de leurs personnages qui rappelle malicieusement le goût frénétique de la presse et des médias pour tout ce qui sort de la norme, et en particulier les malheurs des idoles – exactement comme le film Pulp Fiction de Quentin Tarantino se réfère de façon décalée aux histoires bon marché, imprimées sur du mauvais papier. Pourtant, de ce schéma parodique, l’histoire tire son épingle du jeu, parce que ce qui est attendu en termes d’expérience médiatique partagée vient seulement entourer un noyau dur, qui est celui d’un trajet personnel, vers la connaissance, la maîtrise de soi ou la réalisation artistique. La littérature-médias n’était qu’une apparence, et c’est une vraie œuvre qui émerge d’une cacophonie de discours, d’un « charivari » pour reprendre le titre d’une œuvre de Ko Machida.
Une littérature subjective
21Traditionnellement, les cultures d’Asie privilégient la volonté collective au détriment de la subjectivité. Ce n’est que récemment qu’une « littérature du je » est apparue au Japon, tout comme d’ailleurs la notion de « littérature populaire » inventée dans les années vingt par opposition avec la « littérature pure ». Le terme taishû bungaku renvoie à la culture de masse, ou taishû bunka. Une définition de base de la littérature populaire serait, selon Kikuchi Kan, le souci de « contenter les gens ». L’exploitation de sujets relevant de l’expérience intime semble bien satisfaire un besoin collectif, donnant lieu à une production et à une consommation de masse.
22En Chine continentale, la passion sexuelle apparaît comme une des formes prises par la « modernité intellectuelle » : elle constitue un excellent champ de signification, un lieu d’opposition par rapport aux normes d’identité collective. Le discours normatif par rapport à l’amour ainsi que le politique serait transcendés par une vigoureuse rébellion dont le roman de Wang Xiabo, L’Âge d’or, est le meilleur exemple. La réalité n’est plus perçue en termes idéologiques, et le sujet n’est plus encouragé à se sacrifier au nom d’une utopie politique. Ce genre d’œuvres se caractérise encore par le refus d’un investissement des personnages sur le plan émotionnel, ce qui ouvrirait un espace intellectuel tout à fait nouveau : une modernité anti-émotionnelle. Le récit comme introspection sexuelle serait une voie d’accès à la connaissance pour un sujet masculin, mais un tel schéma narratif se retrouverait chez d’autres auteurs féminins, comme Anchee Min. Dans le contexte nippon, les nuances tiennent à d’autres formes de domination idéologique, plus indiscernables, qui opèrent dans un contexte de démocratie libérale.
23Devant le mensonge idéologique ou mercantile, la sexualité semble briller des feux d’un paradis perdu. C’est le rêve d’une communication immédiate, ou innocente :
Je me dis que faire l’amour c’est comme parler. Une conversation qui se déroule avec le corps. (Akasaka : 108.)
24Pour autant, le repli sur un espace utopique privé aux dimensions d’une sexualité « libre » n’est pas un phénomène littéraire récent, et le bref roman de Yoshiyuki Junnosuke, paru en 1969, La Chambre noire, en donne une figuration magistrale.
25En somme, une culture transnationale tend à se disséminer sous la forme d’une interaction entre médias d’information et médias de culture. Les formes prises par la « haute culture » (fiction littéraire), ou « littérature pure », deviennent elles-mêmes un espace en mutation, qui doit recomposer son identité à partir d’une remise en cause permanente de ses propres composantes organiques : presse, manga, cinéma, vidéo, musique.
2. La langue en négociation
26Certains récits interrogent la stabilité de la littérature. Son avenir, semblent-ils affirmer, par les moyens de la fiction, et par l’expérience du langage qui est relatée, sera un mélange instable, fait d’une « négociation » permanente (Chevrier : 259) que nous allons à présent décrire. Du maelström de plusieurs forces antagonistes sortira une littérature en débris, hachée d’intertextes, de figures et de représentations visuelles ou auditives qui lui sont étrangères.
27Dans Vibrations, l’effacement relatif du monde extérieur est compensé par le développement considérable de l’espace intérieur. Et le « travail » de l’héroïne n’est rien moins qu’un travail sur la langue. En effet, la locutrice affirme :
Je ne sais plus quand ça a commencé, mais à un moment, les voix dans ma tête sont devenues si assourdissantes je me suis mise à avoir des insomnies. Ces voix étaient composées pour moitié de mes propres pensées, parfois mélangées de réflexions entendues au cours de mes reportages, et pour le reste de questions et de réponses spontanées. (Akasaka : 9.)
28Le réel est confronté au discours tenu sur le réel par l’information, ou par la vulgarisation scientifique, tandis que des éléments médiatiques bruts réapparaissent tels quels. En fait, on se situe en permanence entre distance critique et reproduction du discours dominant.
29Le trajet pathétique de l’héroïne au cerveau traversé par les flux superficiels d’informations est-il à percevoir comme une prise de conscience révoltée, ou comme le portrait d’une fashion victim ?
30Les traits de l’héroïne favorisent l’identification au premier degré de lectrices familiarisées avec son univers de références. Ce type d’œuvre littéraire garde un statut indécidable : à l’intérieur et à l’extérieur du marché en même temps, suivant une subtile stratégie. La situation d’aliénation culturelle qu’elle dénigre est pourtant le fondement de la narration, comme si le mode de l’entretien journalistique débouchait malgré tout sur une vérité intime. La littérature semble alors n’être que le discours des médias continué avec des moyens littéraires. Le territoire du littéraire est conquis de vive force par l’approfondissement de symptômes d’un mal-être évoqué dans les médias. À cet égard, il est frappant de constater que le lieu matriciel d’une œuvre littéraire saluée comme « révélation » de la fin du siècle dernier (selon l’éditeur) est la représentation d’un dialogue médiatique de grande diffusion.
31Le texte littéraire naît d’une confrontation entre le réel et ce qu’en retient le magazine. Ce dernier suscite des voix, un ensemble de propositions qui manquent d’unité. Le texte prend alors la forme d’un dialogue intérieur, parfois violent, avec ces voix :
Il s’agit seulement d’accumuler les scènes et les épisodes et de choisir les rushes les plus réussis, afin de construire un personnage ou un groupe de personnages, et au montage, on jette un tas de déchets. (Akasaka : 27.)
32Les déchets, ce serait la réalité quotidienne de la majorité et les rushes retenus, le monde merveilleux et factice ouvert aux lecteurs et consommateurs. Au contraire, son ambition est d’accueillir ce déchet du travail d’édition, afin de « reproduire un petit bout de monde » (Akasaka : 29). En quelques pages, l’auteur résume son art poétique. Et cette poétique est au fond celle du cinéma : l’écriture d’un scénario, le tournage, puis le montage à partir des rushes. À partir de là, le récit mimera habilement un arrachement aux formes du discours dominant.
33La journaliste promue écrivain emporte son magnétophone avec elle, et ne cesse d’enregistrer le camionneur. Aux voix des magazines se substituent les voix entendues grâce à l’émetteur-récepteur de bord. Ces voix créent le même rythme haché, et une sensation vertigineuse. Charivari ne procède pas autrement, et mélange subtilement ébauches de scénarios, et retour à la réalité quotidienne, donnant à lire tout le désordre du possible narratif. Finalement, Vibrations donne souvent l’impression d’être analogue à un reportage filmé. Simplement, tout ce qui aurait été censuré à l’édition, apparaît ici en clair, sans ironie. À plusieurs reprises, la proximité entre dialogue et forme du reportage, voire même entre dialogue entendu grâce à la radio de bord et dialogue littéraire, est signalée. En somme, le territoire du littéraire se voit constamment assailli, ou parasité, par d’autres modes d’expression qui viennent se greffer sur lui. Une nouvelle enclave du littéraire se dessine : gagnée sur les médias ou contaminée par eux ? Elle repose sur deux traits récurrents. D’une part, une apparente remise en cause du discours médiatique, par critique ouverte ou parodie ; d’autre part, l’omniprésence d’un discours technique et scientifique, voire médical. Un autre espace littéraire peut donc naître, à partir du fonctionnement organique du scripteur. L’héroïne se met à l’écoute de son corps, comme le suggéraient les magazines :
C’étaient encore les voix mais ce n’étaient pas des sons, plutôt un message global transmis depuis le tréfonds de mes cellules. (Akasaka : 35.)
34Un dernier mode d’expression dominant est celui du corps, uni à celui de la machine, ce qui donne le titre de Vibrations, et un développement de l’inarticulé, qui peut être son musical déformé, ou absence d’articulation de la parole, deux cas fréquents dans les romans de Machida Ko. Des rythmes sonores et organiques viennent en effet relayer progressivement un discours de narrateur défaillant. Le corps devient, dans un contexte de pléthore discursive, la seule parole vraie et digne d’être entendue. La narratrice de Vibrations était sensible aux « voix » articulées, mais un autre type de voix reste à l’état syllabique, et l’auteur les transcrit :
Quelque chose parle dans ma tête, blablablablablabla. Mais je n’arrive pas à suivre les phrases. (Akasaka : 123.)
35Dans le cas de Machida Ko, ce sont les paroles de chansons qui se perdent dans une cacophonie, ou bien les sons machiniques qui viennent recouvrir des paroles de toute façon vides de sens :
Mais la sono était réglée en dépit du bon sens et ses paroles étaient en grande partie couvertes par un épouvantable twwîîrrhîîîtt, ce qui donnait : twwîîrrhîîîtt 49 édition… commémoration twwîîrrhîîîtt… twwîîrrhîîîtt… twwîîrrhîîîtt […]. (Machida, 2000 : 59.)
36Finalement, ce roman est un florilège d’onomatopées et de sons intercalés en italiques dans le corps d’un texte troué. Le cerveau du héros paraît devenir une machine émettrice déréglée, dont le son serait trop élevé (et le héros perd le contrôle des images), ou trop bas et inarticulé pour enclencher une communications avec les autres. De façon emblématique, la question « T’as dit quelque chose ? » vient trancher la production de scènes rêvées qui ne touchent au réel que par déformation. Finalement, le récit hésitant entre plusieurs modes d’expression se concentre en fin de parcours sur l’art pictural, mais là encore, dans une instabilité flagrante, puisque les couleurs et une composition se mettent en place à partir de scènes rêvées, et restent soumises au rythme haletant de la narration. La parole semble donc être l’obstacle à vaincre pour parvenir à un autre langage, celui des couleurs, que le narrateur rêve de rejoindre.
Faut que ça raconte une histoire, mais l’essentiel est quand même le ciel bleu, la dominante, c’est ce ciel d’azur que je veux sentir. (Machida, 2000 : 115.)
37L’héroïne de Vibrations remonte à l’expérience du corps scolarisé qui réagit à l’angoisse :
Mon existence s’est réduite à ma seule respiration, comme un échange automatique d’ions, suuuu-haaaa, suuuu-haaaa, quand j’y pense maintenant, c’est peut-être bien à ce moment-là que j’ai entendu les voix pour la première fois. (Akasaka : 96.)
38Les rythmes organiques, ou les bruits mécaniques deviennent une alternative au langage articulé. Ce procédé fut mis à l’honneur par les futuristes italiens ou par les poètes lettristes dans la lignée d’Isidore Isou et de Gabriel Pomerand. Le son contamine la lettre, et propose une extension, ou bien une sortie du littéraire. Dans le cas de la fiction japonaise, une contamination de genres s’opère clairement à partir des onomatopées écrites en katakana, caractères réservés à la transcription des mots étrangers, ou bien à celle des sons et onomatopées. Dans les mangas, ce type de notations est souvent majoritaire dans l’espace d’une case dessinée. La fiction écrite semble imiter une pratique issue du genre culturel hégémonique au Japon. En effet, en termes de production et de consommation, ce sont les mangas qui dominent l’univers de la culture écrite.
39La présence organique autant que mécanique du camion dans Vibrations renvoie à l’imaginaire des corps mécanisés de la « Japananim’« (les dessins animés japonais) (Gomarasca : 100).
40La représentation d’un corps « câblé », enveloppé de technologie, est très répandue dans la culture populaire nipponne. Finalement, la froide sensualité de l’héroïne de Vibrations, reliée par des « voix » au monde extérieur, et incapable d’une pensée et d’une parole personnelle, ne renvoie-t-elle pas à un univers extralittéraire, à une para-littérature, qui serait l’univers des mangas, et surtout de l’animation japonaise ? L’habitacle du camion avec son puissant moteur, où les deux héros se dénudent, ne serait-il pas représentation du « mecha », tout ce qui est mécanique et métallique par opposition à la chair ? Le « mecha-corps », ici ce corps féminin qui est décrit dans sa sexualité organique, et dans ses dysfonctionnements hormonaux ou digestifs, se double de prothèses artificielles dans le cas de l’animation japonaise. L’héroïne abrite dans l’habitacle du camion un corps excessivement « câblé ». Elle en retire la sensation d’un corps renforcé et puissant.
41Cet exemple de greffe d’une culture robotique dans la littérature japonaise la plus récente n’est qu’une facette parmi d’autres de la culture moderne japonaise, dont les références interpolées avec le littéraire proprement dit suscitent un effet d’inquiétante étrangeté. Si l’on raisonne en terme d’échanges au sein d’une même aire culturelle, il est évident que de tels récits sont amenés à connaître des émules et un succès grandissant au sein de l’aire asiatique, et dans la diaspora nipponne, sans parler des adeptes occidentaux de cette culture dominante.
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42La littérature semble avoir définitivement perdu sa première place comme moyen d’information sur le monde. Elle ne peut qu’informer sur le degré d’efficacité du matraquage médiatique, le parodier, pour en montrer la vacuité, et s’interroger : comment vivre une vie qui n’est que l’imitation de la représentation de la vie par les médias ? Comment l’individu négocie-t-il une vie soumise à la pression des médias ? Et comment peut-il prétendre à une rencontre avec l’Autre ? Tel semble être le nouveau territoire littéraire que ces jeunes écrivains balisent avec leurs œuvres hybrides.
43Pourtant, si les différents encouragements télévisuels à la consommation, sans parler des séquences publicitaires, sont à l’arrière-plan de toutes les consciences, et si ce réel est attendu par les lecteurs, ces références au circuit médiatique national sont très difficiles à transposer pour un public adonné à d’autres médias, comme le public français. Il n’existe pas de communauté internationale, à moins de la comprendre comme une communauté nippophile. Le lecteur, comme le rappelle Sakai (Sakai : 269), joue un rôle constitutif dans l’avènement d’une littérature populaire. Or, le lecteur étranger n’appartient pas au monde de consommateurs où l’histoire racontée est secondaire par rapport à l’évidence massive d’une imprégnation médiatique des consciences.
44C’est donc le paradoxe de cette littérature japonaise, indéniablement populaire dans son pays d’origine et traduite si généreusement ces dernières années, que, si les nouveaux auteurs arrivés sur le marché ne satisfont plus une quête d’exotisme qui pouvait justifier naguère la traduction d’œuvres asiatiques, leur production peine à devenir populaire dans son pays d’accueil, la France, et se cantonne dans un nouvel exotisme : celui du domaine médiatique ou technologique.
Auteur
CENEL – Université Paris 13
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