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Champs et espaces littéraires : le cas des romans francophones mauriciens

p. 137-156


Texte intégral

1La littérature est parcourue de métaphores spatiales, que ce soit dans les textes mêmes ou, plus encore, dans les « espèces d’espaces » que tentent de produire la critique et l’analyse littéraires, au point que Jean-Marie Grassin parle de l’espace comme d’une métaphore obsédante de la critique (Grassin : 6).

2Pour construire une rapide mise au point autour des divers recours à l’espace et à ses métaphores qui nous seront utiles, nous nous proposons d’utiliser comme métonyme l’écrivain et penseur martiniquais Edouard Glissant ; en somme, de passer par les Antilles pour mieux arriver à Maurice. Dans son œuvre comme dans ses essais, Glissant déploie et affine une véritable philosophie de l’espace qui reprend à son compte un grand nombre des figurations qui ont été associées au lieu et au territoire. Il explore la composante géographique et topographique bien particulière des Antilles, cherche par l’écriture à cadastrer son île pour en faire resurgir l’histoire et remplir le manque d’« arrière-pays culturel » qu’il ressent comme un appel. Il restitue ainsi à la Martinique un espace et un territoire qui lui sont propres mais aussi un temps et une histoire longtemps raturés et insaisissables. Avant tout, chez Glissant, l’espace est érigé en dimension conceptuelle majeure qui lui permet, non seulement d’exprimer sa perception et son interprétation du lieu insulaire, mais aussi d’apposer sa lecture sur le monde même et sur les champs de forces qui le constituent. Il évoque en particulier la nécessité de reterritorialiser l’être antillais dans un lieu rhizome, opposant la pensée du lieu, du rhizome, du divers et de la relation, à la pensée du territoire, de l’un, de la racine unique et partant, totalitaire. On sait ce que ses essais doivent aux Deleuze et Guattari de Kafka, pour une littérature mineure et de Mille Plateaux et en particulier aux notions de déterritorialisation/reterritorialisation et de rhizome1 que l’on voit revenir dans de nombreuses réflexions littéraires contemporaines portant sur les « littératures mineures ». Ces littératures sont constituées dans l’errance, dans le nomadisme, et définitivement associées à la matrice originelle du déplacement et de la dépossession. C’est à la langue, plus ou moins hospitalière selon l’image de Jabès (Jabès : 53), à la parole de l’imaginaire, que revient le rôle de rendre compte, voire de réinventer le lien, doublement constitutif et constituant, entre l’homme et son espace dont l’histoire l’a privé dans le cas des situations coloniales et postcoloniales.

3Le « détour » – terme éminemment glissantien – par cet auteur martiniquais nous offre donc une entrée dans divers usages de la notion d’espace dans la littérature contemporaine, et plus encore dans la littérature francophone des îles créolophones. Glissant peut également nous offrir une entrée dans la notion de champ littéraire ainsi que dans celle d’histoire littéraire. Il est souvent dit que la littérature antillaise n’est pas encore une littérature, malgré les chefs-d’œuvre qui la balisent, car valider son existence en tant que littérature serait admettre l’autonomie de son champ littéraire et lui reconnaître un projet inscrit dans un projet humain et social plus vaste que les écrivains eux-mêmes refusent d’entériner. Les auteurs d’Éloge de la créolité affirment : « La littérature antillaise n’existe pas encore. Nous sommes encore dans un état de pré-littérature : celui d’une production écrite sans audience chez elle, méconnaissant l’interaction auteurs/lecteurs où s’élabore une littérature. » (Bernabé et alii : 14.) Et Glissant d’ajouter : « Je ne crois pas qu’il existe encore une littérature antillaise […] Une littérature suppose un projet commun dont je pense pouvoir dire qu’il n’existe pas encore aux Antilles2. » (Rosello : 31.) Quant à Jack Corzani, il considère que la littérature caribéenne n’est pas seulement une littérature jeune mais qu’elle est même une littérature « à naître » qui repose sur des textes « initiateurs », « questionneurs » plus que sur des « chefs-d’œuvre » qui constitueraient les classiques d’une littérature bien attestée (Corzani : 50-51).

4Cette représentation de l’histoire littéraire montre le lien direct qu’elle entretient avec la notion de champ littéraire ainsi que l’interaction entre les catégories du temps et de l’espace. On y voit en effet apparaître le rôle d’un lectorat dans la constitution d’une littérature, ainsi que la notion de « classiques » institués, c’est-à-dire de textes reconnus, valorisés, légitimés par les instances dominantes, faisant l’objet de publications et voyant leur diffusion assurée. Le champ, métaphore spatiale en même temps qu’agricole, ne peut que suggérer l’idée d’une production mais aussi d’un quadrillage, et il s’agit bien, pour Bourdieu, d’un lieu sillonné par diverses forces qui y négocient leurs rapports et leur rôle. Ce marché des biens symboliques permet de comprendre la littérature comme praxis sociale. L’évolution du champ littéraire est liée à son autonomisation, toujours sujette à caution, en réalité, en raison de la valeur antagonique de l’objet culturel, à la fois symbolique et marchand. Pour autonome qu’il puisse devenir, on ne peut toutefois comprendre les enjeux qui structurent le champ qu’en ayant recours à des considérations qui lui sont extérieures, aux champs qui lui sont contigus et interagissent avec lui. Aussi le champ clôturé s’ouvre-t-il aux autres espaces qui constituent l’univers social, et se conçoit-il selon une dynamique temporelle aussi bien que spatiale.

5Quelles que soient les métaphores spatiales que l’on emploie pour l’analyse de la littérature, on constate que la temporalité est toujours associée à la spatialisation. Le texte fait date, prend place dans une périodisation, structure le temps en un avant et un après, occupe donc un moment fondateur d’un lieu. La littérature semble ainsi s’ériger à la croisée d’un chronotope, associée à un espace en étroite corrélation avec un temps qui le structure et lui donne signification et orientation. La notion même d’espace, par son étymologie et par ses premiers emplois au sens de « moment », contient cette dimension temporelle et, par le biais du chronotope, l’espace connecte la littérature à un temps et à un univers social.

6En ce sens, il semble donc que la littérature soit assignable, c’est-à-dire qu’elle réponde à un lieu qui la voit naître, voire provoque sa naissance, à un lieu qui l’origine comme il origine l’instance énonciatrice et la voix narratoriale. La littérature est en effet assignable à un ordre particulier, celui d’une activité humaine de production, d’expression codifiée et de réception. L’activité littéraire serait donc nécessairement localisée, et la sociologie de la littérature nous l’affirme, faisant de la littérature, comme dans le cas de Marc Angenot3, l’une des manifestations du discours social. Elle serait alors étroitement inscrite dans une spatialité et une temporalité déterminantes, qu’elle se constitue en écho à la doxa ou au contraire qu’elle s’érige en contre-discours, en pratique oppositionnelle selon la formule de Michel de Certeau. La littérature semble s’orienter dans un espace, y prendre une place déterminante, une place que, dans les univers sociaux, le champ balise, examine et oriente. Or, ce que tendent à montrer l’exemple et les postulats de Glissant, et que l’on retrouve dans une grande partie des analyses des littératures francophones et postcoloniales en situation de déterritorialisation, c’est précisément la tentative de restituer au lieu qui origine la parole littéraire son lien avec tous les ailleurs possibles, de constituer une poétique de la totalité-monde : « [La littérature] provient d’un lieu, il y a un lieu incontournable de l’émission de l’œuvre littéraire, mais aujourd’hui l’œuvre littéraire convient d’autant mieux au lieu, qu’elle établit relation entre ce lieu et la totalité-monde » (Glissant, 1996 : 34). Si être, c’est « être situé » écrivait Merleau-Ponty, l’être de la littérature serait d’être situé hors d’un univers social tangible et de son champ littéraire.

7En restituant le lieu d’émission de la parole littéraire à la relation, à ce que Glissant nomme le Tout-Monde, il s’agit de la faire émaner d’un hors-lieu, d’un au-delà du lieu, d’un endroit qui ne soit pas réductible à un espace social, à un territoire national, géographique, à un univers phénoménologique singulier et localisé. Débordant des cadres nationaux, géographiques et culturels, se reterritorialisant dans une langue et dans un imaginaire plus que dans un discours social avec lequel elle serait concomitante, la littérature semble s’inscrire dans un espace particulier, inassignable, en rupture avec l’espace réel et topographique. Objet hybride, cet espace se trouverait par là même exclu des chronotopes qui jusqu’alors semblaient au cœur de la fondation des littératures en les ancrant dans la collaboration entre une spatialisation et une temporalité. La littérature aurait donc un espace qui lui serait propre, peut-être pourrait-on le rapprocher de celui du mythe, qui, ainsi que le montre Frye, place la littérature du côté de ce que l’homme invente, crée, hors du visible, donc, et du lieu.

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8Il y a alors un paradoxe à vouloir parler d’espace littéraire mauricien : comment réduire à un espace national, géographique et humain, fortement symbolisé, qui plus est, par la clôture de l’espace insulaire, ce qui est censé être cet au-delà inassignable ? Si l’on parle d’espace littéraire comme extension illimitée, comment en associer la notion avec un pays et l’ensemble de ses implications linguistiques, culturelles et symboliques, et comment la dissocier de l’idée de champ littéraire ? Comment, par ailleurs, prélever dans cette littérature mauricienne plurilingue l’expression romanesque francophone, une frontière et une segmentation donc, sans risquer de les entériner au moment même de proposer une réflexion sur l’idée d’un dépassement de ces limites par la notion d’espace qui se substituerait au territoire des langues et des cultures ? Ne faut-il pas pourtant aller au cœur du territoire pour voir comment se met en place une configuration qui le subsume ? C’est précisément la tentation qui est la nôtre, que de chercher à confronter le champ littéraire mauricien, dans ses particularités, à un espace littéraire auquel prendraient part les textes mauriciens, espace qui serait avant tout constitué par le hors-lieu de la relation, que nous définirons comme matérialisé en somme par l’espace purement littéraire et non représentable de l’intertextualité et comme l’espace narratif ou poétique d’une langue, en l’occurrence ici, du français.

9L’espace semble connoté par son ouverture, sa plasticité, son dynamisme, par opposition au champ qui implique une représentation nettement plus délimitée. La double image semble simple, et pourtant, s’il est aisé et tentant de postuler l’existence de cette catégorie supra-nationale qui récuse et outrepasse les découpages du champ, il est complexe d’en poser les formes et les particularismes. Si le champ est une notion clairement référencée, l’espace semble, par nature, insaisissable et informe, du fait, en particulier, qu’il n’est pas une chose en soi mais une catégorie mentale, une donnée de l’imaginaire. Aussi est-il intrinsèquement une notion polysémique qui, appliquée à la littérature elle-même polymorphe, ne peut qu’être redoutablement complexe, ce qui appelle un appui concret sur une situation spécifique. Celle-ci peut nous offrir un « point de vue », seule entrée possible dans la catégorie de l’espace. L’Île Maurice, par sa situation on ne peut plus particulière, et par l’étroitesse de son espace topographique contrebalancée par la richesse de son activité littéraire, nous paraît proposer cette entrée. Elle peut constituer un laboratoire d’analyse particulièrement éclairant dans lequel nous livrer à cette confrontation des deux notions de champ et d’espace pour tenter de montrer comment, plus qu’elles ne s’opposent, elles se combinent, se nourrissent et se complètent, non pas pour constituer une utopique cité des lettres qui se suffirait à elle-même, mais pour réinvestir l’espace social et anthropologique revisité par le texte. La part de l’espace littéraire semblerait, à l’examen de la situation mauricienne, en relation étroite avec les autres espaces et l’on pourrait alors postuler qu’il existerait un espace littéraire mauricien, irréductible au champ, dont les contours et le fonctionnement seraient différents de ceux du champ, mais qui serait en rapport avec d’autres types d’espaces. Un espace, en effet, est délimité par la co-présence de l’autre. L’espace est un mode de relation avec l’autre dont le territoire est à la fois contigu et commun : c’est la distance qui définit le prochain, dans un perpétuel renvoi entre l’identité et l’altérité, entre l’ici et l’ailleurs. Aussi la catégorie de l’espace littéraire nous semble-t-elle opportune pour tenter d’analyser la manière dont la littérature mauricienne, à l’image des littératures en manque de racine et de territoire d’appartenance, se crée, ainsi que nous l’avons vu dans les propos de Glissant, dans le lieu même de la relation.

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10La situation mauricienne a ceci de particulier qu’elle semble caractérisée par les paradoxes et les antagonismes.

11Territoire de l’exiguïté, elle a besoin d’espace, au sens où elle a besoin d’air, de liberté narrative qui lui permette d’étendre ses contours, où elle tente de briser l’espace de la clôture insulaire pour se faire lire, connaître, mais aussi pour accéder à une voix pour se dire elle-même. La situation des littératures produites en contexte minoritaire, l’exiguïté du lieu (métaphorique ou matériel) d’énonciation, sa minoration au regard des interactions qui se jouent dans la république des lettres conduisent à une « hyperénonciation de l’identité exiguë », à une « exhibition d’un soi qui contient le presque-tout et en même temps exprime un profond manque existentiel » (Przychoden : 172). Cette hyperénonciation équivaut à une forme de quête, en quelque sorte, d’un espace narratif plus vaste pour se dire et se déployer, palliant ainsi les contraintes du territoire. Nous pouvons donc concevoir cette forme d’énonciation comme un autre type d’espace perçu et recherché en manière de libération, un espace de la voix narrative qui creuse et étend son lieu, cherche à lui échapper.

12Pourtant, littérature née d’une île vide d’autochtonie dont l’histoire est faite d’esclavage et d’engagisme, née d’un peuplement issu de migrations souvent imposées, réuni et créolisé sous la contrainte de cette histoire tragique, elle est, comme beaucoup d’autres, en quête de son lieu. C’est là l’une des problématiques les plus fréquentes qui hantent les littératures de l’Océan Indien, dépossédées d’elles-mêmes : comment habiter le lieu, comment créer un lien avec son lieu ?

[…] qu’est-ce qu’une terre créole ? Est-elle habitable ? Qu’est-ce qui peut la rendre inhabitable ? Comment l’habiter ? Elle se double d’une autre, qui lui est concomitante : comment fonder le lieu ; comment créer le lien qui permettrait de fonder le lieu et de l’habiter ? La littérature réunionnaise, quels que soient ses langues et ses espaces de production, revient sans cesse sur cette dialectique du lieu et du lien ; du lieu qui fait lien, du lien qui autorise le lieu. Cela se comprend : au départ l’espace est désert, et le lien qui se construit d’entrée de jeu est un lien d’asservissement, de double négation de l’humain – l’humain nié en l’objet/marchandise qu’est l’esclave, l’humain nié en l’esclavagiste. Comment, à partir de là – ce qui signifie aussi à partir de l’oubli des terres originelles (sauf celle du maître), à partir du trou noir de l’esclavage qui implique que rien n’existe avant l’arrivée et qu’à ce qui existe tout est refusé de l’humain, y compris les langues et les rites qui structurent le lieu – arriver, dans l’oubli des origines, et sur cet oubli des origines, à transformer l’espace en lieu fondateur et le lien en lien social ? (Marimoutou, 2002 : 131-139.)

13Dans l’océan Indien, la prise de possession des territoires vierges de Maurice et de La Réunion a été suivie de l’arrivée de groupes d’origines diverses, venus volontairement ou sous la contrainte dans un échange essentiellement mercantile qui a annihilé pour partie les cultures originelles des individus en présence. Ces imaginaires qui se croisent ont tendance à être délocalisés, et à n’éprouver que lentement la créolisation qui les unit et les construit. Aussi demeurent-ils souvent tournés vers les divers ailleurs qui ont fondé le territoire et qu’ils reconstruisent a posteriori alors qu’ils sont massivement gommés. En quête de récits de fondation qui n’existent pas et ne peuvent exister sous la forme qu’on leur prête en Occident, ces littératures s’élaborent dans le détour par des mythes, là encore problématiques.

14Ceux-ci peuvent être composés ex nihilo, on pense par exemple au mythe de la Lémurie inauguré par le Réunionnais Jules Hermann au début du XXe siècle dans Les Révélations du Grand Océan puis repris et réinterprété par les Mauriciens Malcolm de Chazal et Robert-Edward Hart4.

15C’est également vers des mythes extérieurs que se tournent les divers imaginaires en présence et en coexistence : pour ce qui est de Maurice, l’Occident et l’Inde essentiellement, ainsi que la Chine. L’Afrique demeure largement occultée. Maunick en 1965 rend hommage à la terre yoruba5, mais en 1934, Robert-Edward Hart livrait une liste des imaginaires en présence sur la terre mauricienne dans laquelle l’absence de l’Afrique est criante6. L’Occident chrétien, bien sûr, a généré une représentation de l’île très codifiée, qui la rattache, dans l’imaginaire des écrivains coloniaux, au paradis originel. Les épopées et les mythes indiens sont bien représentés et donnent lieu à diverses interprétations, tant religieuses que littéraires. Quant à la Chine, elle fait l’objet de redécouvertes littéraires, par exemple avec la traduction et l’adaptation anglaises de l’épopée hakka par Joseph Tsang Mang Kin en 2003.

16Comment alors résoudre ce premier paradoxe d’un antagonisme entre une recherche d’espace de liberté et de l’autre côté, la quête toujours présente de se localiser : l’hyperénonciation n’est pas une localisation, alors que la littérature de fondation cherche à l’être. Par ailleurs, dans ces littératures en manque de fondation et en manque d’imaginaire unifié, l’activité littéraire pallie l’absence ou, du moins, ne cesse de la redire et d’en porter la trace, d’en creuser le vide et ce faisant, de suturer cette béance. Or, comment la fondation pourrait-elle se faire alors que le territoire même de l’intime dans lequel se fonder est traversé par l’altérité, altérité de l’histoire puisque l’extranéité des diverses implantations ne parvient pas à se résorber, altérité des populations et des imaginaires en présence qui semblent peu unifiés. Ils usent en effet de tous les registres symboliques, en particulier du registre littéraire, pour lutter contre une créolisation qui est pourtant effective et dans l’ordre de l’histoire. De ces clivages, encore une fois essentiellement enracinés dans le champ symbolique, les langues, porteuses d’une forte charge idéologique, se font également les témoins.

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17Au gré des colonisations, les langues se sont partagé le territoire mauricien et ses divers champs. Le français est censé avoir cédé la place à l’anglais, ce qui est vrai sur le terrain administratif mais beaucoup moins en ce qui concerne la littérature, où l’anglais demeure très minoritaire7. Mais alors que le français n’est ni langue officielle ni langue de l’administration, il reste avant tout langue de prestige voire d’impérialisme culturel. Vicram Ramharai rappelle que le rapport de forces entre les langues demeure au profit du français8. Le « francotropisme » (Joubert : 151) caractérise une littérature mauricienne toujours tournée vers ce prestigieux héritage symbolique et souvent assimilée sans aucun questionnement à « la » littérature francophone. À ces deux langues de colonisation s’ajoutent les langues asiatiques, le bhojpuri, dans une moindre part l’hindi, le chinois (Hookoomsing : 26-31) qui coïncident avec la forte présence communautaire indienne et chinoise et qui a été maintenue par la politique coloniale anglaise, puis par le communalisme mauricien. Quant à la population « créole », sa définition est très particulière à Maurice, ainsi du coup, que le statut de sa langue :

À Maurice, le terme « créole » a une dimension ethnique claire et renvoie aux descendants d’esclaves ou à tous ceux qui ne trouvent pas leur place dans la nomenclature communaliste officielle de la république mauricienne : franco-mauriciens, hindous, musulmans, chinois. Autrement dit, est défini comme créole à Maurice, celui qui ne peut pas se prévaloir d’un rapport fort à une origine extra-insulaire, à une langue originelle, à une civilisation multiséculaire. (Marimoutou, 2003 : 225.)

18Longtemps vilipendé et réservé aux usages strictement familiers voire familiaux, le créole gagne toutefois peu à peu droit de cité et trouve même à se faire éditer, lire, représenter, en lien étroit avec les soubresauts politiques qui animent l’île puisqu’il doit avant tout à l’Indépendance son accession à l’écriture et a été porté par les mouvements de gauche (Mouvement Militant Mauricien) ou d’extrême gauche (Mouvement Militant Mauricien Socialiste Progressiste, maoïste ; Lalit, trotskyste, Lédikasyion pou Travayèr, organisation socioculturelle proche de Lalit). Aussi, lorsqu’en 1983 le MMM perd les élections, le créole cesse d’être considéré comme une langue porteuse d’un message politique et l’on ne compte plus, de 1984 à 1991, que huit publications d’œuvres en créole (Magdelaine et Marimoutou : 56-62 ; Ramharai, 1993 : 56-62).

19Pays plurilingue à la situation glottopolitique conflictuelle et tendue, Maurice voit ainsi posé le problème d’une « littérature mauricienne » : admettre ce terme, n’est-ce pas accepter, peut-être hâtivement, de considérer comme unifié un champ littéraire dont les conditions de production sont totalement soumises à la pression matérielle et idéologique des métropoles et à la représentation que s’en font les auteurs mauriciens (Hawkins) ? La notion de littérature nationale, plus encore que la notion de champ littéraire, semble marquée d’un certain manque de cohésion. Il est d’ailleurs frappant de voir l’indifférence mutuelle dans laquelle se tiennent ces littératures et de constater à quel point le choix de la langue d’écriture a pu constituer un enjeu idéologique majeur, voire continue de l’être en particulier lorsqu’il s’agit du créole. Il semble donc que le champ mauricien parvienne difficilement à s’homogénéiser et que s’y posent de manière cruciale les questions de l’émergence mais surtout, de l’altérité ou de l’identité culturelle ainsi que, par conséquent, de l’identité textuelle. Langue et texte demeurent bien souvent ethnicisés. Aussi l’ensemble des espaces linguistiques et imaginaires qui se partagent ce champ ne fonctionne-t-il pas à la même vitesse : les textes ne trouvent pas la même légitimité ni la même visibilité nationale ou internationale, ils ne trouvent pas non plus les mêmes canaux d’édition ou de diffusion. Ils se divisent un lectorat partiel. Ils ne sont pas rattachés aux mêmes sphères d’influence puisque certains vont être directement versés au rang des littératures francophones ou anglophones plus qu’ils ne vont être considérés comme des textes mauriciens d’expression française ou anglaise, alors que les textes créoles vont être livrés à eux-mêmes et jouir d’un lectorat local très peu étendu, ou que les textes bhojpuri ou hindiphones, peu lus localement, seront versés au compte de la littérature indienne, comme on peut le voir avec le cas de l’écrivain Unnuth. En fonction de la langue utilisée, du type de publication de l’œuvre, il s’avère difficile de dissocier sphère de production restreinte et sphère de grande production où s’imposent les codes littéraires et les critères esthétiques dominants. Les uns comme les autres demeurent disparates. Cette division pose donc la question de l’édification d’une littérature.

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20La littérature mauricienne est une littérature ancienne, mais paradoxalement, c’est une « vieille dame » (Joubert, 1994 : 38-43) qui a mis très longtemps à devenir une jeune dame peu à peu « décorsetée » des pesanteurs du mimétisme de la littérature occidentale ou de formes poétiques ou narratives largement issues du colonialisme. Elle peut pourtant être considérée comme émergente dans le sens où elle s’est libérée de ces mimétismes pour investir pleinement l’espace polymorphe de ses diverses langues, pour se réapproprier ses voix et ses traditions et en faire la matrice d’une expression littéraire qui ne doit plus seulement à l’imitation et ne se veut plus seulement dirigée vers l’extérieur. Elle tend à résorber les tensions entre intérieur et extérieur, bien que, nous l’avons vu, cela n’intervienne que très progressivement et que ce soit en fait les interactions internes qu’elle ne parvienne pas à résoudre. Elle tente une conciliation de ces influences contradictoires entre le dehors et le dedans et peu à peu s’attache à travailler ses interactions plus qu’à demeurer dans son morcellement. Emergente, comme l’île a émergé de sous les flots par la violence d’une explosion volcanique, mais aussi, comme elle, menacée dans ses soubassements, elle se trouve donc en étroite corrélation avec l’émergence des nations. De ce fait, elle pourrait être liée également à la rupture d’avec les centres culturels hégémoniques des diverses métropoles qui traversent sa population pluriethnique. Or, tiraillé par son rattachement aux diverses langues qui le constituent et aux diverses références littéraires extérieures à lui que véhiculent ces langues, le champ semble divisé, et il apparaît que les diverses productions littéraires se tournent le dos plus qu’elles ne tentent de cohabiter dans un lieu unifié. La notion d’espace littéraire est-elle mise à mal par cette dislocation en champs et en territoires clivés qui tentent de s’adapter à un espace anthropologique dont la construction et la composition sont elles-mêmes divisées ? Le partage de l’espace symbolique semble en effet se nouer de manière particulièrement agressive : on y retrouve, jouant à plein, la notion de frontière, d’inclusion et d’exclusion, de barrières linguistiques, ethniques qui trouvent à s’exprimer dans des discours et des revendications littéraires identitaires, toutes formes de segmentations qui semblent le propre de l’écologie littéraire, en particulier dans le cas des littératures postcoloniales dont on sait à quel point elles ont du mal à se départir des réalités sociales, historiques et politiques qui les ont informées.

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21La particularité de cet espace complexe dans son exiguïté et par son exiguïté même mais aussi dans son immense étendue de territoires linguistiques et imaginaires qui le rattachent à plusieurs grands champs littéraires mondiaux, offre donc à la « géo-critique » la possibilité de souligner le rôle que joue la cartographie culturelle mondiale dans la constitution d’un champ littéraire. On relève ainsi, dans la littérature mauricienne, voire dans les littératures mauriciennes, une négociation des forces qui se ferait plutôt finalement autour du droit même de postuler à prendre part au champ, plus qu’ensuite à en faire le lieu d’un réglage au plus près de la rivalité des productions littéraires elles-mêmes. La littérature apparaît comme le lieu où se déplace et se propage le conflit historique et socio-politique. Rien d’extraordinaire à cela, excepté que dans le cas d’une île plurilingue et pluriethnique, les conséquences en sont plus lourdes. Le choix de la langue est appuyé par cette intromission du conflit qui agite les autres champs et semble encore contraindre et juguler l’expression littéraire. Pèse donc sur la littérature mauricienne le poids d’une histoire qui a engendré un espace anthropologique complexe qui ne se laisse pas oublier.

22Quelles relations l’espace littéraire peut-il alors entretenir avec cet autre espace qu’est l’espace anthropologique, construit en un espace social ? La littérature est invitée à prendre part au Réel mauricien pour en rendre compte ou s’y associer, ne serait-ce que par les choix littéraires, linguistiques et symboliques auxquels elle procède. De quelle façon la littérature se débarrasse-t-elle de ce poids de la réalité mauricienne pour transmuer le champ en espace de libération de la parole et de l’imaginaire et réintégrer le hors-lieu littéraire ? Comment retrouve-t-elle par filiation intertextuelle, une autre dimension de la littérature qui réorganise à son tour le champ ? L’examen de la narratologie et de la langue qui transparaissent à travers quelques romans francophones mauriciens récents permet d’observer la « délocalisation » d’une littérature et de son territoire linguistique. A contrario, grâce à son intégration dans cet espace littéraire fait des mondes possibles de la fiction et de leur mise en relation intertextuelle dans le territoire de la langue française, cette production romanesque reconfigure à son tour l’espace anthropologique et social. Elle fait retour dans l’exiguïté du lieu insulaire et de sa société clivée, en particulier parce que la littérature offre à la pensée une extension hors du territoire. Parce qu’elle offre sur le réel une perspective innovante, instaurante, fondatrice car proche du mythe (en tant que fiction et récit), un regard excentré sur ce qui est là, regard « relayé par le relaté » pour revenir à Glissant, elle reconnecte l’espace littéraire aux autres espaces.

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23La publication d’œuvres romanesques francophones immédiatement contemporaines permet de comprendre la notion d’espace littéraire associée à la littérature mauricienne, en particulier grâce à la représentation qui est donnée à l’espace insulaire lui-même. Il semble en effet que pour étudier l’espace littéraire, il soit aisé voire indispensable de passer par l’espace de la fiction et d’observer comment il construit une fiction de l’espace, c’est-à-dire sa représentation imaginaire, sa construction par la figuration d’éléments de la réalité. Il s’agit donc d’analyser l’écriture comme la représentation imagée d’un monde, qui textualise et schématise ce monde (Grassin : 8). Par la métaphore qui est donnée de ce monde, en effet, et par les catégories utilisées pour rendre compte du réel, peut se construire un discours qui témoigne au plus juste d’un espace narratologique, d’un espace de la fiction et de mondes possibles. Il permet d’explorer les configurations de l’espace littéraire, indépendamment des paramètres induits par les notions de champ littéraire, de littérature francophone ou encore de littérature nationale.

24Que dit exactement la fiction de l’espace dans ces romans mauriciens ? Une île qui penche, qui marche vers le large, pour paraphraser les titres de Bertrand de Robillard ou de Carl de Souza, une île qui perd ses contours et ses assises dans le ruissellement des pluies et le renversement entre la terre et la mer. La mer est seule en mesure de procéder à la vraie recomposition de l’espace qui serait la destruction de l’île : « la mer, elle a qu’à sortir la langue un jour, sans trop se fatiguer, elle a qu’à lécher l’île de cette langue paresseuse et en un rien de temps, elle l’aura ramenée là d’où elle vient. Histoire terminée » (Devi, 2003 : 45-46). Les éléments se déchaînent dans Pagli où la mer envahit la terre et se joint aux pluies pour noyer le village dans la boue. Maurice est une île de nuit : on le voit par exemple chez Barlen Pyamootoo qui, dans Bénarès, joue de la confusion onomastique entre un village mauricien et la ville sainte indienne pour mieux faire de l’île tout entière un monde mortifère. Sa représentation de l’espace est particulièrement intéressante puisqu’il vise le contre-texte, le contre-cliché absolus en ne présentant Maurice que dans l’obscurité, en gommant donc tous les aspects et les couleurs de l’île tropicale et édénique rendue à son néant. L’espace rural, comme urbain, est fait de putréfaction et de désolation, de pauvreté et de grisaille, comme on le voit chez Sewtohul. Maurice est parfois dite par le détour, lorsque les auteurs quittent le cadre insulaire pour évoquer l’errance sur les flots de boat-people chinois dans Ceux qu’on jette à la mer ou une étrange errance autofictionnelle dans une Bagdad sous embargo dans Le Tour de Babylone. Pourtant, l’île indicible demeure présente en palimpseste, sous ces autres espaces. Comme il le faisait de Bénarès, Pyamootoo use de Bagdad comme d’une périphrase pour ramener son narrateur à ses souvenirs, à travers l’espace commun d’une ville de misère et de crasse qui oublie son désarroi en se mythifiant. Le texte établit alors un lien étroit entre les hommes de tous les territoires : « Quand je raconte à Hassan que je n’ai jamais autant pensé à mon enfance qu’à Bagdad, il m’écoute avec recueillement et me répond : “C’est peut-être la transmigration des âmes« » (Pyamootoo, 2002 : 29-30). Les romans ramènent à Maurice, îlot de rejet et de refus d’autrui, même lorsqu’ils semblent s’en éloigner. On voit le monde insulaire systématiquement atteint de dilapidation de ses forces vitales, épuisées dans les clivages sociaux ou la permanence des clivages ethniques, religieux ou castiques, comme dans Blue Bay Palace de Nathacha Appanah-Mouriquand, Le Portrait Chamarel ou Sensitive de Shenaz Patel.

25Or, outre cette métaphore d’une île inhabitable menacée par les flots que l’on aurait pu retrouver dans d’autres textes plus anciens, la fiction de l’espace insulaire trouve à s’exprimer par l’intermédiaire d’un renouvellement des catégories qui penchent à leur tour vers une mise en procès du réel à travers ce qu’Ananda Devi nomme le « paranaturel » (Sultan : 7-8), qu’elle applique à son œuvre mais que l’on retrouve aussi dans ces autres romans. Dans tous les textes, en effet, nous voyons opérer comme un léger débordement du surnaturel sur le naturel, de l’étrange sur le réel le plus chevillé au lieu, comme un interstice qui ouvre sur les abîmes destructeurs et libérateurs de la folie, comme le regard, finalement, de cette étrange créature des profondeurs qui guette Joséphin-lefou du fond des flots. Le « paranaturel » peut s’exprimer très « simplement » par la métamorphose des personnages en animaux, recours classique du surnaturel comme dans Moi l’interdite ou ici, dans Joséphin-le-fou. Mais de manière générale, cette catégorie qui semblerait presque émerger comme une forme littéraire de plus en plus fréquente dans l’Océan Indien apparaît dans tous les ressorts du récit, dans l’apparition de créatures surnaturelles et de revenants, comme chez Sewtohul, dans la renaissance de Shakuntala dans Les Jours Kaya, dans l’étrangeté continue du ressort inexplicable des textes de Pyamootoo ou de Robillard, dans la folie sexuelle et meurtrière de l’héroïne de Blue Bay Palace ou le dialogue d’une enfant meurtrière avec un Bondié réinventé dans Sensitive. Cette écriture est difficile à spécifier car elle ne relève pas des catégories occidentales, elle paraît constituer une expression homogène tournée vers l’intérieur et non plus vers l’extérieur de l’île. On ne peut ici parler de merveilleux ou de fantastique dans les formes adoptées par les textes pour dire une Ile Maurice déréalisée mais du gommage des lignes de démarcation entre les états de réalité et d’irréalité confondus dans une même représentation homogène de l’étrange. Il semble que cette intertextualité interne s’affirme comme une forme de relocalisation et d’autonomisation de la littérature mauricienne. La charge d’une histoire faite de déchirements, la proximité d’un imaginaire dans lequel oralité et croyances occultes se mêlent, distinguent ce « para-naturel » d’un fantastique occidental (Magdelaine, Marimoutou, Terramorsi). Ce « para-naturel » semble se constituer presque par contiguïté, par contamination par rapport à un « naturel » invivable, un lieu créole inhabitable. Il se compose d’éléments formels récurrents dont l’un des rouages essentiels repose sur un jeu de substitution métaphorique, la métaphore prenant une épaisseur et une réalisation concrètes dans le « réel onirique » que vivent les personnages. La seule réalité tangible, dans ce monde inconsistant, semble l’espace littéraire homogénéisé constitué par ces réseaux intertextuels. Le monde du texte et la création d’un imaginaire transversal paraissent reconquis par le biais de la démystification et de l’interdiscursivité de l’univers mauricien. La menace de ce renversement catégoriel dit une sorte de nausée à l’égard du réel mauricien, nausée de cette île qui penche et tangue sur les eaux, ballottée comme un frêle esquif.

26La déréalisation que subit l’univers mauricien est d’autre part corroborée par une langue romanesque tout à fait frappante qui, dans la plupart de ces textes, rejette les diaprures et les jeux de la créolisation linguistique dont les littératures antillaises font leur apanage et le signe de leur reterritorialisation culturelle et linguistique. La langue est normée, hors de toute tropicalisation. Lorsque le créole est utilisé, chez Devi par exemple, c’est pour entrer dans la constitution d’une prose poétique lyrique en même temps que hiératique. Quand il est revendiqué comme langue d’écriture à part entière, il occupe alors des chapitres entiers comme chez Sewtohul. De manière générale, donc, la langue joue très peu des alternances de codes que l’on retrouve dans les autres littératures francophones des aires créolophones. La forme est minimaliste, les textes sont courts, fulgurants dans leur déconstruction et dans la noirceur de la vision qu’ils confèrent au lieu insulaire. Cette démarche pourrait être rapprochée des productions occidentales et tisser un espace de la postmodernité romanesque faite d’une interrogation sur l’instabilité du monde. Sorti de lui-même, de ses contours, de sa réalité sociale ou anthropologique immédiatement reconnaissable, l’espace mauricien semble laisser la littérature francophone naviguer sur les flots de l’expression symbolique et métaphorique et rejoindre l’espace littéraire intertextuel de la déconstruction narrative, de la rupture des instances énonciatrices, de la transgression des catégories et des genres.

27Toutefois, la littérature mauricienne est issue d’un espace géographique, d’un univers historique et social dont on ne peut totalement la départir. À l’intersection du réel et de la fiction, du roman et de l’expérience autobiographique, de la prose la plus dépouillée qui soit et de la prose poétique, de l’opacité et de la prise de position idéologique et historico-politique, cette production romanesque poreuse traduit en effet le syndrome de cette île qui se perd dans l’inanité. En même temps pourtant, elle dépasse son inscription dans un pays, un temps, une géographie. Elle présente des caractéristiques formelles qui prennent un écho particulier et tentent de faire occuper au texte insulaire un lieu qui lui soit propre mais ne soit pas pour autant réductible à un territoire précis ni à la somme des lieux d’où provient la multiplicité des hommes qui ont fait le peuple mauricien. Elle en écarte les limites et s’étend aux dimensions d’un espace pluriel, ainsi renouvelé. L’utilisation d’une catégorie qui glisse vers l’étrangeté, fait glisser le texte vers l’extranéité et vers le hors-lieu, vers le non-lieu de la représentation purement imaginaire et poétique. Elle permet d’unifier le monde possible représenté, redonne de l’unité là où le champ ne semblait montrer, essentiellement, que le clivage et l’hétérogénéité, et les textes, que dislocation et dissolution.

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28Que tirer alors de cette mise en fiction de l’espace ?

29D’une part, le rôle, on le comprend bien, d’une intertextualité et d’une architextualité qui intègrent la littérature mauricienne dans le rang d’une expression littéraire universelle, et plus particulièrement, dans le territoire d’une langue, le français, qui se change en un espace narratif et poétique (Pageaux). Il ne s’agit pas de voir là un retour au mimétisme de la littérature mauricienne envers la métropole prestigieuse. Car en fait, les écrivains rejettent les modes littéraires de la créolité qui pourrait leur assurer entrée et reconnaissance dans le champ des lettres francophones tel qu’il est admis par la France. Le caractère commun de la littérature d’expression française apparaît à travers le partage d’une langue par un ensemble de textes hétérogènes. Les textes mauriciens, comme les autres productions dans cette langue, finissent par instituer des pratiques littéraires qui n’existent réellement nulle part, hormis dans le hors lieu de la rencontre d’un texte et d’un lecteur dans le sein de cet espace polymorphe et non assignable qu’est le territoire de la langue et de l’imaginaire.

30D’autre part, le voyage dans ces territoires permet d’en faire émerger la construction d’un monde possible (Pavel), une configuration narrative qui dit l’île au travers d’une image d’instabilité qui ne lui est plus propre mais qui entre dans la configuration imaginaire plus vaste de la métaphore spatiale. La déréalisation de l’espace insulaire permet de sortir de l’intrication entre espace anthropologique et littéraire. Elle restitue le texte à une production littéraire élargie qui ne vit plus seulement en fonction des lois économiques régissant un champ littéraire mais qui vit en fonction des économies plus générales pour ne pas dire universelles, des imaginaires, des langues et des configurations narratologiques et métaphoriques. La fiction de l’espace, à travers cette déréalisation, offre un moyen d’accès à l’espace littéraire, un espace fait de mondes possibles qui créent hors texte et hors discours social un univers alternatif et irréalisé.

31Enfin, la métaphore spatiale est constitutive de ce monde possible. La métaphore, en effet, est vraisemblablement l’espace propre à la pensée, au langage et à l’activité littéraire, le lieu même hors de tout espace représentable, le lieu où les possibles s’agglutinent et d’où ils émanent. Pourtant, si cet espace est propre à la seule activité langagière et poétique, il n’en demeure pas moins qu’il est celui, s’il en est, qui dit le lieu. En effet, la métaphore et le monde possible dont elle est le fondement voire l’image fondatrice, constitue un détour, une fois encore : un monde intermédiaire du langage qui permet d’inventer une pensée et une figuration du lieu, mais une image qui n’en tient pas moins son existence de ce lieu même qu’elle cherche à reconstruire. La métaphore n’est-elle pas en effet pleinement originée dans le lieu ? Si elle s’en détache pour exister dans son espace propre et si elle permet de se raccrocher à des référents universels, ne trouve-t-elle pas avant tout à agir et à opérer dans le lieu où elle a été produite ?

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32Ce que nous cherchons à dire, en somme, c’est que l’espace littéraire comme pur hors lieu, qu’on le conçoive comme produit par la rencontre des textes ou permettant a contrario la naissance même de ces textes, nous paraît à son tour une métaphore qui ne fonctionne à plein que si on la réfère à ce qu’elle désigne dans l’activité littéraire. S’il existe bien un lieu propre à la littérature – que nous concevons avant tout comme un territoire linguistique, comme une activité langagière et poétique qui vit selon ses propres modalités dans le champ de l’imaginaire et de la rencontre dialogique entre un auteur et un lecteur –, il nous semble que ce lieu trouve à renouer avec l’espace social qui le produit et l’autorise. Il apparait que l’espace littéraire dépasse le champ littéraire en permettant de sortir de ses contraintes marquées avant tout par la production, l’économie, par la lutte pour le contrôle des biens symboliques et par le rapport conflictuel avec les autres champs qui entrent en concurrence et en interaction avec lui. L’espace littéraire constituerait ce territoire polymorphe de langues, l’étendue des domaines de l’architextualité et des univers intertextuels qui tissent des réseaux de références entre les mondes possibles de la fiction et non plus entre les nations et les problématiques identitaires qu’elles sous-tendent et que recouvrent les déchirements d’un champ qui parvient difficilement à s’unifier.

33Mais il nous semble que cet espace immatériel de la rencontre consciente ou inconsciente des mondes produits par le texte ne prend sens que s’il constitue un moyen pour redire l’espace anthropologique délocalisé, sorti de lui-même, restitué à l’universel humain. En réponse au champ, l’espace littéraire n’assigne plus la littérature à résidence dans son lieu, ni ne l’assigne à résider dans le réel. La littérature se voit restituée sa souplesse qui est avant tout constituée par l’échange des langues et des configurations imaginaires. Pour autant, l’espace littéraire retrouve avec l’espace social, anthropologique et politique une interaction productive, celle d’une littérature qui paraît désengagée mais qui, par l’instauration d’un détour métaphorique, offre à l’exiguïté des clivages une possibilité de dépassement, une possibilité de se repenser et de se refigurer.

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34Au regard des littératures francophones et postcoloniales, il y aurait donc, en fait d’espace littéraire particulier, une forme de détour transnational, transculturel, réinvesti dans le lieu. Les implications réciproques entre l’espace littéraire et les espaces géopolitiques ou historiques nous semblent évidentes. Il s’agirait en somme de comprendre la littérature comme déprise de l’espace anthropologique mais de manière à comprendre corrélativement, la possibilité qui est la sienne de lui redonner son lieu, la place de sa voix, l’origine de son énonciation, sa légitimité. Sur le mode du possible, la littérature explore des mondes alternatifs, les crée par le langage, les donne au lecteur par la pensée et la représentation imaginaire, reconfigure le territoire de l’île au regard du monde et permet donc l’interaction avec les espaces anthropologique et social, une action sur ce qui est là. L’espace littéraire serait ainsi à considérer comme un détour vers une relation, autorisée par la rencontre intertextuelle et architextuelle qui s’instaure dans l’espace linguistique, narratologique et poétique. Ce détour vers le hors lieu permettrait le retour au lieu : le non-lieu du langage, écrit Foucault, n’ouvre jamais qu’un espace impensable. Pour que l’espace littéraire soit pensable, il doit à son tour revenir au lieu, être nommé et situé, retrouver son chronotope. Mais pour autant, il ne s’agit pas là d’un retour au lieu conçu comme territoire circonscrit. Il s’agit bien plutôt de restaurer, voire d’instaurer, un lien avec le lieu où prennent corps les interrelations humaines et les rencontres interculturelles au travers du travail de constante réélaboration des langages et des références qu’ouvre la coopération intertextuelle. Par ce biais se crée une forme de créolisation du texte et des littératures qui nous semble intrinsèquement liée à l’élaboration de l’espace littéraire mauricien. Nous avons cité Glissant, qui cherche à assigner comme lieu d’origine de la parole poétique la relation même, l’espace littéraire nous semble un autre moyen de le dire.

Notes de bas de page

1 « Gilles Deleuze et Félix Guattari ont critiqué les notions de racine et peut-être d’enracinement. La racine est unique, c’est une souche qui prend tout sur elle et tue alentour ; ils lui opposent le rhizome qui est une racine démultipliée, étendue en réseaux dans la terre ou dans l’air, sans qu’aucune souche y intervienne en prédateur irrémédiable. La notion de rhizome maintiendrait donc le fait de l’enracinement, mais récuse l’idée d’une racine totalitaire. La pensée du rhizome serait au principe de ce que j’appelle une poétique de la Relation, selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport à l’autre » (Glissant, 1990 : 23).

2 Sa défiance à l’égard d’une littérature antillaise procède non seulement de la difficulté à instaurer un mouvement d’interaction et de coopération entre le public et l’œuvre, mais aussi de l’absence de tout projet littéraire caribéen commun.

3 Le discours social est « l’immense rumeur de tout ce qui se dit et s’écrit dans un état de société ; tout ce qui s’imprime, tout ce qui se parle publiquement ou se représente aujourd’hui dans les médias électroniques » (Angenot : 83).

4 « Dans ses Révélations du Grand Océan, Jules Hermann formulait l’hypothèse, étayée par une argumentation linguistique, suivant laquelle la Lémurie avait été le continent matriciel, sur lequel la civilisation humaine s’était pour la première fois formée, avant de se répandre par la suite sur la surface de toute la planète. C’était faire de cette Lémurie, et donc des Mascareignes qui en sont les héritières actuelles, le berceau de l’humanité. […] La hantise de la naissance pèse sur les îles, ravivée par les souvenirs de l’esclavage, le préjugé racial, le repliement sur elles-mêmes de certaines communautés. Le mythe lémurien offre, à la place d’un passé historique douloureux et de généalogies décevantes, le prestige d’ancêtres surhumains et civilisateurs. […] Le mythe lémurien ne dit rien d’autre que le désir d’autochtonie, qui est le ressort de toute créolisation » (Joubert : 145-146). Comme le rappelle Carpanin Marimoutou, « [c] ependant, il faut bien voir que cette filiation ne concerne que le créole blanc ; la race qui a prédominé sur le continent perdu et dont les montagnes portent les représentations, c’est la race blanche qui préfigure le type créole », op. cit.

5 E. Maunick, Jusqu’en Terre Yoruba, 1965, En Mémoire du mémorable suivi de Jusqu’en Terre Yoruba, L’Harmattan, Paris, 1979.

6 « Que nos intellectuels s’expriment en français, en anglais ou en hindi, ils servent une des trois civilisations qui s’unissent ici sous le signe de l’entité mauricienne et dont les cimes se touchent sur le plan d’humanité supérieure. Notre devoir à tous est donc de rechercher non ce qui sépare mais ce qui unit, et de remplacer toute rivalité par l’émulation la plus cordiale » (cité dans Prosper : 92).

7 Comme le rappelle Peter Hawkins, la littérature produite en anglais ne trouve que peu d’échos hors de Maurice, et l’auteur anglophone la plus connue, Lindsey Collen, est sud-africaine, ce qui a déclenché de fortes polémiques, d’autant que l’auteur a ensuite publié un roman en créole, Mision Garson, en 1996 (Hawkins : 151-160).

8 « On occulte totalement le fait que le français est source de tension, qu’il est lié à un certain pouvoir socioéconomique, au contrôle des médias et qu’il est un enjeu pour l’hégémonie culturelle, du moins à Maurice. Le rapport des forces entre français/anglais, français/créole et français/langues indiennes se fait toujours au profit du français » (Ramharai, 1995 : 122).

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