De l’utopie à l’atopie : Jean Giono et le traitement de l’espace provençal
p. 113-133
Texte intégral
Puis j’ai commencé à écrire et tout de suite j’ai écrit pour la vie, j’ai écrit la vie, j’ai voulu saouler tout le monde de vie. J’aurais voulu pouvoir faire bouillonner la vie comme un torrent et la faire se ruer sur tous ces hommes secs et désespérés […] les déraciner de l’assise de leurs pieds à souliers et les emporter dans le torrent.
Jean Giono, Refus d’obéissance.
1S’engager dans une œuvre littéraire, pour l’écrivain comme pour le lecteur, est une aventure d’ordre éthique. Tout texte littéraire propose en effet un complexe symbolique qui concerne cette « humaine condition » que tout homme porte en lui, ce qui invite le lecteur à reconnaître sa propre humanité dans celle que propose le texte, ou à interroger son humanité à partir du texte. C’est parce que cette sollicitation peut provoquer des réponses diverses, imparties au lecteur, que la lecture est bien une aventure éthique : les sommets d’intensité dans nombre de textes littéraires ne correspondent-ils pas souvent aux moments dans lesquels le lecteur, en activant les représentations que le texte lui propose, s’interroge sur ses propres dispositions morales, et vit dans l’espace littéraire sa propre inappétence pour le Bien, sa propre fascination par le Mal1 ? On peut suggérer l’idée que cette problématique éthique détermine en particulier les avancées de la littérature moderne, comme le montre de façon particulièrement incisive la nouvelle de Sartre intitulée Le Mur, où le récit se ferme sur un événement qui renverse brutalement la solidarité éthique que le texte a construite entre le narrateur et le lecteur, laissant celui-ci seul face au drame universel de la causalité morale2
2L’aventure éthique que propose le texte littéraire circonscrit l’espace littéraire de deux façons. D’une part, les choix éthiques que la lecture engage n’ont pas le même prolongement factuel que les actes opérés dans la « vie réelle » : même si le lecteur est moralement modifié par la lecture, les conséquences pratiques de cette modification n’ont pas la même mesure que les orientations éthiques affirmées dans sa personne, et engageant ses actes. D’autre part, si l’on admet que la réalité humaine est déterminée par un jeu complexe entre l’action des forces matérielles et celles qu’exercent les contraintes d’ordre éthique, le texte littéraire, dans la représentation qu’il propose de ce jeu de forces, en modifie la composition, souvent au profit de l’ordre éthique dont il adopte le caractère imaginaire. On peut résumer cette double suspension à laquelle est associé le texte littéraire, et qui est une des définitions possibles de son espace, en considérant qu’il procède sur le plan esthétique à la décomposition philosophique de la sphère éthique proposée par Pascal. Celui-ci voit dans l’action morale un mixte de force et d’imaginaire, l’imaginaire entérinant et calcifiant des modes de relation établis par la force : le texte littéraire quant à lui réduit l’effectivité de l’univers moral à sa modalité imaginaire3.
3La théorie de l’énonciation nous propose un axe efficace d’observation des procédés par lequel le texte littéraire, et particulièrement dans le roman, opère le tissage perpétuel du privé et du public qui constitue sa trame éthique : et c’est bien à travers l’énonciation que se manifestent le plus visiblement les orientations éthiques d’un récit, tout particulièrement par les partis que le narrateur est conduit à adopter. Mais la façon dont la référence à l’espace concret peut engager également le poids éthique du texte a peut-être été moins systématiquement étudiée. Si la dénotation suggérant la représentation de l’espace physique peut se déplacer symboliquement vers l’éthique, c’est d’une part parce que les résolutions éthiques s’incarnent dans cet espace, d’autre part parce que les codifications que formule l’éthique déterminent en grande partie l’espace physique en en organisant la cohabitation par les membres du corps social : plus généralement enfin, la présence (ou l’absence) humaine est marquée par l’espace qu’elle organise, balancement qui est une autre trame du texte littéraire, auquel le lecteur se soumet sans presque en prendre conscience.
4En proposant ici le terme d’« atopie », on postulera le fait que les auteurs manipulent à des degrés différents cette possible cohésion de l’espace physique et de ses implications éthiques : il est facile à cet effet d’opposer des séquences textuelles dans lesquelles la dénotation spatiale est utilisée uniquement comme support mécanique de l’événement représenté, à des séquences où au contraire l’espace intervient par son symbolisme moral. L’« atopie » constituerait un critère permettant de caractériser les œuvres littéraires dans lesquelles la constitution de l’espace littéraire s’opère de façon prépondérante par un traitement particulier de l’espace physique, le a-privatif visant la suspension ou l’effacement de la fonction proprement géométrique de l’espace à laquelle procède l’écriture, au profit de son symbolisme éthique. L’analyse classique du « cadre romanesque », dans son exactitude, passe peut-être parfois à côté de cette portée « atopique » du cadrage, et en ce sens un terrain d’étude paraît s’ouvrir concernant les textes littéraires où se souligne cet effet (Kafka, Beckett en particulier). Je propose ici une étude de l’évolution de Giono, mon but étant de montrer comment la notion d’atopie permet de rendre compte de la façon dont cet auteur infléchit l’implication éthique de son œuvre, et dispose ainsi son propre espace littéraire.
5L’œuvre romanesque de Giono, si complexe par les genres et styles auxquels elle emprunte, et par les représentations à première vue incompatibles qu’elle propose de l’être humain, se confine dans l’espace restreint de l’univers provençal. Conjuguer ces deux évidences reste difficile pour le lecteur de Giono partagé, selon les échos affectifs ou idéologiques qu’éveille en lui cette œuvre à l’unité exceptionnellement énigmatique, entre deux pistes : voir dans la fidélité à un même référent spatial le signe que s’est maintenue au-delà des fractures apparentes l’unité d’une même vision, ou considérer au contraire que la permanence de ce référent accentue des ruptures d’autant plus béantes que l’œuvre fournit elle-même les repères pour les mesurer.
6L’entrée en littérature de Giono est l’expression d’une révolte : contre la guerre dont il a été contre sa volonté un des acteurs, mais aussi, selon l’idéologie certes sommaire qu’il s’est forgée au gré de différentes influences, contre le capitalisme destructeur de la civilisation agraire, et contre ses discoureurs qui ont dévoyé la sagesse paysanne. Ce moteur ne suffit pas à faire de la littérature elle-même un acte de révolte effectif, et Giono découvre vite la vérité de l’expression « le reste n’est que littérature », qui condamne l’activité de l’écrivain à l’inconséquence et à la gratuité, maintenant entre l’espace où peut œuvrer la littérature et la réalité de la condition humaine, la limite qui sépare la cour de récréation où s’ébattent les révoltes enfantines de la classe où le monde des choses sérieuses reprend ses droits4. Giono tentera tout d’abord, à la manière de Zola, de faire acte politique en doublant sa production littéraire par des écrits contestataires. L’abandon forcé de cette entreprise, ruinée par le fiasco général du pacifisme des années trente, signifie-t-elle un renoncement à l’esprit de résistance qui avait initié son écriture romanesque ?
7Cerné par la réalité du contexte politique et culturel qui lui apparaît comme une prison, l’écrivain a l’avantage sur le détenu de multiplier les tactiques d’évasion en les combinant : allégorie, imprécation, ou allégeance simulée du roman de formation, tout lui est bon, quand le prisonnier fomentant une évasion doit choisir entre le creusement de galeries, l’agression des geôliers ou le déguisement : de plus l’écrivain a tout loisir, dans cette suite de parties d’échecs contre le réel que constitue son œuvre, de rejouer la même partie ou de proposer soudain une variante. C’est ainsi que, dans l’œuvre de Giono, le référent spatial que constitue la Provence, par la refonte des enjeux dont l’investit l’écriture narrative, métamorphose progressivement le sens même du geste littéraire dont Giono reste l’auteur : ce qui fait peut-être de cette fidélité à l’espace provençal le donjon où s’est réfugié et même radicalisé l’esprit de subversion qui anime Giono.
8Le but n’est pas ici de proposer une théorie complète des enjeux de l’espace dans le récit gionien, mais, d’une part, de pointer les liens les plus évidents qui se tissent entre les fractures que manifeste l’œuvre de Giono et les modifications symboliques du rôle de l’espace auxquelles on peut les associer, d’autre part d’observer l’acuité avec laquelle la représentation de l’espace active les enjeux de l’écriture dans deux récits expérimentaux que constituent Les Grands Chemins et Ennemonde, tous deux exemplaires des procédures expressives originales mises au point par l’écrivain dans la dernière phase de son œuvre.
Remonter à un espace « primordial »
9L’argument du régionalisme singularise Giono en masquant son appartenance à la génération des écrivains dont l’entrée en littérature fait suite au choc historique de la Grande Guerre. Comment écrire après l’arasement brutal que cette catastrophe fait subir à toute vision humaniste et à toute entreprise de fondation du lien humain, à quoi se rattache même de manière problématique l’entreprise littéraire, c’est une question qui est le préalable explicitement commun à Céline et à Giono, et à laquelle leurs œuvres ne répondent peut-être pas de façon si différente qu’il peut paraître. On sait à quel point le discours de Giono sur son œuvre est pipé par les processus de fabulation à fins protectrices que déclenchent les questionnements de lettrés proches, soucieux de comprendre les sources de son écriture : de ce fait, les indications qu’il donne dans le Voyage en Italie sur la pression qu’exerce cette expérience décisive sur l’orientation de l’acte d’écrire n’en prennent que plus de relief. Giono évoque à plusieurs reprises la Grande Guerre dans ce texte, dont la connotation autobiographique libère l’affleurement d’une dimension intime très étouffée par ailleurs : on attachera une importance particulière à un passage dans lequel Giono donne des indications sur les problèmes qu’engage pour son écriture la représentation d’un espace, à l’occasion d’un tableau vu à Vérone. Après avoir proposé une esquisse de la scène représentée par le tableau, Giono rompt le travail entrepris en en marquant la limite : « Ce qui m’ennuie quand je parle d’un tableau, c’est qu’il m’est impossible d’exprimer la couleur. » (Giono, Voyage : 79.) Il est utile de décomposer le jeu des associations qui vont alors relier cette thématique de l’impasse expressive à l’expérience personnelle de la guerre : Giono dénonce l’artifice que constitue selon lui le recours à la métaphore, puis disqualifie de même la suggestion par le sentiment, pour énoncer à nouveau le problème en le radicalisant : « C’est que pour exprimer, il faut un alphabet commun. » (Giono, Voyage : 79.)
10On a dépassé le problème spécifique que constituait le fait de « parler d’un tableau » pour affronter celui de l’expression en général, comme sphère médiane où seraient susceptibles de se croiser, pour se partager, en une communauté aussi bien esthétique qu’éthique, l’expérience de l’écrivain et celle de son lecteur. Pour justifier une réponse de nouveau négative à ce projet même, Giono revient à l’espace représenté par le tableau vu à Vérone, pour l’associer aux prairies du Mont Viso vues par lui-même au cours d’une manœuvre, le 6 juillet 1915. Toutes les données fragmentaires de cette expérience que Giono livre alors en vrac pour mieux en déjouer toute cohérence, mêlées à des allusions qui en renforcent le caractère lacunaire, apparaissent alors comme autant de conditions irréalisables pour aboutir à la constitution de cet « alphabet commun » qui permettrait à l’écrit de remplir une vision, c’est-à-dire une expérience réelle sinon du réel, chez le lecteur :
Mais qui est arrivé exactement à la même heure que moi […], dans le même angle de vision que moi aux prairies du Viso, le 6 juillet 1915 ? Il y faudrait aussi avoir vingt ans […] et savoir qu’on a encore tout un bon mois avant de partir pour la guerre. (Giono, Voyage : 79.)
11Ce qui doit être souligné, c’est la transition qu’opère ce passage entre un espace objet d’une expérience esthétique, le tableau de la Madone vu dans une église de Vérone, à un espace, lieu d’une expérience éthique majeure, puisqu’elle est à la limite de ce que peut éprouver un individu en restant humain, et de ce qu’il doit récuser comme inhumain. Ce qui est en jeu, autour de quoi tournent toutes ces apories expressives, c’est la volonté de laisser absolument solitaire l’espace, exclu de toute communauté, où l’expérience qui désinstituait l’humanité a eu lieu. La guerre elle-même, son lieu, resteront pris dans l’espace tabou auquel renvoient pourtant tous les espaces habitables5. (Tout ce texte trahit d’ailleurs la tension que Giono exprime comme une caractéristique de son tempérament, mais qui est propre à la littérature, entre solidarité, aspiration à appartenir à une communauté éthique, ici un mythique « homo italicus », et l’exigence de se désolidariser de toute communauté : « le commun ne me convient pas » [Giono, Voyage : 159].)
12En rendant ainsi inaccessible à l’écriture, hors de « l’alphabet commun », la vision de l’espace investi par la guerre, le Giono des années cinquante, plus que jamais en quête d’une communauté éthique détruite qu’il retrouve ici sous les traits d’un improbable « homo italicus », reste solidaire des premières intuitions qui ont fondé son art romanesque. Refusant de lever ce tabou – comment amener par le récit à un espace où nul humain n’aurait dû se trouver –, le récit que propose Giono dans ses premières œuvres, au contraire de Céline et d’autres contemporains qui s’initient à l’écriture romanesque en inscrivant celle-ci dans un espace marqué par la Guerre, est solidaire d’un espace où se refonde le lien communautaire.
L’espace utopique de la refondation
13Le début de Colline est assez exemplaire d’une stratégie narrative qui diffère le dévoilement de l’univers humain dans lequel va se déployer le récit, en le faisant naître brutalement d’un espace dont la description a fait sas avec les représentations que toute lecture est prête à projeter sur les significations de l’humain qu’engage inévitablement toute entrée en matière narrative. Ainsi, l’espace du hameau où le récit va se situer est défini de façon privative, « entre la plaine où ronfle la vie tumultueuse des batteuses à vapeur et le grand désert lavandier », cette indication ayant moins valeur rigoureusement topologique qu’elle n’exclut symboliquement divers modes d’être, particulièrement tous ceux qui sont liés à l’agriculture industrielle, de l’humanité à l’œuvre dans le récit à venir. Cette mise à neuf des éléments symboliques se retrouve de façon particulièrement efficace dans l’embrayage du récit sur ce sas descriptif : la présence humaine, sous la forme d’un coup de fusil manqué contre la laie venue boire à la fontaine, va s’insérer dans une chaîne événementielle ne mettant en scène que le monde animal, ou pré-humain, suggérant de la sorte une refondation du sens de la présence humaine qui fait ainsi irruption, le regard du chasseur ne pouvant être identifié au point de vue descriptif, qui flotte entre la sauvagine et l’élément humain :
La sauvagine et les gens des bastides se rencontrent sur la source. (Giono, Colline : 10.)
14Il peut être éclairant, encore une fois, de comparer cette mise à distance du fait humain, repris comme au commencement, avec l’absence de tout préalable qui caractérise les premières pages du Voyage au bout de la nuit, où le narrateur postule comme une évidence le café, et la présence du camarade avec lequel il va s’enrôler.
15Le récit ainsi embrayé, dans Colline mais aussi dans la plupart des romans dont Giono enchaîne l’écriture jusqu’à Que ma joie demeure, peut alors revêtir les caractéristiques d’une utopie. En effet, ce qui fonde cette notion, d’un point de vue littéraire, c’est moins l’absence de liens entre l’espace où s’inscrit l’utopie et l’espace réel, que la délimitation de l’espace utopique, qui le constitue en territoire où il est possible d’imaginer des liens inédits entre l’espace concret et l’univers symbolique, fait de croyances, de règles, qui s’y enracinent. L’idée de l’humain qu’esquisse le récit utopique se nourrit de la représentation concrète de la juridiction qu’elle exerce sur un espace dans lequel elle a cours, ce qui suppose que cet espace soit arraché à l’emprise de l’humanité effective : c’est ainsi que Rabelais peut instituer une humanité idéale dans l’espace que circonscrit l’abbaye de Thélème. Contrairement donc au sens étymologique du terme d’« utopie », comme espace qui n’existe pas, l’espace est encore plus fortement présent, tout fictif qu’il est, dans le récit utopique.
16Retranché à l’espace de la France d’après-guerre dont il ignore toutes les mutations, et ne garde que la langue, l’univers provençal conçu par Giono permet de rendre imaginable et forte la vision de communautés closes, n’existant qu’à la mesure de l’individu, s’enracinant dans cet espace par la quête de l’autarcie et du bonheur. Dès Colline, apparaît cependant une tension entre le dispositif utopique et la constitution de l’enjeu narratif, puisque la solidarité qui fonde la communauté villageoise est mise à l’épreuve par une série d’événements néfastes qui vont être imputés à l’action magique et malveillante d’un vieillard qui se venge ainsi sur la communauté d’en être exclu par son agonie : la mort naturelle de celui-ci au moment où son meurtre avait été décidé rétablit alors l’équilibre utopique entre homme et nature. Mais cette tension va bien au-delà du procédé narratif qui apporte à la lecture un enjeu indispensable, parce que le vieillard se manifeste par un discours qui prend tour à tour la forme d’un récit qui concurrence le récit principal, et d’une parole accusatrice dont la portée allégorique menace la clôture même de l’espace utopique, comme dans ce passage où le vieux Jaunet explique à sa façon les malheurs en cours :
Je vais te le dire le secret ; c’est tout sucré, comme un mort.
Il y a trop de sang, autour de nous.
Il y a dix trous, il y a cent trous, dans des chairs, dans du bois vivant,
par où le sang et la sève coulent sur le monde comme une Durance.
Il y a cent trous, il y a mille trous que nous avons faits, nous, avec nos
mains. (Giono, Colline : 117.)
17Sommes-nous toujours dans l’espace utopique constitué par le récit, alors que celui-ci laisse échapper des paroles qui débordent son espace pour renvoyer à un autre espace qui fonde son sens ? La catastrophe d’une civilisation, que paraissait mettre à distance l’utopie provençale, s’engouffre en celle-ci sans crier gare, et tout autant par l’évocation de la violence dé-civilisatrice que par l’aveu du vide que celle-ci crée : « Maintenant il va falloir vivre avec ce qui est désormais éclairé et c’est cruel ! » (Giono, Colline : 116.)
18Après la tentative que constitue l’écriture du Grand troupeau pour combiner, en les opposant dans un même récit, les espaces de l’utopie provençale et du champ de bataille, on peut estimer que l’engagement politique de Giono, appuyé sur la notoriété que lui a apportée le succès de Colline, écarte provisoirement le risque de fracture d’une écriture romanesque qui serait divisée entre l’utopie et l’allégorie : en s’inscrivant dans le mouvement pacifiste par la production d’essais politiques, Giono peut démarquer l’utopie romanesque du discours politique qui s’implante dans la cité. Le roman se trouve alors déchargé de la fonction critique qu’assume l’essayiste pour se retrancher résolument dans l’utopie6.
19Les incompatibilités à l’œuvre dans le syncrétisme idéologique qui animait le Contadour, la Seconde guerre mondiale et les deux séjours de Giono en prison, pour pacifisme au moment de l’entrée en guerre, puis pour faits de collaboration, auront raison des ambitions de l’idéologue, ou du moins de son expression directe dans le champ politique. La violence de cette rupture transparaît dans la brutalité avec laquelle Giono, interrogé en 1965 par Jean Carrière, congédie les modes de lecture de son œuvre qui se nourrissent du compromis entre utopie romanesque et idéologie contestataire : « La bombe atomique ? Aucune opinion. Elle existe… » (Carrière : 123.) Corrélativement, Giono donne des indications très précises sur les relations, ou plutôt l’absence de relations, entre l’espace réel, métonymie du réel lui-même et plus particulièrement de la réalité socio-culturelle, et l’espace que construisent ses récits. Si l’art, par sa structure représentative, reste tenu aux dimensions concrètes du réel, le travail par lequel il modifie la réalité ne rencontre pas les autres formes de pratiques humaines : le champ peint par Van Gogh supporte la démarche de l’artiste, mais aussi celle des promeneurs ou des financiers, sans que ces pratiques puissent jamais se rencontrer. Évoquant ainsi les demandes de lecteurs désireux de prolonger dans l’espace réel l’expérience apportée par la lecture, en retrouvant les lieux de ses romans, et priant à cet effet l’auteur de reporter ceux-ci sur des cartes, Giono souligne l’impasse où s’engagent de telles démarches. Pourtant, en réaffirmant ainsi le clivage entre espace réel et espace romanesque, et en supprimant la disponibilité de celui-ci à l’utopie, Giono élude les problèmes d’interprétation posés par la continuité que maintient dans son œuvre le matériau symbolique de l’espace provençal : la seule piste qu’il propose, par la boutade « Shakespeare a peint la Provence », indique le refus de voir son œuvre réduite à la dimension régionale.
Dissolution de l’éthique
20Avant d’observer les mutations qui affectent les liens entre l’espace et le récit dans les dernières œuvres de Giono, il convient de rappeler de quelles révolutions elles sont corrélatives dans la représentation du fait humain portée par l’écriture romanesque.
21Les Grands Chemins et Ennemonde condensent donc par leur situation, et par leur concision, les éléments principaux de l’anthropologie pessimiste qui investit l’œuvre de Giono, explicitée par des aphorismes que l’économie narrative met particulièrement en relief. L’homme, animal aberrant par sa propension à l’ennui, n’échappe à celui-ci qu’en libérant sur son semblable le divertissement que procure un imaginaire prédateur, préoccupé par l’art de détourner les règles cimentant l’agrégation communautaire.
Il y a un abîme entre la vérité et la vie. Ce n’est pas avec des remèdes de bonne femme qu’on arrive à jouir de ce qui compte. Tromper ne trompe pas mais rapporte, dans cette histoire où il s’agit surtout d’avoir un os à ronger. (Giono, Les Grands Chemins : 111.)
Pour le commun des mortels, le berger est un homme qui rêve, appuyé sur un bâton. Bien sûr qu’il rêve, que voulez-vous qu’il fasse d’autre, mais il est dans la situation d’être à chaque instant tenté de réaliser ses rêves sans gros empêchements majeurs. Il n’a qu’à mettre de côté certaines lois, certains préceptes, certaines coutumes. C’est vite fait. Quoi de plus succulent que de tourner les lois et de ridiculiser les coutumes ? (Giono, Ennemonde : 22.)
22Nulle divergence entre ces énoncés sarcastiques, et une virulence encore plus forte dans Ennemonde : le garde-fou que constituait dans Les Grands Chemins l’assignation de cette philosophie à la pensée du narrateur personnage dans un contexte narratif précis est aboli, et la connivence sollicitée par la généralité est renforcée par l’interpellation du lecteur, invité à participer à l’effort didactique visant à déniaiser le commun des mortels.
23Il faut insister sur la torsion qu’infligent ces philosophèmes, dont Un roi sans divertissement atteste l’origine pascalienne, au statut de l’imagination : celle-ci, loin de la dignité qu’elle revêtait dans les années du Contadour, où elle était le ferment d’une refondation du lien communautaire, devient tout à la fois l’énergie qui incite l’individu à se libérer de l’ennui, pourvoit les combinaisons qui permettent cette libération en détournant le joug communautaire, et stimule la fabulation qui permet d’assujettir autrui par son propre imaginaire7.
24Le narrateur des Grands Chemins, au sortir d’une détention pour des motifs qui ne sont pas précisés, rencontre un personnage qu’il nomme l’artiste, visant par cette appellation l’habileté diabolique de ce dernier aux cartes aussi bien que sa virtuosité à la guitare, avec lequel il va constituer un couple problématique : l’artiste dépend du narrateur, amené à le protéger des représailles de ses victimes au jeu, et compromet l’insertion éventuelle que les embauches du narrateur offre à leur couple.
25L’espace que se constitue le récit est donc essentiellement dessiné, comme le suggère le titre, par les itinéraires des personnages : quête d’un lieu où s’insérer pour le narrateur, qui devient fuite dès lors qu’il doit endosser le passif de l’artiste. L’antinomie est tranchée dans les dernières pages, le narrateur s’associant (sans y participer), à la traque de l’artiste auquel il donne le coup de grâce, dans un geste où sa propre rédemption sociale scelle par le meurtre leur relation.
26À l’inverse de ces personnages itinérants, Ennemonde présente le déroulement d’une existence confinée dans un espace clos, nommé le Haut Pays, et voué par le récit à se constituer en territoire possédé par l’héroïne, représentante éminente du goût de Giono pour le macabre monstrueux, qui camoufle sous le masque d’un matriarcat exemplaire les crimes qui lui ont permis de capitaliser les rapines dont ce haut-pays fourmille.
27Les rôles impartis à l’espace dans les schémas narratifs respectifs de ces deux récits nourrissent donc chacun à sa manière l’acharnement à décomposer la rêverie humaniste qui semble habiter Giono, et ceci d’autant plus que des œuvres antérieures associaient ces fonctions narratives de l’espace à des significations bien différentes : le Haut Pays dont Ennemonde fait son repaire évoque le plateau où Boby faisait rayonner l’utopie dans Que ma joie demeure, tandis que les trimardeurs des Grands Chemins renversent l’héritage des bergers et saisonniers familiers des romans gioniens d’avant-guerre en faisant d’une mobilité qui s’inscrivait dans l’organisation d’une société paysanne le signe d’une marginalité menaçant le lien social.
28Il n’est guère surprenant alors de voir une construction narrative plus ample comme celle que proposent Un roi sans divertissement ou Les Âmes fortes combiner les impacts symboliques de ces schémas narratifs en superposant ceux-ci. Un roi, tout particulièrement, associe les fonctions statiques et dynamiques de l’espace en opposant à la clôture de l’espace du village, où doit se cantonner l’imaginaire moutonnier des habitants brocardé par Saucisse, les ouvertures de cet espace sous l’effet de volontés prédatrices qui viennent s’y croiser, celle de l’assassin Monsieur V., celle du loup, et bien sûr celle de Langlois qui les absorbe en tentant de les conjurer. Il paraît important de souligner l’enjeu que constituent ces critères de l’immobilité et du mouvement pour l’anthropologie sous-jacente à ce roman : l’initiative du mouvement revient toujours à des personnages libres de transgresser les lois (Monsieur V. particulièrement, mais aussi Langlois lui-même qui élimine l’assassin sans s’embarrasser de mandat), qui transforment de ce fait l’espace qu’ils parcourent en juridiction sur laquelle s’exerce leur pouvoir. Les mouvements accomplis par les personnages soumis à cette juridiction, et dont l’identité est réduite à leur appartenance à une collectivité (comme le montre la valeur générique du prénom Frédéric pour le personnage ainsi nommé) ne font qu’obéir à l’impulsion fascinante exercée par le personnage doué d’une autonomie puisée dans l’aptitude au crime, dépendance que l’on observe particulièrement dans la poursuite de Monsieur V. par Frédéric, et dans la battue organisée par Langlois. L’emprunt à l’anthropologie pascalienne déborde ainsi celui du thème du divertissement pour concerner la conception de l’institution du lien collectif où l’idéal juridique se trouve contesté par une conception selon lequel l’institution s’interprète par l’agencement de l’arbitraire de la force et du jeu de l’imagination.
Un espace démoralisé
29L’univers matériel décrit par Giono est doté d’une forte présence qui le démarque brutalement des faits humains qui s’y inscrivent, tout en étant investi de psychisme. Cette caractéristique est très voyante dans les premiers romans, où elle avoisine un certain animisme, lui-même en accord avec la vision d’un univers où l’humain s’accomplit en osmose avec la nature. Les premières pages des Grands Chemins marquent à cet égard une évolution importante, en rendant plus hasardeuse la cohésion symbolique entre le naturel et l’humain :
C’est le matin de bonne heure. Je suis au bord de la route et j’attends la camionnette qui ramasse le lait. Quand je la vois arriver je me dresse et je fais signe mais le type ne me regarde même pas et me laisse tomber.
Je bourre ma pipe. L’automne me traite vraiment en bon copain depuis des semaines. Les vergers sont rouges de pommes. (Giono, Les Grands Chemins : 9.)
30Selon le rythme imprimé par le premier paragraphe, la répartition des éléments sémantiques entre l’ordre du naturel et celui de l’humain suit de façon presque caricaturale les canons du roman réaliste. Le second paragraphe, qui pourrait sembler démentir cette profession de foi réaliste avec sa personnification de l’automne, appuie en fait le choix affirmé dans la mesure où elle désacralise l’univers naturel en le pliant sous l’angle de vue très pragmatique et déspiritualisé qui caractérise le ton du narrateur. Seule l’expression « rouge de » signale un curieux écart, par le contraste que produit le complément inusuel avec les expressions idiomatiques du français que cette expression évoque. Au bout de trois pages, s’opère cependant un glissement qui introduit de façon plus incontestable l’anthropomorphisme dans la représentation de l’espace :
La route est mieux à mon goût. C’est un chemin vicinal de trois à quatre mètres de large à peine, très souple au pied et qui respecte toutes les propriétés. On planterait un piquet devant lui, il en ferait le tour à bonne distance. C’est ce qu’il a fait quand on l’a tracé. (Giono, Les Grands Chemins : 12.)
31Interpréter les effets de ce glissement exige de le resituer dans le contexte énonciatif où il intervient, tel qu’il s’est élaboré depuis la première phrase. D’emblée, le récit a explicité le projet d’insertion du narrateur qui s’expose à travers différents enjeux : arrêter un véhicule afin de se faire transporter, opération que le contexte temporel (c’est le matin, depuis des semaines) exempte de l’irrégularité qui pourrait marquer une telle entreprise si elle était teintée de précipitation ; s’informer des ressources locales en vue d’une embauche. Les éléments qui rendent ce projet hasardeux ont quant à eux été exposés de façon allusive : le narrateur apporte différents commentaires au dialogue conduit avec le camionneur qui l’a pris à son bord. Tout d’abord : « Il ne s’occupe pas d’où je viens, c’est bon signe, mais où je vais » (Giono, Les Grands Chemins : 9) ; puis après avoir placé une boutade en réponse à une interrogation sur son métier, « Ce petit truc réussit à tous les coups. Cette fois-ci, ça ne rate pas non plus. » (Giono, Les Grands Chemins : 10.) Ces a parte intrigants par la rétention qu’ils soulignent concernant le passé du narrateur ne vont s’éclairer qu’avec le paragraphe qui suit la personnification du chemin vicinal :
De près c’est un village comme les autres, sauf un truc qui me fout la trouille : un château à tourelles. Pas de château à tourelles dans l’état d’esprit où je suis. J’ai soupé des châteaux à tourelles. (Giono, Les Grands Chemins : 12.)
32Le lecteur se trouve ainsi éclairé sur le passif du personnage alors qu’il était en train de déchiffrer l’hypallage apparemment naïf sur lequel est bâtie la description du chemin vicinal, qui renvoie dans un premier temps aux usagers du chemin (« On planterait un piquet devant lui, il en ferait le tour à bonne distance »), puis à ses constructeurs (« C’est ce qu’il a fait quand on l’a tracé. ») : le lecteur est donc incité à associer l’écart que constitue cette figure au statut social équivoque du locuteur qui l’emploie, dont on se demande s’il partage le respect de la propriété dont le tracé du chemin témoigne, ou si ce symbole de légalité réveille en lui une ironie parente de ses transgressions passées.
33Il est curieux de voir ainsi retournée l’aptitude ancienne du style gionien à investir l’ordre matériel de qualités psychiques : il est possible d’y lire la trace d’une profonde désillusion par rapport au lyrisme qui permettait de puiser le renouveau de l’ordre humain dans la richesse symbolique de l’espace naturel, cette richesse ne permettant plus que de suggérer au contraire l’opacité de l’ordre éthique à laquelle se résigne une conception définitivement machiavélique du fait humain.
34Plus loin dans le récit, c’est par un glissement inverse de l’ordre humain à la description de l’espace que celle-ci va se trouver enveloppée dans l’instabilité de l’ordre éthique dont elle devient l’allégorie. Au sein d’une méditation du narrateur qui associe indéfectiblement la transgression de l’ordre éthique à la contrainte que celui-ci impose à l’individu,
Quand on est bel et bien en présence du problème qui consiste à ce qu’on appelle vivre et qui est simplement en définitive passer son temps, on s’aperçoit vite qu’on n’arrive pas à le passer sans détourner les choses de leur sens. (Giono, Les Grands Chemins : 112.)
35on débouche sur un étonnant paragraphe :
Or, tout ça, c’est la vie courante. La morale, tout le monde la fait. Qui la pratique ? Personne, je l’espère bien. En tout cas, je n’en connais pas. Il y a toujours un tournant où je les attends, et où je les trouve, ceux qui prétendent le contraire. C’est impossible de marcher dans la morale jusqu’aux genoux. Ils vous disent tous qu’ils ont fait la trace. Mais, essayez. Au premier pas vous enfoncerez jusqu’au ventre. Et, marchez après ça ! Montez les montagnes, passez les cols, essayez de faire de la route valable ; essayez simplement, si vous habitez un peu à l’écart, d’aller jusqu’au bureau de tabac pour acheter un paquet de gris. Il y a de quoi y laisser la peau. Ils ont tous des raquettes ou des skis. Où vous trimez comme un Noir eux volent comme des oiseaux. En admettant que vous finissiez par arriver à la boutique, ce sera pour la trouver vide. Ils seront passés avant vous. Vous sucerez le tuyau de votre pipe pendant qu’ils fumeront le tabac. À la longue, dites-moi donc ce qui pourrait continuer à compter après ça, sinon l’expérience ? (Giono, Les Grands Chemins : 112.)
36L’expression « attendre au tournant » exprime le désaveu par le locuteur de la thèse philosophique selon laquelle une existence vouée au respect des règles morales serait viable, mais par la résonance agressive et vulgaire que contient l’expression, elle fait en même temps du geste de ce désaveu une illustration pratique de la contre-morale qu’elle dénonce. Par ailleurs, elle introduit le thème du cheminement, ouvrant ainsi la voie à la formulation de la métaphore « marcher dans la morale jusqu’aux genoux ». Le texte glisse alors de la métaphore selon laquelle « faire la trace » signifie se baliser mutuellement l’existence par des actes qui la rendent lisible selon les codes de la morale, à la situation réelle consistant à se frayer un passage dans une neige profonde qu’une information perfide a prétendue tracée, nouvel exemple à l’appui de la thèse de la perversion universelle. Ceux qui disent avoir fait la trace sont alors à la fois de façon métaphorique les tenants de la thèse morale combattue par le narrateur, qui montre paradoxalement son honnêteté en en reconnaissant l’immoralité, et de façon « réelle » les habitants des contrées montagneuses qui forment le cadre du récit, et dont fourvoyer leurs ennemis en leur faisant croire qu’ils leur ont préparé la trace est le moindre des jeux criminels.
37La souplesse qui permet à l’écriture de Giono de se jouer des cloisonnements, entre l’abstrait et le concret comme entre l’humain et le naturel, et de récolter le gain symbolique des réseaux ainsi découverts, atteint donc ici un rare degré de virtuosité. Si la mise en texte de l’espace géographique est particulièrement propice aux croisements qui prolifèrent dans ces quelques lignes sans que soit menacée la cohérence et la simplicité du propos (l’ordre éthique n’existe qu’accouplé à sa transgression), c’est que, comme cadre d’une pratique humaine, la marche, il fait abonder sous la plume de l’écrivain aussi bien les données concrètes que suscite la description de l’espace dans toute sa matérialité, que les variétés de la pratique humaine associées à l’idée de cheminement, sans se priver des équivalences métaphoriques que le langage courant propose, et de celles que l’écriture s’autorise à inventer entre les deux domaines.
Vers un espace atopique ?
38Il reste à apprécier la portée de ces jeux symboliques, ce qui engage l’axe de lecture choisi. On peut considérer que culmine ici une vision des rapports humains sensible dès les premières œuvres à leur cruauté et au rôle qu’y joue la fabulation : le vieux Jaunet ne finit-il pas ses jours à tyranniser son entourage fasciné par son délire fabulateur ? Cependant, la disparition du vieillard maléfique rétablissait pour la collectivité la maîtrise de son organisation et de ses repères : les dernières œuvres de Giono semblent bien aller au-delà du jeu littéraire qui s’enrichit de tous les brouillages pour en faire un usage poétique. En rendant inassignable le point de vue selon lequel pourrait s’ordonner le jeu des multiples masques que se donne l’humain, le texte de Giono ne s’oriente-t-il pas vers l’expression d’une angoisse ? Selon une spirale dont Les Âmes fortes proposeront une amplification, la démystification n’apporte aucune sécurité parce qu’elle ne propose aucun repère et ne fait qu’engager de nouvelles mystifications, à l’image de ce « vous » que le narrateur interpelle à la fin de ce passage, avec qui il semble prêt à former une communauté des victimes de la tromperie, alors qu’il se vantait quatre lignes plus haut d’« attendre au tournant » les moralistes.
La notion de péché est en complet désaccord avec la rose des vents. (Giono, Ennemonde : 37.)
39Avec Ennemonde, ce que l’on pourrait appeler l’enjeu éthique associé à la présence de l’espace revêt plus d’âpreté encore, l’écriture n’étant jamais plus au cœur de la question de l’homme que lorsqu’elle s’annonce purement topographique, comme le résume cet énoncé énigmatique.
40Comme le dit Giono, « c’est un simple récit qui développe certains caractères entourés de leurs paysages ». Avant-dernière œuvre publiée par Giono, ce récit est évidemment d’une très grande complexité, justement par la façon dont il imbrique narration et description, selon une technique sophistiquée qui va bien au-delà de ce que Giono, avec la fausse naïveté qui lui est coutumière lorsqu’il parle de son travail, appelle « entourer ».
41On pourrait tout aussi bien parler de paysages enveloppés dans leurs caractères, tant l’espace physique retrouve la présence des premiers récits de Giono : mais cette présence, si matériellement picturale qu’elle soit, est toujours référée à la présence humaine, qu’elle contraint par sa violence à l’inhumain. L’évocation du paysage qui entoure les caractères n’est jamais dissociée de la mise en évidence dans ces caractères de l’évaporation de tout contenu éthique, justifiée par la seule présence de ce paysage :
Il y a une façon de se conduire envers ce pays, qui a été mise au point par les ancêtres et qui a donné d’excellents résultats, c’est même la seule : on s’y conforme. (Giono, Ennemonde : 13.)
42La souplesse acquise par l’écriture de Giono rendrait presque imperceptible la manière dont les expressions « se conduire envers » et « se conformer » sont détournées du domaine éthique pour s’appliquer à l’adaptation de l’homme à l’espace où il vit, l’effort de l’homme pour se conformer au paysage absorbant définitivement tout autre sens pour l’humain, ce que confirment de manière insistante de multiples formules :
Ici, la vie qu’on mène ne permet pas de faire de cadeau. (Giono, Ennemonde : 22.)
Un homme, né dans ces parages, élevé dans ces forêts, exerçant son métier dans ces hauteurs, est insensible à l’enfer chrétien. (Giono, Ennemonde : 37.)
43Cet alibi que l’espace naturel où s’inscrit le récit apporte à la déshumanisation dont il se fait le témoin se retrouve dans la concurrence entre narration et description, dont un curieux passage souligne l’enjeu :
Au cours de cette Histoire et Géographie du Haut Pays, on aura peutêtre l’occasion d’apercevoir furtivement la couleur des cartes, le dessous, où il n’y a plus aucune image de civilisation. On ne montrera certainement pas tout le jeu, il ne faut pas s’y attendre, mais Ennemonde, les Dupuis-Melchior, ce Fouillerot, peut-être même la veuve au drapeau, il y a là les éléments d’une recherche, et qui cherche trouve (pas toujours ce qu’il veut et ici moins qu’ailleurs). Et puis, il n’y a pas que ceux-là ; il y a ceux qui vont croiser leur route, ou ceux qui l’ont déjà croisée et qui font des retours en arrière, ou vont de l’avant. Le certain, c’est qu’il ne s’agira pas de conversations, mais d’actions : ici on parle peu, on agit beaucoup. On a l’air de dormir ou de rêver appuyé sur un bâton, ou de bouger très lentement, finalement on bat un sacré briquet et on fait sauter de fameuses étincelles. (Giono, Ennemonde : 31.)
44Encore une fois, c’est une succession de glissements qui retire toute sécurité aux lignes de démarcation qui définissent les codes de l’écriture narrative, pour libérer l’effet propre à l’ironie gionienne. La concurrence entre narration et description est reconnue par l’expression « Histoire et Géographie » à laquelle le lecteur est sommé de référer la construction jusque là erratique du récit, mêlant digressions descriptives, généralités ethnographiques sur les habitants du Haut Pays, et micro-récits dont la convergence est pour l’instant énigmatique. Mais l’introduction du mot « carte », par le télescopage qu’il assume entre le thème de l’espace et celui de la perfidie humaine dénonce tout cloisonnement assuré entre les deux thématiques : on bascule de la sécurité régulatrice d’un itinéraire guidé selon la norme régulatrice de l’espace à l’inconnu sans limites à quoi expose l’entrée dans un univers humain où aucune orientation sûre n’est possible, du fait que les règles se prêtent à tous les détournements8. Plus encore, l’emploi subtil du pronom indéfini « on » gomme toute démarcation entre les instances impliquées dans l’élaboration du récit, réunissant dans une communauté indécise le lecteur (qui se voit averti du caractère incertain de l’élucidation que peut lui procurer le récit), le narrateur dont le pouvoir d’élucidation se trouve limité, et enfin les personnages, saisis dans leur propension à la manigance. Le lecteur se trouve ainsi confronté à un imbroglio symbolique qui associe une singulière dangerosité à la machine narrative en cours, sans la garantie a priori d’une instance qui le mette à l’abri de ce « dessous des cartes où il n’y plus aucune image de civilisation ». L’« ici », seul rempart assurant cet abri, par sa corrélation avec l’ailleurs dont il se démarque en principe, se voit lui-même sapé par la parenthèse « ici moins qu’ailleurs », qui réduit à une différence de degré l’exception que constitue l’« ici » par rapport à l’« ailleurs ».
45Un tel passage n’exerce, certes, toute sa force corrosive qu’associé à la construction déroutante du récit, dont il ne paraît livrer un mode d’emploi que pour mieux déconcerter le lecteur. Il reste donc à souligner combien Giono joue dans ce récit avec la convention narrative de la description, et à montrer comment ce jeu a lui-même à voir avec l’anthropologie que le récit met en œuvre.
46Ennemonde se singularise radicalement par la rupture délibérée et provocante que Giono y assume à l’égard du statut usuel de la description, qui dévore le récit, le manipule, de la même manière que l’héroïne le fait avec ceux qu’elle subjugue. Ceci apparaît bien évidemment par la disproportion entre récit et description, dont le gain narratif est l’accélération prodigieuse ainsi autorisée aux plages proprement narratives, mais aussi à travers les procédés utilisés pour justifier cette prolifération descriptive : « C’est là qu’on retrouve Ennemonde. » Le lecteur formé par la lecture du roman classique, habitué aux politesses par lesquelles le narrateur balzacien par exemple justifie, excuse la digression descriptive, ne peut manquer d’être interloqué par le sans-gêne de cette interpellation goguenarde qui lui signale le retour au récit après un panorama colossal du Haut Pays : par cette digression le texte visait bien, à égalité, le matériau symbolique mis en œuvre par la description et cette interpellation à laquelle elle aboutit, qui suggère que le dérèglement éthique, la suspension de toute solidarité affecte tout autant la représentation romanesque que l’univers représenté.
47L’utopie animant les premiers récits provençaux de Giono dépaysait le lecteur pour l’inviter au cérémonial d’une reconstitution du lien humain : le lecteur d’Ennemonde se soumet au même arrachement, mais pour parvenir à un tout autre cérémonial : le récit se clôt sur le rituel du coucher de l’héroïne, dont le corps monstrueux est vénéré par une descendance qui ignore tout de son passé criminel. Ainsi pomponné, le personnage s’offre au concert des vents accourus des quatre coins de l’espace, seul événement qui soit à la mesure de l’indépendance qu’elle a conquise sur les lois.
48À l’envers du chatoiement de sa surface si riche en couleurs, l’espace gionien a la dureté géométrique du désert, et acquiert la minéralité d’un espace d’où tout partage, toute communauté, sont exclus. L’atopie résulte de l’ensemble des procédés par lesquels le récit gionien en son dernier état déjoue les contraintes que l’inscription du récit dans un espace impose à la représentation de l’humain, et dont on a suggéré quelques effets. Sur les ruines de la communauté utopique, s’esquisse paradoxalement, à travers des jeux sémantiques dont on a vu la complexité, une communauté atopique dont l’institution à jamais différée est réentreprise par chaque nouvelle lecture. À l’image du jeu de cartes qui virevolte entre les mains de l’artiste, l’écriture se délie de la communauté instituée par laquelle la convention narrative risque de domestiquer le réseau des significations que déploie le texte. « Atopie » ne signifie donc pas récit sans espace, mais récit dans lequel les choix faits par l’écriture concernant l’espace tentent de suspendre l’écheveau de prescriptions dont on nous enseigne que l’habitabilité du réel est le prix. À l’inverse de ce qui se passe dans la réalité humaine, l’espace de l’atopie romanesque est d’autant moins contraignant que sa présence symbolique est forte et complexe. À ceux de ses lecteurs qui voudraient figer l’espace qu’il a construit à partir de la Provence en un berceau pour de fades illusions, Giono rappelle symboliquement toute la liberté acquise par son œuvre, dans les dernières pages de celle-ci : Tringlot, le héros de L’Iris de Suze, après avoir fui ses anciens complices à travers la Provence, déjoue définitivement leurs poursuites en allant sur la côte atlantique pour leur poster des instructions, manière pour Giono de dire que son œuvre est d’autant moins réduite à la Provence qu’elle s’y est construite.
49Au terme de son œuvre, Giono estime, avec Machiavel et Pascal9, que nul traité n’est possible avec l’humain : la vie, qui était la matière et l’horizon d’une écriture vécue comme un sacerdoce quasi chamanique pour restaurer le sens de l’humain (« écrire la vie, écrire pour la vie »), est (re)devenue la loi qui condamne l’humain à avoir pour hôte l’inhumain, selon une amère conversion qui n’a préservé que le refus d’obéir. Être un auteur se résume alors à créer par l’écriture un espace inhabitable par l’humain, parce que cimenté par son abjection : l’atopie.
Notes de bas de page
1 La poésie de Baudelaire réfléchit de façon particulièrement explicite cette violence éthique dont le texte peut être le lieu, par exemple dans le renversement des valeurs qu’opèrent divers poèmes des Fleurs du Mal, particulièrement « Abel et Caïn ». Cette explicitation se retrouve dans le roman occidental moderne particulièrement chez James et Stevenson. On notera l’impact exceptionnel des rares textes qui parviennent à produire la même intensité en dévoilant à l’inverse une pulsion éthique, comme dans le Maître et serviteur de Tolstoï.
2 Le narrateur, Espagnol combattant dans les rangs des Républicains, qui a refusé d’indiquer aux phalangistes dont il est le prisonnier la cache où se trouvent ses camarades, révèle pourtant celle-ci en indiquant par provocation au moment où il va être exécuté un lieu qui s’avère par hasard être précisément le refuge de ses camarades.
3 Pensées, 304, dans la section Justice et Raison des Effets, texte qui se termine par la phrase « Or ces cordes qui attachent donc le respect à tel et à tel en particulier, sont des cordes d’imagination. »
4 À la même époque, Gombrowicz, jeune hobereau polonais gorgé de culture, a su faire de cette condition infantile de la littérature le matériau même de son écriture : plaçant le narrateur de Ferdydurke sous l’emprise du professeur Pymko qui étouffe toutes ses révoltes en les convertissant en manifestations d’innocence, il atteint du premier coup une rare intensité subversive. Ferdydurke, paru en 1937, et surtout le chapitre II dont le titre emprisonnement et suite du rapetissement, désigne les deux contraintes que subit l’expression littéraire, incarnée par le narrateur, et particulièrement le changement d’échelle qui est imposé à cette expression pour qu’elle prenne place dans le réel.
5 Cette aporie récursive n’est pas sans rappeler Rousseau, dont les écrits « généalogiques », qu’ils concernent l’humanité ou sa seule personne, s’appliquent à suggérer le caractère indescriptible de la transition qui a mené du passé au présent.
6 Il ne s’agit pas ici de faire l’analyse des multiples problèmes que pose cette présence de Giono dans le champ politique des années trente (voir sur cette question l’ouvrage de Pierre Citron, Giono, Seuil, Paris, 1990), mais de souligner la manière dont cette répartition des rôles affecte effectivement l’écriture du récit utopique, dégrevé de l’espace de mort dont il devait constituer le double lumineux : alors que Jaume, dans Colline, implorait vainement le secours du vieux Jaunet, et devait reconstituer par un combat épique contre le feu la maîtrise d’un espace naturel désorganisé par la fabulation du vieillard, Panturle, dans Regain, reçoit du vieux Gaubert mourant les instructions qui, le guidant dans l’espace menacé de désertification, vont lui permettre de retrouver le geste antique du labour. On observe ainsi la manière dont le thème du passage entre les générations, qui ouvrait le récit à la négativité dans Colline, se trouve incorporé à l’utopie, l’écart entre les générations n’étant plus utilisé comme repère d’une faute collective, mais pour sacraliser la transmission du geste civilisateur.
7 Soulignons à quel point cette divagation maléfique de l’imaginaire est corrélative de son pouvoir d’organisation de l’espace, comme le montre par exemple le plan de battue organisé par Langlois dans Un roi sans divertissement.
8 Soulignons encore une fois à quel point Giono se joue de son lecteur, en faisant de l’apparente sécurité référentielle de l’espace qu’il décrit le levier même de la désorientation éthique à laquelle œuvre son texte.
9 Pour ne citer que les philosophes dont Giono s’est nourri : la portée misanthropique de son œuvre n’a d’égal que celle de Freud, à l’égard duquel il professait une certaine méfiance, malgré ou à cause de la convergence de leurs regards sur l’homme, de même que Freud craignait à l’inverse Dostoïevski.
Auteur
Collège Denecourt – Bois-le-Roi
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