L’intertextualité, espace transversal : mémoire, culture et imitation
p. 65-77
Texte intégral
1Par les ramifications textuelles qu’elle dessine, l’intertextualité entraîne le lecteur dans les nœuds de signification impliqués par l’énoncé. Ce double niveau modifie radicalement la lecture puisque, à chaque référence intertextuelle, le lecteur peut choisir de poursuivre sa lecture ou bien de retourner vers ce que Laurent Jenny appelle le texte-origine (Jenny : 279), ou encore, pour reprendre la terminologie de Gérard Genette, l’hypotexte. En ce sens, l’intertextualité apparaît comme l’exact contraire de la lecture linéaire : susceptible d’orienter l’interprétation (Riffaterre, 1981 : 5-6), elle bouscule le sens, refuse l’automatisme d’associations (Jenny : 279) et relance le signifiant dans un nouveau procès de signification. Ce renouveau coïncide avec une mise en contexte inédite, il est la garantie de la survie d’un texte puisque celui-ci continue à être une matrice de création textuelle.
2De fait, l’intertextualité construit un espace littéraire dont elle se joue en étirant à l’extrême ses frontières et en brouillant plaisamment ses repères, qu’ils soient temporels, spatiaux ou originels. Entre critique des sources et recherche sur l’originalité, la question de l’intertextualité perpétue une réflexion très ancienne sur la constitution du littéraire. Dans cette logique, le pluriel – les espaces – s’efface devant le singulier d’un espace en perpétuelle construction où tout fait sens. Dès lors, le littéraire se pose à la fois comme sujet et objet, donnant à voir et s’inspirant de lui-même. Si les formes de l’intertextualité sont diverses – qu’il s’agisse de l’allusion, de la référence, de la citation ou des collages – ce travail sur la mémoire d’une littérature se saisissant comme son propre objet est particulièrement présent dans les avatars de l’imitation : celle-ci ne peut se construire sans la présence d’un texte premier.
Un cas particulier : l’écriture imitative
Espace littéraire, espace mémoriel
3Au-delà de la complexité des définitions du pastiche et de la parodie, les deux termes se retrouvent dans leur hypertextualité, dans leur statut revendiqué de texte second, dans leur sensibilité au contexte de production. Imitation ou transformation, de tonalité plus ou moins satirique et railleuse, le pastiche et la parodie partagent un même travail sur la culture qui les crée, sur le contexte de production et de réception qui leur permet d’exister1. Il serait peut-être plus juste alors de suspendre, comme le propose Bernard Andrès, le terme de parodie pour examiner plutôt « les phénomènes de dérivation entre deux ou plusieurs systèmes de modélisation, dans des processus d’acquisition ou de transmission d’un savoir ou d’une identité culturelle » (Andrès : 245).
4La parodie et le pastiche sont deux chemins de l’autoréférence, par lesquels se trouve révélée la conscience qu’a la création artistique de la sensibilité fondamentale du sens au contexte de production, de l’importance des circonstances qui président à toute expression (Hutcheon, 1985 : 85). De plus, ils se prêtent à une définition voisine de celle que donne Alain Viala pour la satire et la critique, présentées comme « des signes de cette prise de conscience de la littérature, qui fait d’elle-même le sujet de ses productions », prise de conscience indispensable afin que la littérature entreprenne de s’historier (Viala : 49-50). Ces deux formes d’imitation conjuguent une fonction littéraire de résurgence et de mémoire – à travers les auteurs imités, la relation avec le contexte, l’évolution littéraire… – et une fonction sociale de reconnaissance culturelle, en particulier par l’intermédiaire du lecteur. De fait, la parodie selon Geneviève Idt est un condensé de toutes les questions que se pose la littérature, notamment sur les rapports entre la lecture et l’écriture, l’écriture et la réécriture, l’auteur de l’écrit (Idt, 1973 : 168). Le pastiche et la parodie se construisent à partir du contexte qui les produit et les accueille ; en retour, ce contexte leur est essentiel. Par cette autoréférence, l’écriture mimétique désigne la littérature comme un espace littéraire autonome : elle peut ne renvoyer qu’à elle-même, tout à la fois origine et but ultime.
5En travaillant sur un champ littéraire et sur une culture, ces deux formes d’imitation en sont des révélateurs. Elles en projettent une image déformée, elle-même significative : les conditions matérielles et institutionnelles de production et de réception s’y trouvent inscrites, de même que les interlocuteurs du message, les codes et les références aux messages antérieurs (Idt, 1977 : 171). Le pastiche et la parodie mettent en évidence le champ littéraire, l’un et l’autre résultent d’une alchimie sociale. Si la société s’écrit dans le texte, comme le souligne Julia Kristeva, elle s’inscrit d’autant plus profondément dans le cas de ces deux notions que celles-ci font de l’intertextualité – littéraire et sociale – leur principe premier.
6L’interrogation du fait littéraire à partir de la production et de la consommation insiste sur les déterminismes historiques et socioculturels qui régissent l’écrivain, le lecteur et l’œuvre. Cette approche est particulièrement intéressante pour le pastiche et la parodie exploitant le fonds commun, procédant de la récupération de ce qui les entoure puisqu’ils se définissent en partie par ce qu’ils font du contexte. La place occupée par ces imitations dans l’institution révèle la façon dont l’espace littéraire et social, précédemment interprété, saisit cette image. Cela revient à s’interroger sur la manière dont le pastiche et la parodie s’intègrent dans un univers dont ils sont à la fois une contestation et une garantie. Dans tous les cas ils évoluent à l’intérieur de cet espace : bien loin de bousculer ses cadres, ils le posent d’emblée comme entité indépendante.
La culture au travail
«It is the loss of memory, not the cult of memory, that will make us prisoners of the past.»
[C’est la perte de la mémoire, non le culte de la mémoire, qui nous rend prisonniers du passé.]
Paolo Portoghesi2
7L’imitation est l’une des formes les plus évidentes et les plus manifestes de l’intertextualité, qui devient dans ce cas une matière de création. Si l’imitateur fait sien ce réseau intertextuel, la nature de cette récupération évolue cependant selon la relation établie entre l’hypotexte et l’hypertexte. Ce dialogue peut être créateur d’un bilinguisme (Golopentia-Eretescu : 168), ou d’un métalangage (Rose : 51), osciller entre l’incorporation et la synthèse (Hutcheon, 1985 : 96). Margaret Rose incite à une comparaison avec le jeu du cross-reading invitant le lecteur à confronter des textes qui ne sont pas usuellement associés (Rose : 49) : il s’agit donc de tracer un chemin, de placer des balises dans un espace littéraire ouvert pour adapter ses contours à sa lecture… et sa lecture à ses contours.
8La démarche parodique est par ailleurs proche d’une surimpression photographique dans laquelle le texte parodié reste visible (Hutcheon, 1981 : 140-155), Anthony Wall précise cette image en suggérant celle d’une diapositive faite à partir de l’hypotexte, l’hypertexte devenant un écran plus ou moins opaque à travers lequel l’original se devine. Il peut en théorie être écarté pour retrouver l’hypotexte, l’opération pratique est rendue périlleuse par la présence de la colle parodique susceptible d’altérer les images dans les deux sens en déposant dans l’hypotexte des fragments d’hypertexte et inversement – la lumière demeurant du côté de l’hypotexte. Le résultat dépend de la viscosité, de la ténacité et de l’opacité d’une colle dont la transparence se modifie avec le temps (Wall, 1986 : 21-36). L’hypotexte sera selon les cas cible ou arme, la parodie imitative ou ridiculisante.
9La particularité de ce travail sur un fonds culturel réside dans l’utilisation d’un acquis systématisée en mode de création, afin de parvenir à une forme nouvelle. L’intertextualité est une reconnaissance de ces résurgences croisées et la répétition le principe élémentaire de réutilisation. Le pastiche va conjuguer les deux paramètres, situant l’intertextualité comme une base de départ et établissant la répétition comme tremplin afin d’assurer le passage vers la création. La récupération des procédés anciens ressemble dans ce cas à une protection : trop utilisés, ils basculent dans une mécanisation proche de l’inertie. La parodie les extirpe de leur immobilisme et leur confère une signification nouvelle.
10La récupération est une étape dans une évolution qui la dépasse totalement. Dans l’intertextualité, comme à travers l’imitation, la répétition ou le pastiche, les traces du passé deviennent des repères pour construire une nouvelle voie. Le pastiche n’est pas une réutilisation stérile d’auteurs ou de textes classiques, mais une démarche créative : le passé est cité pour être dépassé.
11Le pastiche assume de ce fait une fonction de pont historique en ressuscitant et valorisant l’hypotexte, et ceci quel que soit l’angle retenu pour le restituer. Il se trouve partagé entre le rappel d’un héritage et son dépassement, assurant une continuité dans la discontinuité, conjuguant la confrontation et le dialogue. Linda Hutcheon évoque à ce propos un double-voicing (Hutcheon, 1985 : 97). L’effet de second degré met en lumière l’absolue confusion dans la détermination des modèles et dans la quête de l’origine, toutes deux prenant place dans un fonds commun unique :
Il n’y a pas d’originalité : les œuvres sont des décalques […] tirés de contretypes oblitérés qui proviennent d’autres « originaux » décalqués de décalques qui sont des copies conformes d’anciens faux qu’il n’est pas besoin d’avoir connu pour comprendre qu’ils n’ont pas été des archétypes, mais seulement des variantes3.
12Ainsi, la dialectique de l’imitation dépasse l’imitation elle-même puisqu’elle relie le travail parodique à un autre texte et à la tradition littéraire, et fait se rencontrer les dimensions spatiales et temporelles.
De mémoire de lecteur
13La réception des textes est un élément majeur de la perpétuation. Celle-ci est étroitement associée à l’idée de circulation du texte qui ne peut exister sans la médiation, à un point ou à un autre de la chaîne textuelle, du lecteur. Lui seul peut renvoyer les images, selon un angle le plus souvent différent de celui par lequel le texte lui est parvenu : ce léger écart de réflexion relance la dynamique d’un écrit qui n’est pas investi du mouvement perpétuel.
14Si le pastiche impose une lecture en référence, ce parti pris de lecture plurielle ne doit pas être confondu avec la seule connaissance de l’intertexte, dans la mesure où son ignorance n’entrave pas le processus intertextuel : il résulte non de l’intertexte lui-même mais de la perception dans le texte de la trace de l’intertexte, ce qui est très différent. La trace se révèle par des anomalies intratextuelles que Michael Riffaterre désigne comme agrammaticalités, dont la présence signale celle d’une autre couche de texte. La lecture linéaire ne gouverne que la production du sens, l’intertextualité au contraire est un mode de perception du texte qui gouverne la production de la signifiance (Riffaterre, 1981 : 5), le lecteur passant, du fait même des agrammaticalités qui bloquent la lecture linéaire (la lecture « mimétique », non littéraire), à la perception de la signifiance, par une lecture rétroactive – d’où une double lecture (Riffaterre, 1982 : 98-99 et passim). De fait, la parodie se donne toujours à lire comme double : comme imitation et transgression, conformité et difformité, ressemblance et dissemblance. Le lecteur doit penser à la fois les deux termes de la contradiction, cette lecture est de type dialectique (Bouché : 188).
15La différence entre une citation historique traditionnelle et la parodie est son travail pratique sur ce qui reste théorie dans le premier cas. La parodie s’appuie sur son sujet et se donne à lire alors même qu’elle se construit. Si elle s’inspire du passé et le perpétue, jamais elle ne l’incite à se substituer au présent. Il s’agit moins de restituer le passé que de s’en servir pour aller plus loin. Cette distinction est d’autant plus vérifiée que la parodie, pour subsister, comprend nécessairement une valeur propre.
16À l’image d’une colle parodique qui ne s’efface jamais totalement, l’exemple cité par Henri Bergson du caricaturiste allongeant un nez représente assez bien le mécanisme de la parodie : « […] désormais l’original nous paraîtra, lui aussi, avoir voulu s’allonger et faire la grimace […] » (Bergson : 21). Elle n’est pas un procédé mécanique – dans ce cas elle disparaîtrait après avoir atteint son but –, elle implique au contraire un processus sémiotique qui interdit de retourner naïvement en arrière : elle n’est pas le résultat d’un processus annulable (Wall, 1986 : 21-36)4. Déparodier une œuvre est impossible, l’action de la parodie se révèle alors plus insidieuse qu’une transformation moqueuse. C’est un premier indice de sa subversion.
17L’imitation souligne le caractère inachevé du texte et rend perceptibles les trames textuelles et temporelles qui le parcourent. Elle assure le passage entre les époques par le biais des écrivains imités : ils constituent la partie la plus visible du travail de la perpétuation. Ils seront donc les indices privilégiés d’un genre qui s’appuie sur la récupération, sans oublier que la littérature dans son ensemble fonctionne à partir de ce qui l’a précédée, selon des modalités plus ou moins révélées. L’espace littéraire se définit ici à la fois comme construit, à construire et à reconstruire dans la logique d’une virtualité revendiquée dont l’actualisation ne peut qu’être ponctuelle, fragmentaire et transitoire. L’écriture mimétique agit comme un révélateur : elle pose la littérature comme espace et suggère un tissage dont elle se garde bien de faire apparaître le motif. Au lecteur de suivre le maillage, avec un bonheur variable selon ses compétences et son univers de référence.
Une esthétique de la réception ?
« La parodie ne fonctionne que pour un certain public, dans des conditions de communication littéraire qui changent avec le temps, et dont la connaissance ou la reconnaissance déterminent l’efficacité. » (Abastado : 15)
18Le pastiche tend à rassembler les deux extrêmes de l’esthétique de la réception : l’ouverture d’un texte tout entier le produit du lecteur et, à l’inverse, la fermeture d’un écrit ne proposant que des pistes à suivre et dans lequel la lecture devient un exercice réservé à une élite.
19Le choix des écrivains pastichés est une marque culturelle, preuve par la connivence que les auteurs retenus représentent des valeurs connues voire reconnues : pour prendre sens, une imitation s’accommode mal de la confidentialité. Un esprit de lecture se dégage implicitement, qui s’appuie pour l’essentiel sur la culture du lecteur. Ainsi Patrick Rambaud – à l’origine de plusieurs pastiches prenant pour cible Roland Barthes ou Marguerite Duras… – a songé à un pastiche d’Alexandre Jardin avant d’y renoncer, s’interrogeant sur le public éventuel : si les lecteurs du pastiche doivent pratiquer le modèle, cette coïncidence paraissait très improbable dans le cas d’Alexandre Jardin. Si le lecteur ignore le référent, le pastiche perd son sens et le pasticheur y renonce. L’espace littéraire est ici très sélectif car il intègre les paramètres de la lecture.
20Au regard des compétences que son décodage nécessite, le pastiche est élitiste par l’intertextualité qu’il suppose. Ce concept d’intertextualité s’étend à l’idée plus générale de communauté de culture et d’esprit, rejoignant le principe du cultural background évoqué par Linda Hutcheon. La troisième condition posée par cette dernière pour parvenir à une réception satisfaisante de la parodie est la compétence idéologique : elle est la plus complexe, la plus culturellement déterminée, à l’origine des accusations fréquentes d’élitisme portée à l’encontre de la parodie. Si ce fonds culturel n’est parfois présent que pour être contesté, son existence est néanmoins une condition sine qua non de l’activation de la parodie :
The reader is said to comprehend the literal (non allusive or nonparodic) significance of what she calls the allusion-marker; she/he then recognizes it as an echo of a past source (either intra-or intertextual), realizes that “construsal” is required, so then remembers aspects of the source text’s “intension” which can then be connected to the alluding – or parodic – text in order to complete the marker’s meaning. (Hutcheon, 1985: 95.)
21L’effet parodique est menacé de dissolution si l’implication consciente du spectateur est absente, ce qui empêche la confrontation et la reconnaissance : les cas sont nombreux de pastiches pris pour des authentiques, qu’il s’agisse de La Chasse spirituelle écrite en 1949 par Akakia Viala et Nicolas Bataille – pastiche devenu plagiat avant de retrouver son statut premier en 19545 – ou d’une imitation d’Anna de Noailles par Fernand Gregh, reprise dans un recueil de Paul Reboux en tant qu’authentique de la Comtesse. La perception est d’autant plus réussie que la connaissance du modèle est précise et les écarts sont particulièrement appréciés lorsque l’origine en est saisie. De plus, si dans un premier temps des éléments visuels ou sonores rendent la parodie perceptible, ce n’est qu’à un niveau plus profond que l’imaginaire parodique devient source de cohérence des motifs. La connaissance du modèle est donc indispensable ; il ne suffit pas de savoir qu’il y a parodie, encore faut-il saisir de quoi cela est parodie (Therien : 343).
22La notion d’hypotexte de référence entraîne des conséquences multiples. L’une d’elles concerne l’horizon d’attente du lecteur. La parodie y travaille au point qu’il y est considéré comme un ferment culturel : le lecteur agit indirectement mais très nettement sur le contenu de l’imitation par les directions implicites qu’il esquisse. Ce recours aux attentes du public redéfinit complètement les concepts de texte, d’auteur, de récepteur. Envisagé à cette échelle, l’horizon d’attente est beaucoup plus qu’une direction de création, il investit la définition de l’espace littéraire dans son sens le plus étendu : la parodie souligne le rôle joué par les instances extralittéraires dans la conception et la réception du texte. Parallèlement, la nature de la parodie rend chaque élément significatif. Le lieu d’émergence par exemple est l’un des éléments qui orientent le contenu, dans le sens où l’imitation est un texte par définition dirigé – l’édition est ici directement concernée.
23La démarche réflexive du pastiche s’exerce en priorité sur le lecteur. Le pastiche nécessite des compétences qui l’apparentent à une garantie de classe, une instance de définition de groupes culturels. Ces lecteurs ont un esprit commun, des références voisines, des sourires identiques : l’imitation est l’expression de cette complicité.
24Le lecteur cultivé est ainsi avant tout un lecteur qui a les mêmes présupposés que le pasticheur6. Il s’agit donc surtout de coïncidence d’esprit et cette marque d’appartenance au même monde n’indique pas obligatoirement une qualité culturelle : s’il suffit d’être un téléspectateur moyen pour saisir des parodies d’émissions télévisées, les pastiches réalisés par Actuel7 ou Jalons8 correspondent à un public choisi et sont proches de l’affirmation d’une communauté culturelle. Il s’agit presque, dans ces conditions, d’un espace de lecteur dans un espace littéraire, ce jeu d’intersection amplifie les aléas de la réception et de la perception de l’imitation.
25L’incidence du contexte de réception est capitale dans le pastiche, au point qu’il peut modifier totalement la signification et la perception de cet écrit. Margaret Rose explique qu’un texte répété dans des conditions différentes de celles de son énonciation peut non seulement devenir anachronique, mais aussi basculer dans l’inintelligibilité (Rose : 125). C’est ce qui arrive à Leur manière, pastiche de plaidoiries de 1925 (Hesse et Nastorg), désormais à peu près illisible puisque les modèles ne sont plus connus : cet espace de référence, loin d’être universel, apparaît soumis à des paramètres spatio-temporels et socio-culturels qui le conditionnent.
Le passé recomposé
26La parodie s’appuie souvent sur des auteurs ou des textes du passé, elle les réactive en les actualisant et se définit ainsi comme un élément constitutif de la chaîne de la perpétuation. Cette activité de continuation prend vie par l’intermédiaire du lecteur, non seulement à l’instant de l’imitation mais encore à une étape qui lui est bien antérieure, celle du dialogue du lecteur et de l’œuvre : « Nous dirons que ce que la parodie refait vivre ce ne sont pas ces textes originaux, car ils n’existent plus tels que nous les voyions par le passé. La parodie travaille non pas sur des textes abstraits qui habitent la bibliothèque, mais plutôt sur l’interprétation qu’en font des lecteurs réels à partir de textes littéraires. » (Wall, 1989 : 97.)
27Ce travail est particulièrement sensible dans l’étude des pastiches de Victor Hugo à travers l’intertextualité des hypertextes (Hellégouarc’h, 2001) : il est fréquent qu’une imitation, loin de se limiter à un écrit précis, abrite des allusions croisées à d’autres textes. Il semble bien que l’œuvre de Hugo constitue un fonds commun dans lequel les pasticheurs puisent très librement, un texte devenant parfois modèle pour mieux conduire à une autre référence dans un tourbillon intertextuel sans cesse renouvelé. Ce phénomène se remarque aussi dans la différence de tonalité des imitations d’Anna de Noailles, selon qu’elles sont réalisées du vivant de l’auteur ou après sa mort : les pastiches au départ très désinvoltes deviennent beaucoup plus sérieux.
28Le lien que le pastiche assure entre le présent et le passé est une donnée essentielle de son activité ; il est donc intéressant de constater la diversité des siècles d’origine des écrivains pastichés au XXe siècle. Les pasticheurs rendent évidentes des parentés culturelles latentes : ils s’inspirent de l’esprit de leurs contemporains pour créer leurs imitations qu’elles adaptent ainsi à leur lieu d’émergence. Renforçant les liens entre le passé et le présent, le pastiche fonctionne comme une zone de rencontre et de médiation entre deux écrits, entre deux époques, entre un texte et un lecteur ; l’intervention du lecteur donne un sens à cet espace de négociation.
29Cette intertextualité agit alors ainsi à la fois sur le temps et sur l’espace par ces regards croisés et ces jeux de réactualisation. Le pastiche peut se définir comme une forme d’histoire littéraire, orientée par le comique et nettement motivée par l’actualité des écrivains pastichés au moment de son écriture. Cette histoire est donc doublement déformée et ne prétend à aucune objectivité : la subjectivité du pasticheur n’attend que la garantie de celle, aucunement plus discrète, du lecteur.
30Un signe matériel de cette incidence du pastiche est son influence sur les ventes de l’écrit original. Il ne faut pas oublier néanmoins que le détournement, le plus souvent, ne fait que récupérer une tendance latente. De plus, pour qu’un tel effet s’observe, il faut que l’imitation obtienne un succès certain et qu’elle ne soit pas seulement saisie comme un dénigrement. Le pastiche agit parfois indirectement, en réveillant la notoriété d’un écrivain. Le Parnassiculet contemporain fut par exemple pour beaucoup dans la notoriété du Parnasse. Léon Deffoux et Pierre Dufay n’hésitèrent pas à déclarer que le mouvement n’aurait sans doute pas connu un destin si brillant sans l’aide paradoxale de ceux qui l’ont raillé.
31Francis Lacassin rappelle que l’une des fonctions du pastiche dans les littératures orales, populaires ou d’expression graphique (la bande dessinée) est de « répondre à l’attente du public frustré par l’interruption de la création originelle » (Lacassin : VIII)9. Le pastiche peut tout aussi bien être un point d’arrêt posé à l’original : les textes parodiques de Heine furent souvent destructeurs parce qu’ils ridiculisaient leurs cibles. Michael Werner considère qu’ils ont provoqué la « liquidation » de très nombreuses traditions en les parodiant : « Son impact effectif était tel qu’après lui, il n’a plus été possible par exemple d’écrire des poèmes romantiques naïfs, de chanter la nature sur un certain ton, etc. » (Werner : 131.)
32Par la structure mouvante qu’elle attache au texte, la parodie dépasse la simple réénonciation. Margaret Rose lui assigne pour cette raison un rôle déterminant dans l’évolution littéraire :
Parody shows that although the idea of a present reader is constant in literary history, the awareness of the changing characteristics of this reader has also led to, or been accompanied by, attempts to rewrite, or to change, parallel characteristics in the texts being received. Parody can, hence, show repeatability to be the essence as well as the Achilles’heel of Literature […]. (Rose: 126.)
33La fonction ultime de la parodie face à son lecteur, ou du lecteur de la parodie lui-même, est peut-être l’absolue confusion des rôles, de la chronologie des faits et de la répartition des tâches qui placent les producteurs du texte aussi bien dans le rang des émetteurs que dans celui des récepteurs. Cette confusion se double de celle qui règne sur l’identité des détenteurs du pouvoir textuel : est-il du côté de l’auteur qui exige un lecteur initié ou bien dans la sphère du lecteur qui a le pouvoir d’ignorer ou de mal lire les intentions du parodiste ? « Who is in control of whom ? », conclut Linda Hutcheon (1985 : 89).
Espace littéraire, espace social : jeux de miroirs
34L’espace littéraire défini par l’intertextualité se conçoit donc comme une unité dont rien n’est exclu afin qu’elle le parcoure en liberté. Le cas particulier de l’imitation – principalement le pastiche et la parodie – renforce cette originalité puisqu’elle associe résurgence, mémoire et reconnaissance culturelle par les liens très étroits qu’elle noue avec le contexte de production. Pierre de Bologne littéraire, elle s’en inspire et l’interprète.
35Cet espace littéraire se double dès lors d’un espace social qui préside au choix des modèles comme aux principes de la réception. Ces espaces se trouvent à la fois convoqués et démultipliés dans un jeu de miroirs où le référent se perd. En effet, et la diversité des imitations d’un écrivain à différentes époques le montre, l’imitation croise le littéraire et le social et certaines imitations sont surtout riches de l’interprétation idéologique qui leur est attachée. Ainsi les pastiches de Louis-Ferdinand Céline, écrits juste après 1945, s’inspirent essentiellement de Bagatelles pour un massacre10 : le choix de ce pamphlet antisémite reflète la situation de Céline marqué de désaveu dans les années cinquante, les détournements de Voyage au bout de la nuit interviendront au contraire avant ou nettement après le conflit11.
36À l’image des imitations prenant pour cible Victor Hugo, l’intertextualité génère maints croisements de textes et de lectures, créant un véritable espace transversal bien loin d’une perception linéaire. Regards obliques, lectures en biais, la diagonale impose sa logique et initie des raccourcis inattendus dans un champ qu’elle rend unique et dont elle modifie sans cesse la géométrie : par l’intermédiaire de prismes aux structures variées, la perception de l’espace littéraire ne cesse d’évoluer et de s’enrichir des lectures proposées. En théorie, tout est permis, en pratique l’intertextualité doit s’accommoder de multiples contraintes – dont la compétence du lecteur n’est pas la moindre – qui révèlent la part du social audelà de la sensibilité littéraire affichée. Ce tissage minutieux ménage des rencontres inattendues et son motif souligne la profonde unité du littéraire.
Notes de bas de page
1 De fait, les deux termes apparaîtront dans cet article, sous l’angle de l’intertextualité, comme synonymes.
2 Cité par Linda Hutcheon, A Theory of Parody, Methuen, New York, 1985, p. 100.
3 Hubert Aquin, Parti-pris, 4 janvier 1964, p. 24. Cité par Patrick Imbert, « Parodie et parodie au second degré dans le roman québécois moderne », Études littéraires, vol. XIX, no 1, 1986, p. 37.
4 Anthony Wall, « Vers une notion de la colle parodique », Études littéraires, vol. XIX, no 1, 1986, p. 21-36.
5 La première édition, présentant La Chasse spirituelle comme un inédit de Rimbaud, paraît en 1949 au Mercure de France ; la réédition – ne comportant que des variantes minimes – est publiée dans le numéro 78 de la revue La Table ronde en juin 1954 sous le nom des deux imitateurs.
6 La réaction des lecteurs aux recueils de pastiches est très peu connue. L’expression de la connivence peut se manifester au détour d’une séance de signatures : Patrick Rambaud raconte qu’au Salon du livre de Bordeaux, après la sortie de Virginie Q., certains passaient amusés, le félicitaient, d’autres au contraire étaient méprisants (Entretien, 18 décembre 1992). En outre, au moins trois personnes ont adhéré au « Comité de défense du Roland-Barthes » fondé par les pasticheurs, envoyant des lettres complices à la manière de Barthes : elles sont le résultat pratique des leçons dispensées par le livre.
7 Actuel, no 69-70, juillet-août 1985 : L’Écho des salons, Livaro Margarine, Pity Magazine…
8 Le Monstre, 1er avril 1985 ; Laberration, juillet-août 1985 ; Franche Démence, été 1986 ; Le Lougarou Magazine, février 1987 ; Coin de rue-Images immondes, 1989. Et, plus récemment, en 1997, une parodie – interdite – du Monde de Sophie de Jostein Gaarder : Le Monde d’Anne-Sophie, édité par Michel Lafon.
9 Francis Lacassin, « Les Vies parallèles d’Arsène Lupin », préface du quatrième tome des Œuvres complètes de Maurice Leblanc, p. VIII. Les « vies parallèles » désignent les textes ne portant pas la signature de Maurice Leblanc dans lesquels Arsène Lupin apparaît. Les « suites » de Thomas Narcejac et Pierre Boileau en font partie. Le fait même que ces formes de pastiches constituent la matière d’un volume (le dernier) de cette édition des œuvres complètes de M. Leblanc renseigne sur la valeur accordée à ces textes. Arsène Lupin, Maurice Leblanc, Boileau-Narcejac, Valère Catogan, Tome IV, Robert Laffont, « Bouquins », 1987.
10 Robert Scipion, « Massacre pour une bagatelle », Prête-moi ta plume, Gallimard, 1946 ; Henri-Mathieu Durand, « Bagatelles au bout du voyage », Pastiches, Séguila, 1947 ; Georges-Armand Masson, « Massacre pour une bagatelle », Pierre Ducray, À la façon de, 1950 ; Paul Reboux, « Le mort-vivant », À la manière de, série 1950, Solar, 1950.
11 Yves Gandon, « La page arrachée au Voyage au bout de la nuit », Usage de faux, Sorlot, 1936 ; Silvain Monod, Henri Lefèbvre, « Voyage au bout du tunnel », Pastiches, 1963 ; Jacques Frances, « Voyage au bout de la nuit », Exercices de style, union des bibliophiles taurins de France, 1984.
Auteur
CENEL – Université Paris 13
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