Chapitre 2. Patients travaux
Expérience et récit de l’événement
p. 73-112
Texte intégral
Mais tout se passe comme si l’événement sacré avait partie liée avec le peu, avec le manque.
Jean Paulhan, Les Douleurs imaginaires.
Vous me direz que je pariais sur pas grand-chose. Eh oui, mais je pariais d’autant plus fort. Sur quoi parierait-on d’autre que sur le peu, le presque rien ?
Jean Paulhan, La Peinture cubiste.
L’habitude de l’événement
1Jean Paulhan est un habitué de l’événement : il a fait, très tôt, l’expérience singulière d’une brèche ouverte – précisément – dans l’expérience1. L’expérience, donc, d’un manque, d’un dénuement ou d’une insuffisance insurmontable. D’une « blessure à l’esprit » dont peut-être il ne « guérit jamais2 ». Très tôt, en effet, le vocable « expérience » trouve chez Paulhan cette définition paradoxale, par exemple dans L’Expérience du proverbe vécue lors du séjour malgache, une expérience qui est celle d’un passage insaisissable et inaperçu dont le narrateur ne parvient pas à rendre compte, à décrire et, pour tout dire, qu’il ne parvient pas même à concevoir. Occupé dans un premier temps, on l’expliquait dès l’introduction, à comprendre le sens des joutes poétiques malgaches qu’il observe et à compiler et classer méthodiquement les proverbes dont on y fait usage, Paulhan reste incapable d’utiliser ces derniers convenablement, malgré le savoir qu’il croit avoir acquis par l’étude. Puis (la rupture est indiquée par une absence complète de transition, un blanc dans le texte alors que le chapitre suivant commence ainsi : « Je passe quelques mois. ») il se découvre plus tard parfaitement capable de mettre les proverbes mémorisés à profit, de les proférer en toute efficacité, sans pourtant désormais en pénétrer le sens, non plus, donc, en possession d’un savoir, mais plutôt pour ainsi dire possédé par lui3. Les pages qui suivent maintiennent l’ambiguïté du terme « expérience », dont le philosophe Hans-Georg Gadamer disait qu’il est « l’un des plus obscurs de notre vocabulaire4. » C’est d’ailleurs sans doute ce sentiment d’un manque qui explique la fascination constante, durable de Paulhan pour les proverbes et les lieux communs, ces « formes où l’expérience se pos[e] en autorité5 », ces trésors et répertoires d’une expérience lentement accumulée, passée et transmissible ; ces formes où pourtant le sujet doit, pour entrer d’autorité en possession d’une expérience, être dépossédé de soi, et soumis au langage6. C’est en tout cas cette faille qu’il découvre et nous fait découvrir dans le passage insaisissable des mots aux idées et des idées aux mots, dans le renversement vertigineux et apparemment infini exposé dans les Fleurs de Tarbes, où la Terreur ne cesse de se faire Rhétorique et la Rhétorique de verser dans la Terreur. C’est encore elle à laquelle est confronté, on vient de le voir au chapitre précédent, le lecteur de ces récits, tous articulés autour de points de résistance, où le sens soudain s’évanouit. C’est elle, enfin, on l’a vu au premier chapitre, qui constitue l’événement sur lequel Paulhan ne cesse d’appuyer sa méthode, avec une application quelque peu paradoxale.
2Dans son ouvrage Enfance et histoire, Giorgio Agamben réitère – à la suite de la (célèbre) constatation de Walter Benjamin – l’impossibilité de l’expérience. Celle-ci en effet s’écrirait désormais, pour le philosophe, sous le signe de l’éclatement et ne s’offrirait « plus à nous comme quelque chose de réalisable ». « L’homme contemporain […] s’est trouvé dépossédé de son expérience7 », ce qui expliquerait entre autres choses, toujours selon Agamben, la désuétude où sont tombés proverbes et maximes, ces perles du sens commun8. Le sens commun est en effet pour Agamben, le « sujet » de l’expérience ; c’est ce même « sujet de l’expérience », suggérerons-nous, que Paulhan vise constamment par la volonté d’exemplarité de ses textes9. Il faudrait ainsi pouvoir lire Paulhan dans la perspective d’une « application à l’expérience » – ce à quoi correspondrait assez son insistance constante à travers l’œuvre, mais tout particulièrement observable dans le texte qui nous intéressera ici, sur le petit événement et sa (re)découverte « en connaissance de cause ». Si, comme le suggère encore Agamben, « la crise de l’expérience est le cadre général dans lequel la poésie moderne se situe10 » et que cette poésie cherche violemment à faire de l’inexpérimentable du nouveau et du choc un nouveau lieu commun – dont l’histoire s’écrirait par exemple à partir du geste inaugural posé avec fracas par le narrateur baudelairien dans le Mauvais vitrier11 –, il faudrait imaginer que la poétique paulhanienne témoigne, d’une part, de cette inconfortable dépossession et d’autre part, d’un réel effort pour permettre un retour à l’expérience. Paulhan n’avait-il pas, après tout, l’ambition de refonder une rhétorique négligée ou honnie sous forme de Maintenance et le souci constant de donner à ses textes une dimension exemplaire ?
3« Sur quoi parierait-on d’autre que sur le peu, le presque rien ?12 » Qu’il mise sur le bris d’une glace ou sur quelque table ou pendule soudain transformée par l’obscurité – incidents en apparence banals –, Jean Paulhan fait un pari bien modeste. Son parti pris pour le petit, pour l’objet « à portée de main » qui supplante d’un coup tout le reste, est l’occasion d’une épreuve de la pensée (et du texte) face à l’irruption du réel. Comme si ce surgissement laissait l’esprit en déroute, désemparé et pourtant sous le coup d’une révélation. Un événement sur lequel Paulhan parie. Car il croit savoir qu’il existe « dans toute méthode quelque défaut propre à la détruire, dans toute connaissance un germe de ruine et d’abandon13 ». La difficulté, déjà évoquée au précédent chapitre, est donc toujours la même : concilier méthode et événement. C’est ce que tentent de montrer encore les pages qui suivent, à travers la lecture d’un texte inclassable, Le Clair et l’obscur, à la fois récit et essai. Au cœur de cette question reste toujours celle du sens et de son avènement, puisque c’est sur une certaine présence opaque de ce qui « se montre » et fait obstacle (le réel marquant ainsi sa vérité, selon le philosophe Clément Rosset14) que se construit avec application la méthode paulhanienne, par laquelle le lecteur est invité à concevoir toute pensée (et aussi bien, l’écriture et la lecture) comme une expérience de dénuement, quand l’attention, pour reprendre les mots de Valéry, « essaie de suivre le réel pur15 ».
4Car Paulhan sait bien qu’on n’échappe pas, malgré tout, à l’expérience de la terreur. Si le récit de cette expérience semble céder à cette opacité, l’accueille (rêvant par là d’atteindre la qualité irréductible d’un « fait », comme on le verra), il fonde aussi paradoxalement l’effort spéculatif des textes théoriques, des textes de méthode. Paulhan assigne à ses récits une tâche telle : installer une résistance qui arrive, un accident qui se montre comme « insignifiance » et qui réveille l’interprétation (ou plus largement la perception), la jette brutalement hors de ses habitudes. Toute la difficulté du pari réside là : c’est par l’écriture (et même par la littérature) qu’il faut atteindre quelque chose (du réel), donc par cela même qui nous en sépare (le langage)16. C’est cet événement qui aimante l’écriture, qui attise l’effort, c’est aussi lui qui la défait, la dépossède, lui résiste. Mais le passage à l’écriture est aussi, chez Paulhan, espoir que cette « expérience » du singulier dans lequel un sujet s’incarne sera paradoxalement partagée dans le « lieu commun » de la lecture17.
5« Il m’est arrivé, en temps de guerre, un incident baroque… », commence Paulhan18. D’entrée de jeu, l’insistance est mise, par cette formule, sur l’arrivée ou l’irruption que représente l’incident davantage que sur son caractère (ce verbe impersonnel « il est arrivé »), et suggère déjà, par l’emploi de la forme passive, l’intime « passion » que représente cette expérience pour le sujet19. On remarquera même, pour y revenir ensuite, la mise entre virgules du contexte (« en temps de guerre ») qui annonce aussi en quelque sorte que l’événement s’y détache et en reste résolument distinct20. Quant à l’adjectif « baroque » accolé à l’incident, il marque déjà de manière anodine l’aspect hors-norme de celui-ci comme la surprise de sa venue. Tout le défi du texte de Paulhan est exprimé dans ces quelques mots. Jacques Derrida rappelle, dans un ouvrage paru il y a quelques années, qu’un événement
est toujours exceptionnel, c’est [même là] une définition possible de l’événement. Un événement doit être hors règle. Dès qu’il y a des règles, des normes, et par conséquent des critères pour évaluer ceci ou cela, ce qui arrive ou n’arrive pas, il n’y a pas d’événement. […] Cela suppose non pas que l’on renonce à savoir ou à philosopher. […] Ce qui est difficile, c’est d’ajuster un discours cohérent, théorique, à ces modalités qui semblent autant de défis au savoir et à la théorie21.
6Cette inextricable tension entre la norme et le hors-norme, entre la règle et l’irrégulier, entre le déjà-vu et le tout nouveau, est partout présente dans les textes de Paulhan. C’est elle qu’il tente de dénouer, par exemple, en imaginant une rhétorique où seraient reconciliées répétition et première fois, et restaurée la force d’un langage usé22. Pour éviter cet écueil, ou plutôt pour en tenir pleinement compte, Paulhan choisit, on l’a vu précédemment, de fonder sa méthode en misant sur ce défaut, de faire de l’anomalie ce qui ramène à la norme. Voilà qui explique que les essais reprennent inévitablement toujours le même chemin et échouent (ou triomphent, c’est comme on voudra) quand l’objet qui devait être saisi par la méthode devient « saisissement » (et désaisissement du langage), quand la clef du secret se révèle être le secret lui-même et que l’universalité de la méthode s’en remet à la singularité de l’expérience. Libre alors au lecteur de suivre Paulhan (mais le peut-il seulement ?) passé ce point, quand il s’écrie, avec une foi étrange, comme par exemple dans la Clef de la poésie : « Or il s’est passé que ma clef était aussi mon expérience […] je ne me suis rien proposé que je n’aie souffert. Il est peu de faire une découverte : j’ai été la découverte même que je faisais23 ». Peut-être comprendra-t-on, dès lors, pourquoi l’essai prend presque toujours chez Paulhan la forme d’un récit24 – plus souvent le récit d’une expérience-choc – dont l’énonciation se fait curieusement passive et patiente. Maurice Blanchot soulignait ainsi cette curieuse indistinction entre l’essai et le récit chez Paulhan :
Je suis près de penser que Jean Paulhan n’a jamais écrit que des récits ou toujours sous forme de récit. De là cette gravité qu’il voudrait, par discrétion, nous rendre légère, cette recherche qui ne s’arrête pas et ne s’interrompt que pour se reprendre par un mouvement continu (le mouvement de raconter), alors que cette continuité n’est propre qu’à cacher les vides […]25.
7Tout se passe en effet comme si le narratif venait prendre le relais d’un effort spéculatif dans l’impasse, et qu’à défaut de pouvoir concevoir et comprendre ce qui apparaît comme événement26, l’écrivain choisissait à tout le moins de le montrer27 et, au contraire de ce que suggère Blanchot, sans « cacher » les vides, comme si le récit se prêtait mieux à l’exigence de l’épreuve que la théorie28. Car Paulhan, on le verra, fait de ce « montrer » le défaut du « dire » dans le récit, rejouant ainsi l’événement qui est, précisément, expérience du manque29. On assiste ainsi, pourrait-on risquer, quand on considère le projet épistémologique de Jean Paulhan dans son entier, à une véritable poétisation ou encore une mise en récit du théorique30. Mais il faut bien voir que si le récit se veut heuristique, c’est dans la mesure où il peut seul faire place au ratage qui est à l’œuvre : en ne pouvant que rater l’énonciation de l’événement, le texte porte, dans ce moment perdu, la trace de l’expérience de la brèche, fait place à son obscurité et la déplace31. Comme le rappelle Suzanne Nash, « le processus à travers lequel l’expérience est traduite dans une représentation ne nie pas la substance de l’expérience, il ne fait que la déplacer32. » Le Clair et l’obscur, un texte assez tardif de Paulhan, est à cet égard exemplaire, puisqu’il fait de cette expérience et de sa mise en récit, sa reprise dans l’énonciation, son sujet même33. En entreprendre une lecture minutieuse devrait pouvoir – autant céder à notre tour à la métaphore filée tout au long du texte – nous éclairer.
Le Clair et l’obscur
8C’est donc dans Le Clair et l’obscur, un texte de 1957, que Paulhan développe plus encore qu’ailleurs une pensée de l’événement puisque l’enjeu y est, cette fois, de tenter d’approcher l’événement lui-même, d’en faire le récit, d’en saisir, par un examen minutieux et (en apparence) méthodique, le sens ou du moins la portée, plutôt que de se contenter de le laisser jouer, de s’y soumettre ou de le constater comme cela est ailleurs le cas. On l’a dit, la méthode paulhanienne est le plus souvent l’occasion d’une expérience du dénuement, qui est simultanément révélation. Ici, cette expérience s’offre par le biais de deux incidents dont on lira le récit. Mais on lit aussi, comme l’indiquent les quelque paragraphes qui tiennent lieu de prologue et qui doivent être lus comme s’ils avaient été écrits après coup, le récit d’une révélation progressive du sens de l’expérience, dévoilée « à mesure » des pages34. Comme à son habitude, Paulhan va au plus simple et remarque :
Pour ingénieuses ou puissantes – et même exactes dans leur ordre – que soient les tentatives d’explication et de libération de l’homme qui ont été poursuivies de nos jours (je songe d’abord, est-il besoin de le dire, à Marx et à Freud ; mais ce serait aussi bien à n’importe quel système philosophique), chacun peut voir qu’ayant d’abord dissipé pas mal d’idéologies et de mythes, elles butent à certain moment, au cœur de l’homme même, sur un obstacle qui ne se laisse analyser, ni peut-être même examiner : irréductible. Mais l’incident dont il s’agit me paraissait offrir le plein qui répondit à ce vide ; le tenon, à cette mortaise. (Clair, 24.)
9Ce n’est pas le lieu d’insister ici sur cette critique un peu courte (!) de Marx et de Freud35 ni sur tout ce que ce geste – par lequel le narrateur reconnaît comme seule valide l’exigence d’une traversée de l’expérience (ici, un incident) contre tous les systèmes ou doctrines, jugés par définition inappropriés – doit au contexte intellectuel d’alors, dans ce rare texte où l’on découvre Paulhan plus fortement marqué qu’ailleurs par la phénoménologie36. Remarquons surtout comment tout de suite il est dit que chaque explication, chaque effort de connaissance exacte, chaque travail d’appropriation par la pensée porte en lui, à sa source même, sa tache aveugle ; Paulhan dit même son « défaut » inévitable. Le reconnaître serait déjà promesse de libération37. Si l’obstacle est déjà en chacun de nous, c’est donc que nous en faisons, à tout moment, l’expérience, sans pouvoir pour autant en avoir pleine connaissance. Cet obstacle est plus loin décrit comme un vide, une disponibilité, une absence38. L’abîme semble ici infranchissable entre connaissance et expérience, mais tout l’effort de Paulhan consistera justement à tenter de les joindre l’une et l’autre. Car on trouve chez lui un véritable désir de savoir, et même une obsession de clarté et d’absolu qu’indiquent déjà certains de ses titres, doucement ironiques (mais c’est d’une ironie obsessive qu’il s’agit, dont la récurrence marque malgré tout le sérieux), tels la Clef de la poésie, la Petite préface à toute critique ou encore le Projet d’introduction à une métrique universelle39. Il faudrait même dire que l’entreprise paulhanienne se conçoit et se donne entièrement comme une quête pressante et pourtant patiente de vérité. Il est utile de citer ici un peu longuement un texte de Jean-Luc Nancy dont la proximité inattendue au propos de Paulhan est indéniable, pour bien décrire l’épreuve de pensée dont il semble être question, épreuve comprise par l’un et l’autre comme une passion du sujet (dans tous les sens du terme). Ces lignes, qu’on offre ici comme une reprise de celles citées plus haut, montrent assez bien le moment vertigineux qui retient, organise et pourtant défait chaque texte :
Au cœur de la pensée, il y a quelque chose qui défie toute appropriation de la pensée (par exemple, son appropriation comme « concept », ou comme « idée » ou encore comme « philosophie » aussi bien que comme « méditation » ou… comme pensée même). Cette chose n’est pas autre chose que l’immobilité immanente de ceci, qu’il y a des choses. […] Il y a des choses, et leur « il y a » donne lieu à autre chose encore, qui est la pensée […]. En ce point (en ce trou), qui est le point initial et ultime de la pensée, la pensée ne peut pas être autre chose que la chose en sa présence. Ce qui, strictement compris, veut dire : sans réflexivité, sans intentionnalité. Car le il y a (quelque chose) est le point où la chose se fait pensée et où la pensée se fait chose40.
10Les échos sont nombreux, et ce, d’entrée de jeu, alors que Nancy situe « au cœur », dans un geste reprenant celui de Paulhan, l’obstacle vers lequel il s’avance. On retrouve chez Paulhan, la chose devrait devenir aisément discernable en fin de démonstration, un même défi à l’appropriation de la pensée de la part de ce qui ne peut être réduit à l’analyse (défi auquel le langage, on y reviendra, tente de suppléer), une pareille impossibilité soudaine de la réflexivité, une passivité toute aussi inévitable et, enfin, cette même réciprocité croisée qu’indique déjà dans Le Clair et l’obscur le recours, banal, à l’image du tenon et de la mortaise.
11La gêne que ressent le lecteur est certaine, au moment de survoler le texte pour le résumer ou pour le paraphraser afin d’en donner au moins l’idée. « Avoir une idée » de quelque chose n’est en effet pas sans danger, comme on le verra bientôt. Le récit que fait Paulhan « avance à petits pas » et il y a dans ce rythme même quelque chose qui caractérise aussi l’expérience de cette lecture : c’est qu’il faut nécessairement suivre le texte pas à pas pour que quelque chose se passe. Peut-être est-ce ce qui explique la difficulté qu’il y a à manipuler ou reprendre les textes de Paulhan, à les citer ; il faudrait plutôt dire la déception : l’impression d’une supercherie comme si soudainement tout se défaisait, comme si le charme s’en trouvait immédiatement brisé. Il en est là, en cela, comme du fonctionnement du proverbe ou du lieu commun, lesquels sont, on le sait, à l’origine de toute l’entreprise paulhanienne. Ainsi paraît-il impossible de s’extraire du récit sans immédiatement le perdre (en perdre le fil), de la même manière que pour qu’un lieu commun opère, il vaut mieux tenter de le prononcer ou de l’écrire sans même y penser. Comme si toute connaissance du texte devait toujours aussi (plutôt ?) être expérience, épreuve du texte.
12Il faut néanmoins se résoudre à résumer le plus rapidement possible, par simple souci de clarté, ce dont il est question dans ce texte exemplaire (on reviendra sur cette exemplarité). Tout lecteur familier de la méthode paulhanienne, présentée au premier chapitre, devine donc que l’incident dont il est question ici sera, en quelque sorte, un parti pris pour l’obstacle « au cœur de l’homme » lui-même. Dans Le Clair et l’obscur, il est question d’un « incident ». La désignation a son l’importance : un incident, après tout, ce n’est qu’un « petit » événement, un événement peu important – insignifiant en lui-même (mais au potentiel souvent grave) –, un « désordre » ou encore (enfin), un épisode accessoire, un détail dans un récit, précisément en marge d’une action principale. Or ici, l’incident est l’aventure. En ce sens, ce mot (et cette insistance sur le petit : un des chapitres s’intitule petite aventure nocturne) annonce déjà la duplicité de l’objet : à la fois commun, banal, accidentel, marginal et pourtant singulier, nécessaire, inévitable, principal. Autre difficulté, il ne s’agit pas d’un seul incident, mais de deux, à des années de distance l’un de l’autre et pourtant n’en formant qu’un seul. C’est du moins ce qu’affirme Paulhan dès les premières lignes.
Il m’est arrivé, en temps de guerre, un incident baroque, que j’ai d’abord mis sur le compte de la fatigue ou de la peur ; mais qui s’est répété, à l’occasion d’une aventure nocturne ; dont j’ai cru m’apercevoir plus tard qu’il était commun […]. (Clair, 23.)
13Curieusement, cette répétition et ce caractère commun de l’incident n’altèrent en rien sa bizarrerie : il demeure obstinément, à chaque fois, obscur. Il demeure aussi toujours obstinément original : le texte, en effet, persiste à utiliser chaque fois le démonstratif singulier : cet incident41. Pourtant, tout semble séparer les deux occurrences : l’incident n’aurait donc pas à voir avec les circonstances de sa manifestation (comme l’avait d’abord cru le narrateur, lui donnant pour cause une défaillance personnelle : fatigue, peur), avec sa manifestation même, mais serait pur surgissement (incidence : ce qui arrive). Enfin, l’effort de compréhension de cet incident que constitue Le Clair et l’obscur ne semble pouvoir s’amorcer qu’à partir de sa répétition, comme l’indique le « mais » par quoi la recherche s’engage. Ce qui revient à dire que, paradoxalement, l’événement n’a d’intérêt que parce qu’il se répète, sans pour autant perdre de son « événementialité »42. Cette répétition rend d’autre part la tâche du texte problématique puisqu’il ne s’agit plus de replacer certains événements en continuité et d’enchaîner causes et effets (la seconde occurrence ne vient pas et ne prétend pas venir expliquer la première), bref d’en faire le récit, mais plutôt de se plier à cette étrange logique de répétition. On verra plus loin comment elle est à l’œuvre dans le texte, comme d’ailleurs dans la lecture que nous en faisons43.
14Le premier récit nous ramène à la guerre de 1914-1918. Le narrateur se trouve en pleine bataille, coincé dans une positionlimite, nulle part entre mouvements d’avancée et de recul, à égale distance entre deux lignes ennemies, entre morts et mourants, dans une maison à demi démolie et entouré de tous côtés par l’horreur, « le désordre et la dislocation ». On s’interroge alors sur « l’excès » de l’adjectif initial : c’est à se demander, en effet, comment un incident pourra sembler « baroque » dans un tel contexte d’exception, lui-même décrit en termes inattendus, voire « baroques »44. Le spectacle qui s’offre est tel que le narrateur en vient un instant à douter de sa réalité, en vient même à croire qu’il rêve.
Tout cela était étrange, mais à certains égards merveilleux. Et je dois avouer qu’il m’arriva un instant de m’en réjouir : que de feux d’artifice ! Que de châtaignes et de girandoles, de crapauds et d’acrobaties, de clowneries et de parades ! D’aimables figurants faisaient le mort à la perfection. Quel spectacle ! Est-ce donc pour moi qu’on a monté tout cela ? (Clair, 28-29.)
15C’est à ce moment qu’il donne un violent coup dans une glace qui se trouve à ses pieds, tout près, « intacte, et même brillante » : celle-ci se lézarde, se morcelle et le narrateur, auquel le monde réel est brutalement rendu par ce geste absurde, s’en trouve « comblé ». Et Paulhan d’ajouter : « je connus très bien que je ne rêvais pas. Je le connus, et m’en trouvai satisfait » (p. 29). Le choix du verbe, « je le connus », est important. Le verbe doit être entendu au sens de « ressentir » plutôt que « savoir », ce qui indique bien, semble-t-il, une connaissance qui ne s’obtient qu’au prix de l’expérience45 et d’une certaine passivité (la chose sera reprise la seconde fois, quand le narrateur affirme « réaliser » l’espace au sein duquel il se trouve46). Tout se passe donc comme si le « je pense », menacé par son propre mouvement autoréflexif, devenait ce « je le connus » où s’inscrit la déchirure au cœur du sujet (comme le pronom « le » qui vient s’interposer dans la reprise du verbe « Je connus que je ne rêvais pas. Je le connus »), expérience qui ne peut venir se dire et faire sens que sous la forme du récit (ce recours au passé simple). On a délibérément maintenu jusqu’ici l’indécision entourant la définition précise que Paulhan semble vouloir donner à l’événement. Mais c’est que celui-ci précisément résiste à toute définition, à toute appropriation, n’est rien d’autre qu’un passage d’un état à un autre. Le texte d’ailleurs, témoigne de cette difficulté, en semblant incapable de le situer avec précision :
Que s’était-il passé au juste ? Une guerre est un événement infiniment divers et riche […]. Cependant, faute de me trouver ce jour-là au niveau de toute cette guerre, qu’est-ce que j’opposais à un tel ramas ? […] Je [lui] substituais quoi ? Une petite chose : glace brisée, lézarde, déchirure. Une petite chose, mais à mes yeux sacrée puisqu’elle servait à tout le reste de support, puisque tout le reste, à sa faveur, d’un seul élan allait m’être rendu47. (Clair, 31-32.)
16L’hésitation se marque dans l’énumération illogique qui suit une petite chose : « glace brisée, lézarde ou déchirure ». Ce dernier terme, cette déchirure désigne évidemment (sans que cela ne soit dit) une blessure du sujet, quand l’objet du voir disloque le sujet du savoir48, mais qui apparaît hors de lui : le texte brouille ici les limites entre intérieur et extérieur, alors que c’est justement de cette incertitude qu’il est question. Dernière remarque, dans ce passage, c’est curieusement par le détour de la métonymie (une lézarde, « simple petite chose » pour accéder à tout le reste) que le narrateur résiste au « démon de l’analogie », à l’affolement métaphorique où il se laisse entraîner en considérant le spectacle qui l’entoure (où le combat devient « clowneries » et « feux d’artifices ») et qui risque de le perdre.
17Le second incident (le même) a lieu dans des circonstances bien plus ordinaires. Il faudrait même dire qu’il arrive le plus banalement du monde. Rentrant tard, un soir, à l’atelier où il vit avec sa femme, le narrateur, pour éviter d’éveiller celle-ci qui dort déjà, se contente de donner un bref « coup de lumière d’une extrême rapidité », espérant par là se faire une idée précise de l’espace (mais c’est là justement, l’idée, qui va être remise en cause, se révéler insuffisante49), afin de noter mentalement les obstacles qui l’attendent avant de se risquer à s’avancer dans l’obscurité. Les objets de l’atelier auxquels il se heurte, qui le touchent (aussi au sens, bien sûr, d’affecter, d’émouvoir) lui parviennent « sous forme de fragments disloqués, de morceaux brisés ». Or il lui vient, bien sûr, à la faveur de cette traversée nocturne, alors qu’il hésite dans un espace transformé et bute contre ce qu’il ne reconnaît pas, meubles qui sont simplement esquissés et pourtant « imminents », curieusement plus « vrais » et même « irréductibles », une révélation : « C’est que je venais de retrouver mon atelier – un atelier perdu, depuis pas mal de temps : oublié, usé. » (Clair, 44.)
Que de morts sur nos murs ! Que de momies qui ont été jadis des personnages actifs, agités, inquiétants, et qui se sont fanés comme des fleurs, comme une côtelette froide. Oui, mais qui venaient tout d’un coup de se rafraîchir, de retrouver (si je puis dire) leur vérité. Et peut-être qu’un voisin s’il m’avait vu se serait demandé quel était ce drôle de fantôme. Mais moi, il me semblait que j’avais été fantôme jusqu’à ce moment-là. Que j’avais existé, sans tout à fait vivre. Que je venais seulement de devenir réel. (Clair, 46.)
18Paulhan ajoute que tout, dans cet atelier redécouvert, le « concernait, tout [lui] était passionnant »50. On retrouve là, dans ce dernier adjectif, lu aussi dans le sens de l’épreuve qu’on évoquait plus haut, une passion inscrite « au cœur » de l’homme51. Dans un cas comme dans l’autre, c’est une certaine présence au monde qui est rendue au narrateur, mais il n’est pas indifférent de noter que ces deux incidents sont en quelque sorte l’opposé l’un de l’autre : ainsi, c’est, la première fois, un certain excès (une richesse de perception) du figural qui créait un dangereux sentiment d’irréalité que vient rompre le bris de la glace. Lors de la répétition, au contraire, c’est l’usure de l’habitude (les lieux devenus familiers, communs) qui avait à la longue effacé l’atelier, le réel, redécouvert ensuite à partir d’ébauches et de fragments dans toute son étrangeté. Pour le dire autrement, les récits semblent dans un rapport de chiasme : si dans un cas il s’agit de se jeter hors du monde, retrouver l’habitude du réel, il faut dans l’autre, à l’inverse, s’y jeter tête première pour la perdre52.
19Ici, « l’aventure » du commentaire critique, l’aventure de tout lecteur, se trouve en quelque sorte elle-même prise entre ces deux incidents. Doit-elle, d’une part, se tenir au plus près du texte, loin de toute lecture associative, briser elle aussi sa « réflexion » et retrouver dans la faille ouverte par l’incident la présence opaque du texte (tout ce qui ne sera pas dit) ? Ou doit-elle au contraire s’éveiller, cesser de lire avec une idée « entrée dans les yeux » pour plutôt s’avancer à tâtons et redécouvrir la figure d’un texte étrange et en constantes métamorphoses ? Doit-elle se faire lecture du littéral ou interprétation figurale ? Évidemment, notre analogie est elle-même immédiatement problématique, puisqu’elle propose une fausse alternative si l’on veut bien admettre que ces deux incidents n’en font qu’un. Il reste certain que de tenter de multiplier les points de ressemblance, de cerner l’essence commune de ces deux récits d’incidents, porte à négliger la spécificité par définition irréductible et le caractère imprévisible de l’événement à chaque fois en cause, et à refuser l’expérience de privation qui constitue le seul objet de ce texte (un passage par l’absurde, un respect des « trous » et des résistances du texte). Or tout l’effort de compréhension et d’exposition qui suit ces deux récits et qui constitue la plus grande part de Le Clair et l’obscur repose justement sur l’exercice de comparaison systématique soumis aux « règles d’une saine méthode » (Clair, 71), par lequel Paulhan cherche et trouve plusieurs occurrences analogues à l’incident qui l’intrigue, jusqu’à découvrir que son expérience d’exception « se trouvait être courante, de tous les jours, peu s’en faut de tous les instants » (p. 188), et achevant, par ce renversement, de brouiller tout à fait l’opposition entre l’unique et le banal. D’une certaine manière, l’ajout du second incident est à la fois la seule chance du texte (puisque c’est dans l’espace ouvert par la répétition que le récit peut prendre place), mais aussi son plus grand défi ou sa perte (puisqu’il n’échappe plus tout à fait, déjà, à la réflexion, et devient immédiatement trahison de l’événement).
20Bien qu’il n’y ait pas à sortir de cette hésitation, on voit qu’une lecture approfondie des deux incidents, lus en chiasme, ou l’un sur l’autre, renouant certains motifs, s’impose, comme nous y invite Paulhan – répétons-le – en parlant d’un seul incident. Elle s’impose aussi pour éviter de « sauter » trop vite à l’événement lui-même, d’en saisir l’idée. Car le texte fait mine de croire que c’est cela seul qui compte, et le lecteur risque de négliger un peu le récit lui-même (reproduisant là l’erreur habituelle, cherchant à aller à l’essentiel – et s’aveuglant). Pourtant, le récit est là. Il est même repris, dans une forme presque identique, dans un essai que Paulhan consacre à la peinture (et auquel on reviendra). Notons d’abord la reprise, d’un récit à l’autre, du mot « coup », où l’incident est provoqué (encore là quelque chose nous échappe, difficile à saisir, puisque à la fois provoqué, et reçu avec surprise). Bref, de « coup de soulier » à « coup de lumière », et au-delà des multiples sens qui jouent ici (à commencer par l’expérience violente d’un choc ou d’un aveuglement), tout se passe comme si le texte indiquait d’entrée de jeu, dans le simple retour de ce mot, mimait, donc, cette répétition d’un même événement, au-delà des différences de manifestation, mais désignait aussi, par le mouvement du vocable « coup » l’événement dans son seul surgissement53. D’autres similitudes existent d’ailleurs, moins frappantes, à travers un certain vocabulaire qui revient, d’un passage à l’autre. Relisons par exemple les quelques lignes qui précèdent de peu le tout premier incident, juste avant que le narrateur ne fracasse la glace du pied, alors qu’il tente de décrire au lecteur, qu’il prend impérativement à partie, la situation dans laquelle, jeune soldat, il se trouve :
Imaginez là-dessus une lumière d’éclipse, des éclats ronflants à droite et à gauche, le bruit d’orgue que fait un obus en plein vol, un cadavre qui vous regarde sans vous voir, un cheval éclaté comme un poisson des grands fonds et, dans une poussière de pierres et de fumée que traversaient des fusées éclatantes, de tout côté le désordre et la dislocation. (Clair, 28.)
21Voilà aussi en quelque sorte décrit dans ce passage l’espace de « désordre et de dislocation », aux meubles « éclatés » et livrés à la métamorphose (« comme un… »), dans lequel s’avance plus tard des mains, des pieds, des genoux le narrateur de l’« aventure en pleine nuit », alors qu’il regarde « sans voir » après avoir donné un grand coup de lumière « cruelle » et s’être ensuite jeté dans l’obscurité, au bruit, peut-être, des « éclats ronflants » de l’épouse endormie54 ! Le quasi-oxymore « lumière d’éclipse », où clair et obscur sont repliés l’un sur l’autre, sera, dans la deuxième occurrence de l’événement, « déplié » sur l’axe syntagmatique (d’abord le clair, puis de nouveau l’obscur) au moment où, précisément, l’incident s’offre dans la durée (alors qu’il n’était la première fois que l’affaire d’un unique instant). Et cette chambre déconstruite n’évoque-t-elle pas curieusement la « maison à demi démolie » du champ de bataille ? À la glace brisée qui permet au narrateur d’échapper à l’enchantement du spectacle « sombre et chatoyant » (p. 31) de la guerre, à lui seul destiné, et s’assurer ainsi qu’il ne rêve pas, semblent répondre les vitres de l’atelier où s’offre un « espace vaguement étoilé […] qui donne comme on dit à rêver ; qui se prête si bien à l’imagination, à nos vagues projets » (p. 41). On notera d’ailleurs dans ce dernier passage la reprise, de « vaguement étoilé » à « vagues projets », où le texte fait ce qu’il dit et vient singer – en reprenant l’adverbe accolé à l’espace extérieur dans l’adjectif qualifiant l’intention du sujet – la pente dangereuse de la pensée, cette illusion d’identité entre le sujet et ce qui lui reste extérieur, pente qui mène tout droit au solipsisme et par laquelle l’esprit recouvre le monde qu’il considère, mais cela jusqu’à le perdre de vue et à douter de lui. Toute différente est la « passion » du sujet dans l’aventure nocturne, quand il se « trouve pris » à l’espace et y adhère, quand le monde autour de lui parle, à l’instant où lui en est rendue « l’opaque » réalité.
22Mais comment s’expliquent ces similitudes et ces rappels, d’un épisode à l’autre ? Ne participent-ils pas d’un véritable dispositif textuel qui viendrait suppléer, ou encore donner le change en provoquant l’impression de ressemblance dans la répétition ? Un tel dispositif textuel, s’appuyant sur un ensemble de procédés, n’est-il pas tout le contraire d’un événement ? Et n’est-ce pas là aller contre l’affirmation paradoxale inaugurale du texte – et sur laquelle repose pourtant toute l’argumentation – qu’il s’agit d’un même événement, aussi original la seconde fois que la première ? Cette identité ne rend-elle pas futile et bien insuffisante toute tentative de ressemblance ? On verra sous peu que le succès du texte réside peut-être dans le recours au lieu commun, qui vient s’imposer en lieu et place de l’événement. Mais c’est là anticiper. À y regarder de plus près, on constate aussi qu’il semble impossible pour le texte de s’en remettre complètement au caractère imprévisible de l’événement. Le pari de Paulhan mise pourtant sur la « chance » que constitue une surprise neuve, in-comparable et donc pour un temps irrécupérable par la pensée. La chose est précieuse car, ajoute-t-il, c’est « le passé tout entier [qui] est contaminé » (p. 88). Or manifestement, l’écriture du récit (tout récit, toute narration) s’accommode mal de ce qui trouble, ce qui contamine ce régime de causalité (l’axe syntagmatique), comme en témoignent certaines « annonces » – on dirait même des « traces » de cause – qu’une deuxième lecture retrouve, la surprise passée, enfouies dans le texte. Ainsi, lors de l’incident guerrier, c’est à la suite d’une « réflexion imprudente55 » qu’il devient nécessaire de briser la glace. Il n’y a là bien entendu qu’une parodie de lien causal, par laquelle le texte double l’absurdité du geste et qui s’accompagne d’une brutale chute vers le littéral (de « réflexion » – retournement de la pensée sur elle-même56 – à « réflexion » au sens de ce que fait un miroir57). Ou, pour le dire autrement, ce geste, que le narrateur dit « absurde » et illogique (briser la glace) dans le contexte58, trouve sa place s’il est lu comme une figure (briser le miroir pour mettre fin au péril de la réflexion), et donc s’inscrit tout naturellement dans la logique d’un récit toujours tenté par l’allégorie pour donner un sens à ce qui, pourtant, devrait n’en avoir pas (tentation peut-être inévitable quand le récit cherche à être connaissance)59.
23Quant à l’aventureuse tentative pour rejoindre le lit conjugal, c’est justement, à la relecture, ce meuble bien anodin qui se pose en indice, puisqu’il s’agit en réalité, le texte l’annonce dès les premières lignes, d’un « divan-lit ».
Dans le grand atelier qui nous sert à tous les deux de chambre, de salle à manger, de bureau (et même de cuisine et d’antichambre), le divan se trouve assez loin de la porte : exactement dans le coin opposé. Ce divan (qui se transforme en lit vers onze heures du soir)… (Clair, 39.)
24Ne faut-il pas voir, dans ce meuble-chimère, l’annonce du potentiel de métamorphose de tous les objets redécouverts dans leur étrangeté, armoire, pendule ou paravent qui deviennent vite de véritables « monstres60 » ? De cette manière, pourtant, le texte réussit, et cela à deux reprises, à se faire performatif, en reprenant à son compte le mouvement même de l’événement qu’il tente de décrire. C’est bien, en effet, une chute du figural au littéral qui est l’enjeu du premier incident raconté (se délivrer de ces « clowneries » et ces « parades » pour retrouver l’impression d’une bataille réelle), comme c’est l’éveil de l’étonnement originel (faire réapparaître, en quelque sorte, toute la charge figurale de formes figées par l’usure en lieux communs : cet atelier banal qu’on ne voit plus61) qui fait celui du second. Et l’on retrouve ici, encore une fois, le chiasme, par la mention récurrente des « morts ». Sur le champ de bataille, quand l’horreur devient soudain pur spectacle, illusion, d’« aimables figurants » font « le mort à la perfection » (p. 28-29) ; après avoir compris le merveilleux que lui cachait jusque là l’habitude, et tout cela dans un simple atelier, le narrateur s’écrit : « Que de morts sur nos murs, Que de momies…62 ». Si le second emploi du mot est bien sûr métaphorique (petits objets « morts » à l’œil habitué du narrateur) alors qu’il apparaît d’abord au sens propre63, il n’en reste pas moins qu’après ces multiples hésitations et glissements du figural au littéral (et vice-versa) et par cette structure en chiasme, ces « morts » par habitude ne peuvent pas faire autrement que d’être lus avec une certaine gravité, la seule, sans doute, qui convienne au récit de l’événement. C’est en tout cas par ces passages et ces glissements, ces presque riens du texte, que l’événement s’inscrit malaisément dans le régime d’un récit toujours à contretemps.
Prendre/Écrire l’événement « sur le fait »
25À la suite de chaque récit proprement dit, le narrateur s’arrête et tente de comprendre la nature de l’événement64. Le texte, de son propre aveu, ne parvient pas à donner la mesure de celui-ci, ne peut que le désigner, en suggérer la portée par un banal « réel rendu », au moment où l’on « touche au fond » des choses. Au risque de ne pas rendre justice à ces pages (qui résistent, on l’a dit, à tout résumé), on signalera simplement que Paulhan rapproche ensuite sa modeste aventure de l’expérience mystique (où la vérité est approchée par le sacrifice du non-savoir, où le monde est rendu par l’ascèse de l’épreuve), de l’expérience du zen (qu’il définit comme expérience du choc), et enfin, de ce qu’il appelle la preuve par le fait (et sur laquelle on reviendra sous peu). Et Paulhan de conclure que ce quelque chose d’irréductible, au fond des choses, dont il lui a été donné de faire l’expérience un instant, ce moment où la raison entre en désarroi, où le sens reflue et s’évanouit, que cette obscurité, cet « obstacle » invoqué tout à l’heure, se trouve au cœur de toute pensée, et constitue un vide sur lequel elle se fonde, une obscurité qui seule rend toute clarté possible65. On n’insistera pas plus longtemps sur la suite de ce texte qui prolonge la réflexion jusqu’à l’extrême-limite de ce qui peut être pensé, et qui explique la valeur de ces événements imprévus en ce qu’ils gardent la pensée contre le danger qu’elle porte en elle. Car celle-ci, selon Paulhan, nous fait connaître le monde et simultanément, poursuivant son mouvement, sème en nous le doute sur ce monde. Voilà donc le mouvement vertigineux de la pensée, incapable de s’arrêter et, tout aussi bien, incapable de se saisir elle-même (une part d’elle lui échappe toujours). Pour en arriver là, malgré tout, il aura quand même fallu se faire méthodique, conduire en « bon ordre [s] a pensée ». Pourtant au moment même où Paulhan se fait le plus méthodique, alors que la pensée se retourne et considère son propre mouvement spéculatif, quelque chose vient troubler le texte, bien qu’il s’agisse d’un infime détail : une parenthèse qui passe aisément inaperçue. Je cite longuement, pour bien en donner l’idée :
Certes, c’est un événement étrange qui m’est arrivé par deux fois. Aussi étrange qu’un fleuve qui remonterait vers sa source, un rosier qui se mettrait à porter des tulipes. Pourtant, à mieux l’examiner et le soumettre aux règles d’une saine méthode – je veux dire ne me fiant qu’à l’évidence, divisant mes difficultés, pour mieux les résoudre, en éléments faciles, et mes obscurités en éléments clairs, recherchant les répétitions et les analogies, d’un mot conduisant en bon ordre ma pensée – il m’a paru qu’un tel incident, loin d’être unique ou exceptionnel, se répétait couramment : qu’il se trouvait à la base de plus d’une conduite de vie, d’un système de pensée, entre les mieux cohérents. Que les arguments de la conversation banale y faisaient volontiers allusion. Hindous, Chinois et Japonais arrivaient à point pour en étendre le champ d’action et le dépayser en quelque sorte. Bref, il était moins extraordinaire, ou seulement différent, qu’il ne me donnait au premier abord le sentiment de l’être. (Ainsi la jeune fille qui va au bal pour la première fois a l’impression, elle aussi, de connaître une expérience par laquelle aucune jeune fille n’est jamais passée.) Mais quelle expérience ? À défaut de la saisir directement, j’en vois du moins la face négative : les gênes et les refus dont elle s’accompagne. (Clair, 71.)
26A-t-on noté le détail gênant qui vient ébranler l’apparence systématique de la « saine » progression ? La parenthèse propose une comparaison – l’expérience d’une débutante au bal – pour expliquer le renversement, la transformation de l’extraodinaire en banal. La question qui suit immédiatement cette analogie, en reprenant le terme « expérience », semble se situer à la fois à l’intérieur et hors de cette parenthèse, puisqu’elle évoque en réalité l’événement dont il est question depuis le début, mais en se référant à l’analogie. Ainsi, tout se passe comme si, au moment même où Paulhan s’apprêtait à reconnaître l’écueil du processus spéculatif (« À défaut de la saisir… »), le texte prenait le relais de cet effort en mimant, mais mimant seulement, une identité dans la comparaison et confondait, malgré ce qui est dit, « les répétitions et les analogies ». L’analogie devient ici, absurdement, la simple répétition de l’événement, comme si la découverte faite se trouvait immédiatement dépassée par la part obscure dont le langage serait le meilleur témoin.
… aucun fait qui ne puisse être envisagé dans son entier par la conscience sans y perdre sa nature ; à moins que la conscience que l’on en prend n’exerce sur lui quelque pouvoir déformant, et qu’il ne nous faille admettre, à la base de toute vérité claire, une part obscure, absente de notre réflexion. […] Ainsi n’est-il point de clarté dans l’ordre de l’esprit qui ne comporte sa part obscure, ni de sens qui n’enferme son contresens. (Clair, 99.)
27Et plus loin : « Qu’il s’agisse de l’incident guerrier ou du voyage dans ma chambre, de la pratique du zen ou de la preuve par le fait, voici, au lieu de la consistance, le manque et la faille, en place de la loi l’infraction, au lieu de l’assurance et de la suffisance la dépendance et l’humilité, le secret substitué à la pleine lumière […] et, mêlée à tant de traits énigmatiques, on ne sait quelle allure sacrée » (p. 95). Il faudrait ici lire « allure » dans tous ses sens, en repensant à cette lente avancée « pas à pas » déjà évoquée et qui constitue le mouvement du texte. Mais enfin la sauvegarde, on l’aura compris, réside dans ce renversement qu’indiquait déjà le titre (en particulier dans ce « et » qui joint les contraires) et dont, pour tout dire, on n’aura pas cessé de parler : celui qui fait de l’obscur la condition, la garantie du clair, celui qui parie sur l’humilité et le secret plutôt que sur l’assurance et la raison.
Si la condition de l’esprit est telle, en effet, que la rigueur et l’ingéniosité du raisonnement, la subtilité des pensées et leur aisance soient propres à nous jeter dans le doute, c’est à l’inverse la privation, l’incohérence, l’absurdité qui nous peuvent convaincre d’une vérité, prête à tout instant à nous glisser entre les doigts. (Clair, 89.)
28S’il faut revenir maintenant sur ce que Paulhan nomme la « preuve par le fait », c’est que c’est là que réside, semble-t-il, l’enjeu principal de la méthode paulhanienne, son succès, qui en explique le pari. Car cette preuve, qui est en quelque sorte celle insignifiante que néglige l’effort spéculatif, en est aussi l’écueil. La preuve par le fait, c’est-à-dire celle qui nous fait nous écrier « Assez ! les faits sont là66 » (et justement, nous nous écrions, à la fois irrités et éperdus). Cette preuve donc
échappe à toute réflexion, à toute analyse, s’oppose à toute pensée claire, mais du dehors vient couper cette discussion et la tranche. Comme la trancherait un coup de poing, une gifle, ou l’objet du débat jeté sur la table, l’objet lui-même : opaque, absurde, privé de sens. (Clair, 66. Paulhan souligne.)
29Ces derniers mots sont presque exactement repris dans un texte sur Braque consacré à la peinture et qui sera commenté plus loin dans le prochain chapitre, pour décrire cette fois le sentiment d’une présence gênante devant une nature morte : « Pourtant ils [les objets représentés sur la toile] gardaient je ne sais quoi d’opaque – comme une phrase absurde. D’obscur, mais de complet – comme un proverbe. Je n’aurais rien voulu leur ajouter67 ». Ce qui compte, donc, dans l’événement, c’est cette présence sensible qui met un terme au mouvement de la pensée ou du discours, une présence opaque sur laquelle l’esprit bute, s’arrête net. Comme si « … dans le cas de la présence, cette nécessité [d’enchaîner, de poursuivre, d’ajouter] était comme suspendue ou annulée, par la simple raison que la présence n’offre rien sur quoi ou à partir de quoi on pourrait enchaîner. Avec la présence, on sort de la destination68 ». Cet arrêt est crucial : c’est celui qui tranche net la fuite du sens et met fin à l’infinie succession des renversements, des passages, bref à l’indécidabilité constitutive du langage, pour assurer – un instant – le sens et la bonne entente. Le « tranchant » de la preuve par le fait rappelle inévitablement la description que fait Paulhan des hainteny mérinas qu’on échange lors de joutes oratoires et dont la part effective est faite de proverbes. Le dernier mot revient toujours à celui qui aura su employer un proverbe dont tous reconnaissent la pertinence, la sagesse. Comme si celui-ci venait couper court à l’échange, y mettre fin brutalement dans une sorte de certitude et de consensus collectif69. Shoshana Felman a souligné, dans un tout autre contexte, ce caractère tranchant du performatif, en rappelant le côté stratégique de la performance don juanesque laquelle cherche avant tout à « échapper au Temps, couper au Temps en tant qu’il coupe ».
Le performatif est comme tel habité par le manquement : par la coupure de la faux du Temps […]. Le mythe de Don Juan n’engage ainsi le performatif que pour faire ressortir cette coupure qui lui est inhérente70.
30Chez Paulhan, le performatif cherche, pourrait-on dire, à couper la fuite du sens en tant qu’il est lui-même habité par cette fuite et cette obscurité. Évoquer l’expérience de la performance du proverbe que fut pour Paulhan la connaissance des hain-teny n’est pas vain : on aura en effet noté le « comme un proverbe », d’abord incongru, du second extrait. C’est qu’il existe, pour Paulhan, certains événements de langage (tels les proverbes, ou encore les lieux communs) parfaitement clairs et pourtant – dès que notre attention s’y arrête – complètement opaques, et qui, à condition qu’on en use sans trop y prendre garde, obtiennent eux aussi le caractère irréductible71 d’un fait (et il n’est pas rare qu’on les profère, eux aussi, d’un certain ton), offrent un sens plein (rappelons-nous que Paulhan se dit tout de suite « comblé », littéralement rempli), une certaine présence sensible qui ne peut qu’emporter idéalement l’adhésion. Adéquation (un instant, intenable, toujours menacée) : le sens ne peut être explicite, et est pourtant présent. Ces expressions ne peuvent être paraphrasées, résumées, ne peuvent se dire autrement (et cette résistance n’est-elle pas celle qu’on reconnaît aux textes de Paulhan, qui exigent aussi qu’on les reprenne comme tels, un peu ridicules sitôt qu’on se met en tête de prendre envers eux quelque distance ?) En ce sens, la préface que signe Philippe Jaccottet ne s’intitule pas pour rien « En relisant “Le clair et l’obscur” », puisque cette relecture est toujours inscrite dès la première fois, ne peut toujours qu’être relecture. C’est là retrouver, faut-il s’en étonner, le modèle idéal que représente pour Paulhan le lieu commun, où se résout le paradoxe entre énonciation originale et itérabilité : dire (les choses) du premier coup pour la seconde fois et, à l’inverse, redire comme s’il s’agissait d’une première fois.
31L’arrêt, la plénitude de sens/non-sens que constitue « la preuve par le fait », voilà, il est possible de le croire, l’ambition un peu folle de chacun des récits de Paulhan. Comme si ces failles dans le texte, ces opacités lui assuraient une force de frappe, une vérité que le lecteur ne pouvait manquer de reconnaître (aux deux sens : reconnaître, avouer)72. La pratique de Paulhan est ici toute proche de celle du haïku (une forme à laquelle – sans surprise – il s’intéressait et qu’il pratiqua même un peu), cette forme qui, pour reprendre les mots de Roland Barthes, est « réveil devant le fait, saisie de la chose comme événement et non comme substance, atteinte de ce bord inférieur du langage73 ». Paulhan avouait aisément, à propos de certains de ses textes, le désir de produire un « effet » sur le lecteur, et même une véritable « altération », bref, que l’expérience du récit puisse être, au sens fort, une expérience de lecture. Ainsi en est-il, par exemple, du lecteur de la Clef de la poésie qui, « s’il a eu l’extrême patience de [le] suivre, […] soudain se trouve changé74 ». Mais cela ne sera possible – on le sait maintenant – que par une épreuve de dépossession, un certain abandon (accepter de se laisser surprendre) qui sera aussi l’abandon de la maîtrise du récit, toujours au risque qu’il se défasse, qu’il se tienne au bord de la perdition (et que le lecteur, lassé, perde toute patience et tout intérêt). On comprendra, dès lors, que l’ambition de donner au récit la qualité irréductible de fait est moins une question de référentialité (il s’agit moins de re-présenter l’événement) que de performatif (il s’agit plutôt de s’assurer que l’événement s’y (re)produise). En ce sens, le récit devient « le récit exemplaire d’un événement singulier comme le récit itérable et singulier d’un événement exemplaire75 ».
32Mais cette dépossession, ce dénuement n’est pas facile à dire quand tout, dans le langage, lui résiste, va contre, et quand il devient même insensé de parler d’épreuve puisque ce dont il s’agit est radicalement étranger au « sujet », rend impossible jusqu’à toute énonciation. Paulhan le note dans La Peinture cubiste, tout de suite après avoir fait le récit – à peu près identique – de son aventure nocturne :
Je m’en tire mal. Mais que faire, et comment m’y prendre ? Je ne puis pourtant dans ces pages éviter de dire – ou de laisser entendre – puisque c’est moi qui fais ce petit récit – que j’éprouve soudain ce prix des choses et cette présence accrue. Que telle est mon impression. Qu’ainsi va mon sentiment (et que c’est un drôle de sentiment) et ainsi de suite. Or ce qui se passait était tout à l’opposé. Il s’agit en vérité de tout, plutôt que mon impression. De n’importe quoi, plutôt que de mon sentiment. En quelque sorte, il fait partie de l’événement, c’est même son trait principal, que mes réflexions et mes idées, et jusqu’à la vue que je prends des choses et bien entendu la description que j’esquisse, n’aient rien à faire ici. Il efface ma pensée. Il n’existe pas, si je puis dire, en tant que je l’imagine. Non, mais bien au contraire en tant que je n’arrive pas à l’imaginer tout à fait. […] Comme s’il était des aventures de l’esprit dont on pût être l’acteur, non le spectateur : de nature secrète, et telle que notre attention ne soit bonne qu’à les brouiller76.
33L’ambition du récit reste pourtant, comme l’indique le titre d’un des derniers chapitres, d’y voir « l’événement pris sur le fait » (Clair, 118). Or le texte vient toujours bien sûr après, trop tard pour inscrire autre chose que les traces de ce flagrant délit. À moins, peut-être, de parvenir à le reproduire d’autre façon, précisément là dans ce qui reste tu, pas « tout à fait » imaginable, pas « tout à fait » dit et sans doute jamais « tout à fait » lu, dans ce qui s’énonce ou se rejoue « par cœur », avec la conviction de l’acteur. Remarquons encore ici la similitude entre récit et lieu commun : pour ce dernier, c’est aussi très exactement ainsi que les choses se passent. Une attention prolongée le brouille, en ruine l’efficacité (faisant apparaître les mots, l’expression figée). Lui aussi demande au locuteur une certaine passivité pourtant active, l’adhésion plutôt que la réflexion. En lui aussi la pensée s’efface mais pour mieux atteindre une certaine félicité d’expression. On ne s’étonnera donc pas de la conclusion du texte, par laquelle Paulhan, après avoir reconnu que l’événement poursuivi tout au long des pages échappe et résiste à l’enquête méthodique et reste obstinément irreprésentable, affirme tout de même l’avoir reproduit au moment où il s’avoue incapable de l’écrire :
Il m’est arrivé de dire plus haut que l’événement que je poursuivais […] se montre parfaitement mystérieux, échappant à la réflexion, indicible […] Par où ma recherche semblait mise en échec. Oui. Mais il nous restait une ressource : c’est qu’à défaut de le penser il nous fût au moins donné – ici même et maintenant, dans ces pages que voici – de le recommencer et de le produire : de l’être, à défaut de le connaître. […] à la condition d’être soi-même le champ de la nuit et de la métamorphose. (Clair, 122-123. Paulhan souligne.)
34Ces renversements finaux, on l’écrivait en ouverture en rappelant par exemple la Clef de la poésie, sont caractéristiques chez Paulhan. On peut imaginer que plus d’un lecteur en reste irrité, ou se montre tout au moins surpris devant de telles conclusions. Mais on a justement tenté, dans ces lignes, d’exposer par le menu détail du texte ce « recommencement » de l’événement. On avait pu croire que l’événement, s’imposant avec une certaine brutalité du propre, littéralement insaisissable, troublait le texte et que ce trouble se marquait dans de continuels glissements métaphoriques. Or on découvre que ces incertitudes figurales sont elles-mêmes l’événement. C’est ici encore le cas, d’ailleurs. A-t-on remarqué ce « il m’est arrivé » repris de l’incipit du texte par lequel s’annonçait alors immédiatement l’événement, mais le re-présentant cette fois dans le « dire » du texte ? Ou encore cette caractérisation finale de l’expérience de la faille, par où le sujet devient « champ de la nuit et de la métamorphose » où semblent se rejoindre et se fondre les deux incidents racontés, sur le champ de bataille et en pleine nuit ?
L’expérience du lieu commun
35Que trouve-t-on, à y regarder de plus près, en lieu et place de l’événement dans le texte ? Revenons encore une fois aux deux incidents déjà décrits, c’est-à-dire à cette précieuse lézarde et cette aventure nocturne inespérée77. Car leur coïncidence est en effet excessive, presque trop belle pour être vraie. Expliquons-nous. Comment lire ou saisir le sens de cette lézarde « sacrée » ? Tout se passe comme si le sens oscillait à nouveau entre le littéral et le figuré, désignant à la fois l’infime irréductible, le « manque » et l’expérience du manque : cette lézarde, c’est bien sûr la fracture dans la glace, mais c’est aussi, bien entendu, l’image par excellence dont on fera usage pour évoquer l’expérience d’un monde dont les fondements sont fragilisés par l’insensé, de la raison qui craque et s’écroule. Cette figure apparaît et disparaît continuellement, dans un mouvement infini, de telle sorte qu’il est impossible de savoir exactement ce dont la lecture est en présence78 : s’agit-il de la chose elle-même ou d’une figure de rhétorique (et donc, des mots, rien que des mots) ? De la même manière, cette aventure nocturne, en apparence banale, ne peut pas ne pas être aussi immédiatement lue comme une allégorie de l’esprit tâtonnant dans sa nuit, la raison cherchant son chemin à l’aveuglette79. Paulhan ajoute même, plus loin dans le texte, pour décrire l’avancée pénible (et méthodique) de son effort de compréhension : « j’avance pas à pas », et reconnaît finalement que la métaphore s’imposait directement dès le début : « Cette chambre obscure [l’expérience du non-sens, de l’inconnu] – et mille fois plus obscure que l’atelier où je tâtonnais – elle est là » (Clair, 104-105). Ces deux incidents sont évidemment, aussi, figures de la lecture elle-même, au moment où elle a lieu, éprouvant cette faille et cette obscurité. On pourrait ici être tenté d’y voir l’inévitable – et redoutable, redoutable parce qu’infini80 – pouvoir de figuration et de récupération du langage et toute la difficulté (l’impossibilité) qu’il y a à espérer, comme l’écrit Paulhan, « toucher le fond ». Et puis on reconnaît l’habituelle métalepse (peut-être plus subtile qu’ailleurs), figure récurrente des textes paulhaniens où cause et effet s’inversent. Car ces incidents qui s’ajustent si parfaitement au propos, à la démonstration, sont-ils l’expérience et l’événement à l’origine du texte ou sont-ils au contraire appelés, créés par lui ? La chose est bien sûr indécidable.
36À moins qu’il ne faille imaginer que cette incertitude, ce passage constant et invisible du propre au figuré (et vice-versa) ne mime81 l’événement en question, ou, mieux encore, ne soit cet événement – bien qu’il ne soit jamais possible d’oublier que la nature ici répétitive de l’événement82 problématise l’ontologie que voudrait désigner ce verbe soit –, bref, que ce passage soit lui-même ébranlement sensible que nous sommes contraints d’éprouver, une force disruptive dont le discours fait l’expérience dans son effort tendu vers le sens83. Il est certain que dans un texte dont le titre – Le Clair et l’obscur – est déjà un énorme cliché (et donc la conjonction importe : indiquant le passage, précisément l’événement), à l’origine de tout un réseau lexical et métaphorique (en particulier du visuel), dans un tel texte, donc, la lézarde et l’aventure nocturne sont autant de lieux communs, prévus et appelés dans le texte par un certain intertexte. Ainsi, là où le texte parle de surgissement, d’événement, de réel retrouvé, insaisissable et insensé, on lit en lieu et place un lieu commun. Car, après tout, ce qui menace cette littérature, le plus grand risque que court cette minutieuse pratique d’écriture du dérisoire, du presque rien, n’est-ce pas, justement, à force d’humilité, de tomber dans l’insignifiance, de se faire plus sûrement convenue, de réemprunter les voies communes en voulant se retirer, se retenir, se garder au plus près des menues choses ? Pas ici. Car les lieux communs sont, pour Paulhan, des monstres d’opacité, à la fois énoncés parfaitement singuliers et pourtant répétitifs, originaux et familiers, à la fois pur Signifié et pur Signifiant (ou plutôt toujours l’un à l’exclusion de l’autre, selon la perspective que l’on a). En cela, le lieu commun est, à la lecture, lui-même une expérience de la faille, un lieu de résistance et un « fait », une pleine « présence » pour peu qu’on s’y livre et que la pensée s’y trouve suspendue, autant capable « à tout instant à n’être qu’un mot entre tant d’autres […] qu’à constituer l’événement même84 ». Tout se passe comme si chez celui-ci, la reconnaissance fonctionnait dans la suspension de la connaissance. Le défi du récit n’est donc plus, encore une fois, de l’ordre du constatif mais du performatif, non pas de représenter l’événement, mais d’en être le lieu ; que le texte, comme la lecture, fasse l’épreuve (qui est ici épreuve du lieu commun)85. C’est en cela que l’expérience du récit et le récit de l’expérience chez Paulhan parviennent à l’exemplarité. Et c’est aussi ce qui explique l’insistance performative de ce texte, jusque dans l’effet de lecture. Car, paradoxalement, tous ces lieux communs ont bien un effet : une glace ne nous aura jamais paru si grave, si cruciale, si précieuse.
Quelques bribes
37Enfin, on tentera, avant de terminer – ou plutôt, afin de terminer –, de déplacer un peu l’attention vers la question esthétique et l’on évoquera, en guise d’amorce du prochain chapitre, les textes sur l’art de Jean Paulhan. En effet, dès les premières années de l’Occupation et jusqu’à la fin de sa vie, Paulhan consacre de nombreux textes à l’art, il écrit sur Braque, Fautrier, Dubuffet, sur bien d’autres encore, et se montre vivement intéressé par ce qu’il appelle un peu vite « la peinture cubiste ». Il est certain qu’il trouve dans l’art, donné immédiatement, sans ambiguïté, sur la toile, ce qu’il a semblé chercher si longtemps dans le langage et qu’il ne peut saisir que par le long, patient et éprouvant détour du lieu commun. Certains commentateurs récents n’ont d’ailleurs pas hésité à dire que Paulhan rencontrait avec la peinture son salut, se libérait soudain des apories du langage86. C’est qu’il retrouve, dans les toiles de Braque par exemple qu’il admire, le même événement, une « opaque présence » en plus d’un modèle idéal du signe. Pour Paulhan, en effet, ce n’est pas à tort qu’on présente les tableaux cubistes comme des enseignes (comme celles qu’on trouve à la devanture d’un tabac). Le tort est de vouloir par là les ridiculiser. Car, ces papiers-collés, tout comme l’enseigne, désignent selon Paulhan quelque chose dans son être le plus simplement du monde, affirment sa présence sans jamais prétendre représenter la chose elle-même (en cela arbitraires) : ils disent « il y a », et rien d’autre, mais disent ainsi ce que le récit ne parvient jamais à dire, mais au mieux peut-être, à mimer ou à donner à voir dans son échec. Ils disent même, ajoute Paulhan, « IL Y A ! » (il est ici, encore une fois, question d’un certain ton, d’une évidence, d’un cri qui ne permet pas de réplique)87.
38Il faudrait sans doute se demander si ce pari sur l’événement, sur le presque rien, ne doit pas être rapproché – mais est-ce dire là ce que tout le monde sait déjà ? – de l’intérêt semble-t-il croissant chez certains pour cette « présence sensible », particulièrement en art88. On pensera bien sûr aux textes de Lyotard sur le sublime89, ou encore à ceux qui voient, comme George Didi-Huberman, « dans le détail insignifiant » non pas quelque chose offert à l’interprétation, mais « […] la frappe directe d’une vérité inarticulable90 », on pensera encore à Jean-Luc Nancy qui signe, entre autres, un texte sur l’essai (la littérature) à l’épreuve de l’art, l’épreuve du muet, justement intitulé « Autrement dire91 », et dont les textes récents interrogent tous l’événement d’un « sens de l’immédiateté », à travers par exemple le motif du « toucher92 » opposé à la connaissance. Cette digression n’est pas entièrement dénuée de sens. C’est que le récit de la petite aventure nocturne se retrouve, à peu de choses près93, on l’a dit, dans la Peinture cubiste, l’essai que Paulhan consacre à la peinture « moderne ». L’incident trouve là, dans cette répétition – du moins on s’y attend – quelque statut exemplaire dans la démonstration. N’est-ce pas toujours sur le défaut que se fonde avec application la méthode paulhanienne ? Or, curieusement, c’est exactement l’inverse qui se produit cette fois, comme le montre un ajout qui vient clore le récit, au moment où le narrateur, après avoir traversé la chambre pour se retrouver, sain et sauf, au lit, réfléchit sur cette petite aventure :
Bref, l’espace où j’avançais m’était énigmatique, et me le fût demeuré, si je ne m’étais par chance, je l’ai dit, juste sur le point de m’endormir, rappelé la peinture moderne. Car tout y était : l’oubli des sujets distingués, jardin, pigeons de l’armoire, pendule (hélas !) artistique. Mais à la place, les objets communicants, le toucher qui remplace la vue ; et dans un coin quelque cube ou sphère ; mais la faille et l’écart, et les meubles familiers traversés de lézardes, rompus, réduits à des bribes : tout un monde soudain en rupture de ban. Pourtant à ces bribes j’y croyais. J’y croyais même en désespéré. Je m’y donnais94.
39Voilà le renversement : c’est l’expérience de l’art déjà acquise qui permet cette fois d’accepter ensuite l’événement vécu, d’en surmonter le choc, de le saisir et donc qui pourrait mener « à une totale appréhension du monde95 ». C’est elle qui précède et en qui connaissance et expérience de l’événement semblent se joindre enfin. Faut-il voir là le signe d’une mystérieuse réciprocité que Paulhan imaginait (réciprocité parfaite du tenon et de la mortaise) ou même d’une identité à laquelle le langage, lui, ne peut que prétendre96 ? Peut-être, puisqu’en effet, au moment même où le texte affirme la coïncidence art/événement, l’incertitude entre le littéral et le figural revient le hanter. Est-ce par trop d’attention qu’on croira lire un glissement dans la répétition du mot « bribes », qui la première fois signifie (au sens littéral) : « menus morceaux, fragments » et tout de suite après, dans sa seconde occurrence, « savoirs rudimentaires, débris d’expérience », un mouvement par lequel le dehors tout juste redécouvert dans son tout autre redevient pourtant dans la reprise propre au sujet ? Il ne reste sans doute au lecteur, dans l’hésitation, qu’à reprendre son patient travail de lecture, et, à son tour, à parier.
Notes de bas de page
1 On verra à ce sujet l’article de Silvio Yeshua, qui prend pour point de départ la crise de panique que Paulhan connut encore très jeune, en 1890, à Comiac : une inquiétude insupportable à l’idée de devenir fou. (« Jean Paulhan et la rhétorique », Paulhan le clair et l’obscur. Colloque de Cerisy-la-Salle, Gallimard, « Cahiers Jean Paulhan », 9bis, Paris, 1999, p. 149-167). Dans La Vie est pleine de choses redoutables, recueil de textes autobiographiques, Paulhan écrit, revenant sur cette nuit de Comiac : « Cet effroi de se voir l’esprit. […]. J’ai vu ce qui se faisait sans moi (en moi) » (La Vie est pleine de choses redoutables, Édition Claire Paulhan, Paris, 1989, p. 223-226). Voilà qui explique peut-être, tant on croirait en lire dans cette phrase la définition, la répugnance qu’a l’écrivain pour la psychanalyse. On aura l’occasion d’y revenir.
2 Jean Paulhan, « Un rêve dans le réveil », Les Causes célèbres, Œuvres complètes I. Récits, p. 309.
3 L’Expérience du proverbe, Œuvres complètes II, p. 110.
4 Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, Seuil, Paris, 1996.
5 Giorgio Agamben, Enfance et histoire, Payot & Rivages, 2000, p. 21.
6 Walter Benjamin note, dans ce qui semble être une note prise à la lecture de L’Expérience du proverbe de Paulhan dans les années trente : « à travers le poème parle le noli me tangere de l’expérience » par lequel il est possible de « transformer l’expérience en tradition » (ce court fragment intitulé « On Proverb », que je traduis ici de l’anglais n’a – à ma connaissance – jamais été publié en français. Walter Benjamin, Selected Writings. Volume 2, part 2, 1931-1934, ed. by M. W. Jennings, H. Heiland and G. Smith and translated by E. Livingstone and others, Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge, 1999/2005, p. 582).
7 « L’homme contemporain […] s’est trouvé dépossédé de son expérience : peut-être même l’incapacité d’effectuer et de transmettre des expériences est-elle l’une des rares données sûres dont il dispose sur sa propre condition » (ibid., p. 19).
8 À tel point qu’il nous est désormais impossible d’imaginer l’expérience comme autre chose que comme l’épreuve individuelle, singulière, de ce qui n’est pas déjà donné. Dans une telle perspective, le lieu commun est tout le contraire d’une expérience puisqu’il est « savoir a priori, avant toute expérience » (Jean-Jacques Lecercle, « Du cliché comme réplique », Le Cliché, op. cit., p. 135).
9 Agamben suggère, de façon lumineuse, d’imaginer que science et expérience dépendent de sujets différents jusqu’à la naissance de la science moderne ; chose assez malaisée à concevoir pour nous qui n’imaginons plus de diviser connaissance et expérience. « Le sujet de l’expérience était le sens commun » (ibid., p. 25 pour une démonstration plus complète). Je note en passant que c’est précisément cette difficile fracture entre connaissance et expérience qui est l’enjeu du récit de Paulhan examiné dans ce chapitre.
10 Ibid., p. 53.
11 « À l’expropriation de l’expérience, la poésie répond en faisant de cette expropriation une raison de survivre, transformant en norme de vie ce qui ne peut être expérimenté. Dans cette perspective, la recherche du “nouveau” n’apparaît plus comme la recherche d’un nouvel objet d’expérience ; elle implique, au contraire, une éclipse et un suspens de l’expérience […]. Une telle recherche prend chez Baudelaire (on mesure par là sa lucidité) une forme paradoxale : le poète aspire à créer un lieu commun […] c’est-à-dire quelque chose qui ne pouvait être créé que par une accumulation séculaire d’expériences, et non inventé par un individu » (ibid., p. 54). L’ambition baudelairienne évoquée ici (« créer un poncif, c’est le génie ») témoigne de l’impasse où s’engouffre, selon Paulhan, toute la modernité littéraire avec la Terreur : si ce rêve d’un « nouveau lieu commun » est bien celui d’une transparence totale et d’un plein partage immédiat, et sans restes, du sens, ces violentes tentatives ne font en fait, selon Paulhan, que multiplier des rhétoriques. Leur seule exemplarité, pourrait-on ajouter, se place alors en quelque sorte sous la figure romantique – désormais curieusement exemplaire – du poète maudit ou de l’écrivain aphasique, fou ou incompris. En faisant en quelque sorte de ce « nouveau lieu commun de l’inexpérimentable » une expérience commune à la portée de tous, en ne retenant que son sens littéral, en replaçant l’obscurité au cœur de la pensée plutôt que d’en faire un exil, un mouvement d’aliénation, un geste vers le dehors, Paulhan effectue en quelque sorte le renversement inévitable de la Terreur (ici le projet poétique de la modernité) en Rhétorique, renversement qu’il expose dans Les Fleurs de Tarbes.
12 Jean Paulhan, La Peinture cubiste, Gallimard, « Folio-Essais », Paris, p. 65.
13 Ibid., p. 20.
14 « Car, en tant qu’il est singulier, le réel est ce qui ne s’autorise d’aucun garant autre que lui-même, ne se justifie d’aucune façon et est par conséquent hors d’état de jamais se laisser attendre en tant que tel : puisque constituant une présence qui ne s’annonce d’aucun attendu, dans le double sens du terme. Le sentiment d’un tel réel est ainsi rien moins que quotidien (il implique au contraire une dissipation de toutes les représentations quotidiennes et une irruption, en leur lieu et place, de l’improviste, de l’imprévu). Mais, en se dévoilant, l’objet réel se révèle en même temps comme problématique […] en sorte que la résistance qu’il oppose à l’analyse apparaît comme le signal le plus sûr de sa riche teneur en réel, la marque indubitable de sa vérité. » (Clément Rosset, L’Objet singulier, Minuit, Paris, 1979, p. 34.) Je note ici avec étonnement que ce réel qui surgit dans les textes de Paulhan n’est pas toujours très éloigné d’un réel s’amenant sous la forme de l’inassimilable, tel que le concevait par exemple Jacques Lacan et qui lui avait été révélé par l’expérience psychotique. Ainsi Paulhan écrit-il : « … on aurait grand tort de conclure que c’est l’angoisse – si on aime mieux, la schizophrénie – qui nous retranche du réel. Bien plutôt aurait-elle le mérite de nous montrer un certain caractère profond de ce réel. […] Car la pensée, qui nous révèle la réalité des choses, est, sitôt reconnue pour telle, la même pensée qui nous fait entrer en doute sur la réalité des choses » (Peinture cubiste, op. cit., p. 183. Je souligne).
15 Valéry, Cahiers, I, Gallimard, Paris, 1973, p. 359.
16 « Dans le mouvement pour rejoindre tel ou tel objet du monde, on a ouvert une “profondeur” qui est aussi une distance. Et aucune accumulation de mes mots ne pourra jamais la réduire. » (Laurent Jenny, La Parole singulière, op. cit., p. 19.)
17 « […] singularité de l’écriture qui est un “faire” unique dont seule la lecture, en sa répétition, peut faire que cela se fasse et se défasse. » (Maurice Blanchot, « La facilité de mourir », L’Amitié, Gallimard, Paris, 1971, p. 191.)
18 Jean Paulhan, Le Clair et l’obscur, Le temps qu’il fait, Paris, 1983, p. 23. Dorénavant désigné par Clair, suivi du numéro de page.
19 « Faire une expérience avec quoi que ce soit […] cela veut dire : le laisser venir sur nous, qu’il nous atteigne, nous tombe dessus, nous renverse et nous rende autre. Dans cette expression “faire” ne signifie pas que nous sommes les opérateurs de l’expérience ; faire veut dire ici […] passer à travers, souffrir, accueillir ce qui nous atteint en nous soumettant à lui. » (Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, cité par Philippe Lacoue-Labarthe dans La Poésie comme expérience, Christian Bourgois éditeur, Paris, 1986, p. 137.)
20 C’eût été tout autre chose, me semble-t-il, d’écrire plutôt « En temps de guerre, il m’est arrivé un incident… ». D’autant que ce contexte n’a rien de négligeable : Paulhan a été zouave, et c’est par un récit de guerre en partie autobiographique qu’il entre en littérature (Le Guerrier appliqué). C’est pendant l’Occupation que paraissent les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les lettres : comme le remarquait Maurice Blanchot, « c’est en temps de guerre que Jean Paulhan publie ses livres le plus volontiers ; pourquoi ? Peut-être pour les laisser en marge du temps […] dans un temps hors du temps » (« La facilité de mourir », op. cit., p. 173). Cette façon de se tenir « en marge » de l’Histoire est examinée en détail dans le chapitre « Ceux qui se sont tus. La littérature tenue au secret ».
21 Jacques Derrida, Gad Soussana et Alexis Nouss, Dire l’événement, est-ce possible ?, L’Harmattan, Paris, 2001, p. 106.
22 Où, par exemple, le recours aux lieux communs ne réduirait en rien l’originalité ou la singularité du sujet qui les emploie ou qui s’y emploie.
23 Jean Paulhan, Clef de la poésie, p. 58. Il serait nécessaire de s’interroger plus longtemps sur ce « je », et sur le statut de cette narration. Il est évident que nous touchons ici au problème de l’énonciation de l’événement, la question n’étant pas seulement « comment dire l’événement ? » mais aussi « à partir d’où ? ».
24 Dans sa préface à La peinture cubiste, Jean-Claude Zylberstein lie directement le choix de l’écriture du récit à l’échec théorique. Ainsi, « faute de démonstration », l’écrivain donne « aux relations de ses “expériences-choc” la forme de récit » afin de montrer. Mais Zylberstein n’explique pas en quoi le récit se prêterait mieux au geste de « montrer » ou en quoi ce « montrer » diffère d’un « raconter ». (« Préface. Lire Paulhan », La Peinture cubiste, op. cit., p. VIII.)
25 Maurice Blanchot, « La facilité de mourir », op. cit., p. 173.
26 Pour une difficile invitation à penser la surprise de l’événement, malgré ce qui en lui résiste pourtant au concept et « se dérobe à une logique d’essence », on verra le texte de Jean-Luc Nancy, « Surprise de l’événement », Être singulier puriel, Galilée, « La philosophie en effet », Paris, 1996, p. 183-202.
27 Insistons sur cette nuance, car il sera moins question pour le récit de « raconter » l’événement que d’en être le lieu, de le manifester « à l’œuvre ».
28 Jean-François Lyotard rappelle là-dessus la réflexion de Walter Benjamin, selon qui « le narrateur est toujours impliqué dans ce qu’il raconte, alors que par principe le théoricien ne doit pas l’être dans l’élaboration conceptuelle de son objet » (Jean-François Lyotard, Le Postmoderne expliqué aux enfants, Éditions Galilée, Paris, 1988 [Le livre de poche, « Biblio/Essais », p. 126]).
29 Blanchot, encore une fois, déjà avait cerné cette expérience du récit, « la faille, le défaut ou le manque » par où l’expérience « se laisse saisir ou nous saisit et, nous saisissant, nous dessaisit ou se dérobe. » (« La facilité de mourir », op. cit., p. 181-182.)
30 Cette préférence du récit sur le non-récit s’accompagne, on le verra, d’un mouvement par lequel le performatif remplace le constatif.
31 Nous avons étudié cette question cruciale du récit de la méthode chez Paulhan hélas avant que Bruno Clément ne fasse paraître, en 2005, son excellent ouvrage intitulé Le Récit de la méthode (Seuil, « Poétique », Paris, 2005). Clément s’intéresse, d’une manière légèrement différente de la nôtre et à travers une lecture de Descartes, de Valéry, de Poulet, de Proust ou de Todorov, aux diverses apories d’une « invention méthodique » écartelée entre « le singulier et l’universel » (p. 23) et aveugle à la fiction qui « est au cœur de la méthode » (p. 21). Le récit seul, comme le montre brillamment Clément au fil des pages, est « apte à opérer cette abstraction dont la méthode est le principe et l’objectif tout à la fois » (p. 244).
32 Suzanne Nash, « Paulhan lecteur de Valéry », N.R.F., no 452, 1990, p. 70.
33 Selon Gad Soussana, « le problème de l’événement est, au fond, celui de son discours, de sa reprise dans l’énonciation. » (Actualités de l’événement, sous la direction de Gad Soussana et Joseph J. Lévy, Liber, Montréal, 2000, p. 16.)
34 « Cependant je pensais voir à mesure que cet incident comblait un vide singulier » (Le Clair et l’obscur, op. cit., p. 24).
35 S’il côtoie curieusement la psychanalyse sans jamais s’y rallier et sans même reconnaître cette proximité (même point aveugle au centre du sujet, même secret qui agit en lui, et quelque chose qui, à certains moments, ressemble fort à un processus de cure, si l’on pense, par exemple, à une phrase comme « j’ai été moi-même la découverte que je faisais », citée plus haut), c’est parce que Paulhan rejette l’inconscient freudien, auquel il préfère un « inconscient de nature ». Celui-ci est constitué « naturellement » par la part de la pensée qui reste insaisissable à la pensée elle-même : c’est l’obstacle irréductible dont il est question dans les premières lignes du texte examiné. Reste pourtant ce point aveugle au cœur du sujet assez proche de ce que Lyotard nomme « l’inhumain », cette « radicale dépendance à l’égard d’un absolument autre qu’il [l’humain] ne peut maîtriser » (c’est là la définition utile qu’en donne Jacques Rancière dans Malaise dans l’esthétique, Galilée, « La philosophie en effet », Paris, 2004, p. 157). Il est pourtant à noter que Paulhan – qui collabore dès 1904 au Journal de psychologie normale et pathologique – n’ignorait pas l’œuvre de Freud et qu’il est, de fait, l’un des premiers en France à lui consacrer un article, en 1907. Il participe aussi, en 1924, à un numéro spécial du Disque vert consacré à « Freud et la psychanalyse », en donnant un fragment de son Pont traversé, et un court texte critique, « Freud : Réserve sur un point » (Le Disque vert, Bruxelles et Paris, mars-avril 1924, p. 24 et p. 181-184. Ce dernier texte est repris dans les Œuvres complètes V, p. 417-418).
36 La réflexion paulhanienne puise indéniablement à la phénoménologie, quoique de façon quelque peu superficielle : retenant au passage, non seulement l’expérience primant sur le concept, mais aussi l’étonnement devant l’apparaître, un « retour aux choses » husserlien qui insiste néanmoins ici sur l’épreuve de leur rencontre (« retour » évident dans ce récit mais aussi à travers l’intérêt attentif qu’il porte à Ponge), et enfin l’imagination de la lecture du texte comme une reprise des opérations qui s’y trouvent (et que nous désignons ici, on le verra, par une invitation performative au lecteur). Autre exemple de cette proximité, quand on songe au titre même du texte, Le Clair et l’obscur, comme à la logique qui y est à l’œuvre : Merleau-Ponty dans son texte d’hommage à Husserl Le Philosophe et son ombre insiste, comme le rappelle Guy Petitdemange, pour dire que toute analyse du pouvoir de la conscience reconduit à « l’ombre, le hors de nous, l’avant nous, une sorte de persévérance des choses […]. Oublier l’ombre c’est devenir un esprit ou se contenter de choses plates. L’ombre, c’est “l’impensé” de Husserl, une tâche pour nous, cette emprise des choses, cette résistance du phénomène. » (Guy Petitdemange, « Maurice Merleau-Ponty. La résistance du phénomène », Philosophes et philosophies du XXe siècle, Seuil, 2003, p. 106. Je souligne.) Les points de contact pour qui a lu le texte de Paulhan, dans le propos ou parfois même dans le seul vocabulaire, sautent aux yeux. Ce second chapitre devrait pouvoir le mettre en évidence.
37 Les prolongements éthiques de cette constatation sont examinés dans le chapitre sur le secret.
38 Paulhan dit même, une mortaise. Or une mortaise, c’est une entaille faite dans une pièce de bois ou de métal, pour y recevoir le tenon d’une autre pièce. Il y a « mort » dans mortaise, et il n’est pas sûr que cet évanouissement ou ce ravissement dont il est ici question soit sans rapport avec la mort. Tout ceci fait bien sûr immanquablement penser au mysticisme de Bataille comme aux textes de Blanchot ; où ces états-limite (dans la jouissance, la maladie ou la fatigue) permettent d’atteindre une certaine fragilité ou encore une « vérité » redoutable du sujet.
39 Cette obsession spéculative s’inscrit pour Paulhan, répétons-le, sur fond de réelle urgence : il y a crise du sens, crise du langage. Ainsi tout se passe, écrit Paulhan dans Les Fleurs de Tarbes, « […] comme si chaque homme se trouvait atteint d’un mal du langage. Du langage et de la littérature […] Qui ne serait prêt à abandonner la littérature à son sort ? Mais c’est toute pensée qui se voit compromise avec elle […]. » (Les Fleurs de Tarbes, p. 36-37.)
40 Jean-Luc Nancy, Une pensée finie, Galilée, Paris, 1990, p. 199-200.
41 Et ce, sans jamais que chacune des occurrences ne renvoie à UN événement idéal. Dans cette mesure, il n’y a pas lieu chez Paulhan de distinguer entre événement et accident – le vocable « incident » situé à mi-chemin entre les deux terme l’indiquait déjà – comme le suggérait ailleurs Gilles Deleuze : « Les événements sont idéaux […]. Mais la distinction n’est pas entre deux sortes d’événements, elle est entre l’événement, par nature idéal, et son effectuation spatiotemporelle dans un état de choses. Entre l’événement et l’accident. » (Logique du sens, Éditions de Minuit, « Critique », p. 68.)
42 Une définition proposée par le philosophe Claude Romano permet de mieux marquer le paradoxe : « En premier lieu, un événement est ce qui transcende toute prévision, toute attente et tout projet, c’està-dire qui rompt avec tous les possibles […]. Au regard de ces possibles, il apparaît rigoureusement im-possible : sa possibilité comme événement réside justement dans cette impossibilité […]. Rien ne préexiste à sa possibilité qu’il instaure lui-même en survenant. » (Il y a, PUF, « Épiméthée », 2003, p. 355.)
43 Jean-François Lyotard écrit ceci, de l’écriture de l’événement chez Walter Benjamin : « les petites proses qui composent Sens unique et Enfance berlinoise […] ne décrivent pas des événements de l’enfance, elles saisissent l’enfance de l’événement, elles inscrivent son insaisissable. Ce qui fait un événement de la rencontre d’un mot, d’une odeur, d’un lieu, d’un livre, d’un visage, ce n’est pas sa nouveauté comparée à d’autres “événements”. C’est qu’il a valeur d’initiation en lui-même. On ne le sait que plus tard. Il a ouvert une plaie dans la sensibilité. On le sait parce qu’elle s’est rouverte depuis et se rouvrira, scandant une temporalité secrète, peut-être inaperçue. Cette plaie a fait entrer dans un monde inconnu, mais sans jamais le faire connaître. L’initiation n’initie à rien, elle commence. » (Le Postmoderne expliqué aux enfants, op. cit., p. 129.) Laurent Jenny commente ainsi la remarque de Lyotard : « Lyotard noue […] de façon éclairante l’irreprésentable de l’événement – qui contraint à l’éprouver sensiblement – et la temporalité qu’il ouvre – celle d’une insistance. Si l’événement pose la question du destin, c’est qu’un avenir y est impliqué, que nous nous efforçons de lire. Il détient le secret de la répétition d’un ébranlement en nous, à laquelle notre chair est soumise, mais sur laquelle nous sommes aveugles » (La Parole singulière, op. cit., p. 13).
44 L’adjectif est, pourrait-on dire, excessif, de la même manière qu’il semble exagéré de parler « d’aventure » pour désigner quelques tâtonnements dans l’obscurité d’une chambre. Et cet excès semblerait même aller contre ce qu’indique le texte, c’est-à-dire que c’est par sa petitesse, son dérisoire que compte l’incident. Mais il permet d’insister sur « l’irrégularité et l’inattendu » qui définissent, par essence, l’événement. De plus, il y a dans cet excès déjà l’annonce de l’événement, par lequel la pensée, et le sujet, se trouvent dépassés. C’est lui qu’on retrouvait par exemple dans la Clef de la poésie, où l’excès poétique venait subitement s’ajouter – sans explication – dans un texte jusque-là rigoureusement logique. C’est pourtant cet excès, dont Paulhan ne parvenait pas à rendre compte, qui constituait le moment-clef du texte : « Et simplement est-il arrivé, comme on le voit en d’autres aventures, que l’événement a dépassé mon propos. Logique, soit, et quelque chose en plus qu’il me faut bien appeler poétique » (Clef de la poésie, p. 58). Enfin, le « baroque » semble aussi désigner, pour Paulhan, une certaine « résistance » nécessaire, celle nécessaire au réel pour se maintenir, pour ne pas s’effacer, ou encore celle que le récit se doit d’atteindre. Ainsi, par exemple, la vieille armoire paysanne que l’auteur tient de sa grand-mère et qu’il « redécouvre » lors de sa traversée nocture ne relève-t-elle « d’aucun style classé et n’intéresse pas les antiquaires […] » (Clair, p. 44). On a l’impression distincte que c’est ce côté inclassable, baroque, qui lui a permis de « tenir le coup » à travers le temps, de se maintenir. Or cette maintenance est une préoccupation majeure de Paulhan, qui cherchait à trouver les moyens d’assurer le langage et la possibilité même de parler dans les périodes comme, croit-il, la sienne, où le sens est en crise. Nous nous y attardons en particulier dans le chapitre consacré au secret.
45 On verra à ce sujet l’article de Jean-Yves Pouilloux, « Fault Lines : Literature and the Experience of the Impossible », Yale French Studies 106. The Power of Rhetoric, the Rhetoric of Power, Michael Syrotinski (dir.), 2004, p. 159-172.
46 De la même manière que les mystiques sont ceux qui « entre tous les philosophes, […] mettent ouvertement à l’épreuve et à la fin réalisent leur philosophie : les seuls que cette philosophie transforme » (Clair, p. 100). On voit déjà, aussi, comment l’épreuve dont il est question est aussi, malgré son caractère passif, liée chez Paulhan à une certaine idée, idée centrale chez l’écrivain, du performatif.
47 Notons en passant l’indécision sur ce qui constitue véritablement la « petite chose » : est-ce le fait de briser la glace, ou est-ce plutôt la lézarde elle-même, son apparition ? Cette partie est intitulée « D’une lézarde sacrée », ce qui semble donner la réponse. Mais cette lézarde est passagère, insaisissable, puisque la glace éclate immédiatement après. Quant à « déchirure » le mot annonce déjà l’expérience intérieure, la blessure qui accompagne l’incident.
48 « … l’objet du voir, éventuellement touché par un bout de réel, disloquera le sujet du savoir, vouant la simple raison à quelque chose comme une déchirure. » (Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Éditions de Minuit, « Critique », Paris, 1990, p. 172.)
49 « Faut-il s’étonner de la défiance et du discrédit d’abord jeté sur les idées, la pensée, le raisonnement, s’il s’agit de ce que le raisonnement est incapable d’admettre de face, ou les idées de figurer ? » (L’Art informel, Œuvres complètes V, p. 255. Souligné dans le texte.)
50 Encore une fois par le biais de la métonymie, puisque ce sont des fragment d’ateliers, des coins d’objets qui mènent à la redécouverte du lieu, et donc à la métaphore (car la redécouverte s’accompagne de l’événement figural du sens : la pendule, l’armoire dans toute leur fraîche nouveauté).
51 Répétons-le, on voit dans ce « retour aux choses » la marque de la phénoménologie. C’est dans le texte qu’il consacre à la peinture cubiste, où d’ailleurs est repris presque tel quel le récit de la « petite aventure en pleine nuit », que Paulhan l’exprime, à ma connaissance, de la manière la plus directe. Paulhan rapproche alors la peinture cubiste, qui « refuse le point de vue » (parce qu’elle rejette la perspective et adopte pour ainsi dire tous les points de vue à la fois) et invite plutôt à « nous plonger en étroite communion avec le monde », d’une certaine philosophie moderne. Celle-ci, « de Bergson à Husserl, d’Alexander à Heidegger […] se propose de nous reconduire aux choses elles-mêmes, vierges d’interprétation ». (La Peinture cubiste, op. cit., p. 169-170.)
52 L’impression de chiasme est d’autant plus forte que le monde qu’il faut quitter lors du premier incident et celui qu’il faut rejoindre lors du deuxième partagent certains aspects (j’y reviens plus loin), sont, dans une certaine mesure, indifférents. Peut-on jamais être certain de se trouver dans l’un ou dans l’autre ?
53 Si le « coup » est, dans un cas comme dans l’autre, donné par le narrateur, il ne s’agit pas toujours du même geste. Le coup pour briser la glace est un geste en apparence gratuit, sans lien logique avec la situation et à ce compte « absurde » (p. 34). Donner un bref coup de lumière pour s’avancer ensuite de mémoire à travers une pièce est peut-être présomptueux, mais n’a rien d’absurde. La révélation vient jouer ensuite, lors de la traversée. Ainsi l’incident est tour à tour produit ou subi et pourtant, toujours le même. Tentons même d’être plus précis : l’événement est, dans le premier cas, produit immédiatement par le geste volontaire (« … un cauchemar dont je tentai de me tirer en donnant de grands coups de soulier… ») du narrateur pour échapper à un dangereux état d’extase, sans qu’il puisse pour autant en expliquer la raison (et l’événement, échappant à l’enchaînement de la cause et de l’effet, restait imprévisible). Dans le second cas, le coup de lumière ne participe pas réellement de l’événement, puisque celuici vient de la révélation, par l’obscurité, d’un atelier perdu. L’événement vient surprendre le narrateur, mais celui-là est explicable (c’est parce qu’il n’a pas pu faire mieux que de donner un bref coup de lumière que le narrateur a pu ensuite redécouvrir la pièce autrement). Il y a ici un travail évident de déconstruction (ou, pour reprendre un terme plus proprement paulhanien, d’indifférence) des oppositions actif/passif, logique/illogique, instant/durée.
54 Clair, p. 39-43.
55 Où la guerre ne serait qu’un spectacle destiné au narrateur (Clair, p. 29).
56 Un mouvement clairement amorcé quelques lignes auparavant : « Au fait, à quoi songions-nous ? » (Ibid., p. 28.)
57 Un recours à la figure du miroir peut bien entendu être lié à la longue histoire de la mimésis. On pense d’abord à la célèbre formule attribuée par Stendhal à Saint-Réal dans Le Rouge et le Noir : « Un roman : c’est un miroir que l’on promène le long du chemin ». Ici, le récit est lui-même brisé dans la mesure où il échoue à dire ou représenter l’événement.
58 « Quel rapport y a-t-il entre une guerre et la glace brisée ? […] C’est bien simple, il n’y en a pas. Notre vieille confiance dans l’enchaînement des effets et des causes se trouve ici en défaut. » (Ibid., p. 34.)
59 Il suffit, pour se convaincre de la « pertinence » du geste comme figure, de lire ces quelques lignes : « Ce péril, c’est que la réflexion est à tout instant capable de se détruire elle-même. C’est que l’esprit peut chaque jour se priver d’esprit : […] il lui suffit de se regarder avec attention. […] Je pense, donc tout pourrait bien être pensée. Je pense, donc je ne suis pas. » (Les Douleurs imaginaires, Œuvres complètes III, p. 332-333. Je souligne.)
60 Le Clair et l’obscur, p. 49. « Au demeurant, n’en était-il pas un [de mes meubles] qui ne se présentât sous une forme inquiétante : défenses d’éléphants, museaux de renard, replis de serpent, bref, autant de monstres. »
61 Le banal a toujours partie liée avec le littéral, dans la mesure où il se présente toujours comme ce qu’il est et rien d’autre, définitif, sans latence. Pour reprendre la formule de Sami-Ali, dans l’étude qu’il lui consacre, le banal est « la littéralité même » (Sami-Ali, Le Banal, Gallimard, « Connaissance de l’inconscient », Paris, 1980, p. 24).
62 Ibid., p. 46. Ironie du sort, l’édition de 1983 donne « que de mots sur nos murs ». Cet accident, cette coquille (ou l’égarement d’un correcteur trop attentif), constituent une magnifique preuve par l’absurde de notre lecture.
63 Encore que la perte momentanée de ce sens propre, soudain figuré à la perfection et donc absent (« d’aimables figurants… »), soit précisément ce qui fait l’objet de l’épisode.
64 Ce n’est pas exactement de cette manière que les choses sont présentées dans le texte, où le récit de chaque incident est immédiatement suivi de la réflexion, laquelle est presque « redoublée » ensuite, au moment de considérer le second incident.
65 C’est là, comme le rappelle Gilles Deleuze, une opposition déjà présente chez Goethe, dans sa Théorie des couleurs, et chez plusieurs romantiques : la lumière ne serait rien de manifeste si elle n’était opposée à une opacité qui la rend visible (L’Image-mouvement, Éditions de Minuit, Paris, 1983, p. 73).
66 Clément Rosset remarque à peu près la même chose: « … the notion of reality plays only the most insignificant role in our philosophical systems and problematics. Reality as such is generally not taken into account. It is called into service only on those occasions when it is a question of refuting fallacious reasoning, of denouncing the frequent misfires of intellectual speculation – and even then, little thought is given to its status. It is in the name of reality that we triumphantly settle our accounts with error, illusion, imagination, dream, fantasy and desire. But its role stops there. » [La notion de réalité joue seulement, à l’intérieur de nos systèmes et de nos problématiques philosophiques, un rôle insignifiant. La réalité en tant que telle n’est, en général, jamais prise en considération. On y fait tout au plus appel quand il s’agit de réfuter un raisonnement fallacieux, ou de dénoncer les errements de la spéculation intellectuelle – et même alors, on ne fait guère attention à son statut. C’est au nom de la réalité que nous réglons triomphalement nos comptes avec l’erreur, l’illusion, l’imagination, le rêve, la fantaisie et le désir. Mais son rôle s’arrête là. (« Reality and the Untheorizable », The Limits of Theory, sous la direction de Thomas M. Kavanagh, Stanford University Press, Stanford, 1989, p. 76. Je souligne et traduis.)]
67 Jean Paulhan, Braque le patron, Gallimard, Paris, 1952, p. 13.
68 Clemens-Carl Härle, « Présence sensible », dans Jean-François Lyotard. L’exercice du différend (sous la direction de Dolorès Lyotard, Jean-Claude Milner et Gérald Sfez), PUF, « Collège international de philosophie », Paris, 2001, p. 206.
69 « … cette seconde langue malgache [les hain-teny ]… venait tantôt bouleverser le ton d’une discussion trop longue, la précipitait, l’accouchait ; ou bien elle coupait court à une querelle naissante ; dans la famille hova chez qui je demeurais, telle était la fin de toute dispute : il fallait un proverbe, mais il suffisait d’un proverbe pour la terminer. » (L’Expérience du proverbe, op. cit., p. 102. Je souligne.)
70 Le Scandale du corps parlant, Seuil, Paris, 1980, p. 60-61.
71 L’adjectif, remarquons-le, est employé par Paulhan dès la seconde page, pour décrire l’« obstacle au cœur de l’homme », un « vide » à combler.
72 On verra à ce sujet la mention que Paulhan fait de la sonate de Vinteuil, entendue par Swann (Les Douleurs imaginaires). Proust d’ailleurs, et sa Recherche à laquelle Paulhan n’a jamais consacré que quelques rares pages (mais en a longuement corrigé les épreuves au moment de la publication) semblent hanter toute cette réflexion.
73 On lira, pour mieux comprendre le « moment intenable » du haïku et la paradoxale clarté obscure (!) dont il joue : Roland Barthes, L’Empire des signes, Flammarion, « Champs », 1970.
74 Jean Paulhan, Clef de la poésie, op. cit., p. 60.
75 J’emprunte cette formule à Marie-Pascale Huglo, dont elle use pour définir l’anecdote dans le discours de la modernité (Métamorphoses de l’insignifiant. Essai sur l’anecdote dans la modernité, Balzac, « L’univers des discours », Montréal, 1997, p. 37).
76 Jean Paulhan, La Peinture cubiste, op. cit. p. 73. (Souligné dans le texte.)
77 On pourrait même se demander – mais cela exigerait d’être développé longuement ailleurs – dans quelle mesure jouent ici certains topoï poétiques et, avec eux, une réflexion en filigrane sur la représentation. Ainsi, par exemple, si cette glace lézardée rappelle, on l’a dit, le célèbre miroir de Stendhal, promené au long du chemin, sont aussi évoqués la vitre cassée du Mauvais vitrier de Baudelaire, véritable geste poétique et « choc » par lequel s’atteint la vérité et la transformation par l’art du réel (« La vie en rose ! La vie en rose ! »), le miroir mallarméen (qu’il s’agirait alors de briser pour échapper à l’autoréflexivité infinie du langage), ou encore le miroir cassé qu’évoque Ponge dans Fable et qui résume, en quelque sorte, toute la question : « Par le mot par commence donc ce texte/ Dont la première ligne dit la vérité, / mais ce tain sous l’une et l’autre / peut-il être toléré ? Cher lecteur déjà tu juges /Là de nos difficultés…/ (APRÈS sept ans de malheurs/Elle brisa son miroir. (Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1999, p. 176.) Quant à la traversée de la chambre en pleine nuit, où les objets les plus familiers se révèlent dans l’étrangeté qui est la leur, on y découvre avec surprise comme une reprise au pied de la lettre du projet poétique de la modernité évoqué en introduction et que Giorgio Agamben décrivait encore ainsi : « l’étrangeté conférée aux objets les plus communs, pour les faire échapper à l’expérience, devient ainsi la caractéristique d’un projet poétique visant à faire de l’Inexpérimentable le “nouveau lieu commun”, la nouvelle expérience de l’humanité. » (Enfance et histoire, p. 54.)
78 Dans le traité des figures, Paulhan caractérise ainsi la figure, et plus précisément la métaphore : « la métaphore n’arrête pas d’apparaître et de disparaître ; elle est à n’en pas finir. » (Traité des figures, Œuvres complètes, tome II, Cercle du livre précieux, Paris, 1966, p. 226.)
79 Qu’on pense par exemple à Descartes : » Mais comme un homme qui marche seul, et dans les ténèbres, je me résolus d’aller si lentement… » (Discours de la méthode, op. cit., p. 89) ; qu’on pense encore à ce que dit Walter Benjamin de « la confrontation avec le mobilier, chez Poe. Lutte pour le réveil qui arrache au rêve collectif. » (Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Éditions du Cerf, Paris, 1993, p. 230.)
80 À l’inverse de la « preuve par le fait » qui, elle, vient mettre un frein.
81 Le verbe est utilisé dans ce sens par Paulhan très tôt, dès la première version des Fleurs de Tarbes (1936) : « Il y a eu dans notre recherche, on s’en souvient, un moment de déchéance et de flottement, où, renonçant tout d’un coup à connaître la Terreur, nous avons borné nos efforts à la mimer et comme à la recommencer » (op. cit., p. 241. Je souligne).
82 Voilà en effet une nature qui conviendrait mieux au cliché qu’à l’événement, puisque le cliché « interdit les commencements, dont il fait toujours des recommencements. » (Jean-Jacques Lecercle, « Du cliché comme réplique », Le Cliché, textes réunis par Gilles Mathis, Presses Universitaires du Mirail, « Interlangues littératures », Toulouse, 1998, p. 127-147.)
83 Laurent Jenny propose, dans la perspective ouverte par le travail de Paul Ricœur sur la vérité métaphorique (La Métaphore vive), une réflexion sur l’événement figural en tant que « l’avoir lieu par lequel s’ouvre la possibilité de la parole en même temps que tout ce qui “arrive” », réflexion qui permet peut-être de mieux comprendre ce qu’on tente ici de décrire. Pour le critique, « avec le figural, la langue ne semble pas seulement “mise en œuvre”, “réalisée”, mais aussi retrempée à son origine, restaurée dans une puissance première d’appréhension », ce qui marque l’apparition du figural « phénoménologiquement d’une qualité propre, […] celle d’un événement dans l’événement ». Ainsi, ce qui arrive dans le discours – ou dans le texte – ne serait pas simple reprise ou même une représentation car « le figural n’en offre pas un témoignage lointain, et indirect », mais un événement en soi. Le figural « actualise cette épreuve même d’un affrontement de la forme à son autre, et d’une reconquête de la forme sur cet autre. Et c’est par là que se fonde la reconnaissance de toute ouverture dans le réel : comment pourrais-je éprouver que “les choses n’ont plus cours” sans cette contestation sensible à laquelle je vois les signes soumis et qui menace de les replonger dans l’insensé ? Comment pourrais-je avoir la notion de l’avènement d’un nouvel ordre des choses sans cette recomposition d’un sens, au-delà de toute attente, à laquelle j’assiste ? […] Il y a bien des désaisissements muets que je désespère de pouvoir relever par aucune parole. Mais je ne saurais pas même les apercevoir, si je ne les rapportais pas tacitement aux désarticulations que j’expérimente dans le figural. » (La Parole singulière, op. cit., p. 25-26. Souligné dans le texte.)
84 Traité des figures, op. cit., p. 226.
85 C’est là ce que Paulhan semble désigner dans Le Don des langues en parlant d’un « savoir d’action », lequel est, on le découvre ici, paradoxalement lié à une certaine passivité.
86 C’est la thèse soutenue par Julien Dieudonné dans Les Récits de Jean Paulhan : « L’on découvre ainsi que Paulhan n’écrit pas seulement sur la peinture, mais trouve dans la peinture moderne la ressource et les moyens d’écrire des récits. Tarie par une réflexion sur le langage et la littérature […] l’écriture fictionnelle ne recouvre sa légimité et ses principes – sa possibilité même – que par le détour d’une révélation d’obédience picturale qui prend bientôt l’allure d’une rédemption. » (Op. cit., p. 20.) On expose certaines objections à cette hypothèse au chapitre suivant.
87 Paulhan semble avoir une compréhension sans doute très singulière du cubisme et qui pourrait prêter flanc à la critique, mais là n’est pas la question.
88 Pour Paulhan, la peinture moderne semble avoir l’avantage – considérable – de cette « présence sensible ». Le chapitre qui suit tente, entre autres choses, à partir du motif du spectre, de la hantise, de montrer que les choses ne sont pourtant pas si simples.
89 L’Inhumain. Causeries sur le temps, Galilée, « Débats », Paris, 1988.
90 Jacques Rancière, L’Inconscient esthétique, Galilée, « La philosophie en effet », Paris, 2001, p. 58.
91 Jean-Luc Nancy, « Autrement dire », Poεsie, no 89, 1999, p. 114-119.
92 On renverra à ce sujet le lecteur à l’ouvrage de Jacques Derrida, Le Toucher, Jean-Luc Nancy (Galilée, Paris, 2001).
93 Mais ces différences ou ces variations vaudraient la peine d’être notées.
94 La Peinture cubiste, op. cit., p. 71.
95 Jean-Claude Zylberstein, « Lire Paulhan », op. cit., p. VII. Pour Zylberstein, cet espoir que Paulhan met en la peinture avec un certain acharnement le mène néanmoins à une sorte d’échec.
96 Paulhan parle en effet de « l’événement » que constitue un tableau moderne, dont l’expérience resterait tout aussi insaisissable à la pensée comme au discours, puisque « tout semble ici fait pour nous avertir qu’il n’y a pas lieu à réflexion » (La Peinture cubiste, p. 31). Cette question est aussi abordée au prochain chapitre.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Ce que le poème dit du poème
Segalen, Baudelaire, Callimaque, Gauguin, Macé, Michaux, Saint-John Perse
Anne-Elisabeth Halpern et Christian Doumet (dir.)
2005
L'Art de la mesure, ou l'Invention de l'espace dans les récits d'Orient (xixe siècle)
Isabelle Daunais
1996
L'Inconscient graphique
Essai sur la lettre et l'écriture de la Renaissance (Marot, Ronsard, Rabelais, Montaigne)
Tom Conley
2000