Chapitre 1. « C’est un peu sec. »
Méthode, poésie et excès
p. 37-71
Texte intégral
Que la grandeur d’un écrivain se doive mesurer moins à l’habileté de ses applications qu’à ses découvertes d’ordre méthodique, c’est ce que je tâcherai un jour de montrer.
Jean Paulhan
… la méthode étant la métaphore faite instrument …
George Steiner, Présences réelles.
1Dans une lettre qu’il adresse à Francis Ponge en 1928, Jean Paulhan met délicatement le jeune poète en garde contre ce qu’il estime être une fidélité trop grande envers lui, recommande de ne pas se laisser entraîner, voire égarer, par amitié, et délimite clairement deux voies distinctes que l’un comme l’autre doivent désormais s’employer à suivre. Il écrit :
Nous devions, à partir d’un certain moment, nous tourner le dos. […] Je veux dire que cette méthode que je cherche sans cesse à préciser, à établir […] te devient inutile, donc dangereuse dès l’instant où, plus heureux, tu te trouves porté à cet état de communication naturelle, de ravissement où je ne me trouve pas toujours […]1.
2Et Paulhan d’ajouter que Ponge, à prendre trop de précautions, à s’inquiéter ainsi comme il ne cesse de le faire de méthode et de rigueur, court le risque de n’être plus « tout à fait le poète » qu’il est pourtant. Voilà qui dut sans doute déplaire à Ponge, dont on sait qu’il répugnait hautement à se dire poète, qui se voulait même plutôt « savant2 » et qui cherchait par tous les moyens à atteindre une certaine retenue, à résister à l’effusion lyrique, à l’excès, qui œuvrait violemment à se débarrasser du « magma poétique3 » et visait plutôt à produire précisément des formules « claires et impersonnelles ». Cela put en tout cas lui sembler injuste, puisqu’il s’agissait d’une préoccupation commune aux deux hommes et que Ponge s’était engagé – en cela, il est vrai, guidé par le travail du directeur de la Nouvelle Revue Française – à placer toute écriture sous le signe de la méthode, ce dont témoignent avec ostentation d’ailleurs certains de ses titres, désormais célèbres, tels Méthodes et My Creative Method ou encore les Dix courts sur la méthode. On sait en outre que Paulhan était « frappé » – en prenant pourtant soin de lui affirmer le contraire – par le souci soutenu de méthode qu’il observait chez Ponge4. Dans une lettre dont on ignore s’il l’envoya jamais à son destinataire, Ponge fait part, tout poète qu’il est, d’un « besoin » de son esprit qui serait « satisfait par cette sorte de méthode » qu’il soupçonne ou devine chez Descartes, Valéry, Mallarmé et qu’il reconnaît dans la « propre démarche de Paulhan » où s’entendent « à chaque instant certaines allusions à une vérité ». En fin de lettre, comme pris d’hésitation et de doute, Ponge admet pourtant la possibilité de ne se trouver peut-être pas là où il aurait cru être, près de Paulhan, mais toujours plutôt malgré tout renvoyé de l’autre côté, en poésie :
Il se peut que je sois tout à fait en dehors de la question, que ces quelques paroles ne te portent pas au cœur, ne portent pas au cœur de tes silences5.
3En se (re)tenant au cœur du mystère poétique, en s’en tenant à être poète, comme le lui recommandait Paulhan, Ponge se trouvait-il placé de facto « en dehors de la question » chère à Paulhan ? Était-il véritablement impossible pour la poésie de se porter « au cœur des silences » de l’avancée méthodique paulhanienne ?
4Le mot de « méthode » semble jouir d’un grand prestige chez Paulhan comme chez Ponge et apparaît souvent au fil des pages, dans les essais, les récits, les poèmes, ou encore dans l’abondante correspondance que le directeur de la Nouvelle Revue Française entretient avec le jeune poète, comme d’ailleurs avec plusieurs autres. De fait, l’épistolaire est en quelque sorte pour Paulhan un imposant laboratoire, véritable lieu de méthode, où sont testées systématiquement des hypothèses alors que l’écrivain travaille à sa Sémantique du proverbe (un sujet de thèse déposé à la Sorbonne peu après son retour de Madagascar, et qu’il ne terminera jamais6), ou encore à ses Fleurs de Tarbes dont il annonce l’achèvement imminent pendant de très nombreuses années et dont il expose à plus d’une reprise les grandes lignes à une multitude d’interlocuteurs. Chez l’un comme chez l’autre, la nécessité réelle ou imaginée de rigueur, d’ordre, de science même qui les anime apparaît comme « une œuvre de salut public7 » et s’explique, on l’a déjà expliqué, dans le contexte d’une épistémè en crise : la tâche urgente, la seule valable, est de répondre au sentiment brûlant d’une crise de l’expression, d’une menace croissante pesant sur le partage du sens et sur la possibilité même de penser. Considérant que le « sens » est continuellement en danger, Paulhan en appelle à
une notion plus nette de la fragilité du sens, de la nécessité de le « réussir » à chaque moment8.
5On nous permettra de souligner en passant cette expression : nécessité de « réussir » le sens, qui est importante, et à laquelle on reviendra sous peu. Paulhan a donné un nom à cette crise, telle du moins qu’elle se manifestait dans les lettres : c’est la Terreur. L’écrivain terroriste, répétons-le encore, se méfie du langage, a pris d’abord les mots en haine, puis les règles, les tropes, et avec eux toute la littérature. Dans la succession des avant-gardes et des violentes tables rases à chaque fois répétées, il devient, selon Paulhan, de plus en plus difficile de se préserver de la confusion et de maintenir la possibilité d’une certaine entente, et de plus en plus crucial de préserver un certain savoir. D’où cette exigence, pour lui, de lucidité, et cette lancinante obsession de produire et d’offrir, à partir d’une position de réserve qu’il quitte peu, et où il se tient comme en observation, quelque méthode. En 1960, il présente encore ainsi le projet de toute sa vie au poète italien Ungaretti : « Tu sais bien ce que je cherche, patiemment, depuis soixante ans : à fixer un nouveau Discours Universel de la Méthode9 ». L’adjectif « nouveau » compte : on le verra, Paulhan, quoi qu’il en dise et même si la confusion qu’il observe dans les Lettres lui répugne et qu’il croit avoir « un ordre à imposer », ne se fait pas d’illusions sur la portée de l’ambition cartésienne ou encore sur les limites réelles d’un positivisme qu’il sait aveugle. Voici les toutes premières lignes des Fleurs de Tarbes, qui paraissent finalement en 1941 :
L’on parle volontiers du mystère de la poésie et des Lettres. On en parle jusqu’à la nausée. Il faut l’avouer pourtant, ce n’est rien éclairer qu’évoquer ici la magie ou l’extase […] Ce n’est rien dire que parler d’ineffable […] Que le poète ou le romancier se contente ici d’une confusion répugnante, libre à lui. Ce n’est pas son affaire d’expliquer le mystère, s’il l’éprouve et le répand. […] Mais il existe un écrivain, dont la tâche est de rappeler inlassablement ce dont il s’agit, et qui semble perdu10.
6Cet écrivain, c’est pour Paulhan le critique, mais c’est aussi bien sûr lui-même. Cette dernière citation ramène d’ailleurs au commentaire d’ouverture, où Paulhan donnait sans hésiter à Ponge congé de méthode. On fera donc maintenant tout de même mine de prendre un instant cette mise en garde à la lettre : si Paulhan cherche une méthode avec acharnement, c’est en apparence pour suppléer à un manque (et que le lecteur veuille bien retenir l’idée de ce petit « supplément » qu’il retrouvera tout à l’heure), c’est parce qu’il se croit incapable de se maintenir dans l’état qui est celui de la poésie et que son interlocuteur, Ponge, éprouve déjà sans effort et où il se tient tout « naturellement ». Cet état de poésie serait à l’inverse lui-même menacé – la crainte est d’ailleurs banale – par tout effort spéculatif, par toute réflexion : le questionner reviendrait immédiatement à en sortir. Ainsi, méthode et poésie sembleraient « se tourner le dos », s’exclure l’une l’autre. De telles considérations n’ont à vrai dire rien de bien étonnant et il s’agirait plutôt même d’un lieu commun depuis que la poésie a, sous l’impulsion romantique, congédié le paradigme de méthode, quitté l’empire de la Rhétorique qu’elle jugeait obsolète, poussée à concevoir, avec Kant dans sa Critique de la faculté de juger, que la singularité du génie artistique est précisément d’échapper à toute méthode.
7Pourtant, et c’est ici l’une des choses qu’il s’agira de montrer, les limites entre méthode et poésie ainsi que les rapports qu’elles entretiennent de fait dans les textes sont autrement plus complexes, puisque l’enjeu est à chaque fois, pour Paulhan comme pour Ponge, de joindre la méthode – par définition commune, générale, efficace – et ce qui s’y refuse et s’y soustrait, c’est-à-dire l’extrême singularité qui est celle du poème. Ces limites s’effacent, par exemple, quand l’effort spéculatif (la théorie) se trouve dans l’impasse et verse, chez Paulhan, dans autre chose pour être en mesure de tenir ses promesses. De plus, il semble, à bien le considérer, que l’effort méthodique mène finalement à ce qu’on a appelé en titre, faute de mieux, une véritable « poétique de la méthode », où celle-ci devient figure (métaphore) et matrice du texte jusqu’à organiser la poétique générale de l’œuvre : chaque texte devenant en quelque sorte ensuite le lieu d’une performance de cette méthode. Posons les questions suivantes pour les laisser un moment en suspens : qu’arrive-t-il au geste et au texte critique quand le discours sur la poésie devient discours de la poésie ? Et peut-on être parfaitement sûr d’être jamais hors de la poésie ? On n’entrera pas dans le détail des différents aspects – d’ailleurs multiples et souvent contradictoires – que prend cette méthode chez l’un et l’autre écrivain11, ou sur tout ce que l’imagination de celle-ci doit à Descartes, Valéry ou Poe. Contentons-nous plutôt d’en examiner ici la tournure poétique dans deux textes choisis et qui semblent exemplaires de ce que l’on cherche à montrer, en plus de rejouer, lorsque lus ensemble, l’opposition dont il est question. Tournons-nous donc immédiatement vers ces textes publiés pour la première fois non pas dos à dos mais bien côte-à-côte, en 1944 dans la revue Messages, dont le numéro était consacré aux « Sources de la poésie », avant d’être plus tard chacun republié, l’un sous forme de livre, l’autre au sein d’un recueil. Ces textes sont La Clef de la poésie, un essai de Jean Paulhan qui sera assez longuement examiné et La Lessiveuse, un poème de Francis Ponge, dont on dira quelques mots.
Clef de la clef
La plupart des hommes ont de la poésie une idée si vague que ce vague même de leur idée est pour eux la définition de la poésie.
Paul Valéry, Œuvres.
8On a peu lu la Clef de la poésie et ce petit texte reste, dans le corpus des œuvres complètes, assez marginal. La Clef vient faire suite aux Fleurs de Tarbes, et s’inscrit, pour l’écrivain, dans le même effort heuristique. Il s’agit cette fois d’interroger la possibilité de connaître le fait poétique et de tenir sur lui un discours qui soit juste. Le titre – ou plutôt la longue précision qui l’accompagne – vaut la peine d’être lu en entier :
Clef de la poésie
qui permet de distinguer le vrai du faux en toute
observation ou doctrine touchant la rime, le rythme, le vers,
le poète et la poésie.
9Bien sûr on reconnaît ici, dans l’excès provocateur, l’humour de Paulhan, mais aussi la marque sincère d’une ambition démesurée. Car curieusement l’essayiste d’emblée recourt, en choisissant pour titre ce mot « clef », à la métaphore rebattue et devenue lieu commun d’une méthode unique, triomphante et universelle, et semble frôler dangereusement le délire. Comme le rappelle Michel Pierssens,
grâce à la clé, quelque chose s’ouvre, un avant et un après se séparent, un ici et un au-delà, une vérité et une erreur, un savoir et une ignorance : un secret est découvert12.
10Et de fait, le geste de séparation a quelque chose de définitif. Car c’est désormais à cette clef, repère et fondation incontournables, que devra à chaque fois venir se mesurer tout discours sur la poésie, et Paulhan souhaite offrir résolument avec elle une conclusion à une histoire littéraire faite depuis toujours de malentendus, d’approximations, de confusion et de renversements. Paulhan affirmait ailleurs concevoir ce texte comme une réponse à un « problème adventice, que j’eusse dû examiner plus tôt. C’est à savoir si mon propos même n’était pas chimérique13. » Il est curieux que Paulhan utilise, sans doute avec la malice qui lui est habituelle, l’adjectif « adventice » pour décrire le problème qu’il rencontre après avoir terminé Les Fleurs de Tarbes. Car cette question (si le projet n’est pas simple chimère) peut difficilement être considérée comme accessoire, marginale, survenant fortuitement du dehors (c’est là le sens de l’adjectif), mais est au contraire cruciale, tout naturellement placée au commencement et au cœur même de l’entreprise. Mais c’est là, exactement, la façon dont Paulhan conçoit l’action du mystère poétique : à la fois quelque chose de constitutif de toute expression, et pourtant venant jouer après, de l’extérieur, échappant au sujet parlant ou écrivant.
11En s’en tenant toujours au seul titre, le lecteur constate qu’une chose échappe pourtant à cette clef : c’est la poésie elle-même, dont il n’est pas question. Lorsqu’il tente de décrire ce texte à Ponge, Paulhan s’inquiète, et comme pour s’excuser à l’avance, confie : « C’est un peu sec (purement logique)…14 ». « Sec », c’est-à-dire entièrement dépourvu de poésie, dénué de tout lyrisme, mais aussi « tranchant », « irréfutable ». En effet… Dès les premières lignes, le lecteur est prévenu :
Je ne cherche pas à faire la moindre découverte poétique, je ne cherche qu’un moyen de juger toute découverte poétique […] mon propos n’est ni critique, ni – de toute évidence – littéraire. Il est strictement logique. Et peut-être est-il loyal de rappeler ici que les études de cet ordre n’ont jamais passé pour amusantes…15
12Il faut avant tout noter l’insistance et le ton avec lesquels Paulhan présente sèchement, par la négative (je ne cherche pas, je ne cherche que, ni ceci, ni cela, strictement ceci), son entreprise en la réduisant progressivement au plus simple (suivant là, pourrait-on dire, le troisième précepte du Discours de la méthode16) en excluant tout le reste. En outre, il est intéressant d’apprendre que le texte paraît, cette première fois, sans signature. Pour Paulhan, en effet, « on ne signe pas un théorème ou une soustraction17 », et s’il garde ainsi l’anonymat, c’est pour mieux s’effacer devant la méthode offerte, laquelle peut être à chaque fois « signée » par tous et par n’importe qui. Ce ton et cette définition par la négative sont maintenus un peu plus loin, alors que Paulhan fait part de son « plus vif désir de dégager enfin quelque méthode ou clef », ajoutant enfin, juste avant de commencer la démonstration : « je ne me propose ici que de forger cette clef. » (Clef, 13. Je souligne). Ici, pourtant, la chose devient beaucoup plus problématique. Passons sur tout ce que cette intrusion du désir a d’incongru dans une entreprise qui dit tenir du théorème, pour nous arrêter sur les derniers mots. Le verbe « forger » a plusieurs sens. D’abord celui de travailler le métal à chaud, à la forge, ce qui pourrait à la rigueur décrire le travail de pensée qui s’annonce, mais il signifie aussi, au figuré, « élaborer d’une manière artificielle », « imaginer à sa fantaisie » et même « inventer de toutes pièces18 » : comme par exemple dans forger une preuve, c’est-à-dire présenter une preuve qui soit fausse. Comment dire… n’est-il pas étonnant que ce soit par une métaphore, par la possibilité figurative du langage, que le texte en vienne si vite à nommer un geste voulu « strictement logique » ? Michael Syrotinski a déjà remarqué que tout se passait ici comme si le mystère poétique ne pouvait en fin de compte être approché que par le détour d’une figure19. D’autant que cette « clef » prétend justement distinguer le « vrai du faux » et qu’il est parfaitement impossible d’opérer cette distinction sur le verbe choisi pour donner naissance à cette clé, « forger », où la possibilité du faux est toujours nécessairement présente. Restons-en là pour l’instant.
13On essaiera maintenant d’exposer un peu maladroitement ce dont il s’agit : maladroitement, parce que la paraphrase de ce texte est, par définition, on le comprendra dans un instant, proscrite, comme le serait par exemple la paraphrase du poème qu’il nous est inévitable, à chaque fois, de répéter mot pour mot, en revenant toujours au même. Cette fois, la méthode paulhanienne semble se porter vers ce qui lui est radicalement autre, inaccessible, et cherche à découvrir la loi du mystère de la poésie. Comme à son habitude, Paulhan va au plus simple : si le mystère de la poésie reste par définition in-considérable, on peut du moins savoir à quoi il tient : c’est que le poème est fait de mots et d’idées et, pour reprendre un lieu commun, que le fond et la forme sont « interchangeables » (Clef, 11). Valéry disait à peu près la même chose dans un texte célèbre, tentant de saisir clairement ce qui distingue prose et poésie, et affirmait que dans le poème, le « sens redemande [la] forme20 ». Paulhan parle, quant à lui, d’un rapport « d’indifférence », une duplicité par laquelle il est en quelque sorte toujours impossible de savoir de quel côté de l’opposition l’on se trouve : son/sens, forme/fond. La loi du mystère devra donc elle aussi, en toute rigueur, faire place à cette double possibilité simultanée :
J’imagine à présent une loi poétique telle qu’exprimant un rapport particulier de sons à sens et d’idées à mots, elle supporte sans y perdre ses preuves, ni sa vraisemblance, de voir ses termes invertis : d’être inversée. […] Il est évident qu’une telle loi, dont la formule serait double, passerait la vraisemblance pour atteindre à la vérité. À défaut de rendre directement le mystère – ce qui est par définition même impossible –, elle se plierait en effet à ce mystère : elle le mimerait et le manifesterait. (Clef, 11.)
14Quelques commentaires s’imposent ici. Nous n’en sommes toujours qu’aux premières pages et tout a été dit, puisque la loi est déjà, dès les tout premiers pas, « imaginée » sans la moindre difficulté. Soulignons en outre ce passage par lequel la loi recherchée serait transportée « de la vraisemblance pour atteindre la vérité », passage qui définirait assez bien le mouvement de déplacement opéré par la figure de la métaphore, et tout particulièrement celui, « miraculeux », vers une « vérité métaphorique21 » que tente la poésie (et qu’on retrouvera en conclusion du texte de Ponge, par exemple)22. Quant à la dernière affirmation, selon laquelle une telle loi « mimerait et manifesterait » le mystère, elle indique déjà que la méthode a quitté l’ordre du constatif (du vrai et du faux) et que la Clef forgée et promise devra plutôt être conçue comme relevant du performatif. On ne s’en étonnera pas, puisqu’après tout il s’agit bien de forger une clef, et donc de l’inventer. Derrida a rappelé que « le concept d’invention distribue ses deux valeurs essentielles entre les deux pôles du constatif (découvrir ou dévoiler, dire ce qui est) et du performatif (produire, instituer, transformer)23 ». Ainsi, la distinction inaugurale « vrai/faux », annoncée dès le titre, sera vite remplacée, on le verra dans un instant, par les pôles « succès/insuccès » (felicity/infelicity, pour reprendre les termes de J. L. Austin24).
15Passons rapidement sur la démonstration qui suit dans le texte, terriblement difficile à résumer, et dans laquelle Paulhan met sa découverte à l’épreuve. Il lui faudra donc tenter d’énoncer une loi qui satisfasse à la fois à la rigueur logique et au rapport d’indifférence qui caractérise le mystère poétique. Cette démonstration sera double : d’abord en passant par la « forme pure », Paulhan propose une « clef de langage » et choisit pour le faire, curieusement, l’équation mathématique, la « langue la plus stricte dont nous disposions » (Clef, 57). Du coup est éliminée toute possibilité de glissement du signifiant ou d’intrusion de la métaphore ; c’est-à-dire qu’il est refusé de « laisser l’initiative aux mots25 », et qu’est congédiée, donc, la poésie elle-même. Paulhan parvient assez bien, par quelques étapes d’algèbre, à exprimer « le même rapport de cause à effet – quel que soit l’ordre des éléments qui entrent dans ces groupements ou fonctions » (Clef, 45), qu’on passe des mots aux idées ou des idées aux mots. L’autre voie, qu’il nomme la « clef de sens », développe l’idée parallèle d’une altérité nécessaire au cœur de la pensée, une part d’inconscient secrète, impossible à considérer et pourtant toujours sous-entendue. Ces deux démonstrations sont menées l’une après l’autre et de manière parfaitement indépendante, occupant chacune un chapitre (respectivement les chapitres 8 et 9, dont l’articulation, de manière significative, est manquante), et se trouvent donc, on l’aura deviné, elles-mêmes dans un rapport d’indifférence. Paulhan, parvenu à ses fins, termine, apparemment satisfait, par une invitation sentie au lecteur
Que le lecteur veuille bien appliquer cette clef [notons ici le discret singulier, alors que Paulhan parlait juste auparavant de deux clefs…] Je m’assure qu’il se verra conduit à plus d’une remarque ou découverte, qui le décevra peut-être d’abord, pour le combler ensuite. (Clef, 51.)
16En effet, le moins qu’on puisse dire, c’est que le lecteur peut difficilement éviter la déception après avoir traversé une démonstration d’une telle âpreté et ayant en main, malgré l’invitation de Paulhan, une clef inutilisable. Non seulement inutilisable, mais d’une plate banalité, comme un lieu commun, puisque cette soi-disant clef ne fait que reprendre ce que tous savaient déjà, ou encore que tous savaient déjà ignorer. André Suarès écrivait à ce sujet dans une lettre à Paulhan : « Votre découverte de la Clef est d’une rare intelligence ; mais elle n’ouvre rien : elle mène à une double serrure26. » C’est d’ailleurs sans doute cette impression tenace et désagréable de mystification qui explique que la critique se soit si peu attardée à ce texte. Car bien loin d’être comblé, le lecteur risque au contraire de se sentir joué. Or c’est en quelque sorte exactement ce qui s’est passé. Dans les quelques pages qui suivent cette conclusion un peu courte, Paulhan, qui cherche à prévenir les objections qu’on ne manquera pas de lui faire, écrit :
Soit. Il est bien vrai que je n’ai pas cherché à faire la moindre découverte personnelle. J’ai simplement supposé, ce n’était pas si hardi, que la découverte était déjà faite […] J’ai pris au sérieux l’affirmation la plus banale qui ait cours touchant la poésie : c’est que la forme ne s’y laisse pas distinguer du fond. Bref j’ai commencé par supposer la question résolue. Et je me suis vu curieusement récompensé de ma confiance. (Clef, 57.)
17C’est que la recherche de Paulhan, en visant à définir la loi du mystère poétique, a elle-même été le lieu du mystère, où mots et idées se sont déclarés indifférents. Pour le dire autrement, la méthode n’a pas expliqué le mystère, n’en a pas donné la preuve ; en se contentant de réinvestir le plus commun des lieux communs sur la poésie, elle a plutôt manifesté ce mystère, elle lui a fait place, elle en a fait l’épreuve. Elle a été le théâtre de l’effet du mystère, un mystère violent qui l’a ruinée27. Ce renversement, le titre nous le laissait déjà deviner. En effet, « Clef de la poésie » peut d’une part laisser entendre que sera révélée au lecteur la clef de la poésie, mais peut aussi signifier que ce texte lui-même, intitulé « Clef de la poésie », constitue cette clef, qu’il n’y a pas à sortir de lui, et que seule sa lecture pourra garantir que l’effet joue. Et que le lecteur se trouve « comblé ». Il y aura alors eu « succès » du texte, et donc effet. Paulhan écrivait d’ailleurs à Ponge à propos de cet effet, dont la définition (manquante) semble tenir à la fois d’une conception rhétorique et phénoménologique de la lecture : « Si j’ai bien calculé il se produit entre les §§ 8 et 9 un déclenchement qui change le lecteur28. » On remarquera ici le « déclenchement » qui décrit l’effet de lecture et qui vient reprendre et réaffirmer, bien sûr, l’importance de cette première métaphore, celle de la clef.
18Mais qu’en est-il alors de la méthode, et de la poésie ? N’est-il jamais possible, au contraire de ce qu’affirmait Paulhan à Ponge en lui servant la mise en garde citée en ouverture, de les distinguer ? Ce texte est-il aussi « sec » que Paulhan aimait le laisser croire ? Dans une manière d’épilogue, après avoir conclu, l’essayiste revient sur ses prétentions initiales :
J’ai dit plus haut, il est vrai, que mon propos était strictement logique. Et simplement est-il arrivé, comme on le voit en d’autres aventures, que l’événement a dépassé mon propos. Logique, soit, et quelque chose de plus, qu’il me faut bien appeler poétique […] J’ai été la découverte même que je faisais. (Clef, 58. Je souligne.)
19On a déjà dit, en ouverture, que Paulhan cherchait par sa méthode à « suppléer » à un manque (et nous avions insisté sur le mot), une carence qui le séparait de la poésie. On comprend maintenant ce qu’il aurait plutôt fallu dire : la méthode consiste surtout à provoquer l’excès, son propre dépassement vers ce quelque chose de radicalement autre. Quand l’énonciation dépasse ainsi l’énoncé, « je » – qu’il s’agisse de Paulhan ou d’autrui – m’en trouve modifié, comme en état de « ravissement » : « j’ai été » la découverte29. Et c’est de cette manière que le propos sec et prudent de Paulhan, qui n’était d’abord « ni critique ni – de toute évidence – littéraire » peut soudain prétendre briller de toute l’évidence du poème au moment même où, littéralement, il perd connaissance30. Force est pourtant de noter que le geste du texte, l’excès de l’effet sur le sens est toujours signalé en creux ; le poème manque et son lieu est toujours vide. L’usage du passé composé le dit bien : « j’ai été moi-même la découverte », « l’événement a dépassé mon propos »… bref, cela a eu lieu. Si le texte retombe immédiatement ainsi et, en quelque sorte tristement, du côté du constat (oui, c’est vrai, cela a eu lieu), c’est que le pari31 est suspendu, que la poésie est toujours remise à plus tard – Paulhan n’intitule pas pour rien sa préface à une anthologie de la poésie française contemporaine À demain la poésie –, que rien n’est conclu et que cet excès viendra, espère-t-on, marquer le lecteur, le changer et qu’alors, seulement alors, le geste énoncé se sera inscrit dans le réel32.
20Ponge semble avoir résumé tout le mouvement de la Clef dans un aphorisme publié un peu plus tard, et dont la forme superposée rappelle le renversement auquel doit se prêter, selon Paulhan, la loi du mystère poétique :
J’aime la règle quand elle corrige l’émotion…
21à quoi il ajoute immédiatement
J’aime l’émotion quand elle corrige la règle33.
Nettoyage à sec
À la vérité, expression est plus que connaissance ; écrire est plus que connaître ; au moins plus que connaître analytiquement : c’est refaire.
Francis Ponge34.
22On aurait sans doute pu choisir de se tourner et de commenter, afin de poursuivre la démonstration, tout autre poème de Ponge que la Lessiveuse. Mais il est vrai que le poète semblait voir entre elle et la Clef de la poésie certains liens de nécessité. En effet, quand Ponge croit apprendre que la Clef ne sera finalement pas donnée à la revue Messages, il n’hésite pas à annoncer qu’il retirera aussi son texte, affirmant : « la Lessiveuse, alors, n’aurait plus rien à faire dans cette galère35 ». Qu’on n’aille pas penser pour autant que les pages qui suivent suggèrent de lire cette Lessiveuse comme s’il s’agissait d’y trouver un commentaire ou d’y reconnaître un équivalent proposé par le poète au texte méthodique de l’ami Paulhan. On souhaiterait plutôt reprendre, à travers la lecture de ce texte, certains des points abordés jusqu’ici (la figure de la méthode, l’importance de l’effet, etc.) pour voir la façon dont ils s’articulent ou prennent forme et dans l’espoir, ainsi, d’éclairer encore un peu plus les enjeux du texte de Paulhan.
23La Lessiveuse est écrite sous l’Occupation, peu de temps après la publication du Parti pris des choses. Il faut savoir que ce poème est un laboratoire de transition, et ce, doublement. D’une part, la Lessiveuse s’offre comme un terrain d’essai où Ponge, après avoir été strictement le poète des choses, fait progressivement place à l’homme, poussé entre autres par Camus ; voilà qui explique l’entrée en matière du poème :
Pour répondre au vœu de plusieurs, qui me pressent curieusement d’abandonner mes espèces favorites (herbes ou cailloux, par exemple) et de montrer enfin un homme, je n’ai pas cru pourtant mieux faire encore que de leur offrir une lessiveuse […]36.
24D’autre part, c’est là que s’élabore la notion de « toilette intellectuelle », nouvel avatar de la méthode pongienne qui vise toujours à modifier le réel, et à laquelle on reviendra, une notion qui prend plus tard sa pleine expansion dans le poème le Savon. Cette Lessiveuse décrassera le linge qui y sera mis, de la même manière dont la Clef de la poésie – même souci de voir clair, de faire la part des choses – avait pour objectif de « séparer le vrai du faux ».
25Ponge s’attache donc dans ce poème, et comme il l’avait fait auparavant pour « l’huître », « l’orange » ou « le cageot », à la description de l’objet-lessiveuse. Très vite pourtant, avant même d’en venir à l’objet, il s’avise que, « pour pouvoir en communiquer quelque chose », il ne « suffit pas de l’avoir contemplé […] très souvent » (Lessiveuse, 738). C’est au contraire toute une série d’opérations ardues qui s’avèrent cette fois nécessaires dans l’approche du discours. Ici, il vaut la peine de citer un peu longuement :
Il faut – bronchant – l’avoir pleine de sa charge de tissus immondes, d’un seul effort soulevée de terre pour la porter sur les fourneaux. […]
Il faut avoir sous elle attisé les brandons à progressivement l’émouvoir […]
Il faut l’avoir enfin toute bouillante encore embrassée de nouveau pour la reposer par terre…
Peut-être à ce moment l’aura-t-on découverte. Et quel lyrisme alors s’en dégage en même temps que les volumineuses nuées qui montent d’un coup au plafond – pour y perler bientôt… et ruisseler de façon presque gênante […]. (Lessiveuse, 738.)
26Tout se passe donc comme si la simple observation, cette fois, ne suffisait plus, et que de manipuler l’objet, de l’écraser pour en forcer la porte (comme cela est le cas de l’huître ou de l’orange) restait sans effet ; comme s’il fallait plutôt et de manière impérative participer activement à son fonctionnement, y mettre du sien et s’assurer à chaque instant du succès de l’opération – comme le suggère ce « il faut » par trois fois répété. Voilà qui permettra peut-être simultanément de découvrir, de révéler la lessiveuse telle qu’elle est. N’est-ce pas aussi ainsi qu’il faut entendre la phrase « peut-être à ce moment l’aura-t-on découverte » (double sens, ici, avec l’idée de lui retirer son couvercle) ? Ensuite, bien sûr, il est toujours possible de cèder à l’humide lyrisme, dont les « perles » se révèlent n’être que de « gênantes » coulées le « long des murs ». En effet, tout de suite après, suit une strophe de dix vers, composée de décasyllabes et d’alexandrins ; un ridicule petit poème serti dans le poème, plein à ras-bord de rimes et d’assonances pour le moins douteuses.
Si douces sont aux paumes tes cloisons…
Si douces sont tes parois où se sont
Déposés de la soude et du savon en mousse…
Si douce à l’œil ta frimousse estompée…
(Lessiveuse, 738.)
27Voilà donc semble-t-il l’un des résultats possibles – mais pas le seul – de l’engagement méthodique envers la lessiveuse : un poème, d’ailleurs mauvais. Ponge ne se prive jamais d’ironiser sur l’« effusion lyrique » qui caractérise une poésie dont il veut à tout prix se débarrasser… autant dire « se laver ». Après avoir tiré un trait définitif sur cette malheureuse strophe, le texte reprend :
Retirons-la [la lessiveuse], elle veut refroidir… Pourtant ne fallait-il pas d’abord – tant bien que mal comme sur son trépied – tronçoniquement au milieu de la page dresser ainsi notre lessiveuse ?
Mais à présent c’est à bas de ce trépied […] – c’est froide et muette, rincée […] que nous allons pouvoir la considérer. (Lessiveuse, 738.)
28Voilà soudain la surprise qui nous était réservée : ce poème lyrique assez pauvre, élevant son objet sur quelque trépied, était en fait non pas un dérapage, mais un passage obligé. Tout se passe en effet comme si le poème qui, après tout, est une lessiveuse, devait accueillir les « tissus ignobles », des mots salis par un usage trop insouciant, devait être le lieu d’une séparation du « vrai » et du « faux ». Le nettoyage qui s’ensuit donne au poème la chance de se reprendre à neuf, et à froid… c’est-à-dire méthodiquement. Et voici comment est décrite cette fois la lessiveuse (et cette nouvelle poétique) :
[…] c’est le plus grand des vases ménagers. Imposant, mais simple.
Noble, mais fruste. Pas du tout plein de son importance, plein par contre de son utilité.
[…] L’on ne peut dire qu’elle serve jamais d’ornement.
(Lessiveuse, 739.)
29L’allusion est, pourrait-on dire, transparente : la lessiveuse – à la fois poème et méthode – trouve son point d’accomplissement dans quelque chose qui la dépasse, dans son utilité ou son effet. Elle (il) « est conçue de telle façon […] que cela aboutisse à une purification. » Le poème, ici, coïncide parfaitement avec la méthode de « toilette intellectuelle ». C’est justement le moment choisi par le poète pour s’émerveiller, lequel s’exclame alors :
Nous voici donc enfin au plein cœur du mystère.
30N’est-il pas paradoxal de se retrouver « au cœur » du mystère poétique au moment précis où le poème pour ainsi dire sort de lui-même ? Jean-Paul Sartre, dans le très long article qu’il consacre à Ponge, pointe du doigt cette « lessiveuse » qu’il juge scandaleuse :
Certes il faut prendre garde de ne pas mettre dans la chose ce qu’on prétendra ensuite y trouver […] ce n’est pas la présence des linges sales qui fait bouillir l’eau de la lessiveuse. Sans la chaleur du foyer, cette eau resterait inerte et s’encrasserait peu à peu sans réussir à laver les tissus. Et Ponge devrait le savoir mieux qu’un autre, puisque c’est lui qui mettait la lessiveuse sur le feu37.
31Il est difficile de souscrire complètement à ce qu’affirme Sartre. Il semble plausible en effet que Ponge sache tout à fait ce qu’il fait en portant lui-même cette lessiveuse sur le feu : c’est ce qu’on aura plus haut tenté d’expliquer en parlant d’une « participation active » au processus du sens (qu’on se souvienne du passage où se répétait « il faut… il faut »). Pourtant, il est indéniable que Sartre pose néanmoins le doigt sur quelque chose d’important. Car il est bien vrai que Ponge « met » dans ce poème quelque chose qu’il prétend ensuite y trouver. En effet, la méthode (le processus de nettoyage qui mène à la « purification ») y est à ce point métaphorisée qu’elle occupe toute la place et en vient à menacer la réussite du poème lui-même, où la lessiveuse-objet devrait devenir, comme l’huître ou l’orange, simple lessiveuse de mots.
32On se prend alors à penser que l’attaque peut-être en partie injuste de Sartre vient d’une certaine manière répéter l’impérative mise-en-garde que Paulhan servait à Ponge. Peut-être en effet y avait-il pour le poète quelque danger à trop se préoccuper de la recherche d’une méthode et de son expression méthodique. C’est ce danger qu’il faut bien reconnaître lorsque la lessiveuse (et le poème) – et l’on passe sur les significations politiques évidentes d’une telle conclusion écrite sous l’Occupation – accomplit finalement sa fonction cathartique :
Et voici qu’en effet le miracle s’est produit : Mille drapeaux blancs sont déployés tout à coup – qui attestent non d’une capitulation mais d’une victoire – et ne sont peut-être pas seulement le signe de la propreté corporelle des habitants de l’endroit. (Lessiveuse, 740.)
33Curieux. Afin de prétendre que la métaphore un peu trop évidente n’a pas encore été « éventée » par le lecteur, le poète doit ajouter ce « peut-être pas seulement le signe », comme s’il invitait à lire quelque subtil sous-texte là où tout est pourtant clairement établi depuis longtemps. À ce moment précis du triomphe, le poème est – ironiquement – en grand danger de perdre le « propre » de la lessiveuse, et peut-être même celui de la poésie38. Et peut-être faut-il penser que triomphe et capitulation sont, là comme souvent ailleurs, bien moins faciles à départager que ne le laisse croire Ponge39.
34Ponge aurait bien voulu que l’influent ami directeur de la Nouvelle Revue Française consacre un texte de commentaire à son œuvre, et le lui rappelait souvent. À une occasion, Paulhan répond à cette demande répétée : « Je ne pourrai parler véritablement de toi qu’une fois les Fleurs (II) achevées. Il m’en tarde, d’ailleurs40 », par quoi il voulait dire non pas que d’être parvenu au bout de sa méthode lui laisserait enfin le loisir d’écrire sur son ami, mais plutôt que c’est à cette condition et à cette condition seulement qu’il pouvait espérer être un jour en mesure de le faire. Nous ne connaissons aucun texte de Paulhan sur Ponge. Il faut dire que Paulhan n’acheva jamais le second tome des Fleurs de Tarbes. Peut-être aussi Paulhan, fidèle et pour plusieurs années unique lecteur de Ponge, partageait-il désormais « le secret de [cette] poésie41 », trop sensible à l’effet des ces poèmes dont il était incapable de prendre la moindre distance, qu’il s’apercevait souvent savoir « par cœur ». Pour reprendre les mots de Barthes, « quand le texte fait de l’effet, d’un certain sens, il n’y a plus rien à en dire42 ». Paulhan, désormais au cœur du poème, se trouvait privé – ou libéré – de toute méthode.
35Ponge a, quant à lui, signé un petit texte d’amitié intitulé Pour une notice (Sur Jean Paulhan). Alors qu’il s’apprête à conclure, Ponge expose chez son vieil ami un savoir crucial : celui, « attitude proprement scientifique », qui consiste, d’une part, à se garder le plus longtemps possible de conclure, et, d’autre part, à savoir « très bien conclure, à certains moments : comme il faut ». Et pour illustrer ce deuxième cas, il évoque « sa découverte (au sens propre) du mystère de la parole (dans Clef de la poésie)43 ». Mais il semble après tout qu’il aurait pu aussi bien donner la Clef comme exemple du premier cas. Car on l’a vu, le discours méthodique de Paulhan sur la poésie vise à conclure, et pourtant n’y parvient qu’en demandant à la poésie de conclure à sa place et – reprenons ici l’image finale du poème de Ponge – ne triomphe, pour tout dire, qu’en capitulant. Or dans la pratique poétique de Paulhan, dans l’œuvre de fiction, ce jeu d’exclusion mutuelle se poursuit souvent alors qu’un excès, on le disait dès l’introduction, vient faire irruption et dépasser un texte incapable de se conclure pour le clore à sa place. Se pose alors la question de la lisibilité d’un tel excès, ou plutôt d’un certain illisible, d’un moment insaisissable, qui échappe à la violence de la saisie interprétative mais qui, dans un même temps, violente le texte. C’est cet « effet » et cet excès du texte qu’on souhaite en dernier lieu examiner à nouveau, en se tournant vers un court récit fictif tiré des Causes célèbres.
« Orpaillargues » : rites du texte et mythes de lecture
Les mythes ont la vertu de suggérer ce qu’il serait trop long d’expliquer en détail ; encore est-ce à condition de bien les entendre.
Jean Paulhan, À demain la poésie.
36« Orpaillargues » est, de toutes les Causes célèbres44, le récit45 qui est peut-être le plus clairement une mise en fiction du théorique : le lecteur a tout de suite l’impression vive, mais vague, d’y deviner l’illustration de thèses développées ailleurs (dans Les Fleurs de Tarbes et la Clef de la poésie en particulier) sans pouvoir exactement dire lesquelles et surtout en vue de quoi. Ce n’est pas là affirmer quelque chose de bien extraordinaire : la plupart des lecteurs de Paulhan, et Maurice Blanchot le premier, ont souligné à quel point la limite était floue dans cette œuvre entre essais et récits. Cette impression est ici plus que jamais fondée : après tout, « Orpaillargues » est le récit d’un rite de noces et on sait quelle analogie Paulhan propose entre le mariage de raison et le respect des règles en poésie (rime, métrique, etc.) dans À demain la poésie46. Le passage suivant rappelle en effet étrangement les premières lignes du texte qui nous occupe :
Les sociologues ont pu constater, même chez les peuples apparemment délicats et civilisés, comme les Indiens et les anciens Français, une coutume qui nous semble aujourd’hui tout à fait barbare. C’est la coutume qu’on a autrefois appelée le mariage chrétien, ou encore le mariage de raison. Voici : quand une jeune fille atteignait dix-huit ans […]47.
37On nous reprocherait sans doute d’insister trop lourdement sur une simple lecture analogique (soulignant les similarités entre le théorique et le récit) ou même, encore une fois, allégorique (où le texte devrait être lu comme un commentaire sur le fait poétique). On espère plutôt montrer ici que ce récit propose, comme tous les récits de Jean Paulhan, une expérience de lecture (autre mariage de raison entre un auteur et son lecteur) et illustrer comment, pour reprendre les mots de Jan Baetens, il « se donne des ambitions cognitives48 », pour mieux mettre celles-ci ensuite en échec. On a l’impression, presque obligée, qu’« Orpaillargues » décrit une scène fondatrice (à plus d’un titre)49, dont l’origine resterait incertaine. Ce conte est d’autre part un texte difficile et obscur qui s’offre comme le récit ethnographique d’une énigme, laquelle bien sûr appelle l’interprétation. Chacune des Causes peut d’ailleurs être lue comme le récit d’une quête de sens, la recherche jamais complétée d’un secret caractérisé par la « simultanéité du manifeste et de l’énigmatique50 ». Il y a ici, pourtant, l’ajout d’une difficulté supplémentaire qu’il faut bien prendre en compte : au récit du rite s’ajoute le récit de sa réception (de sa lecture), ce dernier devenant, on le verra, inséparable du premier. Le texte propose en effet en seconde partie trois interprétations, lesquelles problématisent toute lecture à venir puisqu’elles en montrent l’inévitable aveuglement. Mais c’est là anticiper. Voici avant tout le texte d’« Orpaillargues » cité en entier, par commodité :
Voici quel était dans cette région le rite des noces : on façonnait de cire rose et de caoutchouc un mannequin à l’image exacte de la fiancée. Puis on le laissait glisser à la rivière, après l’avoir revêtu des plus riches robes, et des bijoux, qu’elle eût jamais portés. Les seins demeuraient cependant à découvert : peints en rouge, et comme écorchés. Des rayures jaunes concentriques les faisaient ressembler à des cibles.
La rivière était connue pour charrier des paillettes d’or ; nous le savons par les noms de villages, comme Orpaillargues, qui sont venus jusqu’à nous. Ces paillettes n’étaient pas assez nombreuses pour alimenter un commerce. C’est tout au plus si les riverains, en les recueillant à la battée, gagnaient leur petite vie.
Mais sans laisser aux paillettes le temps de se coller au mannequin, les garçons du village, qui s’étaient donné le mot en secret, l’avaient attendu en aval, tiré sur la rive, privé de robes et de bijoux ; puis s’en étaient amusés, à peine sauvée de la noyade et encore confondue, de toutes les manières.
Pour nous, le sens du mythe est divers. Les savants classiques voient dans le revêtement d’or le signe du mariage indissoluble. Les romantiques tiennent que la fiancée doit s’offrir toute nue, et n’ayant qu’elle-même, à l’aventure des noces. Les modernes pensent qu’on la voulait simplement purger du venin, que sécrètent les filles vierges. Il est possible que les naturels d’Orpaillargues, s’ils avaient le goût de réfléchir, ne se soient pas trouvés moins divisés.
À vrai dire, nous ne savons pas si le dépouillement de la poupée faisait partie du rite. Il semble qu’il n’y eût pas d’entente, sur ce point, entre enfants et grandes personnes. Cependant les bijoux et les robes faisaient plus tard, en famille, l’objet de chantages et de trocs. On ne sait trop non plus ce qui attendait, dans cette région, les jeunes mariées51.
38On sait que chacun des récits composant les Causes célèbres est construit sur la figure de la métalepse, sur un renversement à chaque fois parfaitement inassimilable de la cause et de l’effet, renversement dont la progression a été presque invisible et qui surprend le lecteur en fin de parcours, le laissant sonné sous le choc de l’inintelligible. Paulhan écrivait à ce sujet à Joë Bousquet qu’il avait ménagé dans chaque Cause « entre le 3e et le 4e paragraphes, la même articulation52 ». Or il semble y avoir, dans « Orpaillargues », non pas un seul, mais plusieurs de ces renversements. Commençons donc par les identifier et examiner ce qui en fait l’enjeu à chaque fois, pour y voir plus clair.
39Le texte s’ouvre sans introduction sur une description apparemment neutre, précise et complète d’un rite nuptial au sein d’une communauté de « naturels », à une époque et dans une région qui ne sont pas identifiées, mais que l’incipit, avec son « Voici » inaugural et le démonstratif « cette région53 » semble tenir pour connues du lecteur. Un rite est une convention qui suppose un « sens commun », une pratique réglée, un ensemble de gestes prescrits de caractère sacré ou symbolique. Le mot désigne aussi, dans son sens figuré, une pratique invariable, une habitude. C’est bien là ce que suggèrent les premières lignes, par l’emploi du pronom impersonnel « on » et de l’imparfait, lesquels signifient que le geste est, au sein de cette communauté, infiniment répétable, toujours identique et jamais original (on n’en précise d’ailleurs pas l’origine). Quant au mannequin, s’il est une copie exacte de la fiancée, il en est aussi parfaitement distinct, par ses seins peinturlurés, qui « ressemblent à des cibles » (ici le texte devient un instant moins objectif en se permettant une telle comparaison) et dont les couleurs criardes attirent – justement comme des cibles – l’attention sur la différence du simulacre, mais aussi le désir des garçons54. Passons sur le paragraphe suivant, auquel on reviendra sous peu. C’est à partir de
Mais sans laisser le temps aux paillettes de se coller au mannequin…
40que le texte devient beaucoup plus problématique et que s’opèrent plusieurs renversements. De description ethnographique, le texte passe brutalement au récit d’un événement. Le choc est sensible dans la transition maladroite de l’imparfait au plus-que-parfait, transition qui correspond au second renversement, entre une pratique immuable à chaque fois répétée et l’irruption du singulier et de l’imprévu :
les garçons du village, s’étant donné le mot en secret, l’avaient attendu en aval…
41Cet « accident » est un détournement du sens « commun » (du moins, on l’imagine d’abord), résultat d’une conspiration qui empêche le rite (la convention) de s’accomplir (encore qu’on ignore quel serait cet accomplissement). La lecture du passage est malaisée puisqu’il est impossible de déterminer quelle est la conclusion habituelle du rite, et si l’accident en fait ou non partie. Le texte, d’ailleurs, ne le précisera jamais. Cet accident, cet imprévu de la naration est bien entendu paradoxal. Tout se passe comme si c’était non pas uniquement le rite qui était ainsi détourné, mais la narration elle-même qui, ayant entrepris de décrire un rite récurrent, se voyait soudain détournée de son cours (ce qui donne au lecteur l’impression que la description se faisait sur le vif). En ce sens, le texte fait ce qu’il dit et à la violence racontée correspond une violence faite au texte. Or cette violence correspond aussi à l’irruption de l’imprévu dans le rite (et dans le texte). On reconnaît un mouvement décrit auparavant, celui de l’excès du poétique au cœur du texte spéculatif, lequel cherchait méthodiquement à se prémunir contre une telle irruption.
Un événement dans le texte
42La scène n’est pas sans gravité. Car ce qui aurait d’abord pu passer pour une plaisanterie de jeunesse ou un simple mauvais coup devient beaucoup plus sérieux quand le féminin fait discrètement retour dans le texte avec ce « e » muet ajouté de manière fautive aux adjectifs « sauvée » et « confondue » qui renvoient pourtant tous deux au mot « mannequin55 », pour suggérer un viol, comme si le texte perdait un instant de vue le sujet de la phrase, « confondant », justement, la fiancée et sa copie rituelle :
[les garçons] l’avaient attendu en aval, tiré sur la rive, privé de robes et de bijoux ; puis s’en étaient amusés, à peine sauvée de la noyade et encore confondue, de toutes les manières.
43C’est tout de suite après qu’intervient la tentative d’interprétation :
Pour nous, le sens du mythe est divers.
44On assiste, encore ici, à un glissement étonnant. Le texte, en effet, se proposait de décrire un rite. Or l’interprétation veut être celle d’un mythe, c’est-à-dire d’un récit ou d’une fable, soit donc d’une pure construction. Or de quel mythe s’agit-il, et pour qui ? Il est significatif qu’une des acceptions de ce terme soit « allégorie », l’« expression d’une idée, [l’] exposition d’une doctrine sous une forme imagée56 ». Or c’est précisément à ce moment du texte que sont présentées les interprétations classique, romantique et moderne de ce qui a précédé. On reste un peu perplexe devant cette division tripartite, alors que toute l’œuvre de Paulhan repose, comme on le sait, sur l’opposition entre la Terreur et la Rhétorique. Mais la terminologie employée ici est néanmoins familière à tout lecteur de Paulhan, qui ne peut manquer de reconnaître immédiatement l’opposition centrale entre rhétoriqueurs et terroristes, et de tenter de retrouver, dans leurs lectures et leurs décryptages partisans du mythe, une figure de leur amour de la règle ou de leur haine des mots57. En ce sens, c’est le lecteur qui crée l’allégorie ou le mythe. Ces trois interprétations sont toutes, pour des raisons auxquelles on reviendra sous peu, également fausses. Il n’y a à cela rien d’étonnant, et l’on sait qu’il y a à la poésie un « trait constant : c’est le défaut régulier que trahit à son endroit chaque doctrine ou raison58 ». Ces lectures avaient déjà, comme c’est toujours le cas chez Paulhan, leur point aveugle d’avance programmé. Le paragraphe final revient sur le repêchage du mannequin, moment qui constitue, on l’a vu, un point où le texte devenait indécidable, et admet candidement que
nous ne savons pas si le dépouillement de la poupée faisait partie du mythe. Il semble qu’il n’y eût pas d’entente, sur ce point, entre enfants et grandes personnes.
45L’apparition du mot « poupée », ce féminin qui succède à « mannequin », fait mine de nier le troublant moment du texte où réapparaissait le féminin par ce « e » muet et inattendu en régularisant la transition (féminin et simulacre). Le ton prudent et méthodique de la seconde phrase est comique : on voit mal, en effet, comment enfants (le terme gêne après l’épisode du viol) et adultes auraient pu s’entendre à ce sujet. Mais il reste qu’il est impossible de décider si l’accident (que le texte nomme pudiquement « dépouillement59 », un état qui s’oppose à l’ornemenation d’abord prévue) est oui ou non inclus dans le rite, d’autant plus que l’imparfait revient juste après (« les bijoux et les robes faisaient plus tard… »), ce qui laisse entendre qu’on finissait toujours par dépouiller le mannequin et par récupérer robe et bijoux. Bref, cette interruption semble être à la fois incluse dans le rite et n’en faire pas partie, lui être extérieure. Cette incertitude sur les limites du rituel est finalement rejetée sur ce qui en constituait l’origine : le texte s’y intéresse jusqu’à perdre de vue complètement les « noces » elles-mêmes. Dernier renversement, le rite, qui aurait dû être au service des noces, devient l’objet de toute l’attention commune (un rite des noces dont l’objet manque : on en discute, on se dispute par sa faute), allant même jusqu’à assurer la vie économique du village (« chantages et trocs »). Le texte se termine sur une aporie, une indécision radicale qui souligne la fragilité du sens, l’effort constant qu’il nécessite et le danger qui sans cesse le guette. La phrase ultime contraste nettement avec l’ouverture du texte, en reprenant « dans cette région » mais en opposant à la certitude du « voici » inaugural un « on ne sait trop », qui laisse le lecteur en plan et lui donne à lire comme un sous-entendu sinistre, puisqu’enfin le féminin insiste dans ce « e » muet et c’est toujours exclusivement des « jeunes mariées » dont on ignore le sort.
46Mais l’accident est aussi la chance du texte, et le danger qu’il fait courir au sens est son sens. On reconnaît dans son statut problématique la tension entre le singulier (l’original) et l’itérabilité. Paulhan tentera inlassablement de répondre à cette question : comment assurer une expression originale et authentique tout en usant des lieux et des règles que nous offre (où nous jette) le langage ? Pour le dire autrement, ici comme ailleurs est interrogée la difficile coexistence (et déconstruite en partie l’opposition) de l’événement et de la règle, à laquelle on reviendra au chapitre suivant. La tâche est, bien entendu, par définition « strictement impossible60 » et le récit se doit, selon Paulhan, de mimer cet impossible, à défaut de le maîtriser, ce que nous avait déjà appris la lecture de Clef de la poésie.
47La description du rite et le récit de son interruption sont eux-mêmes interrompus par deux digressions interprétatives qui n’ont pas encore été lues et vers lesquelles on se tournera maintenant, puisque c’est par ces ruptures apparentes que le récit parvient à prendre forme. La première se donne pour l’explication du titre. La seconde, où sont proposés trois « sens » de ce qui a été observé et décrit (mais qu’on désigne alors comme un « mythe » plutôt qu’un « rite »), survient juste après la scène de viol et le retour du féminin. Les interprétations témoignent elles aussi, par la perspective qu’elles adoptent et les éléments qu’elles choisissent de privilégier, de la difficile intégration de l’interruption dans le rite. Le texte revient finalement à la scène du rite, ou plutôt à l’après du rite, où, on l’a dit, est clairement posée la question de la composition de la pratique commune, de ce qui y est inclus et de ce qui en est exclu. Cette question de la clôture du rite est en quelque sorte immédiatement réouverte par la description des chantages et des trocs auxquels se livraient ensuite les familles : faut-il considérer, encore une fois, qu’il s’agit là d’éléments du rite ? Rien n’indique en effet qu’il faille exclure ces gestes. Tout se passe, pour le dire brutalement, comme s’il était rigoureusement impossible pour l’observateur de tracer une limite claire entre le rituel et la vie courante, de la même manière qu’il n’y a, pour Paulhan, pas de spécificité de langage poétique, pas de véritable différence entre langage ordinaire et littérature.
De la poudre (d’or) aux yeux
48C’est donc, on l’a vu, dans le passage du rite au mythe que le texte en apparence transparent (il s’agissait, après tout, ou du moins au moment de l’amorce, d’une description objective) révèle sa présence, et prouve ressortir moins de la description que de la construction. La chose est particulièrement visible dans le passage où apparaît le nom d’un des villages de la région, « Orpaillargues », lequel est aussi le titre du récit. C’est ce nom « venu jusqu’à nous » d’un passé lointain dont il ne nous reste – présumons-le – rien de plus, et d’autres noms, semblables (le texte ne les précise pas) qui nous permettent de savoir que les eaux de cette rivière charriaient autrefois de l’or ; ce nom qui semble avoir miraculeusement traversé le temps (« les noms […] qui sont venus jusqu’à nous »). Une telle affirmation laisse songeur : rien ne prouve bien sûr que ce village porte un tel nom parce que des orpailleurs y vivaient61. On assiste ici à un effet de l’illusion, dénoncée avec mordant par Paulhan, d’un cratylisme terroriste rêvant d’un lien motivé entre le nom et la chose qu’il nomme, entre le signifiant, le signifié, et le référent (mais les référents dans ce texte, c’est justement ce qui manque sans cesse, ce qui est disparu ou s’est perdu). Si, par faiblesse ou inattention, l’on était tenté d’accorder la moindre valeur à cette preuve par l’étymologie, la phrase suivante vient immédiatement prouver que l’explication du nom est venue a posteriori : comment en effet peut-on savoir que « ces paillettes n’étaient pas assez nombreuses pour alimenter un commerce » ? C’est comme si le texte péchait soudainement par excès : souhaitant absolument croire à la justification de ce nom, il précise la pauvreté en or de ces eaux, une remarque apparemment neutre mais logiquement injustifiable. C’est d’ailleurs là quelque chose qui caractérise ce texte entier : il semble se défaire à mesure qu’il progresse62. Le lecteur n’a tout d’abord aucune raison de soupçonner le récit, mais ne peut longtemps éviter de se demander d’où lui vient cette description et si elle n’est pas dénuée de toute compréhension, aveuglée et incapable de rendre compte de ce qu’elle voit. Comme si tout témoignage était impossible. Donnons-en deux autres exemples63. C’est uniquement après une digression sur la présence (insuffisante) des paillettes que le texte revient au mannequin qu’on a laissé glisser à la rivière, et constate qu’on le retire des eaux « sans laisser le temps aux paillettes de se coller » à lui. Encore une fois, il est difficile d’affirmer hors de tout doute que le « revêtement d’or » (pour reprendre un terme qui sera employé par l’interprétation classique) constitue véritablement le but de l’opération (surtout, on l’a vu, si l’interruption en fait partie). N’assiste-t-on pas ici à un glissement métonymique, les paillettes devenant élément du rite par leur simple contiguïté dans le texte ? Ce qu’on croit ici être l’effet du rite (lentement recouvrir le mannequin de paillettes d’or) n’est-il pas plutôt la cause du récit de ce rite, le nom du village poussant à y intégrer les paillettes d’or ? Ce titre étrange, ce nom construit, qui semble vouloir signifier précisément et résiste pourtant en tant que signifiant vide ou beaucoup trop plein, n’est-il pas, ultime renversement, une conséquence du texte ? Ne faut-il pas lire dans Orpaillargues à la fois « or », « orpaillage », « paillards », « art », ou encore le verbe « arguer » qui, tous, pourraient facilement représenter différents aspects thématiques ou enjeux réels du texte ? En ce sens, le titre ne peut faire sens qu’après avoir été motivé sémantiquement tout au long du récit et est donc à toute fin pratique produit par celui-ci dans un but d’unification, effet textuel mais donnant l’impression d’en être l’origine64 ?
49Ce glissement par lequel le texte nomme mythe ce qu’il avait d’abord désigné comme rite semble lui aussi lié à la contamination (ou à l’irruption) de la métonymie dans le rituel de la métaphore. En effet, si le rite se déroule dans le temps, il reste pourtant placé sous le signe de la ressemblance (transfert du sens par analogie – ici le mannequin), du sens sacré et d’un paradigme unique, toujours répété de manière identique. Or l’interruption est on le sait par essence métonymique. Ici, le dépouillement inattendu du mannequin (justement ce mannequin, cette métaphore) couche brusquement le rite, pratique paradigmatique, sur l’axe syntagmatique (le fleuve figure d’ailleurs cet axe, par la soudaine mention de l’attente en aval) et le transforme en mythe, c’est-à-dire en « récit » livré à la contiguïté, à l’accident possible et à l’errance du sens. Le texte devient dérive métonymique, et tout se passe comme s’il ne parvenait plus à se récupérer. Si l’on reprend l’opposition proposée par Lévi-Strauss entre rite et mythe, selon laquelle le rite « tente de refaire du continu à partir du discontinu », alors que le mythe « retrace l’institution des différences », il apparaît que le rite devient « mythe » précisément au moment où la différence le marque, où l’imprévu qu’il ne tolère pas vient l’interrompre. Le passage observé serait donc celui d’un continu naturel vers le discontinu de la culture. Cette opposition, si l’on accepte de la déplacer légèrement, rappellerait assez bien le malentendu toujours possible, peut-être même inévitable, entre l’auteur (expression « naturelle ») et le lecteur, si cher à Paulhan sur lequel on s’arrêtera un instant65. Évidemment, il ne s’agit pas ici de prouver que ce conte n’est pas vraiment un récit ethnographique, ce qui serait ridicule, mais d’insister pour qu’on reconnaisse qu’il s’agit en quelque sorte de la mise en scène d’un malentendu qui, à la limite, rend le texte illisible. Ainsi, c’est dans la lecture du rite (et ici il faut entendre la narration elle-même, dans son entièreté, puisqu’il s’agit dès le début de faire le récit de ce rite) que se perd le « naturel » nécessaire au sens. On reconnaît dans ce « naturel » ce que Paulhan a appelé ailleurs « l’illusion de l’explorateur66 ». Cette illusion, on le sait, est celle par laquelle l’explorateur accorde à la langue « primitive » qui n’est pas la sienne et qu’il observe de l’extérieur un caractère concret (ou l’incapacité d’abstraction) qui lui vient de sa propre difficulté devant cette langue, par laquelle il généralise et fait de l’obstacle pour lui un défaut chez l’autre. Difficile de croire qu’une telle illusion ne sera pas thématisée dans ce conte ethnographique. Elle semble l’être, encore que pas exactement au niveau du langage. C’est, de façon plus générale, du malentendu de toute lecture qu’il il est question, où « notre attention risque de déformer les idées et jusqu’aux faits auxquels elle s’applique d’autant plus gravement qu’elle s’attache à ces faits avec plus d’assiduité et les considère avec plus de soin67. » Le récit ethnographique apparaîtra alors comme simplement exemplaire de ce phénomène – de cet écueil – épistémologique que constitue la violence de toute expression68.
Le malentendu
50« Pour nous, le sens du mythe est divers ». Ce « nous » est apparu une première fois lors de l’explication du titre (« nous le savons par les noms des villages ») et reviendra une troisième et dernière fois (« nous ne savons si le dépouillement de la poupée… »). Par ces seules trois occurrences on voit s’esquisser le récit d’une incertitude progressive, de la description des faits à la multiplication des sens, à l’impossiblité de jamais savoir. Curieusement, c’est le pronom indéfini « on » qui termine le récit, comme pour redonner une certaine objectivité anonyme et scientifique à toute l’affaire, celle, souvenons-nous, que Paulhan rêvait de pouvoir atteindre dans sa Clef parfaitement méthodique qu’il aurait voulu ne pas signer, comme si cette incertitude était elle aussi un « savoir ». Ce « nous » jamais décrit peut apparemment admettre des sens qui sont non seulement « divers », mais en fait mutuellement exclusifs, comme le sont les trois interprétations qui suivent. Les savants classiques portent toute leur attention sur le mannequin, sur le simulacre et voient dans l’ornementation progressive de celui-ci un « signe du mariage indissoluble ». Cela suppose de prime abord que, dans cette perspective, l’interruption des jeunes garçons est réellement un accident singulier et que le déroulement normal du rite est bien la lente constitution de ce signe au fil de l’eau. Ce qui intéresse ici, c’est que pour les classiques le but de l’opération est clairement la production d’un signe, mais qu’une telle perspective néglige l’ambiguïté pourtant réelle de la situation. Le point de vue des romantiques est plus difficile à expliquer. On peut d’une part penser que le rite n’a pour eux d’autres fonctions que de débarrasser la jeune femme de ses robes et de ses bijoux afin qu’elle puisse s’offrir « nue […] à l’aventure des noces ». La lente descente de la rivière, la présence (ou non) de paillettes d’or et le repêchage importent peu : seul compte le dépouillement (ritualisé) de la fiancée. Cela revient à dire que tout le récit qui a été fait est lui aussi négligé. Mais il est aussi possible de croire qu’ils voient dans le « second » dépouillement (celui du mannequin) un « signe » du premier, ce qui reviendrait du coup à considérer que l’accident fait partie du rite. D’une manière comme de l’autre, il est clair que cette interprétation s’oppose directement à la première : revêtement/dépouillement, aventure des noces/mariage indissoluble. Il ne reste alors qu’à traduire – c’est là le piège – cette interprétation dans le cadre conceptuel où s’opposent Terreur et Rhétorique (et on a vu que le vocabulaire non seulement permettait cette traduction de l’« allégorie », mais en un certain sens la rendait inévitable) : les romantiques tiennent que la pensée (où la subjectivité, ou l’âme) doit s’offrir nue à l’aventure de l’expression, sans recourir au vêtement de la forme. Les classiques, quant à eux, privilégient le revêtement d’or de la forme réglée (de la rhétorique) dans lequel il voient un signe du mariage du mot et de l’idée. Ou est-ce si simple ? Car l’opposition n’est pas aussi tranchée et les termes opposés restent curieusement disjoints. En effet, les classiques voient dans ce rite la production de « signes » (le rite est alors un langage, une rhétorique) ; quant aux romantiques, ils insistent plutôt sur son effet, réel et immédiat (le rite est une action, un « faire »).
51L’interprétation des modernes, enfin (et on notera le comique de l’adverbe « simplement », où est particulièrement sensible l’ironie paulhanienne qui marque toute cette partie du récit), consiste à ajouter l’invention débridée au rite : on suppose alors que les jeunes vierges « sécrètent » (le présent du verbe montre bien qu’il n’y a à ce moment aucune distance critique) un venin dont elles doivent être purgées, et c’est ce qu’est censé accomplir ce rite (encore qu’on voit mal à quel moment du procédé s’effectuerait cette purgation). Pour le dire simplement : on garde le silence sur ceux des éléments du rite qui seraient retenus par les modernes ; mais on note tout de même chez ceux-ci un effort pour « faire naturel » en prétendant s’installer pour la première fois eux-mêmes au cœur du rite et de son « secret », le reprendre et y participer plutôt que de le considérer de l’extérieur.
Il est possible que les naturels, s’ils avaient le goût de réfléchir, ne se soient pas trouvés moins divisés.
52À la limite, l’origine même du rite devient, à rebours, problématique. Mais comment peut-on être divisé sur le sens d’un rite ? L’entente commune lui est nécessaire ; sans elle, le rite n’est plus qu’une succession de gestes indifférents ou contradictoires, vidés de toute signification et sans aucune efficacité symbolique. Évidemment, cela laisse entendre que c’est la réflexion qui fait naître la division, la mésentente et paralyse le rite et qu’il eût mieux valu y adhérer sans se poser la moindre question. Le détachement critique – dès qu’on passe de l’autre côté, hors du mystère, dès qu’on tente de s’en distinguer sans aucun doute possible comme la méthode l’avait fait elle-même de la poésie – rend toute l’affaire au mieux inintelligible et le charme n’opère plus. Encore qu’ici la lecture est une fois de plus tentée de se faire allégorique, suggérant de voir dans ce rite devenu inopérant ce qui menace le langage si n’est pas reconnue la nécessité de la Maintenance, de s’entendre et de faire communs les lieux communs.
53Le passage du rite au mythe, répétons-le, semble crucial : un rite est un geste, on lui suppose une efficacité réelle ; un mythe narre, raconte quelque chose, est un texte. Quand Paulhan tente d’élaborer dans la Clef de la poésie un nouveau regard critique, il parle d’une lecture de l’intérieur, évoque une « critique en connaissance de cause », c’est-à-dire qui aurait elle-même fait l’épreuve de la terreur, de l’excès qui constitue l’événement central du texte (par lequel il se trouve dépassé par le « poétique »). Or cet événement est toujours, on l’a vu et on l’explorera de nouveau au prochain chapitre, ce qui échappe à l’énonciation.
La violence du référent
54Encore un mot, pour finir, sur le retour du féminin qui survient au milieu du texte, et par lequel une violence muette se présente de façon passagère, presque cachée, simple trace qui pourrait aisément ne pas être lue, mais qui, pourtant, se fait insistante puisqu’elle résiste littéralement dans le texte comme reste. Il y a d’abord l’impression soudaine d’un quasi-retour du référent au cœur du signe, alors que le mannequin devient, pour un instant, la fiancée. D’autre part, l’apparition du « e » muet littéralise brutalement un sens figuré, puisque le mannequin « sauvée de la noyade », c’est-à-dire simplement tiré hors de l’eau, est véritablement sauvé pour être ensuite jeté en d’autres périls. Car voilà bien ce qui caractérise tous les récits de Jean Paulhan, où, sous la lecture du figural, le littéral ne cesse de rappeler sa présence. Enfin, ce « e » muet est aussi la trace de l’événement dans le texte, son moment de terreur mais aussi son moment performatif. Tout se passe comme si le rite s’accomplissait au moment même où tout le menace, au moment de sa ruine (quand il est interrompu). En cela, on assiste ici exactement au mouvement qui était celui de Clef de la poésie. Cette trace de l’événement, qui témoigne de la violence avec laquelle le réel, pour reprendre les mots de Rykner cité en introduction, vient « sanctionne[r] l’échec d’une écriture », témoigne d’une rhétorique du texte non pas uniquement récupérative, mais se garantissant de l’accident, toujours nécessairement ouverte à l’expérience de la terreur. On n’osera pas ajouter en fin de parcours un « mettons enfin que je n’ai rien dit », cédant par là à la tentation d’une pirouette à laquelle toute lecture de Paulhan doit, semble-t-il, résister alors même qu’elle se heurte à quelque aporie irréductible. Mais pour revenir au passage cité en exergue, il faut se demander s’il n’est pas toujours vain, et même sans doute un peu ridicule, d’expliciter ainsi ce qui restait simplement suggéré et s’il est seulement possible de s’approcher du récit « Orpaillargues », comme de toutes les Causes célèbres, en prétendant ou espérant se tenir en dehors d’une expérience de lecture que le récit constitue et prend pour thème. Cette tension est au cœur, on l’a vu, de l’œuvre théorique et poétique de Paulhan, une tension entre l’effort spéculatif et la nécessité de l’expérience, à laquelle le prochain chapitre est consacré, comme l’écrivain l’admettait lui-même dans Clef de la poésie, en insistant sur la nudité – et nous voilà ici relancés vers l’allégorie intenable d’« Orpaillargues » – avec laquelle cet événement s’offrait.
[…] la poésie, tout au contraire des explications qu’on en donne, est évidemment simple : libre et nue, et dégagée de toute théorie. (Clef, 36.)
Notes de bas de page
1 Jean Paulhan et Francis Ponge, Correspondance 1923-1968, tome 1, Gallimard, Paris, 1986, p. 101.
2 « Je me veux moins poète que savant. Je désire moins aboutir à un poème qu’à une formule […] » (La Rage de l’expression, Œuvres complètes I, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1999, p. 425). Ou encore : « … je suis de plus en plus convaincu que mon affaire est plus scientifique que poétique » (ibid., p. 411).
3 « Le jour où l’on voudra bien admettre comme sincère et vraie la déclaration que je fais à tout bout de champ que je ne me veux pas poète, que j’utilise le magma poétique mais pour m’en débarrasser […], qu’il s’agit pour moi d’aboutir à des formules claires, et impersonnelles, on me fera plaisir. » (Méthodes, Œuvres complètes I, p. 536.)
4 Dans une lettre de 1932 à André Rolland de Renéville : « C’est un souci de méthode qui me frappe dans Ponge (Que d’ailleurs je n’admire pas du tout sans réserve) » (Jean Paulhan, Choix de lettres I : 1917-1936. La littérature est une fête, Gallimard, Paris, 1986, p. 285).
5 Jean Paulhan et Francis Ponge, op. cit, p. 103-105.
6 Paulhan croira pouvoir compléter cette thèse pendant plus de 25 ans. En 1936, il écrit encore à Lucien Lévy-Bruhl pour s’enquérir d’une possible soutenance. On peut lire les esquisses de la Sémantique dans Jean Paulhan et Madagascar 1908-1910, Gallimard, « Cahiers Jean Paulhan », Paris, numéro 2, 1982).
7 Francis Ponge, Proêmes, Œuvres complètes, op. cit., p. 193.
8 Dans une lettre à André Thérive datée du 21 juillet 1922 (Jean Paulhan, Choix de lettres I, op. cit., p. 70).
9 Correspondance Jean Paulhan-G. Ungaretti, Gallimard, Paris, 1989, p. 564.
10 Jean Paulhan, Les Fleurs de Tarbes, p. 23.
11 Pour une excellente analyse de la généalogie du concept de « méthode » chez Paulhan, on lira l’article de Claude Pérez, « Éléments pour une généalogie intellectuelle », Paulhan le clair et l’obscur. Colloque de Cerisy-la-Salle 1998, Gallimard, « Cahiers Jean Paulhan 9 bis », Paris, 2000, p. 71-98.
12 Michel Pierssens, La Tour de Babil, Minuit, « Critique », Paris, 1976, p. 112.
13 « Trois pages d’explication », Œuvres complètes III, p. 145.
14 Jean Paulhan et Francis Ponge, Correspondance I, op. cit., p. 303. Dans une lettre à Antonin Artaud, Paulhan disait déjà à propos des Fleurs de Tarbes qu’il souhaitait leur donner « une précision que je voudrais mathématique » (Jean Paulhan, Choix de lettres I, op. cit, p. 215).
15 Jean Paulhan, Clef de la poésie, Gallimard, Paris, 1944, p. 9. Dorénavant, toutes les références à ce texte seront indiquées par Clef, suivi du numéro de page.
16 « Le troisième, de conduire par ordre mes pensées en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusqu’à la connaissance des plus composés… » (René Descartes, Discours de la méthode, Gallimard, « Folio-Essais », Paris, 1997, p. 91.)
17 Paulhan était désolé de ne pouvoir conserver cet anonymat lors de la publication en volume : « C’est ennuyeux, j’aurais bien voulu ne pas signer ma Clef, pas plus qu’on ne signe un théorème ou une soustraction. » (Lettre à Jean Lescure, Choix de lettres II : 1937-1945. Traité des jours sombres, Gallimard, Paris, 1992, p. 385.)
18 Ces définitions sont tirées du Petit Robert.
19 Michael Syrotinski, Defying Gravity, op. cit., p. 95.
20 « Observez alors les effets de la poésie en vous-mêmes. Vous trouverez qu’à chaque vers, la signification qui se produit en vous, loin de détruire la forme musicale qui vous a été communiquée, redemande cette forme. » Valéry, « Poésie et pensée abstraite », Œuvres complètes I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1957, p. 1332.
21 Ce terme est bien sûr de Paul Ricœur, tel qu’il cherche à le définir dans son ouvrage La Métaphore vive (Seuil, « Points Essais », Paris, 1975).
22 Paulhan semble ici pointer vers une déconstruction de l’opposition entre méthode et métaphore, opération à laquelle se livre Jacques Derrida dans un article intitulé « La langue et le discours de la méthode », dans Recherches sur la philosophie et le langage, no 3, 1983, p. 35-51.
23 Jacques Derrida, Psyché. Inventions de l’autre, Galilée, Paris, « La philosophie en effet », 1987, p. 23.
24 John Langshaw Austin, How to Do Things With Words, J.O. Urmson et Marina Sbisà éditeurs, Cambridge, Havard University Press, 1975.
25 On aura bien entendu reconnu la célèbre formule de Mallarmé. Le fait est que, dans la Clef, les mots ont déjà, à quelques reprises, discrètement pris l’initiative. Qu’on en juge (p. 20) : « Mais je dois tenir, à l’inverse, que le mystère, encore qu’il soit intelligible, s’il joue en nous-mêmes et pour nous – n’en demeure pas moins inconcevable. De sorte que les diverses idées claires que nous en pouvons former lui soient toutes infidèles, et comme indifférentes dans l’inexactitude. C’est le premier point. Il consiste simplement à dire que le mystère est mystérieux. » Cette soudaine récurrence du son “in”, parfois préfixe de négation, et qui marque si fortement tout l’essai dans la notion centrale d’indifférence, est pour le moins intrigante !
26 Lettre du 10 janvier 1945, signée Caërdal. Jean Paulhan et André Suarès, Correspondance 1940-1948, textes établis et préfacés par Y.-A. Favre, Mortemart, Rougerie, 1992, p. 76.
27 C’est ainsi que Jean-Luc Nancy décrit le violent surgissement de la vérité : « Elle ne peut surgir sans déchirer un ordre établi. Au bout des efforts d’une méthode, elle ruine la méthode » (Jean-Luc Nancy, Au fond des images, Galilée, « Écritures/figures », Paris, 2003, p. 39).
28 Correspondance I, op. cit., p. 303.
29 Valéry écrivait dans son Fragment d’un Descartes qu’« il était du dessein de [celui-ci] de nous faire entendre soi-même […] et de nous faire prononcer ses propres vœux. Il s’agissait que nous trouvions en nous ce qu’il trouvait en soi. » (Œuvres complètes I, op. cit., p. 790. Souligné dans le texte.) Le même espoir anime, on le voit, le texte de Paulhan.
30 Voilà qui nous rapprocherait de la définition du poétique proposée par Bataille. Comme le rappelle Derrida, « le poétique ou l’extatique est [chez Bataille] ce qui dans tout discours peut s’ouvrir à la perte absolue de son sens, au (sans) fond de sacré, de non-sens, de non-savoir… » (« De l’économie restreinte à l’économie générale. Un hegelianisme sans réserve », L’Écriture et la différence, Éditions du Seuil, « Points », Paris, 1967, p. 383. Souligné dans le texte).
31 Barbara Johnson rappelle qu’un pari peut être un acte performatif, mais qu’il reste suspendu par le « peut-être »… car il faut encore que ce pari soit accepté (The Critical Difference, John Hopkins University Press, Baltimore, 1980, p. 58).
32 Un dernier mot encore sur ce souci d’un effet à produire, qui évoque pour moi irrésistiblement la Genèse du poème, d’E. A. Poe et dont je me prends à croire que l’influence, de Baudelaire à Valéry en passant par Mallarmé, ait pu atteindre Paulhan (qui n’en parle jamais). On connait l’importance de ce texte pour Mallarmé et Valéry, ce dernier l’ayant longuement commenté. Poe explique dans ce texte la méthode de composition d’un poème (« Le Corbeau »), méthode dont Baudelaire affirme, dans son introduction, qu’elle désacralise l’inspiration pour promouvoir le travail. « Mon dessein, écrit Poe, est de démontrer […] que l’ouvrage a marché, pas à pas, vers sa solution avec la précision et la rigoureuse logique d’un problème mathématique ». Voilà qui, étrangement, nous ramène à la Clef et à la description qu’en donnait Paulhan. Chez lui pourtant, les rapports de causalité entre méthode et effet (poétique, pourrait-on dire) se sont radicalement troublés puisque celui-ci arrive en dépit de la rigueur logique du texte. Rappelons néanmoins que Paulhan disait « avoir calculé » un effet sur le lecteur, ce qui, tout compte fait, le rapproche de Poe. Mais alors, comment expliquer la mise en garde qu’il sert à Ponge, lui conseillant de se tenir à l’écart de toute méthode ? Ces contradictions viennent sans doute du « sens » sans cesse fluctuant et passablement abstrait, que Paulhan donne au vocable Méthode. Quant à Valéry : Paulhan dialogue toujours avec celui en qui il admire, nul doute, l’auteur de L’Introduction à la méthode de Léonard (on verra à ce sujet l’article de Suzanne Nash, « Jean Paulhan lecteur de Valéry », Nouvelle Revue Française, 452, septembre 1990. p. 54-72). Tout comme Ponge, d’ailleurs (mais ce dernier le faisant cette fois uniquement par la lecture : Ponge n’entretient pas de correspondance avec Valéry), pour qui Valéry, avec Paulhan, constitue la part négative d’une figure double de la méthode. Qu’on me permette enfin de rappeler que c’est Valéry qui conçoit le « Cogito ergo sum » cartésien non comme un acte cognitif, mais plutôt, comme le démontre brillamment Suzanne Guerlac, un geste presque performatif (comme quoi Paulhan pouvait bien se targuer d’écrire un nouveau discours de la méthode) : « Je dis que le Cogito ergo sum n’a aucun sens. Personne n’a, ni ne peut avoir, l’idée ou le besoin de dire : « Je suis ». […] Mais ce mot répond ici à autre chose ». Valéry compare ensuite ce « Je suis » à « l’exclamation, l’interjection, le juron », des formes qui, si elles ne signifient rien en elles-même, produisent néanmoins « une brusque modification de l’attente ou de l’orientation intime d’un système vivant. C’est bien là ce que je crois voir dans le Cogito. Ni syllogisme, ni même signification selon la lettre ; mais un acte réflexe de l’homme, ou plus exactement l’éclat d’un acte, d’un coup de force » (Œuvres I, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1957, p. 825-826). On verra à ce sujet le chapitre que Guerlac consacre à Valéry dans l’ouvrage Literary Polemics. Bataille, Sartre, Valéry, Breton (Stanford University Press, Stanford, 1997).
33 Francis Ponge, Le Jour et la nuit, Gallimard, Paris, 1952, p. 12.
34 Daté de février 1943, c’est-à-dire durant l’élaboration de la « Lessiveuse » (Francis Ponge, Œuvres complètes, op. cit., p. 219).
35 Correspondance I, op. cit., p. 304.
36 Œuvres complètes, op. cit., p. 737.
37 Jean-Paul Sartre, « L’homme et les choses », dans Situations I, Gallimard, « Idées », Paris, 1947, p. 356-357.
38 Il est clair qu’il s’agit là d’un cas particulier. Dans son texte My Creative Method, Ponge semble être tout à fait de l’opinion de Paulhan (ou de Sartre !) : « Je suis paresseux, et voyez, ce texte même, je suis persuadé que je n’ai pas tellement à le nourrir d’idées originales ou neuves, bien floconnantes, avançant en ordre nombreux et varié et cohérent, etc. Je suis persuadé que, pour qu’il soit bien, il me suffit de ne pas trop me tracasser à son sujet… » (Œuvres complètes I, op. cit., p. 520.)
39 Reste qu’il faut noter ici tout de même l’allusion politique. Après tout, ce numéro de la revue Messages où sont publiées La Clef de la poésie et la Lessiveuse paraît en janvier 1944, donc sous l’Occupation. Doit-on alors lire dans ces drapeaux blancs non la défaite d’une France occupée, mais quelque probité intellectuelle et morale maintenue malgré tout, malgré la situation politique et la compromission de Vichy ? Ou encore quelque espoir d’une victoire à venir ?
40 Correspondance I, op. cit., p. 355.
41 Pour Paulhan, la découverte faite dans la Clef de la poésie, celle d’une épreuve de l’événement poétique, ouvrait la voie à une « Critique qui parte à l’avenir, non plus des règles et des mesures, mais d’une exacte participation, et, si l’on aime mieux, d’un partage du secret de la poésie : bref une critique en connaissance de cause » (Clef de la poésie, op. cit., p. 59).
42 Roland Barthes, Sollers écrivain, Seuil, Paris, 1979, p. 69.
43 Francis Ponge, « Pour une notice (sur Jean Paulhan) », ibid., p. 477.
44 Julien Dieudonné consacre plusieurs pages de son ouvrage, Les Récits de Jean Paulhan aux Causes célèbres. Pourtant, à ma connaissance, ce récit n’a jamais été lu par la critique.
45 J’emploie le mot « récit » un peu par perplexité, encore qu’on ait parlé de contes moraux ou même – ce qui conviendrait peut-être le mieux dans le cadre d’un chapitre s’intéressant à la frontière entre méthode et poésie – de « choses poétiques ».
46 Il est, selon Paulhan, absurde de dire que les mariages de raison sont mesquins et dénués de toute poésie. Selon lui, ils témoignent au contraire d’un espoir insensé dans le mystère de l’amour, qui fondra malgré les obstacles sur le jeune couple. De la même manière, en poésie, la plus sûre façon de provoquer le mystère est de faire comme s’il n’existait pas ; et donc de s’attacher plutôt aux détails techniques (et mesquins, selon la Terreur) de la césure et de la rime.
47 À demain la poésie, Œuvres complètes II, p. 314.
48 Jan Baetens écrit qu’il « devrait être évident que les récits de Paulhan ne peuvent en aucune manière être coupés de ses recherches théoriques. La fiction n’est pas divertissement, mais se donne aussi des ambitions cognitives. » (« Jean Paulhan et le discours analogique », Esprit créateur, vol. XXXI, no 2, 1991, p. 30.)
49 Tout ce passe comme si on y assistait à la représentation symbolique d’un malentendu fondamental. D’autre part, Paulhan revient avec ce conte ethnographique sur la scène de son séjour malgache, où tout a commencé.
50 Philippe Met, Formules de la poésie, Presses Universitaires de France, « Écriture », Paris, 1998, p. 71.
51 « Orpaillargues », Les Causes célèbres, Œuvres complètes I, p. 279-280.
52 « Lettres de Jean Paulhan à Joë Bousquet », Joë Bousquet. Cahiers du double, automne 1980, p. 68.
53 On dira que « cette région » est tout simplement celle d’Orpaillargues, annoncée par le titre, mais encore faut-il que le lecteur ait compris ce que ce titre désignait.
54 Je note en effet que les seins demeurent « à découvert ». La préposition ajoutée modifie légèrement le sens. Selon le Petit Robert, cela signifie littéralement « dans une position qui n’est pas couverte, protégée » ; le sens figuré de l’expression est « clairement, franchement, sans dissimulation ». Ainsi, ces seins à découvert semblent être la trace du référent à peine protégé, à peine caché, qui affleure dans le signe, toujours sur le point de revenir, et préparent l’épisode du viol où référent et signe en viennent à se confondre.
55 La chose se constate dans toutes les éditions du texte, ce qui me semble exclure sans aucun doute qu’il ne s’agisse pas d’une entorse voulue aux règles, un détournement volontaire, pourrait-on dire, de la grammaire.
56 Le Nouveau Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, texte remanié et amplifié sous la direction de Josette Rey-Debove et Alain Rey, Dictionnaires Le Robert, Paris, 2003.
57 Si familière, de fait, qu’on soupçonne l’auteur de dresser des signaux que tout lecteur zélé reconnaîtra et interprétera (à son tour) bêtement.
58 Clef de la poésie, op. cit., p. 37.
59 Précisons que le terme « dépouillement » désigne un état et non un geste comme le ferait le verbe « dépouiller ».
60 Comme toujours chez Paulhan. On verra par exemple l’Essai d’introduction au projet d’une métrique universelle : « La tâche n’est pas difficile : elle est strictement impossible. » (Le Nouveau Commerce, 1984, p. 13.)
61 On imagine mal, d’ailleurs, quels pourraient être les autres noms de village indiquant la même chose.
62 Michael Syrotinski, décrivant un mouvement qu’il repère dans tous les récits de Paulhan, écrit : « It is the movement itself of narrating which produces a shift in the narration from objective, quasiscientific observation to surprised participation. » (C’est le geste même de raconter qui produit dans la narration un glissement de l’observation quasi-scientifique vers une participation étonnée. [Progress in Love on the Slow Side : récits, translation and introduction by M. Syrotinski, University of Nebraska Press, 1994. Je traduis.])
63 Mais je note tout de même en passant cet autre détail : quand le lecteur lit que « c’est tout au plus si les riverains […] gagnaient leur petite vie », il est bien obligé de se demander ce que pouvaient représenter les « plus riches robes et bijoux » de la fiancée.
64 Michael Syrotinski note la même chose à propos de « Manie ». Dans ce dernier texte des 21 Causes célèbres (ou plutôt ce qui était le dernier texte de toutes les éditions précédentes, jusqu’à l’édition de 2006 chez Gallimard, qui en ajoute un vingt-deuxième), ce nom (ou surnom) donné à la femme du narrateur sert aussi de titre. Le narrateur tente de faire l’étymologie de ce surnom en disant : « J’ai plusieurs raisons de l’appeler Manie. D’abord, son nom est Germaine, donc j’ai fait Maine. Puis, il est vrai que l’amour est une manie, je ne songe pas à elle avec raison. » (« Manie », Les Causes célèbres, Œuvres complètes I, p. 317-318.) On verra à ce sujet Defying Gravity, op. cit., p. 95.
65 Une telle distinction est proposée par Laurent Jenny, La Terreur et les signes, op. cit., p. 273.
66 « La mentalité primitive ou l’illusion de l’explorateur », Œuvres complètes II, op. cit, p. 141.
67 Le Don des langues, Œuvres complètes III, op. cit., p. 375.
68 « […] toute ethnographie serait répressive en ce qu’[…] elle recompose de son point de vue l’image des sociétés qu’elle observe […] ». (Marc Augé, « Les différences et l’indifférence : Paulhan écrivain ethnologue ? », Jean Paulhan le souterrain, UGE, « 10/18 », Paris, 1976, p. 28.)
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