La voix du corps, la voix féminine dans l’œuvre narrative d’Henry Bauchau
p. 147-168
Texte intégral
Écoute parler une femme dans une assemblée (si elle n’a pas douloureusement perdu le souffle) : elle ne « parle » pas, elle lance dans l’air son corps tremblant, elle se lâche, elle vole, c’est toute entière qu’elle passe dans sa voix, c’est avec son corps qu’elle soutient vitalement la « logique » de son discours : sa chair dit vrai1.
1Cet appel, qu’Hélène Cixous adresse aux femmes, aux hommes, pour qu’ils prêtent attentivement l’oreille à la voix féminine, voix corporelle, négation de toute superfluité, éclatement vers l’origine perdue du temps de la voix sans parole, peut solliciter les lecteurs de l’œuvre narrative d’Henry Bauchau, souvent invités à écouter la voix de ses personnages féminins se révélant dans un lieu antérieur au langage, où l’heureuse correspondance entre le son et le sens, confondus dans la voix, survit encore.
2Le titre de cette étude ne suit pas l’acception que le langage de la critique littéraire attribue d’ordinaire, aujourd’hui, au terme technique de « voix », indiquant la spécificité du style d’un poète ou, de manière plus générale, d’un auteur : « Le fait qu’il n’existe pas deux voix humaines tout à fait identiques implique qu’en littérature la “voix” devient l’équivalent général d’une différence expressive, perdant toute référence à l’oralité2. » L’unicité de toute voix humaine devient ainsi, par un jeu métaphorique subtil, la condition sine qua non de la spécificité de la « voix » auctoriale qui nous ramène cependant, irrémédiablement, au texte écrit. Un courant de la critique littéraire a toutefois contribué à rattacher la « voix » en tant que style à la voix tout court, en étudiant la musicalité, le rythme, l’aspect oral de l’écriture elle-même. De ce point de vue, la nature de l’écriture bauchalienne, notamment de son écriture poétique, qui se base sur la recherche d’une parole profonde se révélant grâce aux sons plutôt que grâce aux mots, a déjà été explorée :
Il y a donc une « parole profonde » qui se révèle sans mots, une parole « qu’il ne parvient pas tout à fait à entendre » qui constitue l’amande du poème enclose dans la bogue du langage ou de l’inconscient et qu’il s’agit de dégager en se laissant guider par elle3.
3Les études critiques ont également déjà approfondi la nature orale de certains récits bauchaliens, notamment de Diotime et les lions, d’ailleurs repris sur la scène théâtrale, de même que l’étroite connexion entre l’écriture des premières pièces théâtrales et leur performance orale :
[L]a première pièce, Gengis Khan, s’est élaborée oralement, grâce au concours d’un comédien qui s’est prêté à la lecture à vive voix des différentes scènes que l’écrivain retravaillait au fur et à mesure dans cette dynamique de l’oralité4.
4Il suffit enfin de penser à la création des opéras Œdipe sur la route ou La Lumière Antigone par Pierre Bartholomée, sur des livrets de l’écrivain lui-même, pour se rendre compte que, comme l’a justement fait remarquer Myriam Watthee-Delmotte, « c’est […] une particularité d’Henry Bauchau que de percevoir le fait littéraire comme l’expression d’une voix, comme un chant5 ». Si l’oralité et la profonde musicalité de l’écriture bauchalienne ont donc été déjà explorées, on n’a peut-être pas encore suffisamment focalisé l’attention sur l’intérêt de la voix en elle-même, sur l’importance que l’auteur attribue à cet aspect si précieux pour les multiples réflexions que la voix permet de développer. La présente étude se concentrera en ce sens sur la vocalité féminine des personnages bauchaliens plutôt que sur l’oralité de l’écriture, suivant la précieuse distinction opérée par Paul Zumthor entre « l’oralité, en tant que fonctionnement de la voix – véhicule du langage – et la vocalité comme ensemble des activités et des valeurs, apanage de la voix, indépendamment du langage6 ». Les romans sur lesquels se focalisera l’analyse seront notamment les deux romans du cycle œdipien, Œdipe sur la route et Antigone, ainsi que les deux romans qui thématisent la psychanalyse, La Déchirure et L’Enfant bleu.
La voix du corps, la voix féminine
5Pour les Anciens, la voix « se forme grâce à l’alchimie de nos liquides intérieurs, coagule dans les organes vitaux, dans le cœur et le diaphragme, là où réside le thumòs, qui symbolise la force, l’énergie, la colère, l’instinct. […] Dans la topographie complexe de l’intériorité, les méandres corporels les plus intimes, les cavités humides et fécondes permettent à la voix de gicler à flots, en ouvrant le moi à l’extérieur7 ». Au-delà des représentations anciennes, la nature de la voix est essentiellement physique, corporelle ; elle est en relation avec la vie et la mort, avec le souffle et le son, avec les mêmes organes qui président à l’alimentation et à la survie. « Le jeu entre l’émission vocalique et la perception acoustique », écrit le philosophe italien Adriana Cavarero, « implique nécessairement la participation de nos organes intérieurs : la bouche, la gorge, les poumons. Il implique la correspondance de cavités charnues qui évoquent le corps profond, le plus corporel des corps8 ». Avant de se manifester et de pouvoir être perçue, la voix est donc presque dissimulée dans le silence du corps, car c’est justement celui-ci qui en représente la matrice. À tout instant la voix peut naître et à tout instant, elle peut revenir au corps pour y retrouver une vie ultérieure, si bien que l’oreille fine peut entendre résonner, en elle, une sorte de « souffle prénatal, l’écho feutré d’une profondeur inimaginable où aucune rupture ne sépare encore les différentes parties de l’être9 ».
6Nous retrouvons chez Œdipe, à la fin de son voyage, quand il est déjà en Attique, la conscience parfaite qu’il y a des voix de femmes presque inconnues, comme c’est le cas pour Eolia, et qui pourtant révèlent immédiatement la profondeur dont elles naissent, et qu’il y en a d’autres, comme c’est le cas pour Antigone, qu’on ne se lasse jamais d’entendre, car à chaque nouvelle révélation, elles résonnent de manière différente, en dévoilant de nouveaux sentiments, de nouvelles passions. Eolia et Antigone ont en commun non pas la voix, car celle-ci est unique, non répétable, mais plutôt le désir, souvent inconscient, de faire appel à leur corps pour que le son vocalisé puisse aller « de l’intérieur à l’intérieur, [puisse lier] sans autre médiation deux existences10 » :
Ils se reposent quelques jours et repartent avec Eole qui va les conduire jusqu’à la mer. À l’orée d’une forêt, ils entendent un bruit de soie dans le ciel. Ce sont deux cygnes qui passent au-dessus d’eux. Œdipe s’arrête et écoute longtemps le son de leur vol qui s’éloigne : « C’est comme la voix d’Eolia, comme celle d’Antigone qui sont entre la musique et le silence et qu’on ne se lasse pas d’entendre. » […] Antigone ne sait pas si elle est heureuse ou confuse de savoir qu’Œdipe prend plaisir à écouter sa voix (ŒSR, p. 333).
7La voix d’Eolia, celle d’Antigone, interpellent Œdipe, qui écoute, dans le silence de soi ; et si Antigone est heureuse ou confuse, c’est parce qu’elle sent qu’à travers sa voix, son corps est là, et qu’il parle. Cette valorisation de la voix correspond donc, conjointement avec la description des vêtements ou des mains du personnage, à la « féminisation d’Antigone qui, dans la vision sophocléenne, est moins ouvertement sexuée que dans les romans d’Henry Bauchau11 ».
8Les émotions très intenses, plongées avant tout dans sa profondeur, suscitent très souvent, chez Antigone, l’émission de la voix plutôt que l’expression langagière : le cri inarticulé, la vocalise sans paroles en représentent l’expression la plus naturelle. Malgré les efforts de Créon mais également, à certains moments, d’Ismène, pour ritualiser, façonner les gestes et les mots d’Antigone, celle-ci semble tout à fait incapable d’éduquer sa voix, de la plier au son ou à la parole selon les circonstances. Son corps, matrice essentielle de sa voix, en arrive à l’empêcher de prononcer, avant d’être enterrée, ces mots de paix qu’elle a sans cesse répétés tout au long de sa vie :
Je fais signe que je voudrais parler, un grand silence se fait du côté de la barricade. Je devrais m’élancer dans la parole, profiter de ce répit pour dire des paroles de paix. Les mots ne surgissent pas, des forces, des rythmes, des pensées effrénées s’élèvent, bouillonnent et se déchirent en moi. Ils barrent mon orifice, brisent mon souffle, écrasent ma voix. […] Je crie je ne sais quoi, avec une force insupportable. C’est mon corps, c’est ma vie tout entière qui crient et souvent me font tomber (A, p. 328-329).
9La voix devient alors, pour Antigone, un instrument politique, le moyen de s’opposer au logocentrisme de la politique. Son cri réalise la naissance d’une nouvelle politique qui, sans tenir compte de l’impérialisme de ce qui est dit, valorise l’unicité humaine et la potentialité relationnelle. La voix non seulement annonce la relation, mais l’annonce en tant qu’instrument matériel, corporel, enraciné dans la singularité d’un individu qui, à travers son souffle rythmique et sonore, appelle et convoque l’autre à l’écoute.
10Bauchau a toujours affirmé ne pas avoir voulu réécrire le dialogue entre Antigone et Créon car « [c]omment dire autrement ce que Sophocle a si bien dit, quelles choses différentes ai-je à dire aujourd’hui ? » (JA, p. 265) ; le seul aspect sur lequel il met l’accent est alors, encore une fois, le cri d’Antigone, ce cri à travers lequel elle inaugure une nouvelle manière de penser le rapport entre la politique et la parole, en focalisant celle-ci non plus du côté du logos, mais plutôt du côté de la voix et donc du corps. La loi écrite, l’édit de Créon, sont submergés par l’irruption du cri qui ne peut et ne veut être soumis ni à l’équilibre, ni au contrôle ; dans la voix éclate le Non qu’Antigone oppose à l’asservissement que l’écriture de Créon voudrait institutionnaliser. À travers la corporalité de la voix d’Antigone, le féminin retrouve sa place contre le registre masculin de la parole et de l’ordre :
Créon ne voit plus, n’entend plus que moi, je suis devenue l’unique objet de sa fureur. Il veut parler, donner des ordres mais mon cri le submerge, pénètre de force dans ses oreilles, le fait rugir sans que sa voix parvienne à couvrir celle qui n’est plus la mienne et vient de temps bien plus profonds que ceux de l’existence de Thèbes et de son éphémère tyrannie (A, p. 319).
11Le cri d’Antigone excède donc les codes du langage masculin qui prétend contrôler tout le procès de la signification. La Voix – écrit Hélène Cixous – « est chant d’avant la loi, avant que le souffle soit coupé par le symbolique, réapproprié dans le langage sous l’autorité séparante12 ». Si l’on considère le point de vue psychanalytique auquel se réfère le lexique de Cixous, cela signifie que le symbolique, en tant que « Loi du Père », rompt l’unité fusionnelle de l’enfant avec le corps de sa mère en produisant un individu autonome, et en séparant le sujet de l’énoncé, le signifiant du signifié, la voix du corps. « Séparer, opposer et subordonner : voilà en quoi consiste le travail de la tradition phallologocentrique13. » Le cri d’Antigone est alors le cri de toutes les femmes qui veulent récupérer leur rapport privilégié avec la matérialité de la langue, avec une corporalité féminine où l’aspect vocalique précède l’aspect sémantique14, sans que celui-ci cependant disparaisse, et ramène, inévitablement, à l’oralité de la figure et de la scène maternelles.
12La sphère vocalique, acoustique, évoque, tôt ou tard, la figure maternelle avec sa langue, « moins langage que musique, moins syntaxe que chant15 ». Et l’autre aspect sur lequel Bauchau met l’accent est alors le lien nécessaire entre la voix féminine et la scène maternelle, entre la voix et l’enfance : la figure maternelle représente « la source sonore et pré-sémantique de la langue16 », et sa voix devient, presque imperceptiblement, « le lait intarissable. Elle est retrouvée. La mère perdue. L’éternité : c’est la voix mêlée avec le lait. […] Voix ! c’est aussi se lancer, cet épanchement, dont il ne revient rien. Exclamation, cri, essoufflement, hurlement. Toux, vomissement, musique17 ».
13Dans le roman Œdipe sur la route, les chansons de Calliope représentent l’occasion, pour Œdipe, de revenir, à travers une mémoire corporelle, à la scène originaire de révélation d’unicité ; elles le « bercent » et le ramènent, sans qu’il soit nécessaire d’en comprendre les mots, à son enfance :
[…] il [Œdipe] aime les moments où il est seul avec Calliope. Les moments où elle le berce, où elle l’embrasse brusquement sans raison et se met à chanter des chansons de petite fille qu’elle a apprises au village, ou parfois, dans une langue d’Afrique, quelques bribes de celles que lui chantait sa mère (ŒSR, p. 242).
14De même, le cri, le souffle, la voix d’Antigone témoignent à Stentos et à ses soldats de la proximité des êtres humains, en les ramenant, en même temps à leur enfance :
Les rois ont besoin de tueurs, lui [Stentos] c’est un capitaine de tueurs que tu as forcé, comme ses hommes, à être secourable envers toi. Grâce à ton cri, à ton misérable cri de mendiante, qui a touché en eux cette part d’enfance que toute leur vie semblait nier (A, p. 341).
15Au cri d’Antigone, qui reconnaît la nature féminine de sa voix, au point qu’elle affirme « [j]’ai crié comme une femme, je suis heureuse » (A, p. 28), fait écho une autre expression vocale, le chant d’Io, un chant que l’on pourrait qualifier d’épique, suivant l’étymologie même du mot « voix » (epos). Dans l’épique, en effet, le vocalique prime sur le sémantique : « L’épique doit sa force à la matrice pulsionnelle de la jouissance, au plaisir d’une sphère acoustique qui seconde les rythmes du corps. […] Au cœur de l’épique se trouve la voix18. » Dans le chant d’Io, la sphère de la phonè se conjugue avec celle de la narration, mais ce qui compte avant tout, c’est le pouvoir de transmission vocal qui se révèle entre les deux femmes. Puisque toute voix révèle une unicité, celle d’Io ne peut pas coïncider parfaitement avec celle d’Antigone :
J’entends, comme une espérance de l’oreille, ma voix que je croyais perdue, elle chante dans une autre voix, qui n’est pas et qui est la mienne (A, p. 345).
16Et pourtant, grâce au fait qu’il y a toujours quelque chose de la mère en toute femme, et que les femmes ont un rapport privilégié avec le chant, le cri d’Antigone peut, presque imperceptiblement, se transformer en chant, le chant épique d’Io :
Elle vit ma faiblesse, mon épuisement, elle se laisse tomber sur la terre pour retrouver des forces et elle y découvre l’inépuisable certitude qui lui permet de pousser mon cri. Le cri de mendiante que j’ai lancé sans l’entendre, ce cri que j’ignorais jusqu’à cet instant où elle me force à l’écouter. Ce cri refuse la mort des femmes, des enfants comme celle de Stentos et des soldats. Pas de barricade, pas de sang pour Antigone. Pour cette cause, dit la voix miraculée de l’Antigone d’Io, je peux mourir, en vérité. Avec quelle force, quelle simplicité, quelle espérance elle chante cela (A, p. 352).
17La voix d’Io-Antigone, qui déborde la parole, annonce la naissance du théâtre qui « apparaît de façon complexe mais toujours prépondérante, comme une écriture du corps : intégrant la voix porteuse de langage à un graphisme tracé par la présence d’un être humain, dans l’épanouissement de ce qui le fait tel. En cela, il constitue le modèle absolu de toute poésie orale19 ».
La voix et le logos
18Si l’on parle du chant de Calliope, de celui d’Io, en insistant sur la féminité qui s’y révèle, une objection, plus que légitime, pourrait concerner l’importance que le chant d’Œdipe lui-même acquiert dans le roman Œdipe sur la route. Œdipe découvre sa nature de clair-chantant, devient en quelque sorte aède, réélabore, à travers le chant, toute sa vie. Et pourtant son chant diffère de celui d’Io, du cri d’Antigone : il s’agit d’un chant qui est principalement narration, récit – quoique non linéaire – d’une existence, alors que dans les deux manifestations vocales féminines la « phonè semantikè se laisse décomposer en ses deux éléments, le premier primant sur le second20 ». Dans le cri d’Antigone, dans le chant d’Io, la voix porte la parole, et Clios, qui a connu toutes ces manifestations vocales en y étant directement impliqué, est celui qui cerne le mieux la différence :
[…] Io chante, elle est la descendante du clan de la musique.
Elle chante comme Œdipe ?
Non, elle chante comme Alcyon, presque sans paroles (A, p. 26).
19La voix est donc encore une fois un instrument de combat contre la tenaille du logocentrisme, elle se situe « à l’articulation du corps et du discours, et c’est dans cet entre-deux que le mouvement de va-et-vient de l’écoute pourra s’effectuer21 ». La voix, comme les personnages féminins de Bauchau semblent le savoir, est toujours incarnée, elle met au premier plan le sujet unique qui l’émet, et se soucie moins de ce qui est réellement dit ; elle nous parle, comme le dirait Julia Kristeva, d’un « rythme sémiotique […] indifférent au langage, énigmatique et féminin, [d’un] espace sous-jacent à l’écrit […] déchaîné, irréductible à sa traduction verbale intelligible22 ».
20Le fait que les textes narratifs de Bauchau thématisent le primat de la voix sur la parole, le fait qu’ils ôtent la parole elle-même de l’étreinte mortelle du logocentrisme signifie que la voix est interprétée comme la manifestation, par excellence, de la relationalité. Avant même de se faire parole, la voix de Calliope, comme celle d’Antigone, de Diotime ou d’Io, est une invocation qui s’adresse à l’Autre, confiante en une oreille qui puisse l’accueillir. Elle est une voix qui se sait unique et qui surtout est ouverte à l’unicité de l’Autre. Contrairement au regard, la voix est donc toujours et irrémédiablement « relationnelle »23. Dans le roman Antigone, la voix qui, par excellence, témoigne de cette relationalité, est celle de K., qui a conservé la voix « blanche », féminine de l’enfance, et arrive donc à se communiquer dans sa profonde authenticité, en invoquant les autres et en les convoquant à un moment de partage que l’on ne peut plus profond :
[…] la voix de K. s’élève, merveilleusement inattendue.
On ne sait en l’écoutant si c’est une voix d’enfant, de très jeune fille ou celle d’un homme qui ne chanterait pas avec ses cordes vocales mais avec les racines de l’arbre de l’amour. Cette voix inconnue est pourtant celle que je connais depuis toujours, celle où je me sens comprise, la seule que je suis certaine de comprendre. Sur ses sons incroyablement élevés je sens mon esprit traverser les portes inaccessibles. Je me laisse glisser sur le sol encore chaud et Ismène fait de même. Nos mains se rejoignent, nous sommes heureuses d’être protégées l’une par l’autre de l’excès de bonheur que nous apporte la voix. Elle traverse nos yeux fermés et par les canaux enchantés de l’oreille descend vers le cœur dont le muscle ardent s’accélère. Nous ouvrons totalement nos poumons à l’absence et à la mémoire d’Œdipe, à toutes les morts et à toutes les naissances qui se préparent sous le ciel enflammé (A, p. 71-72).
21Entre K., Ismène et Antigone a lieu une sorte de dialogue vocalique, même si le terme « dialogue » est naturellement inadéquat. Il n’y a en effet aucun logos, de même qu’il n’y a aucune langue en tant que système, mais plutôt une cadence d’invocations réciproques où les trois personnages communiquent sans mots, à travers le canal enchanté de l’oreille et grâce à l’ouverture des poumons.
La voix malade, le souffle qui guérit
22Aussi bizarre que cela puisse paraître, avant le triomphe de la métaphysique, les Grecs étaient persuadés que l’on pense avec les poumons plutôt qu’avec le cerveau :
Le déplacement scientifiquement correct de la pensée des poumons au cerveau entraîne comme conséquence la souveraineté de la pensée par rapport à la parole […], et déplace la mesure de l’être humain de la corporéité à l’impalpabilité de l’esprit […]. En passant des poumons à la tête, la pensée […] se rend autonome de toute cause corporelle et gagne son statut métaphysique. Le statut métaphysique de la pensée, conformément à la liquidation de la phonè, réduite à son rôle ancillaire par rapport à la parole et au langage, est justement celui qui caractérise la pensée elle-même en tant qu’activité insonore24.
23Or, on peut rapprocher le thème de la voix au souffle, à la respiration, qui ne sont pas assujettis à une décision, mais sont au contraire théoriquement passifs ; « Théoriquement, car l’expérience ne cesse d’enseigner que le degré de liberté de quelqu’un peut s’écouter déjà dans le matériau respiratoire de sa parole25. » La voix et le souffle, puisqu’ils représentent une communication profonde, un échange, deviennent alors deux dimensions humaines très proches l’une de l’autre : ils sont complémentaires, car le souffle est la condition nécessaire pour que la voix puisse surgir, et ils impliquent une grande potentialité de relation humaine.
24Dans la culture occidentale moderne, qui a « vidé la voix de sa valeur démiurgique en en canalisant l’instance vitale26 », et qui a tout à fait oublié la valeur du souffle, il y a encore un espace à l’intérieur duquel la voix retentit, salvatrice, et au sein duquel le souffle peut devenir thérapeutique. Cet espace est celui de la psychanalyse, qui devient central dans La Déchirure et L’Enfant bleu.
25Dans le premier roman, le souffle est une voix, et la figure maternelle, apparemment dépourvue de la parole, communique à travers le souffle comme elle ne l’avait probablement jamais fait de sa vie :
Ce que j’ai de souffle, je le conserve pour aller à la rencontre de ce que je n’ai pas été, de ce que je suis, de ce que je n’ai pas assez aimé. Je ne dépenserai plus ma mort que pour cela. […] Les mots n’ont plus d’importance, toute notre attention est ailleurs, requise par le souffle ténu qui passe là-bas sur les lèvres desséchées de maman et qui parle, avec tant d’autorité, à travers cette bouche si longtemps indécise (D, p. 169-172).
26À cette communication à travers le souffle de la figure maternelle, qui grâce à l’agonie semble suivre, elle aussi, un parcours analytique, correspond un moment d’ouverture des poumons chez le narrateur ; après une séance chez la Sibylle, les mots commencent à jaillir :
[…] il y a dans les poumons une main puissante qui s’ouvre et qui se ferme en pétrissant une argile de mots. Qu’il y a longtemps que cette main ne s’était plus ouverte. Longtemps que je n’avais plus servi à la fabrication de l’air (D, p. 240-241).
27Dans L’Enfant bleu, nombreux sont les passages où Véronique, face à l’angoisse et à la souffrance d’Orion, expérimente le pouvoir thérapeutique de la respiration, activité qu’elle peut partager avec lui sans qu’il faille passer par la parole :
Cette dictée est pour lui un grand effort, il soupire, il transpire, il se contracte et brusquement se tait. Alors je lui souffle : « Respire, Orion, respire à fond » (EB, p. 79).
28Et ce n’est pas un hasard si Orion commence à prendre conscience du fait qu’il vaut mieux écouter la voix de l’enfant bleu plutôt que celle du démon de Paris précisément au moment où il transmet cet art de la respiration à Jean, en lui proposant un moment de communion profonde qui passe par le mouvement d’inspiration/expiration :
[Jean] commence à ouvrir sa bouche, ça fait danger, ça fait un peu trou noir, il y a des gens qui le regardent drôle. Ils ont peur, moi aussi on a peur, on est son copain, on pense qu’on doit le soigner comme l’enfant bleu soigne. On lui dit : Marche lentement, respire bien, expire. […] Respire, détends-toi ! (EB, p. 330).
29La voix de l’enfant bleu, omniprésente dans le roman, est encore un moyen, pour Bauchau, d’explorer toutes les potentialités de la voix humaine : la voix peut en effet avoir un pouvoir thérapeutique, pouvoir que celle de l’enfant bleu possède, mais elle peut également engendrer la maladie, en imposant par exemple le silence de la voix pronominale de la première personne. « [L] e rapport conflictuel au démon se situe au niveau de la gorge et de la voix. C’est “avec sa voix” que le démon attaque Orion qui, démuni, est incapable de parer et doit s’enfuir en criant (et non en répondant) pour échapper à cette parole qui l’agresse sans répit27. » La voix du démon de Paris impose à Orion l’horreur du silence du je, et ce n’est qu’à travers l’écoute de la voix de l’enfant bleu, écoute qui ne peut se limiter à Orion, mais doit également impliquer Véronique, que ce même je pourra, lentement, se frayer un chemin :
[…] ce n’est pas seulement pour Orion que l’enfant bleu apparaît et grandit. Il parle aussi en moi et j’ai beau écouter ses paroles, être attentive à ses inspirations, à ses actes en nous, je sais que je ne l’entends pas, que nous ne l’entendons pas encore. Pas tout à fait (EB, p. 301).
30C’est d’ailleurs toujours à travers un travail analytique, un travail où la voix est le seul canal de contact entre le patient et l’analyste, que le narrateur de La Déchirure arrive, lui aussi, à affirmer, après tant d’errances à travers les différentes formes pronominales, que « pour la première fois, fabuleusement, je suis » (D, p. 217). Le cheminement de l’analyse « qui mène le névrosé de on à je, le processus qui débusque le je s’absentant dans le on28 » est également un parcours de réappropriation, de la part du patient, de son souffle, d’une respiration qui sous le poids de l’angoisse s’était déréglée en provoquant une sorte d’asthme coupant les phrases et séparant le sujet de son « je ». Le narrateur de La Déchirure peut enfin récupérer sa voix et son je car l’analyste, cette figure si merveilleusement nommée la Sibylle, s’est faite auditrice et interprète de la voix de son patient, en répondant par un silence qui est communion, admission de l’unicité de l’autre, et tentative d’instaurer une relation : « Il n’y a toujours rien, rien que le silence habituel de la Sibylle »(D, p. 80).
31La Sibylle écoute, et l’on peut affirmer que « parole de l’inconscient et parole de silence parlant semblent […] équivalentes. Et l’on pourrait appliquer autant à l’écrivain qu’à ses personnages l’entrée dans le silence qui laisse jaillir la parole seconde, et pourtant primordiale, de l’inconscient29 ». Ce qui intéresse avant tout la Sibylle, c’est la relation que la voix essaie d’instaurer, c’est la phonè en tant que parole qui n’affirme ni ne nie, mais ébauche et témoigne d’une unicité. Le silence de la psychanalyste, initialement perçu de manière négative par le narrateur, peut alors changer de sens et devenir une sorte d’écho de la voix du patient.
J’avance pas à pas dans ce labyrinthe de sons, de regards et de souvenirs lacérés, sans savoir où il va me mener. Parfois je suis seul et cela fait peur. Le plus souvent je suis poussé et soutenu par le silence de la Sibylle et je m’aperçois que notre travail, interrompu en apparence, n’a jamais cessé de se poursuivre dans la voracité de l’espace intérieur (D, p. 216).
32Bauchau développe alors, à travers la voix de la Sibylle et de Véronique, grâce à l’exploration du pouvoir thérapeutique du souffle, une réflexion profonde, complexe, jamais véritablement achevée sur la poiesis, sur toute forme d’expression qui, en renonçant au logos explicatif, privilégie plutôt le mot qui est dans l’oreille, car « c’est là qu’il faut l’entendre, le retrouver, c’est à lui qu’il faut être fidèle. […]. Il y a eu dans la préhistoire, […] il y a encore dans la vie du nouveau-né une écriture antérieure à la lecture, à la parole, à la langue mais qui peut accéder parfois, grâce à l’oreille enfantine, au langage30 ».
33Paul Zumthor observe qu’il est « étrange que, parmi toutes nos disciplines instituées, nous n’ayons pas encore une science de la voix31 ». Dans une société et une culture où le droit à l’existence et à la parole sont désormais confiés à l’écriture, où la passion de la parole vive s’est éteinte et où personne « ne prêterait plus d’attention à un témoignage oral qui ne fût en même temps transcrit et contresigné32 », il est précieux qu’il existe une œuvre littéraire comme celle d’Henry Bauchau, si sensible à la voix, à son unicité, à son pouvoir thérapeutique, car « c’est par la voix [que] nous restons de la race antique et puissante des Nomades33 ».
Notes de bas de page
1 Hélène Cixous, « Sorties » », dans C. Clément et H. Cixous, La Jeune Née, UGE, Paris, 1975, p. 170.
2 Alessandro Portelli, Il testo e la voce, Manifestolibri, Rome, 1992, p. 29. Traduction personnelle.
3 Catherine Mayaux, « La dictature du poème, ou le poème, cet inconnu. L’expérience poétique chez Henry Bauchau d’après ses journaux », Nu(e) no 35, mars 2007, p. 204.
4 Myriam Watthee-Delmotte, Parcours d’Henry Bauchau, L’Harmattan, Paris, 2001, p. 60.
5 Ibid.
6 Paul Zumthor, Préface à Corrado Bologna, Flatus vocis, Il Mulino, Bologne, 1992, p. VII. Toutes les citations tirées de ce texte sont des traductions personnelles.
7 Corrado Bologna, op. cit., p. 67.
8 Adriana Cavarero, A più voci, Feltrinelli, Milan, 2003, p. 10. Toutes les citations tirées de ce texte sont des traductions personnelles.
9 Paul Zumthor, Préface à C. Bologna, op. cit., p. VIII.
10 Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Le Seuil, Paris, 1983, p. 14.
11 Myriam Watthee-Delmotte, op. cit., p. 152.
12 Hélène Cixous, « Sorties », dans C. Clément et H. Cixous, La Jeune Née, op. cit., p. 172.
13 Adriana Cavarero, op. cit., p. 154.
14 Dans le dernier roman d’Henry Bauchau, Le Boulevard périphérique, le cri n’est plus individuel, mais collectif, et tout en restant un instrument politique, il élargit son champ d’action de la vie politique d’une ville (Thèbes pour Antigone), à l’Histoire. Pendant une rafle au cours de laquelle beaucoup d’hommes, surtout des jeunes, sont déportés, un groupe de femmes se trouvent, presque inconsciemment, à faire un bouclier de leurs corps à travers le cri : « Toutes les femmes se sont mises à crier. […] Ce n’était pas des paroles, pas des injures ou des revendications, rien qu’un cri. […] Et quand les soldats et les SS sont arrivés avec leurs fusils et leurs matraques, ils se sont trouvés devant des femmes qui ne faisaient pas mine de se défendre. Qui criaient, qui criaient rien du tout. » (BP, p. 38-39)
15 Hélène Cixous, Entre l’écriture, Éditions des femmes, Paris, 1986, p. 31.
16 Adriana Cavarero, op. cit., p. 187.
17 Hélène Cixous, « Sorties », dans C. Clément et H. Cixous, La Jeune Née, op. cit., p. 173.
18 Adriana Cavarero, op. cit., p. 97 et 101.
19 Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, op. cit., p. 55.
20 Adriana Cavarero, op. cit., p. 141.
21 Roland Barthes, L’Obvie et l’obtus, Le Seuil, Paris, 1982, p. 226.
22 Julia Kristeva, La Révolution du langage poétique, Le Seuil, Paris, 1974, p. 29.
23 Adriana Cavarero, op. cit., p. 185.
24 Adriana Cavarero, op. cit., p. 77.
25 Jean-Louis Tristani, Le Stade du respir, Minuit, Paris, 1978, p. 7.
26 Corrado Bologna, op. cit., p. 122.
27 Olivier Ammour-Mayeur, Henry Bauchau, une écriture en résistance, L’Harmattan, Paris, 2006, p. 160.
28 Jean-Louis Tristani, Le Stade du respir, op. cit., p. 90.
29 Régis Lefort, « Le silence et/ou le pouvoir d’une parole absente », Nu(e) 35, op. cit., p. 218.
30 Henry Bauchau, L’Écriture à l’écoute, Actes Sud, Arles, 2000, p. 123.
31 Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, op. cit., p. 11.
32 Corrado Bologna, op. cit., p. 129.
33 Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, op. cit., p. 285.
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