Le Moi, le groupe et la peau plurielle
Henry Bauchau et Le Régiment noir
p. 125-146
Texte intégral
1Comme cette fenêtre virtuelle dans les carreaux de laquelle Henry Bauchau poète inscrit une à une et compose en damier ses visions privilégiées, toute page de roman offre en don à son lecteur un panier de figures : ponctuelles ou filées, surprenantes ou récurrentes, celles-ci éveillent, affinent et fortifient en lui autant d’images mentales, qu’il lui est loisible de faire vibrer les unes par rapport aux autres. C’est ainsi que l’écriture rend possible, du texte au lecteur, un « transfert d’images » au sens cognitif du terme1.
2L’analysant ne procède guère autrement, lorsque, pour tenter d’exprimer son mal-être, il happe au vol les mots qui collent, au plus concret, à son sentiment : « Je me sens comme un sac vide », dit l’un, « Comme une algue molle qui flotte au gré du courant », ajoute l’autre, « Ma mémoire est une vraie passoire », « Je suis écorchée vive », « Il me manque une bonne carapace pour ne pas me laisser transpercer par la méchanceté d’autrui », etc. On reconnaît là, épicé d’hyperboles, un bouquet d’expressions dont certaines, par leur récurrence spontanée dans la bouche des locuteurs, ont fini par être lexicalisées en langue en qualité de locutions idiomatiques figées ; elles perdent même parfois la force de leur image en dérivant lentement vers la catachrèse2.
3Simplement l’écrivain, qui pousse l’efficacité du verbe jusqu’à une plus grande éloquence, a sur l’analysant l’avantage de mieux appuyer le trait de son crayon (je parlais à l’instant d’hyperbole), d’effacer plus hardiment le « comme si » et de projeter l’image sous les feux de la rampe. Raison pour laquelle nombre de psychanalystes tendent leur oreille clinique autant aux œuvres des artistes qu’aux propos, également expressifs, de leurs analysants. De Freud à Anzieu, les incursions sont nombreuses, on le sait, dans les sillons des textes ou les pâtés des peintres3, par qui est convaincu que « les mythes, les légendes, les croyances religieuses, les superstitions sont des “psychologies projetées”, des projections dans le monde extérieur de notre “obscure perception interne” de l’appareil mental4 ».
4Mais il arrive que l’analyste, attentif aux schèmes et aux scènes, aux actants et aux actions captés côté tain, soit moins bien équipé pour ausculter, côté glace, le grain du style et le réseau de correspondances plus subtiles que celui-ci entrelace. Il n’est donc peut-être pas inutile de prendre le relais avec une sensibilité plus textuelle qu’actancielle, afin de fonder la lecture sur un socle plus littéral5. On partira donc des assomptions suivantes, en espérant qu’elles soient aisément partageables : étant donné telle image produite par la force expressive de telle(s) figure(s), et dont les aspects saillants consistent en autant de caractères sensibles, l’activité interprétative consiste à lui reconnaître (ou du moins lui supposer) une analogie avec une réalité, non plus sensible mais psychique, puis à établir une correspondance terme à terme entre chacun des deux ensembles ainsi appareillés. Telle est l’exigence herméneutique qui fonde l’allégorèse d’une part, et dans sa mouvance, l’interprétation analytique6.
5Il faut bien dire qu’Henry Bauchau lui-même a deux bonnes raisons de penser d’une manière qui encourage cette démarche, lui qui est à la fois écrivain du mythe et analyste, lui qui pratique le symbole autant qu’il guette l’indice ou le symptôme. Il ne se fait d’ailleurs pas faute de nous faire trouver des clés bien brillantes au tournant de quelques pages7. La pertinence interprétative du système allégorique chez Bauchau intéresse donc au premier chef tous ceux qui sont sensibles, chez lui, à la dimension symbolique et à l’architecture mythique de son imaginaire.
6Pour ma part, je me suis déjà intéressée à plusieurs reprises à ce genre de construction analogique du sens chez Bauchau, voulant éclairer tour à tour l’allégorie comme processus génétique, comme dans le poème Mélopée Viking, pris entre « Récit, prophétie et allégorie8 », ou comme système analogique : le recueil du Double Zodiaque, hermétique s’il en est, cristallise le prisme d’une triple analogie entre systèmes linguistique, astrologique et psychanalytique9. L’allégorie peut enfin être appréhendée comme un polypier de figures de pensée, dont le fonctionnement peut varier considérablement d’un auteur à l’autre10. Je me propose ici, moins de filer un processus, de raccorder des systèmes ou de démonter une forme, que de puiser dans l’allégorie un ressort pour l’interprétation, en raccordant un corps de concepts au corps d’images engendré par Le Régiment noir. Ma lecture interprétative emprunte la lunette d’une théorie psychanalytique particulière, gageant de son adéquation pertinente à la scène du roman. Les considérations qui précèdent laissent entrevoir que pourront bien s’entendre d’une part, la confiance que Bauchau accorde au symbole et la connaissance clinique qu’il a du symptôme, et d’autre part, la méthode avec laquelle Didier Anzieu traite la relation analogique, c’est-à-dire l’exigence d’une correspondance terme à terme d’un récit (fourni par le patient) et d’une lecture-déchiffrement (fournie par l’analyste) sur la base d’une théorie élaborée et reconnue par le corps de doctrine11.
7La théorie interpellée ici se construit autour du concept de Moi-peau forgé par Didier Anzieu et du prolongement qu’il y entrevoit pour repenser ses premiers travaux sur l’inconscient de groupe. J’ai déjà eu l’occasion d’appliquer le premier des deux concepts (« le Moi-peau ») à l’ensemble de la production poétique d’Henry Bauchau : une première publication, partielle, a paru en 2002 sous le titre « Henry Bauchau et la peau-ésie12 ». Cette lecture a ensuite retrouvé la place qui lui était initialement destinée, dans le livre que j’ai consacré à l’ensemble de la production poétique de Bauchau13 : dans sa version complète, elle s’intitule « Le corps et ses blasons14 ». Cette fois je déplace un peu le tir : je m’adresse, non plus à la poésie, mais au Régiment noir, et j’interpelle, toujours chez Anzieu, la rencontre du concept de Moi-Peau et de son autre grand champ de recherche, l’inconscient dans les groupes. Ce qui donne l’hypothèse d’une peau de groupe, d’une peau plurielle, dont Anzieu a pu jeter les bases et les conditions, mais qu’il n’a que très rapidement ébauchée15.
Le Moi-peau
8Disciple de Freud, Bion et Winnicott, Didier Anzieu recueille et développe l’hypothèse freudienne selon laquelle toute réalité psychique se constitue sur l’expérience intériorisée du corps. Façonné à l’image de la peau biologique, un Moi-peau ou pré-Moi psychique assurerait chez le bébé l’élaboration intermédiaire entre le vécu purement corporel et l’expérience psychique du Moi. Ce concept, intégré dans le corps de doctrine hérité de Freud, s’appuie sur de nombreuses vérifications cliniques issues de séances d’analyse, de récits mythiques et de créations artistiques16. Il remplit, au profit de l’identité psychique à l’état naissant, la même série de fonctions que la peau pour le corps et ses organes :
À côté de ses rôles sensoriels spécifiques et de ce rôle d’auxiliaire tous terrains par rapport aux divers appareils organiques, la peau remplit une série de rôles essentiels par rapport au corps vivant considéré maintenant dans son ensemble, dans sa continuité spatio-temporelle, dans son individualité : maintien du corps autour du squelette et de sa verticalité [maintenance et contenance], protection (par sa couche cornée superficielle, par son vernis de kératine, par son coussinet de graisse) contre les agressions extérieures [pare-excitation], captage et transmission d’excitation et d’informations utiles [surface d’inscription des traces sensorielles]17.
9Anzieu identifie d’abord trois, puis huit fonctions analogiques (terme à terme) entre la peau et le pré-moi : contenance, maintenance, pare-excitation, inscription, consensualité, excitation sexuelle, recharge libidinale et individuation. Il y ajoutera, dans son dernier volume Le Penser, un paradigme supplémentaire d’analogies entre le Moi-Peau et les contenants de pensée. La conscience du Moi naîtrait selon lui d’un fantasme universel ontogénétique : « Le fantasme d’une peau commune à la mère et au bébé m’est apparu constitutif d’un appareil psychique originaire, dont l’enfant doit ensuite s’arracher pour acquérir une peau psychique propre18. » Ce fantasme est normalement conforté par la chaleur nourricière du sein introjecté par la tétée, par la réciprocité fusionnelle des regards, les contacts agrémentés de caresses au cours des soins et le portage plus ou moins ferme et enveloppant19. Cette première relation corps à corps modèle peu à peu, au fil des sensations et des bains divers de chaleur, de caresse, de musicalité vocale, un contour corporel qui constitue pour le tout-petit sa première expérience d’identité : écholalie, échorythmie, échopraxie, échomimique alimentent ce sentiment constitutif de fusion, terreau du Moi naissant. Or si ce contact étroit vient à manquer au nourrisson – froideur de la mère, dépression, séparation, abandon, deuil, ou agressivité, inconstance, passivité inexpressive –, c’est tout le socle de ce premier Moi qui s’en trouve ébranlé. L’individu ne trouvera d’apaisement qu’à tenter de revivre ces instants fondateurs, pour les « réparer », pour en combler les manques et en colmater les brèches. La dépendance affective, amour ou haine, ne s’avoue-t-elle pas en effet par des expressions comme « je l’ai dans la peau » ou « il/elle aura ma peau » ? L’identité individuelle se forme ensuite au prix d’assumer progressivement la séparation d’avec la mère et partant, un partage de peau qui s’espère non… déchirant. Le mot est jeté, celui d’un premier titre évocateur, La Déchirure, par lequel Bauchau démarre en écriture. Dans Le Régiment noir, l’auteur, qui vient d’adresser un adieu émouvant à sa mère, projette à l’enfance du père (le Pierre du roman) une déchirure en bien des points semblable à la sienne. C’est du moins ce que maintes images du texte nous amènent à penser.
10Commentant ce qui, dans une photographie, nous éveille plus que tout, petit détail gratuit et latéral, condensant en lui toute la charge affective d’une image, par opposition à son studium, signaux et grilles sémiotiques qui la codent dans la culture, Roland Barthes a utilisé dans La Chambre claire le terme de punctum : « le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne)20 ». Lorsque le roman met en scène les relations de Pierre avec autrui, ce qui nous point, ce qui nous pique et nous émeut, c’est une pure synecdoque du grand enjeu qui se risque là, c’est un simple geste de contact cutané, assuré tantôt par la main, tantôt par la joue, ou l’épaule, et qui tient lieu de langage : la vérité perce à chaque fois, et taillade aussitôt ces deux peaux qui n’en ont fait une que pour un trop court instant. Au chevet du grand-père mourant, « Pierre s’approche du lit, se colle contre la puissante épaule du forgeron qui fait encore saillie sous les draps. […] Sa voix s’étrangle, mais il ne pleure pas et pose seulement sa joue sur la forte main, marquée de taches brunes » (RN, p. 22, je souligne)21.
11C’est encore par la main, instrument des caresses et principal point de contact entre les peaux, que Pierre s’était senti trahi par sa mère gantée de gris… Comme si l’absence de Pierre (le temps qu’il a vécu chez son grand-père) avait marqué un temps d’arrêt dans l’évolution de sa relation avec sa mère. Cependant que sa croissance affective se poursuivait sur un autre rail, celui du couple des grands-parents et de la famille de forgerons, à sept ans, Pierre retrouve une mère dont il doit encore accepter de se séparer, avec laquelle il n’a pas encore franchi l’étape de symbolisation (il est incapable de proférer les mots qui le sauveraient, ou du moins qui l’expliqueraient), et donc a fortiori l’étape d’individuation. Il s’en arrache par un geste primaire, la morsure, celle que le nouveau-né réserve au « mauvais sein », dans son étape de clivage pré-œdipien22. Bien plus tard, après dix ans d’exil au collège, abattu par son échec à l’académie militaire, le jeune Pierre croit encore un fugitif instant à la tendresse maternelle :
Elle enserre tendrement ses épaules, en ce moment elle l’aime, d’un vrai mouvement de compassion. Et lui est pris de doute. Se peut-il qu’elle l’aime autant que les autres, qui sont restés près d’elle, qui n’ont pas passé dix années en pension. Il respire, dans le creux de l’épaule, son léger parfum, tendre et honnête, provincial. Sa joue maigre s’appuie sur la belle courbe de la sienne. Il connaît un bref moment de bonheur qu’il se rappellera toute sa vie (RN, p. 31, je souligne).
12Ce bref et rare contact caressant, qui aurait pu sceller une illusoire réconciliation et une vaine soumission du fils, est de justesse empêché par le narrateur, rejeton bien informé, qui guide le geste irréversible : découvrir le leurre dans le reflet du miroir, la connivence de regards complices entre le père et la mère. C’est l’instant où l’intelligence du piège décide du destin de Pierre : quitter ce « sein de pierre » qui ne lui a donné à boire que la lie.
Car c’est là que j’interviens, là que je guide son regard vers le mur où pend la pesante, la détestable glace de Venise qui a opprimé notre enfance. Il peut y voir son corps mince, enlacé par la mère et qui semble émerger de son énorme jupe. Il voit leurs visages embrassés. Oui, ses lèvres sont sur mes joues, mais son regard est tourné vers lui. Le long regard admiratif est dédié au père et lui dit : Tu as eu raison. […] Oui, c’est moi qui le force à penser : Ils m’ont eu et, sous leurs airs de bonté, ils se réjouissent de ma défaite. […] Oui, il faut, à travers les années, regarder dans le miroir et voir enfin monter sur les lèvres de Pierre ce léger sourire sombre et insultant qui veut dire : Vous m’avez eu, je sais, je sais. […] Il quitte l’abîme du miroir, plus jamais il ne connaîtra les bras de sa mère autour de ses épaules, plus jamais il ne sera enveloppé dans ses jupes avec sa tendresse sur son visage (RN, p. 31-33, je souligne).
13Le psychanalyste, tapi dans le romancier, n’oublie pas que l’instant d’individuation suprême correspond à ce que Lacan a contribué à nommer « le stade du miroir »23 : se voir avec sa mère, dans ses bras, et se savoir irrémédiablement distinct d’elle marque l’entrée du Moi psychique dans la pleine lumière de la conscience de soi. « L’enfant qui se découvre dans un miroir est en général à ce moment-là tenu dans les bras d’un adulte, c’est-à-dire qu’il s’y découvre avec un autre qui le regarde et qu’il regarde le regardant24 ». Le pouvoir constituant et révélateur de l’échange de regards nous aide à comprendre ce qui a raté dans cette scène qualifiée à juste titre de « maudite ». Dans le miroir de Venise, Pierre regarde sa mère ne-le-regardant-pas. S’il est donc maudit, ce miroir de Venise, c’est parce qu’il impose à la conscience de Pierre le deuil immature d’une peau commune avec la mère : « plus jamais il ne sera enveloppé dans ses jupes ». En outre, cet instant d’individuation est aussi celui qui marque l’entrée du sujet dans la phase œdipienne, puisque la nouvelle distance reconnue entre la mère et l’enfant installe en lui le germe du désir. Pour peu que la mère s’y prête. Or ici, dans sa coalescence, dans sa coalition, le couple parental ne laisse pas suffisamment de « jeu » intérieur pour que se forge un semblant d’Œdipe. Tout comme l’étape fusionnelle de peau commune avec la mère lui a été interdite, de même l’Œdipe est escamoté par un geste concerté d’expulsion.
14Cette déchirure du Moi-peau vécue sous le signe du complot et de la trahison sera, comme les autres failles du Moi, mais de façon plus spectaculaire, réactivée par deux scènes sanglantes où le verre, commun au miroir et à la vitre, se brise pour taillader la peau de Pierre, la rendant outrageusement sanglante. Descendant vers le Sud, Pierre retrouve la forge de Martin, ancien ouvrier du grand-père. Mais Martin n’a pas pardonné à Pierre d’avoir tué le général sudiste Jackson : il refuse de le voir et lui lance à la tête, par la vitre du toit, le marteau hérité du vieux forgeron. Pierre est tailladé par les débris de verre. Séparation sanglante d’avec le passé, où c’est bien la peau qui se lacère, à l’image du Moi déchiré. Suivront des retrouvailles, également décevantes, avec Johnson à Maison-chaude : Johnson, qui évite Pierre depuis son arrivée, surpris par la fenêtre, lui sourit, mais n’ouvre pas, ne sort pas ; cette fois, c’est Pierre qui, cassant rageusement la vitre, se blesse à nouveau la main. Puis il lance sa jument Carabine IV contre la porte et se blesse à la tête. Pierre revit ainsi par deux fois la séparation traumatique de ce qu’il avait espéré rester une peau commune entre lui et Martin, et surtout entre lui et Johnson. Un maudit miroir, une vulgaire plaque de verre, ne cesse en effet de s’interposer entre lui et la tentation de l’amour fusionnel.
15Le fantasme de Moi-peau mis à mal, somatisé par des blessures subies ou volontaires, appelle le besoin d’une enveloppe suppléante qui la couvre et en colmate les failles. Arrachée par l’abandon, déchirée par la trahison, la peau psychique ne suffit plus à contenir le Moi : la nécessité de suppléer à son étanchéité par des enveloppes de substitution fait choisir celles-ci suffisamment épaisses pour être rassurantes. Plusieurs épisodes de déréliction et d’épreuves corporelles graves (fièvres, blessures de guerre) donnent aux figures samaritaines l’occasion de panser la peau défaillante : Shenandoah et ses compresses chaudes d’herbes médicinales, Mademoiselle Mérence et ses bandages frais prennent le relais des draps de fortune, couvertures empruntées et manteaux de Saint-Martin qui périodiquement servent à envelopper Pierre pour restaurer la fonction protectrice et contenante de sa propre peau, corps et âme. Rappelons-nous qu’à peine s’était-il arraché pour toujours des jupes enveloppantes de sa mère (RN, p. 33), c’est dans la couverture de Carabine, et collé au flanc de la jument, qu’il avait passé la nuit la plus déshéritée de sa vie (RN, p. 35). Plus tard, sortant transi de la cressonnière, c’est à Jimmy qu’il doit de se ranimer. Jimmy « l’enveloppe dans son manteau. […] Il l’entoure d’un drap bien chaud et de couvertures comme il l’a vu faire par Johnson un soir où pour échapper à une patrouille rebelle, Pierre a dû traverser une rivière à la nage » (RN, p. 299).
16Des feuilles aux bandages, des draps aux couvertures, du manteau au cuir, l’enveloppe substitutive s’ose toujours plus épaisse, plus continue, plus enveloppante, plus consistante surtout, jusqu’à atteindre, vers la fin du roman, la dureté du canon. Lorsque Granpé demande à Johnson ce qu’il y a de si fort pour l’unir à Pierre, celui-ci lui répond en effet :
Ce sont les canons, nous sommes unis dans le corps des canons… Ce qu’il y a dans le corps des canons ? Je ne sais pas, Granpé, je ne le sais pas encore… Oui, c’est notre manière, c’est notre esprit dans l’acier des canons (RN, p. 318).
17Cette peau commune qui s’est mêlée, moulée, fondue, trempée autour de Pierre et de Johnson est une cuirasse de fonte. Ainsi s’explique l’image employée par Pierre, qui vit la déchirure de cette peau commune tissée dans l’épreuve, la lutte et l’amitié, comme un sectionnement du canon : « Je sens [dit Pierre à John] ton tranchant qui nous sépare, oui, l’outil qui scie le tube du canon et forme deux parties avec l’âme où nous avons connu l’unité » (RN, p. 319, je souligne).
18L’échec d’une peau commune qui aurait dû être éprouvée en harmonie avec la mère est aussi cause d’autres déficiences récurrentes du Moi-peau psychique de Pierre. À la faveur de la guerre, les blessures, la fièvre, l’infection donnent à l’enveloppe du Moi l’occasion de montrer la corde : « Assailli par les objets, traqué par les images, Pierre délire » (RN, p. 188) ; son Moi-peau ne fonctionne plus comme barrière de contact ou pare-excitation, faisant le tri à l’entrée des perceptions et sensations à traiter ou à rejeter. Ailleurs, son épuisement l’empêche d’activer cette fonction de coordination des informations qu’Anzieu a nommée successivement intersensorialité et consensualité : « Il est tombé sur vous un voile de brume, vous êtes aveuglé par un voile de ciment, vous criez en vain sous un mur de pierre. Vous êtes aveugle, vous êtes sourd et peut-être muet. Vous essayez en vain de vous le cacher, mais depuis que Johnson vous a abandonné […] » (RN, p. 331). Ou encore, le Moi-peau ne retient même plus sur son « bloc magique » (comme le nommait Freud) le fruit élaboré de ses perceptions externes ; comme une feuille trouée, il laisse passer les inscriptions :
Des formes bleues, puis d’autres indistinctes. Les plus minces, les plus pâles des formes de la gloire. Du monde en gloire autant qu’il peut l’être lorsque je suis dedans. Avec mes pensées, avec mes songes et ce que j’appelle mon nom, bousculés par cette incessante circulation de signes et de constellations dans mes artères. Par cette sortie incessante et cette perpétuelle intrusion de moi-même en moi-même par tous les orifices de la réalité. Je suis ouvert, je suis troué, je suis percé à jour (RN, p. 217, je souligne).
19La relation entre le premier chapitre du roman et la suite du récit, lue à l’aune du Moi-peau, montre combien l’échec de cette première étape d’individuation qu’est la peau psychique commune avec la mère, réactivé à l’âge adulte par ces nouvelles déceptions, est ce qui guide et marque les aventures de Pierre, et l’oriente irrésistiblement vers des expériences qui lui permettront de revivre, en mieux, ce fondement premier de l’identité. Ce premier chapitre pose en effet les bases d’une relation maternelle (fictive) décidément déficiente. Arraché prématurément – et totalement – à l’entourage maternel, d’ailleurs froid dès le départ, Pierre a perdu sa place dans le cœur de sa mère, place qu’ont aussitôt occupée, et pour toujours, les frères puînés. Il en retrouve une auprès de ses grands-parents paternels, mais celle-ci sera de trop courte durée, puisqu’à sept ans à peine, Pierre se retrouve « orphelin » pour la seconde fois.
20Cette phase de fusion chaleureuse dans une peau commune lui ayant fait faux bond, Pierre n’a pas les couleurs d’un Moi sain et plein, bien tranché, blanc ou noir : il est né « gris » d’une phase pré-psychique vécue à demi, vêtu d’un seul duvet sans plumes et sans rémiges. Ce qui lui aura manqué, et ce à la recherche de quoi il s’acharnera dans l’« Amérique des fils25 », sera cette peau commune qui fonde l’assurance et l’identité première du sujet, et de laquelle, en se séparant cette fois au bon moment et de la bonne manière, il pourra acquérir son identité et son individualisation personnelles. C’est sans doute ainsi qu’il faut comprendre, d’abord, cette fusion à distance entre Pierre errant et Johnson caché, qui s’exprime symboliquement par l’échange et surtout le mélange des couleurs :
Ce qui se passe ne produit plus qu’une seule vie à la fois prisonnière et libre, une seule pensée qui est noire et qui est blanche. Pierre marche enchaîné sur la route et entonne le chant de Cheval rouge et Johnson concentre toutes ses forces sur le lit pour supporter le mal et parvenir à la guérison. On voit deux formes qui changent constamment de couleur entre elles et qui parfois se fondent et deviennent grises. On voudrait bien obtenir le résultat avec moins de souffrance, mais ce n’est pas ce que l’on voit (RN, p. 224, je souligne).
21C’est encore dans cette même logique prise entre fusion passagère et individuation qu’il faut lire la résistance finale de Johnson au désir fusionnel de Pierre : cette vitre qu’il n’ouvre pas, malgré son sourire de reconnaissance. Pierre sent que Johnson coupe net et propre, cette fois, cette peau qui, à se fondre entre eux resterait grise, et à se distinguer retrouve le tranchant authentique des couleurs, blanc/noir (RN, p. 319). À la fin du roman, un dernier corps à corps réparateur avec Johnson peut s’accompagner d’une reconnaissance d’identité : « Maintenant que Johnson est à nouveau près de vous, que vous le tenez corps à corps, avec son souffle entrecoupé qui s’apaise, vous pouvez reconnaître que son règne, à la différence du vôtre, est végétal » (RN, p. 372, je souligne). Le roman retrace dans son arc la conquête lente et tardive d’une peau commune, tentative désespérée de réécrire le brouillon d’une enfance malmenée, qui donne enfin sa lisière à une peau individuelle. Pour Pierre, c’est l’expérience de la peau jumelle, puis de la peau plurielle, qui lui aura permis de restaurer l’accès à une individualité saine et franche.
La peau plurielle
22Comme sa poésie, mais par des sentiers tour à tour plus épiques ou mythiques, le roman de Bauchau retrace la patiente élaboration volontaire d’une peau psychique substitutive, d’une enveloppe de remplacement qui permettrait de « vivre dans la déchirure ». L’œuvre poétique de Bauchau rend compte à sa manière de trois tentatives destinées à façonner autour du Moi-peau déchiré une « seconde peau substitutive » : une peau musculaire, acquise par la pratique poussée de la natation et de l’équitation ; une peau artisanale, par l’apprentissage manuel de la sculpture et du modelage ; une peau littéraire enfin, faite de mots, de vers, de textes. La restauration psychique y passe donc par des expériences musculaires, cutanées et langagières.
23Quant au Régiment noir, éclairé par les concepts jumeaux de Peau psychique et de Moi-peau groupal, il peut se donner à lire comme la restauration d’un Moi-peau individuel par la reconquête préalable d’une peau psychique partagée, non plus avec la mère, ou quelque autre substitutif familial (comme auraient pu l’être les grands-parents s’ils avaient vécu plus longtemps), mais avec le groupe. L’expérience groupale, initiée dans la famille, imprègne le roman depuis son incipit. Par suite, la désertion de la famille reste le moteur qui, chez Pierre, le fait s’attacher fusionnellement au groupe de fortune, au risque de s’y dissoudre. Il y faudra l’intelligente, l’aimante fermeté de Johnson pour l’en dissuader in extremis.
24L’incipit campe Pierre d’entrée de jeu en position d’exil : dès la constitution complète de la fratrie, il a perdu sa place, malgré lui, par le simple fait de son absence « des jupes » de sa mère. Ce « sentiment d’être de trop », qui lui est signifié sans pitié ni empathie, est un refrain poignant de toute l’œuvre de Bauchau. Il s’écrit dans la scène primordiale d’une Genèse adaptée au cadre de la famille :
Au commencement, il y a la scène. La scène du rêve où vous vous éveillez le matin avec ces mots sur les lèvres : il faut libérer l’esclave Johnson. […] Cachée dans la matière du rêve, il y a aussi la scène familiale. Le père, la mère et sur eux quelques traces encore vives d’une lumière originelle que les générations suivantes ne connaîtront plus. Les enfants, comme dans la Genèse, sont des mâles. Par la vigueur et l’éclat du sang, le cadet peut jouer le rôle attirant de Caïn. Avec astuce et douceur apparente, le second tient l’emploi ambigu d’Abel. C’est l’aîné, c’est Pierre qui n’a pas reçu de rôle et qu’on voit, mal à l’aise, errer sur le bord de la scène. Il n’est pas comme les autres, on dirait qu’on l’a poussé du nid. Il n’a pas de plumes éclatantes, il est vêtu de duvet gris (RN, p. 17).
25L’allégorie biblique, présente dans la forme du récit de Genèse (« Au commencement […] lumière originelle »), se configure rapidement en jeu de rôle sur le modèle de la toute première des familles. Mais l’excédent d’acteurs (ils sont cinq pour quatre rôles) embraie sur le récit biblique le conte du vilain petit canard : « poussé du nid », « [i]l n’a pas de plumes éclatantes, il est vêtu de duvet gris ». La dérive du régime allégorique à travers trois genres soudés par la comparaison laisse entrevoir son fondement fantasmatique. Quel que soit le genre emprunté, il se profile comme le commun dénominateur à autant de scènes, primitives, primordiales ou compulsives. La position marginale de Pierre dans le groupe d’origine tendra en effet à se répéter dans plusieurs grands épisodes du roman, pour extérioriser sa difficulté, sinon à appartenir, du moins à occuper le centre.
26De même qu’intérieurement, Pierre lutte sauvagement entre rétention et explosion, entre plein et vidange, de même chorégraphiquement, il évolue souvent sur les bords de la scène, dont une part profonde de lui-même rêve de mériter le centre. Resté avec Shenandoah en marge de la bataille de la vallée, il se trouve dans la trajectoire de tir et y gagne sa première grande blessure de guerre (RN, p. 183). Il progresse dans l’armée, mais par la bande d’un régiment sui generis, le régiment noir, où d’ailleurs, malgré son charisme et son dévouement, il n’en reste pas moins le seul Blanc, ourlant de clair, par les bords, un corps tout noir. Quand la chambrée noire s’élève en un chant à l’unisson, Pierre, « [s]eul silencieux, au milieu de la voix multiple, […] aime à se perdre dans ce chant inaccessible » (RN, p. 82). À Maisonchaude, à la fête du Grand Été, son corps fauve trace la seule « coupure » dans l’œuf noir et compact des célébrants. Il trouve porte close dans deux maisons désirées : celle des parents d’Europe, puis celle de Johnson. Comme c’est dans l’écurie, et non dans le corps de logis, qu’il avait passé sa dernière nuit européenne.
27Le même complexe des marges marque sa position de voyeur dans deux scènes originelles (l’une humaine, l’autre chevaline) où il est le tiers passif, fasciné, envahi de désir. La première se déroule dans une ferme sudiste, dont la maîtresse blanche s’est laissée séduire par Johnson ; un jour, celui-ci la « pelote » ostensiblement sous les yeux fascinés de Pierre et de Dinah, la servante noire. Cette scène, non point surprise à l’insu du couple – comme le serait une vraie scène originelle –, est ici imposée par Johnson et sa maîtresse, ce qui augmente encore le trouble des deux témoins :
Pierre voudrait s’en aller, mais il est trop tard, il est prisonnier des doigts de Johnson qui ouvrent le corsage de Rachel et font jaillir un sein blanc et ferme. […] Il faudrait partir, s’arracher à la fascination de ses gestes, mais quelque chose alors serait brisé entre lui et moi. Le salaud, ce qu’il joue maintenant, c’est notre amitié. […] Je suis brûlé par mon propre regard, pétrifié par mon insoutenable immobilité. Je voudrais crier, frapper, mais comment faire un geste, proférer un son devant ce visage de Johnson tourné vers moi et ces grandes lèvres ouvertes, déchirées, sur lesquelles s’abandonne la main noire (RN, p. 102-103).
28Quant à la seconde, par une distanciation des règnes (de l’humain à l’animal), elle facilite la vision et allège la transgression, au nom d’une pleine légitimité du désir :
Derrière l’épieu, il y a toute l’énorme bête, pesante et fine, irréductible, inépuisable dans son absurde et colossale fierté d’être mâle. Maintenant, on voudrait être découvert. Découvert une seconde fois en train de regarder la chose défendue. Par quelqu’un qui se glisserait à côté de vous, qui dirait : Où étais-tu ? Je t’ai cherché partout, pourquoi n’as-tu pas répondu ? Et la réponse, cette fois, serait le ventre de l’étalon. Qui ne signifierait plus la chose défendue, car on dirait : Il voudrait qu’on le mène à la jument, peut-être y en a-t-il une en chaleur. On va voir ? Oui, on va voir. On se laisserait glisser en bas du tas de foin pour aller voir l’autre côté des choses (RN, p. 272-273).
Le nombre, le groupe
29Mais le fil thématique le plus propre à signifier la quête d’intégration de Pierre est celui du nombre. Au fil de sa croisade vers le Sud, Pierre mène une campagne acharnée pour rassembler autour de lui des groupes de plus en plus nombreux. Faute d’avoir pu fonder sa première identité psychique sur la relation fusionnelle avec une bonne mère, Pierre tente de réparer ce manque par une expérience gémellaire, avec Johnson, puis groupale, avec le régiment et l’armée. L’individuation du sujet en difficulté peut ainsi passer par l’appartenance réparatrice à un groupe structuré. Le groupe est alors ce qui donne au sujet un rôle, une place, et, partant, une identité à la fois sociale et individuelle. Rappelons que tel est le second aspect du manque de départ : pas de rôle dans le groupe d’origine, cette famille biblique où, hormis le père, la mère, Caïn et Abel, il n’y avait pas d’espace pour Pierre. Son aventure guerrière se marque par la recherche d’une position dans un groupe constitué, un corps collectif, une grande famille, l’armée.
30Le groupe se forme laborieusement et se défait douloureusement. La courbe des nombres dessine dans l’arc du roman un profil en cloche allant de un à deux, trois, quatre, cent, mille, cent mille, pour ensuite se résorber en cours de route, des mille aux cents, aux dizaines, au couple puis à l’un. Arrivé en Amérique, Pierre (un) rencontre Johnson (deux), puis retrouve Wolf (trois : RN, p. 68) ; Pierre et Johnson dans la ferme sudiste forment avec la maîtresse blanche et la servante noire un quatuor amoureux en damier de races, ombre et soleil (quatre : RN, p. 102-103). Cependant, le régiment noir grandit (cinquante : RN, p. 129), s’enrichit de nouvelles recrues (cent), se fonde dans l’armée (deux mille : RN, p. 251), qui grossit en route de tous les esclaves en fuite (dix mille, cent mille). Après la soustraction initiale (cinq moins quatre = un de reste), Pierre joue la carte de l’addition, de l’un à l’épique. La marche vers le Sud amplifie l’écho de ses pas comme celui des Carmina Burana de Karl Orff, où, d’abord entendues de loin et faiblement, les voix grossissent en nombre et en volume jusqu’à imposer leur force aux oreilles éberluées :
Des cris, des ordres, les tambours battent. On se forme par pelotons, par compagnies, un autre bataillon vient s’accoler au nôtre. Plus loin il y a le colonel à cheval et un général. Un second régiment se forme derrière nous. La brigade, la division sont rassemblées, nous sommes nombreux, les plus nombreux. Le sentiment de notre force nous prend au ventre, nous monte au visage. Comment les Sudistes osent-ils ? Les hommes épuisés, qui se couchaient hier n’importe où, se redressent, se rassurent, le choc des armes les excite, le mouvement des ordres et le martèlement des pas les entraînent. Nous ne sommes plus dix, plus cent, plus mille. Nous sommes dix mille, vingt mille, trente mille qui allons dans le même sens, qui voulons la même chose. Matin, masse, puissance, le chant est sur le bord des lèvres, la plaisanterie jaillit. Les intestins s’apaisent, le cœur est riche et rapide. Sur le seuil de la caverne, l’esprit blessé hésite encore un instant entre le doute et l’impatience. Le corps tranche cet état insupportable, d’un coup de masse il jette son poids dans la balance (RN, p. 48, je souligne).
31Plus tard, arrivée dans le Sud et victorieuse de Richmond, l’armée s’éparpille, se dissout, le régiment noir s’en écarte pour chercher Johnson, la batterie s’effiloche : à Maison-chaude n’arrive plus qu’une poignée d’hommes. Pierre retrouve Johnson pour constater que cette peau gémellaire qui les avait unis pendant la guerre s’est déchirée, car Johnson n’est plus soldat. S’arracher à Pierre signifie pour Johnson, sourire aux lèvres, faire accéder Pierre, et accéder lui-même, à une nouvelle individualité. L’Un de chacun26.
Le corps collectif sous l’égide de l’Unité
32Remarquons dans ce passage l’emploi d’un singulier générique signifié par les déterminants définis (le chant, le cœur, l’esprit, le corps). Il court en effet dans le roman une isotopie du corps collectif, dont le paradigme sert à consolider l’intégration des individus dans le groupe : la « batterie », la « division », l’« escadron », le « détachement », le « régiment », tout un lexique d’unités, petites et grandes, englobées les unes dans les autres, fonde l’unité de ce Grand Corps qu’est l’Armée. Cette unité passe en langue à travers un singulier de synecdoque généralisante (de la partie pour le tout), disant l’harmonie et l’unisson : « Les soirs où les hommes chantent et ne forment plus qu’un grand corps indistinct dans la chambrée » (RN, p. 82) sont ceux où Pierre perçoit le mieux le sentiment de l’union qu’infuse l’appartenance au groupe constitué. Au point qu’une relation d’identité remplace peu à peu celle d’inclusion ; si Jackson avait demandé à Pierre « Qu’est-ce que c’est ton corps ? », celui-ci devine qu’il aurait répondu : « C’est le régiment » (RN, p. 142). De même, malgré son éloignement, John à Maison-chaude « sent, dans son corps, le corps plus grand du régiment qui s’articule avec ses nouvelles pièces, ses recrues, son espoir et sa colère » (RN, p. 261).
33Psychanalyste de l’image, proche collaborateur de D. Anzieu, Serge Tisseron propose à sa suite de distinguer deux sortes de schèmes présidant à la formation des représentations. Les schèmes classiques centrés sur la motricité fondent par leur dynamisme la figuration de la transformation. Parallèlement, Tisseron ajoute à ceux-ci des schèmes d’enveloppe, fondant la figuration d’enveloppement, de contenance, et dont les premiers modèles éprouvés sont bien sûr l’utérus et la peau :
Les premiers participent aux opérations psychiques de contact et de rupture, tandis que les seconds participent aux opérations d’englobement par lesquelles nous pouvons nous sentir contenus dans un milieu extérieur ou sentir un milieu intérieur contenu en nous27.
34Or l’image dynamique d’une forme incluse dans une autre et subissant des transformations intervient sous des formes de plus en plus élaborées. Selon Tisseron, les patients y accèdent quand ils sont enfin devenus capables de se représenter la séparation. De telles images traduisent à la fois l’inclusion et la séparation initiale mère-enfant ; c’est-à-dire qu’elles conjuguent des schèmes d’enveloppe et des schèmes de transformation. Or ce concept, complétant celui du Moi-peau d’Anzieu, est ici utile pour comprendre la logique narrative sous-tendue par toute l’expérience romanesque de Pierre.
Le cercle, le carré, l’ovale
35Dans Le Régiment noir, l’évolution du rapport d’inclusion à celui de séparation se marque, selon moi, par le passage de la géométrie plane du carré, du cercle ou de l’ovale à la volumétrie du cube ou de l’œuf. Nombreuses sont les haltes de la chevauchée où le corps se compose en cercle spontané autour d’un feu, d’un chanteur, d’un danseur, d’un conteur, ou autour d’un autre cercle plus petit28. Chacun peut ainsi expérimenter, noire ou blanche, la « peau de [s]on voisin » dans laquelle Turquet (1974)29 voit la première formation du sentiment de groupe. Mais la puissance de cette forme close, disposition spontanée de tout groupe statique, n’égale pas sa version volumétrique, dont le roman fournit deux témoignages puissants. À Richmond, la formation des esclaves noirs, pour faire face aux injures des Sudistes de la ville, présente, enveloppant la masse cubique compacte des muscles saillants qui font bloc, une « immense peau d’ébène » (comme celle de Granpé grossissant comme le génie d’Aladin à la mesure de sa case : RN, p. 230 et 280). Quant à l’œuf du Grand Été à Maison-chaude, il est rien moins que la vision sublime sur laquelle se clôt le roman :
Tous s’assemblent, selon le rite, autour du pré où les enfants se sont endormis. On a enlevé les vêtements blancs et on forme autour des dormeurs un ovale, un grand œuf sombre, au sein duquel vous êtes – vous, le cheval rouge – l’unique entaille et la blessure faite dans la coque noire et brillante de Maison-chaude. On danse, on est emporté dans la jubilation du Sud, mais cela dure. Oui, pour vous qui avez été blessé, cela dure trop longtemps. La vérité se fait jour, dans le Grand Été vous êtes la pesanteur, la claudication, la coupure (RN, p. 373).
36Le même œuf originaire, primordial, figure au centre des rites de passage, des scènes d’initiation, évoqués dans des textes de genres divers : l’œuf de La Cressonnière, version poétique de cette même scène, bien sûr, mais aussi l’œuf vers lequel tend la Jeune Reine des Hautes Collines, dans Œdipe sur la Route, et même peut-être aussi cette Dauphine blanche aux sièges rouges dans la « coque » de laquelle le narrateur de La Déchirure cherche un instant à retrouver ses assises intérieures30. Dans ces autres scènes symboliques, l’œuf s’offre comme l’analogie figurative d’une féconde et solide densité intérieure. Certes, l’œuf du Régiment noir partage avec les précédents cette valeur plastique et symbolique confiée à l’image (l’œuf comme métaphore). Cependant, il revendique ici, prioritairement, une dimension proprement allégorique fondée sur une métonymie : l’allégorie y fonde le principe de raccord terme à terme entre les deux systèmes relatés, l’œuf et l’homme, tandis que la métonymie lui fournit le mode-figure de leur proximité consubstantielle ; l’œuf y est, non seulement image, mais d’abord et surtout à la fois contenant et contenu, la cellule première et sa prolifération, figure vivante et solide de la cohésion groupale à l’abri d’un même épiderme collectif (cette peau plurielle), et autour des générations futures (les petits enfants endormis). Il semble que ce soit le propre de l’inconscient que de figurer la psyché au plus près, par l’interface de la peau et du corps, et de rapatrier ainsi le geste analogique à la matrice du contigu.
37Or on touche là, par la métaphore-métonymie du corps commun, un des indices d’homomorphisme qui s’établit spontanément entre le Moi-peau individuel et le Moi de groupe constitué, pour peu qu’il soit noyauté d’une âme commune célébrant ses rites. Ces états paramystiques éprouvés en groupe ont intrigué René Kaës, qui a baptisé « archigroupe (ou archégroupe) » « cette puissance fantasmatique et idéale du groupe comme origine et comme fin » sur lequel est transférée « la puissance initiatique et sacrée de l’objet primordial auquel est soumis, à l’origine, le tout-petit : celle de la mère prégénitale31 ». Le recours à l’archigroupe serait une « quête régressive du sens originel “perdu” de l’existence, dont la retrouvaille procurerait ravissement, jouissance extatique, et, dans certains cas, possibilité de construction d’un nouveau projet d’existence ». Et Anzieu de commenter : « La complaisance des individus à fantasmer ensemble dans les groupes les dote d’une enveloppe collective qui leur assure une unité imaginaire et qui les protège du contact de chacun avec le soi caché de lui-même et des autres32. »
38À conjuguer, d’une part, le concept du Moi-peau de D. Anzieu adapté à l’expérience de groupe et, d’autre part, les schèmes fondateurs d’images de S. Tisseron, on voit ainsi le roman se charpenter autour d’une seule dynamique de transformation en trois temps :
39Premier temps : l’individu Pierre éprouve douloureusement les failles narcissiques d’un Moi-peau malmené à l’étape fusionnelle. Cette « déchirure » compromet gravement son sentiment d’intégrité (« être déchiré ») et d’individualité (« être de trop »). Ce défaut de schème d’enveloppe motive les thèmes corrélés de la blessure (morsure, déchirure) et de l’enveloppe de substitution.
40Deuxième temps : l’individu Pierre tente de revivre l’expérience fondatrice d’une peau commune, non plus avec la mère et la famille, mais avec l’ami « per la pelle » et avec l’armée comme groupe puissamment structuré. Des schèmes de transformation noyautent l’acquisition supplétive d’une enveloppe groupale, d’une peau plurielle qui assure l’homomorphisme temporaire entre l’un et le multiple.
41Troisième temps : l’individu Pierre se trouve peu à peu dépouillé de cette peau groupale, comme de la peau gémellaire. Mais cette nouvelle déchirure, fondée par un regard aimant (celui de Johnson qui sourit), lui permet enfin d’accéder à son individualité unique et distinctive ; c’est ainsi que le vilain petit canard est devenu cygne et a troqué son duvet gris (RN, p. 17) contre la candeur légitime, assumée, souveraine, du plumage collectif auquel est promis le chant du Grand Été : « [il] sort de l’eau noire de la cressonnière, étend son cou de cygne et s’élance dans l’espace avec des battements d’ailes qui font dans l’air un bruit de soie déchirée » (RN, p. 367). Si la Sibylle avait prédit qu’« On peut très bien vivre dans la déchirure », lire Le Régiment noir à la lumière du Moi-peau y fait voir, plus qu’une possibilité, une nécessité, qui fonde toute la narration : on doit vivre dans la déchirure, pour apprendre à bien ourler les lisières de sa propre peau.
Notes de bas de page
1 Serge Tisseron, Psychanalyse de l’image. Des premiers traits au visuel, Dunod, « Psychismes », Paris, 1995, 1997, 2005. L’existence d’éléments psychiques distincts du langage et organisant la représentation et la forme de l’expérience a été envisagée par plusieurs psychanalystes. Bernard Gibello a parlé de « représentants de transformation » (1977), Guy Rosolato de « signifiants de démarcation » (1985) et Didier Anzieu de « signifiants formels » (1990).
2 Ces expressions corporelles peuplent aussi bien les langues voisines, telles que l’italien :« Ha una spina nel fianco », « Lo mangerei », « Sprizza invidia da tutti i pori… », « Sono amici per la pelle »… Certaines de ces expressions, en particulier de l’argot des armées, ponctuent également les échanges entre soldats du Régiment noir : « et si on fait attention à ce qu’on boit et à ce qu’on mange, on peut sauver sa peau » (RN, p. 45) ; « les gens chez nous ont le poil rude et vous allez voir trente-six chandelles » (RN, p. 46) ; « Si je [Johnson] tire encore comme ça, tu me retireras mon uniforme. Bon, je ne le ferai plus, je préférerais que tu m’arraches la peau » (RN, p. 67).
3 De la « Gradiva de Jensen » (Freud) aux œuvres de Beckett, Bacon, Pascal, Bioy Casares et bien d’autres (Anzieu) : voir en particulier Didier Anzieu, Créer/Détruire, Dunod, Paris, 1996 et Id., Le Corps de l’œuvre. Essais psychanalytiques sur le travail créateur, Gallimard, NRF, « Connaissance de l’inconscient », Paris, 1981 ; ceci dit, toutes les œuvres de D. Anzieu puisent des exemples dans le mythe, l’art et la littérature.
4 Didier Anzieu, s’appuyant sur Freud, dans Le Penser. Du Moi-peau au Moi-pensant, Dunod, Paris, 1994, p. 29.
5 Encore que D. Anzieu se soit essayé lui-même à interpréter l’engagement du style dans le message analytique (« Les traces du corps dans l’écriture : une étude psychanalytique du style narratif », dans D. Anzieu et al., Psychanalyse et langage. Du corps à la parole, Dunod, Paris, 1977, 19893, p. 172-187).
6 Didier Anzieu, Le Penser, op. cit., p. 4-5 et 54-55.
7 Enfant mal aimé et délaissé, Henry Bauchau a si peur qu’on ne le trouve pas dans le buisson de symboles où il se tapit, qu’avant même d’être débusqué par qui le cherche bien armé, il s’écrie en se dressant : « Coucou, je suis là ». Et l’analyste, (sur) pris au jeu, de protester : « Ce n’est pas du jeu ! ». C’est ce que lui reprochait, entre autres, Ana González-Salvador, dans une intervention pionnière intitulée « Tout dire du dedans (À propos d’Henry Bauchau, de la vérité et de la fiction) », dans Henry Bauchau. Un écrivain, une œuvre, Actes du colloque international de l’Université de Bologne, Noci, 8-9-10 novembre 1991, Clueb, « Belœil », Bologne, 1993, p. 81-91.
8 Geneviève Henrot, « Mélopée Viking. Récit, prophétie, allégorie », Francofonia, no 42 : Henry Bauchau. Les voix de l’écriture, 2002, p. 37-58.
9 Geneviève Henrot, « Henry Bauchau et la sémiose des astres : lecture de Double zodiaque », dans Les Constellations impérieuses d’Henry Bauchau, Actes du Colloque de Cerisy-La-Salle, 21-31 juillet 2001, Labor, « Archives du Futur », Bruxelles, 2003, p. 141-162.
10 Geneviève Henrot, « Bauchau/Jouve. Autour de l’allégorie », dans Myriam Watthee-Delmotte et Jacques Poirier (dir.), Pierre Jean Jouve et Henry Bauchau : les voix de l’altérité, Actes du colloque international UCL/Université de Bourgogne, 18-20 octobre 2004, Presses Universitaires de Dijon, Dijon, septembre 2006, p. 79-96.
11 S’élevant avec force contre l’« affadissement du sens du mot analogique », D. Anzieu insiste particulièrement sur cette exigence au fur et à mesure que ses chaînes d’équivalence s’allongent de la peau biologique au Moipeau psychique et de celui-ci aux contenants de pensée : « Analogique, ou encore “proportionnel”, ou “proportion harmonique” (cf. la section d’or) dénote l’identité des rapports entre les termes de deux ou plusieurs couples d’éléments (en mathématiques) ou l’identité de structures et de fonctions (en sciences naturelles). » Cf. D. Anzieu, Le Penser. Du Moipeau au Moi-pensant, Dunod, Paris, 1994, p. 13.
12 Geneviève Henrot, « Henry Bauchau et la peau-ésie », dans Agora (Cluj-Napoca, Roumanie), no 2, 2002, p. 115-134.
13 Geneviève Henrot, Henry Bauchau poète. Le vertige du seuil, Droz, Genève, 2003.
14 J’ai continué par la suite à appliquer avec bonheur, c’est-à-dire avant tout avec plaisir, ce concept de Moi-Peau à d’autres œuvres contemporaines, principalement romanesques. Ainsi, est en préparation un livre qui s’intitulera « Peaux d’âme » et qui comprend dix analyses de ce type, précédées d’une synthèse articulée de la pensée d’Anzieu, depuis ses premières ébauches de 1974 jusqu’aux toutes dernières moutures de sa théorie, en 1994. Deux anticipations de chapitre ont paru à ce jour : « Pascal Quignard et la peau de Marsyas », dans Geneviève Henrot et Elisa Girardini (dir.), Le Corps à fleur de mot(s), Unipress, Padove, 2003, p. 89-111 et « Nathalie Sarraute et la tunique de Nessus », dans Studi in onore di Pier Vincenzo Mengaldo per i suoi settant’anni, vol. II, Edizioni del Galluzzo, Sismel, Florence, 2007, p. 1343-1365.
15 Didier Anzieu, « Le Moi-peau groupal », dans Le Groupe et l’Inconscient, Dunod, « Psychismes », Paris, 1999, p. 239-242.
16 Didier Anzieu a rassemblé bon nombre de ses productions en quelques grands livres de synthèse (A) et quelques collectifs (B), pour la plupart publiés chez Dunod, et auxquels il convient au lecteur de donner la priorité : A) Le Corps de l’œuvre, 1981, Le Moi-peau, 1985, 1995, Créer/Détruire, 1996, Le Penser. Du Moi-peau au Moi pensant, 1994, Le Groupe et l’Inconscient. L’imaginaire groupal, 1999 ; B) Psychanalyse et langage. Du corps à la parole, 1977, Les Enveloppes psychiques, 2003, Les Contenants de pensée, 2003.
17 Didier Anzieu, Le Moi-peau, op. cit., 1995, p. 37.
18 Didier Anzieu, Le Penser, op. cit., p. 239.
19 Ces deux dernières ont été dégagées par Donald W. Winnicott sous les termes respectivement de handling et holding (Playing and Reality, 1971, trad. franç. par C. Monod et J.-B. Pontalis sous le titre Jeu et réalité, Gallimard, « Folio Essais », Paris).
20 Roland Barthes, La Chambre claire, Gallimard/Seuil, « Cahiers du cinéma », Paris, 1980, p. 49.
21 Les Éperonniers, Bruxelles, 1987. Cité dans l’édition Labor, « Espace Nord », 1992.
22 Mélanie Klein a la première mis en évidence l’importance de la période pré-œdipienne pour l’élaboration du clivage bonne-mauvaise mère, bon-mauvais objet-sein à introjecter.
23 L’idée du miroir comme révélateur de l’identité de l’enfant remonte à Darwin, qui avançait l’âge de neuf mois. Dans sa mouvance, Henri Wallon reprendra cet âge et après lui Jacques Lacan, imposant cette vision. Or dès 1992, Puyer avait avancé, quant à lui, un âge plus tardif (14 mois), hypothèse que conforte R. Zazzo (1992), repoussant même jusqu’à l’âge de deux ans la véritable identification et reconnaissance de l’image dans le miroir comme étant la sienne propre. Vue à laquelle se rallie Serge Tisseron (op. cit., 2005).
24 Jacques Lacan, « Le stade du miroir. Théorie d’un moment structurant et génétique de la constitution de la réalité, conçu en relation avec l’expérience et la doctrine psychanalytique », dans International Journal of Psychoanalysis, 1937. Il reprend le concept dans « Le complexe, facteur concret de la psychologie familiale » (vol. VIII de l’Encyclopédie Française : La Vie Mentale, 1938), puis à Zurich en 1949 : « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique. »
25 Henry Bauchau, « La pauvreté du père », dans Études freudiennes, no 11-12, janvier 1976, p. 37-41, repris dans L’Écriture à l’écoute, Actes Sud, Arles, 2000, p. 79-84.
26 C’est le sens du plongeon dans l’ovale de la cressonnière. C’est le sentiment de leur dernière étreinte (RN, p. 373).
27 Serge Tisseron, Psychanalyse de l’image, op. cit., p. 31-32.
28 De semblables scènes à haute valeur à la fois consciemment symbolique (au bénéfice de la narration) et inconsciemment allégorique (au bénéfice de la psychanalyse) parsèment également tout le cycle grec des romans.
29 Pierre M. Turquet, « Menaces à l’identité personnelle dans le groupe large », trad. fr. dans Bulletin de psychologie, no spécial, 1974, p. 135-158.
30 Cette dernière association allégorique a été proposée par Régis Lefort au débat du présent colloque.
31 René Kaës, « Aspects de la régression dans les groupes de formation : préadolescence, perte de l’objet et travail du deuil », dans Perspectives psychiatriques, no 41, 1973, p. 43-65.
32 Didier Anzieu, « Document 4. Une logique tolérante aux paradoxes : le système mystique », dans Le Penser, op. cit., p. 90-100 (citation p. 92).
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