Henry Bauchau et l’habitation poétique
Habiter en déclivité
p. 49-62
Texte intégral
Le voyage sans but désormais continue par des voies obliques1.
1Dans ses récents Entretiens sur la poésie, Mahmoud Darwich rappelle qu’en arabe « on désigne par un même mot, bayt, aussi bien la maison que le vers de poésie2 ». De cette équivalence, et élargissant le propos, il convient aisément que l’homme habite en poète, ou, pour reprendre la formule de Hölderlin, que « poétiquement toujours, /Sur terre habite l’homme3 », formule que Heidegger glose ainsi : « C’est la poésie qui, en tout premier lieu, amène l’habitation de l’homme à son être. La poésie est le “faire habiter” originel4. » Le véritable habiter a donc lieu là où le poète prend la mesure, ou plutôt laisse « venir ce qui [lui] est mesuré5 ». Or, c’est cette mesure que nous souhaitons interroger chez Bauchau et que nous qualifions d’emblée d’habitation en déclivité, comme un synclinal est le lieu profond, le lieu de dépôt des sédiments, séparant les côtés d’un creusement en deux pentes allant s’évasant.
2Habiter poétiquement le monde, pour Bauchau, c’est en effet d’abord intégrer le lieu originel, à la fois « maison de la matière du soir » (HLD, p. 232), « maison du temps »6 (ŒSR, p. 208), « maison du corps » (HLD, p. 151), « maison d’inconnaissance » (HLD, p. 168), « maison d’éternité qui [est] sa maison natale » (HLD, p. 123). Il est entendu, du reste, que cette habitation s’égrène selon la « circonstance » et qu’elle est indissociable des composantes essentielles de la poétique bauchalienne que sont l’amour, l’écoute, l’errance, l’espérance, cela selon un « hymne corporel » (HLD, p. 57) et la « connivence des temps ».
3Parler d’habitation poétique chez Bauchau pourrait donc bien faire que nous en venions une fois de plus à l’originel si cher à l’auteur de La Chine intérieure, tant il est vrai que le poème, pour lui, « c’est l’archaïque en nous et dans l’histoire qui nous met en présence du nouveau, de l’originel, de ce qui est et a toujours été là » (JA, p. 180), de ce qui appartient à tous. Nous ne perdons pas de vue non plus que de son propre aveu « la poésie est l’art premier7 », qu’elle « a sa source avant la pensée » (JA, p. 28), que les mots nous guident, nous révélant parfois des choses que nous ne comprenons pas, et que « le poème est utile comme l’est un arbre ou une rivière non polluée, parce que le beau est nécessaire à la vie. Tout ce qui fait voir, même faiblement, son apparition en nous, nous éclaire8. »
4Si nous choisissons ce dernier titre, La Chine intérieure, pour évoquer le poète, ce n’est pas un hasard : d’une part, la Chine tient une place prépondérante dans l’œuvre de Bauchau, dans la création, et l’écrivain est fortement marqué par « la conception chinoise de la peinture, qui ne tend pas à la représentation des choses mais à l’identification » (JA, p. 111) ; d’autre part, c’est en ayant recours à un dialogue entre la métaphysique d’Aristote et la philosophie chinoise de Laozi et Zhuangzi, sous l’égide de François Jullien et de son essai Si parler va sans dire, que nous essaierons de mieux définir ce que nous entendons par déclivité, une écriture qui dit de biais, « en divaguant », « à peine », « au gré ».
Habiter en déclivité
5La question de l’habitation poétique, au croisement du langage et de l’existence, définit une vocation ontologique et, selon Jean-Claude Pinson, aide « à dégager ce qui s’affirme en elle de vertu “poéthique” (de puissance à former une existence à la fois lyrique et éthique) ». Habiter « authentiquement » est également à la fois « “sauver” la terre (et non s’en faire le maître absolu), “accueillir” le ciel […], demeurer attentif aux signes du divin […], s’assumer comme mortel9 ». Or si l’on reconnaît bien ici certaines des préoccupations de Bauchau, il n’en reste pas moins que le moyen privilégié pour parvenir à cette habitation est celui de la déclivité, qui implique une façon singulière de dire. Et c’est à l’évidence avec le poème « Déclivité » qu’il convient de commencer, poème composé à partir des écrits de saint Bernard, « notamment celui où il dit qu’on apprend plus dans les forêts que dans les livres10 » :
C’est dans ta déclivité que j’avance
Où se trouve hauteur aplanie
Profondeur nivelée
Lumière qui n’éclaire plus
Pain qui a faim
Eau qui a soif
Et le verbe en mots bégayants
Est le lieu de notre abondance. (HLD, p. 216)
6Si la version de 2001 a notre préférence sur celles de 1966 et de 1999, c’est qu’elle a perdu la majuscule à « Verbe », par trop transcendant, pour s’inscrire dans ce qui est au plus proche de l’habitation, un langage qui est à tous, une matière lumineuse que Bauchau nomme ailleurs « matière Antigone », matière que pourrait cacher cette « lumière qui n’éclaire plus », tant il est vrai que selon le poète, la matière est de « la lumière épuisée » (JJ, p. 99). Il semble cependant qu’une lumière vienne de la profondeur, plus immanente, lumière par intermittences puisqu’elle va bégayant, balbutiant, et il faut rappeler ici que la quête bauchalienne est celle de la découverte du « signe du soleil extrême » (HLD, p. 204), du « Soleil/à l’état sauvage » (NS, p. 19), c’est-à-dire celle d’un « or spirituel » (HLD, p. 211). Le poème est le lieu « où la lumière attend, debout, la circonstance du soleil fraîchement coupé » (HLD, p. 121). Le chemin pour y parvenir fait détour par l’autre, autre étant pris ici au sens large. Le verbe conserve la première place, il est le « lieu », l’habitation antérieure, en lequel l’homme, dans un échange fructueux avec son semblable, s’inscrit dans le grand mouvement du monde. Une difficulté persiste toutefois, celle de la « déclivité », et il se pourrait bien que « ta déclivité » soit d’abord celle du langage, avancer dans ta déclivité exprimant alors un mouvement de l’avant, une adresse, une supplique, une attente, un manque, une tension, une résorption, une irrésolution car le mot dit bien la pente du langage mais celle-ci paraît non orientée. Du reste, la formule propose apparemment une considération des contraires dans leur harmonie : le poète éprouve alors non pas du bonheur mais une « tranquillité profonde, [il n’existe plus pour lui], [il est] dans l’autre. Un autre infiniment plus grand et de cette noblesse limpide et passagère qui serre et dilate le cœur » (GM, p. 302).
7Un détour par les occurrences du mot « déclivité » dans l’œuvre permet peut-être d’apporter quelque éclaircissement. En effet, le mot n’est pas si fréquent, et se retrouve en concurrence avec « obliquité » comme dans ce court poème de « Succinctes » (NS, p. 17) : « Rayon oblique/dernier captif/de la fleur rouge ». Cependant « déclivité » paraît plus approprié. Si « déclivité du ciel » (HLD, p. 85) n’apporte pas plus de précision, en revanche, le poème intitulé « Lorsque le lendemain » paraît infléchir la pensée du côté d’une interrogation sans réponse et d’une non-orientation du langage, langage qui résiste alors à dire tout en disant :
Seigneur de l’écriture et de la page ancienne
je n’irai pas sur ta montagne
mais vers l’insondable lumière
en déclivité de la mer.
Si pour le regard de personne, une pensée m’écrit dans l’être
qu’elle s’ouvre enfin descendue
comme fait la rose sauvage
perdue au milieu des buissons. (HLD, p. 55)
8Ce qui semble se dessiner plus précisément, c’est ce double mouvement imprimé dans « s’ouvre enfin descendue » qui, tout en considérant deux orientations inverses, paraît les réduire à un tout, à un rien, à une communion qui n’est pas fusion, mais est présence du présent. Ce qui compte, ce n’est plus le séparé mais le perdu, ou plutôt le perdant, le participe présent soulevant de sa richesse les affres d’un passé qui s’efforce.
9Du propre aveu de l’auteur, il faut relier le poème « Déclivité » à ses deux poèmes intitulés « Exercice du matin » et « Deuxième exercice du matin » :
Il est vrai que ce poème sera éclairé par « Exercice du matin » et « Second exercice du matin », avec « être à sa juste place » et « l’innocence de l’oreille ». Ce que je tente d’exprimer en poésie c’est le présent. Le passé n’est plus, le futur n’est pas sûr. Nous nous conduisons tout autrement, le passé pèse sur nous et nous inspire de fausses espérances. Le futur nous guide sans cesse, mais seul le présent existe vraiment presque insaisissable il est vrai à cause de nos habitudes mentales.
La poésie est, je crois, ce qui nous mène le plus vers le présent vers ce qui « va sans dire » par la sensation et l’émotion. Mais il s’agit d’atteindre l’émotion non submergeante et la sensation qui sait que le monde, parfois admirable nous est – vitalement – étranger, malgré les sciences11.
10Si la vocation poétique est cette parole qui « va sans dire », cela éclaire d’un jour nouveau ces vers de Géologie : « Il faut écrire ainsi/presque au point de se taire » (HLD, p. 277), qui ne signifieraient peut-être plus une parole de silence, une parole de vérité qui intimerait au silence, mais en lieu et place de la vérité, le « fécond », qui ne serait plus signifier mais, d’égale manière, dire tout et le tout, dire « il y a » et c’est ainsi. En ce sens il faut revenir sur les deux vers « Exercice du langage/Déchirante obliquité » du « Deuxième exercice du matin » qui donnent l’occasion au poète de s’interroger sur le mot « obliquité », et permettent au lecteur d’opter plus justement pour la déclivité comme non orientation : « L’exercice du langage, dans la musique corporelle du poème, ne peut plus s’exercer que dans l’obliquité du soleil levant ou déclinant, dans la déchirure intime qui est celle de notre temps12. » L’on entendra dans ce « levant ou déclinant » non pas une séparation des deux mouvements mais une façon d’égale mesure, les deux vivant ensemble sans s’annihiler l’un l’autre, une façon de connivence. Mais, on le voit, une telle considération demandera que l’on revienne sur ce vacillement langagier comme vertige13, comme danse vertigineuse, comme contemplation14, comme acte poétique par excellence.
11La déclivité du langage poétique serait le lieu central d’une pente où monter et descendre ne s’opposeraient plus ; le poème serait alors ce que l’on pourrait nommer poème de la transhumance, considérant à la fois l’aller et le retour dans le même mot, l’un et l’autre ne s’interdisant pas, mais disant bien un au-delà de la terre (de trans- et humus), à la fois ce qui la traverse, la transcende et marque le passage, la métamorphose15. La déclivité ne serait ni la signifiance de Riffaterre, dans Sémiotique de la poésie, selon laquelle un poème dit une chose et en signifie une autre, ni le « monter vers le bas » pour atteindre l’illumination de Simone Weil, auquel Bauchau préfère, pour sa plus grande justesse, le « se laisser transformer par l’événement » de Etty Hillesum qui atteint dans « le grand malheur extérieur à une présence intérieure humaine et divine16 », mais une ontologie de la présence, selon une « empathie du premier autre17 ». Il s’agit de dire dans l’innocence, dire sans signifier, dire sans prédication. Il faut alors en passer par une reconsidération du logos, et c’est ici que le recours à l’esthétique chinoise sera d’un grand secours.
L’harmonie des contraires : logos, dialogos, antilogos
12Comme le rappelle François Jullien, l’évidence que nous ont léguée les Grecs, en quoi nous habitons, est que « quand je parle, je [“dis”] nécessairement – logiquement – “quelque chose” ; sans quoi ma parole ne dit rien, à proprement parler, est sans objet et s’annule18 ». Or, l’auteur de Si parler va sans dire convoque le logos et le principe de non-contradiction en le faisant dialoguer avec le Laozi et le deuxième chapitre de Zhuangzi intitulé « De l’égalité des choses et des discours ». Ainsi revient-il sur cette complète équivalence entre dire et signifier, tout particulièrement pour la parole poétique, dont le propre serait de « dire sans scinder19 », et interroge-t-il à partir de la parole de l’analysant : « Pour que parler se découvre une pertinence, [faut-il] à la fois un allocutaire et un objet20 ? » S’appuyant sur l’esthétique chinoise, François Jullien définit une parole qui recouvre sa disponibilité et préfère le fécond au vrai, la cohérence au sens, la connivence à la connaissance, l’indication à la signification. À la disjonction du principe de non-contradiction, qui distingue les propositions contraires, il oppose la « com-préhension21 ». La vocation du poétique serait de « rendre à nouveau la parole non transparente, non dissociante, mais intransitive et rebelle à l’univocité22 ». Déjà Héraclite avait creusé cette voie, pour qui les contraires s’épaulent mutuellement, s’entendent l’un par l’autre, se renversent l’un dans l’autre, « le montant et le descendant sont “un et le même” et l’opposé coopère, n’est pas qu’adverse23 », cela selon un dialogue. Myriam Watthee Delmotte revient sur ce dialogue lorsqu’elle évoque la structure en oxymore du mythe d’Œdipe chez Bauchau :
C’est pourquoi les vérités d’Œdipe s’atteignent non par le « logos » mais par le « dialogos » comme le rappelle Chiara Elefante, non pas la parole définitionnelle mais dans un échange vivant fait de la suggestivité des mots et de la force des intervalles du silence24.
13Concluant son ouvrage sur cette forme de l’oxymore, Myriam Watthee-Delmotte rappelle encore l’importance de cette « forme littéraire du paradoxe » et note que « figure stylistique de référence, [elle] apparaît comme une formule rythmique susceptible de traduire la densité de signification25 » chez Bauchau. Or, c’est précisément cette « densité de signification » qu’il semble fructueux d’interroger dans l’habitation poétique – mais Bauchau ne rappelle-t-il pas qu’il « ne sépare pas la poésie des autres formes26 » – et de lui opposer une parole « évasive », refluant vers la plénitude de l’inconnaissance, une parole se « désaffirmant »27, se détachant de ce qui la cause, une parole cause d’elle-même, une parole originelle qui entre dans la « processivité », par opposition à progressivité, c’est-à-dire évoluant selon « un renouvellement continu que ne conduit aucune finalité »28. Il ne s’agit alors plus dans le poème de définir, d’expliciter ou d’expliquer, car ils sont inaptes à saisir l’immanence, mais « de m’éprouver à nouveau im-pliqué »29, de demeurer « dans la question que le rythme me pose » (JA, p. 225), de ne pas tenter de répondre. C’est exactement ce que dit « Mandala pour un poème » qui établit une équivalence entre « monde sans route » et « poème sans but » et où il s’agit de « se perdre/dans la chair/des mots/toute en femme et toute en lumière » (NS, p. 25). Bauchau le disait autrement dans le poème « La cressonnière » : « le poème/Ne parle que pour écouter » (HLD, p. 68).
14Il faut donc considérer l’utilisation de l’oxymore non plus comme le désir d’une signification secrète mais comme celui de faire vivre les contraires dans un système de l’entre-deux, ou de l’antre-deux, allant idéalement en remontant vers cet impensé30 dont J.-P. Bauer dit que le rêve est l’expression majeure, système qu’on appelle « pivot31 » dans le Tao. Ainsi en est-il par exemple de la « citadelle ruisselante » (HLD, p. 35), des « vitres sensées, insensées du poème » (HLD, p. 44), du « château rebelle » (HLD, p. 53), de la « lumière épuisée » (HLD, p. 54), de tous les poèmes qui doublent la relation oxymorique de l’emploi du participe présent dont Bauchau dit qu’il « rend possible des affirmations simultanées et apparemment contradictoires telles que craignant ne craignant plus » (GM, p. 195). Nombreux sont les poèmes de la section Liant déliant, que Jean Tordeur qualifie de « mouvement profond de l’œuvre » (JJ, p. 125), qui usent de ce système et l’on peut lire « vivant ne vivant plus », « criant ne criant plus », « dormant ne dormant plus », « désirant ne désirant plus », « pleurant ne pleurant plus », « rêvant ne rêvant plus », etc. Si dans son art poétique, « Dépendance amoureuse du poème », Bauchau note « l’apparente opposition des contraires » (HLD, p. 20), dès Géologie il dit bien qu’« en tout [il] épanoui[t] l’énergie des contraires » (HLD, p. 283) et les porte jusqu’à la contemplation. Alors « Survient que ne comprenant plus [il est] compris » (HLD, p. 284). Ainsi le poète fait-il comme le Sage, il « se conforme à l’usage de l’affirmation-négation du monde32 » selon le mode du il y a/il n’y a pas, ce que pourrait résumer par exemple le poème « Ne pas » :
Ne pas
ne pas croire
qu’on est au centre
Ne pas
ne pas croire
qu’on n’y est pas (NS, p. 70)
15L’opposition pourrait se poursuivre jusque dans l’art des épithètes où, comme dans la poésie chinoise, la valeur est connotative et porteuse d’atmosphère, où « leur rôle est d’ouvrir ce qu’ils caractérisent au principe de son fonctionnement, de déployer sa dimension cosmique33 ». Il en est ainsi par exemple de « l’or amer » (HLD, p. 57), de la « mortelle architecture » (HLD, p. 57), de « l’existence évangélique de l’oreille » (HLD, p. 107), de la « lumière ignorante » (HLD, p. 151), du « rouge indéchiffré » (HLD, p. 198), de « la connaissance amère et disloquée des dieux » (HLD, p. 185), des « herbages d’écume abolis sous le vent » (HLD, p. 286) ou des « yeux insoumis du matin » (HLD, p. 286).
16Sans doute le poème « Prunus blanc sous la neige » (HLD, p. 42) dit-il ce que l’habitation en déclivité non pas signifie mais offre au lecteur :
Petite fille
en cheveux blancs
jeune épousée
enceinte
Ton arbre nu
tes poulains blancs
ton sexe de
couleurs
Les floraisons
les giboulées
l’ange trempé
d’avril
Est de murmures
et de grésil
opacité
limpidité
Liberté de
sibylle
17Dans la grande régularité rythmique du texte, les opposés, nombreux (petite fille/en cheveux blancs, petite fille/sibylle, blancs/couleurs, opacité/limpidité, etc.) n’obéissent pas à un système d’écho ou à une volonté de démontrer ou d’expliquer quoi que ce soit. Ils sont autant d’éléments dont la juxtaposition, dans un seul phénomène attributif, donc équivalent, va sans dire. Même si une bonne connaissance de l’œuvre permet d’approcher le sens, ou plutôt un sens, il n’est pas sûr qu’il s’agisse de l’évocation d’un prunus, qui plus est sous la neige, et c’est peut-être du côté du phénomène de création que l’on peut orienter la lecture profonde du poème. En effet, la petite fille rappelle cette petite fille qui tient l’écrivain par la main, la sibylle, l’image de la psychanalyste à la naissance de l’écriture ; les poulains renvoient à « Mélopée Viking » qui dit, dans son premier vers « Les chevaux de la mer n’auront pas de poulains », l’angoisse du tarissement de la source de l’inconscient ; « couleurs », « floraisons », « enceinte » (qui renvoie à « enceinte d’un pas de danse » dans le poème « Cancer » de Double Zodiaque, signe astrologique de Laure et évocation de l’idéal d’écriture, la danse), « trempé », « liberté » disent à la fois le jaillissement imminent et la liberté Antigone, « opacité », « limpidité » disent le mouvement venant s’en allant dans le processus de création. Bref, le poète nous dit la pente, ce qui tend son désir, sa vie, mais n’essaie pas d’entrer dans la signification.
18Ce principe poétique à la fois inchoatif et incitatif tend à ne plus tenir pour inéluctable la prédication, donnant les choses dans un apparaître et l’on pourrait, avec François Jullien, nommer une telle poésie antilogos en ce qu’elle « génère l’inquiétude au sein et vis-à-vis du langage34 ».
De « l’ainséité » à l’identification (la connivence)
19Dès que le poète parle, se génère de l’ainsi, « l’ainséité est elle-même des deux côtés35 ». La déclivité, chez Bauchau, est de faire communiquer les choses dans leur « ainséité », conservant la nature de chacune, tout en les rappelant à leur communauté d’origine, à l’originel. Parfois, le poète regrette de ne pas parvenir à se laisser aller totalement à cette « ainséité », mais lorsqu’une telle parole advient, il semble que tout ce que dit le poème soit d’égale mesure. Ainsi du poème « Demeure pour une mémoire » du recueil Célébration, ou plus récemment « Cloches du vert profond » (NS, p. 15) :
Cloches que hantent
Vives tourmentes
Courbes, dérives
Forces pensives
Aériennes
Âmes patientes
Longues attentes
Des œuvres lentes
Atlantes pentes
Du vert profond
Cloches qui tintent
Actes et feintes
Les vies conjointes
Athlètes fêtes
Du son pur
20Parvenir à cette « ainséité » prend certaines voies, et l’on parlera parfois d’obliquité peut-être, de stratégies obliques, d’une parole qui pointe vers ou qui indique, même si, on l’a dit, cette éventualité n’est qu’une modalité possible. En effet, la parole en déclivité choisit également d’autres chemins, elle dit « l’effectivité continûment à l’œuvre sans jamais la laisser se réduire, se disjoindre, se fragmenter dans une quelconque effectuation36 ». Son efficience opte pour la parole « divaguant », qui revient à référer sans référer – et l’on se souvient des discours de la Jeune Reine d’Œdipe sur la route et de la façon dont Bauchau loue la folie hölderlinienne, son violet de la folie, dans L’Écriture et la Circonstance –, mais également, et peut-être davantage, opte pour la parole qui dit « à peine » et se garde d’imposer, ou dit « au gré » selon la valeur allusive, et l’on pourrait alors rapprocher Bauchau de Mallarmé37. Il s’agit là d’une parole qui n’est plus « dire quelque chose », mais qui « suit l’éclosion du moindre ainsi en les gardant tous “égaux” – sans plus les construire ou leur imposer de surplomb – parce que ne les rapportant qu’à leur seule immanence38 ». Le moindre ainsi n’étant plus rapporté à rien, il « porte en lui sa totalité d’essor39 ». Cette parole résorbe « ses différences au sein de l’Indifférencié40 ». Ainsi le dit souvent ce recueil essentiel qu’est La Chine intérieure, comme dans ces mots de « La pensée végétale » : « Il n’y a rien à préférer, il n’y a rien à désirer que le plus grand désir » (HLD, p. 180).
21Mais c’est peut-être avec ses poèmes intitulés « Succinctes », « Fenêtres du vert levant » et « Fenêtre de présence » que Bauchau parvient le mieux à cette parole « au gré ». Il n’est pour cela que de les lire et de lire les commentaires de l’auteur. D’une part, de son propre aveu, c’est l’identification qu’il a cherchée dans ces poèmes « Fenêtres », une sorte de connivence avec le jardin qu’il souhaitait dire, d’autre part cette façon de « forme brève commande, impose son rythme à la langue et à la pensée41 ». Mais plus frappant sans doute est ce qu’il ajoute :
Le poème n’a pas cessé de se transformer, de me trouver, de m’abandonner. J’étais dans un état de grande concentration et tout pourtant semblait glisser à travers moi. Je notais ce que je pouvais, ce qu’il me semblait possible de transformer en mots. […]
Parmi les mots sur lesquels je me suis longtemps obstiné en vain, il y avait surtout : L’Inespéré et l’Indéchiffré.
L’inespéré est un mot qui a beaucoup compté pour moi depuis les années cinquante et la lecture d’une pensée d’Héraclite : « Si tu n’espères pas tu ne rencontreras pas l’inespéré. » […]
L’indéchiffré, c’est ce que j’ai ressenti après mes longues contemplations des chardons bleus, du jardin au soleil levant et du hêtre rouge. Il y a dans les plantes comme dans les choses une part, non pas indéchiffrable, on peut comprendre, on peut expliquer, mais indéchiffrée. C’est la part du fondamentalement autre, qui vit de sa propre vie, non de la nôtre et des constructions du savoir. […] j’ai dû me conformer au son de voix né [du poème]42.
22Henry Bauchau, on le voit, ne dit rien d’autre que cette parole en déclivité, dont l’économie de mots dit sans avoir besoin de dire davantage. Ce que dit le poème, c’est une possession de soi dans le stable qui lui-même se dit dans l’in-stant (dans ce qui ne se tient pas). Alors, peut-être peut-on risquer la formule « dé-clivité », à la manière de Heidegger, soit « le paraître en tant que cas de l’être », « être conçu comme la stabilité du se-tenir-dans-la-lumière »43. Ici encore, le poème exclut le séparé pour la pente où les hommes sont « tout entiers perdus dans le grand paysage/avec ses arbres, ses champs et cette incompréhensible lumière » (NS, p. 65).
23L’on pourrait, pour conclure, revenir sur le poème liminaire de « Succinctes », dans le recueil Nous ne sommes pas séparés, qui dit bien la connivence de l’homme et du monde, « l’aube sans déclin/le temps grégorien/la langue fondamentale » (HLD, p. 264), notamment par l’hypallage du premier vers : « Branches émerveillées/avant la fin de la lumière » (NS, p. 17) ; l’on pourrait également revenir sur le dernier de ces courts poèmes rappelant le haïku pour sa fluidité rythmique et sa pureté : « Liberté/D’or/Tilleul » (NS, p. 20) – et il faut rappeler ici ce qu’écrit Gadamer dans le droit fil de Heidegger : « Les mots isolés gagnent en présence et en rayonnement du fait qu’ils se tiennent tout seuls44. » Le poème dit, du reste, ce qu’exprimait déjà « Chemin d’Héraclite » en 1955, c’est-à-dire la « vacillante ambiguïté sur le chemin des météores » (HLD, p. 305). L’on conclura enfin en déclivité sur ce quatrain de Bauchau, où la « langue sans démon de sel » est une langue qui va sans dire :
Langue sans démon de sel
Écriture comme à l’aube
Le bond léger d’une biche
Sur tes syllabes muettes (NS, p. 87).
Notes de bas de page
1 Jacques Brault, Au fond du jardin, accompagnements, Éditions du Noroît, Montréal, 1996, p. 14.
2 Mahmoud Darwich, Entretiens sur la poésie, Actes Sud, Arles, 2006, p. 78.
3 Friedrich Hölderlin, « En bleu adorable », traduction d’André du Bouchet, dans Œuvres, Édition publiée sous la direction de Philippe Jaccottet, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1995, p. 939.
4 Martin Heidegger, Essais et conférences, Gallimard, « Tel », Paris, 2004, p. 242.
5 Ibid., p. 239.
6 Comme Œdipe, son double fictionnel, le poète « a peut-être besoin des limites de l’écriture pour se situer dans la maison du temps, et séparer ce qui est à la mesure et démesure humaine de ce qui est au-delà » (ŒSR, p. 208).
7 « Entretien avec Indira De Bie », dans NUNC 2, revue poétique, Éditions de Corlevour, Clichy, 2002, p. 8.
8 Revue littéraire L’Œil-de-Bœuf, avril 1999, Paris, p. 7.
9 Jean-Claude Pinson, Habiter en poète, Champ Vallon, Paris, 1995, p. 16 et p. 67.
10 Lettre inédite à l’auteur, datée du 9 février 2007.
11 Lettre inédite à l’auteur, datée du 9 février 2007. Au sujet de « l’innocence de l’oreille », cf. NUNC 2, op. cit., p. 14 : « Qu’est-ce que j’entends par innocence de l’oreille ? Il s’agit d’un état très proche des mots, où l’on parvient à les entendre de façon neuve, où l’on sent comment les joindre, les rapprocher, où l’on entend ce qui ne peut entrer dans le poème même si c’est très beau et, par contre, ce qui peut y être accueilli, cet état est le fruit d’un très long travail. »
12 Revue littéraire L’Œil-de-Bœuf, op. cit., p. 20.
13 Cf. GM, p. 212 : « […] le moment de création est celui d’une tension, d’un élan hors de l’équilibre. » Cf. également les différentes occurrences du vertige dans JJ, p. 15, 18, 19, 20, 23, 27, 34, 35.
14 Cf. JJ, p. 31 : « Sans doute y a-t-il dans la contemplation, comme dans la création, matière à vertige car on s’ouvre à un tout, à un plein et en même temps à un abîme. »
15 Le poème « La grande Troménie » dit bien entrer « sans dessein dans la métamorphose », donc le non-orienté.
16 Lettre à l’auteur, datée du 9 février 2007.
17 Bertrand Py, L’Œil-de-Bœuf, op. cit., p. 51. Dans la même revue, Werner Lambersy parle du poète comme « praticien empathique de l’âme » p. 35).
18 François Jullien, Si parler va sans dire. Du logos et d’autres ressources, Éditions du Seuil, Paris, 2006, p. 11.
19 Ibid., p. 31.
20 Ibid., p. 20.
21 Ibid., p. 25.
22 Ibid., p. 31.
23 Ibid., p. 26.
24 Myriam Watthee-Delmotte, Henry Bauchau, un livre une œuvre, Labor, Bruxelles, 1994, p. 110.
25 Ibid., p. 120.
26 NUNC 2, op. cit., p. 9.
27 François Jullien, Si parler va sans dire, op. cit., p. 53.
28 Ibid., p. 62.
29 Ibid., p. 63.
30 « L’impensé, c’est l’absence qui ne cesse de se dire à travers “l’autre chose” que disent les choses […] Les rêves appartiennent ainsi à la pensée la plus vraie, parce que la plus proche de ce qui l’a causée, et c’est aussi la pensée la plus riche, car ayant le pouvoir d’en dire le plus, et de la manière la plus variée, sur l’absence qui ne cesse de la causer. » (J.-P. Bauer, Études freudiennes no 23, avril 1984, p. 67). Voir également chez Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, PUF, Paris, 1959, p. 118 : « Plus une pensée est originelle, plus riche devient son impensé. »
31 François Jullien, Si parler va sans dire, op. cit., p. 118.
32 Ibid., p. 122.
33 François Jullien, Le Détour et l’Accès, Stratégies du sens en Chine et en Grèce, Le Livre de poche, « Biblio essais », no 4244, Paris, 1997, p. 153.
34 François Jullien, Si parler va sans dire, op. cit., p. 32-33.
35 Ibid., p. 124.
36 Ibid., p. 82.
37 Cf. ces références mentionnées par François Jullien : « Selon moi jaillit tard une condition vraie ou la possibilité, de s’exprimer, non seulement, mais de se moduler, à son gré. » (Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », dans Igitur, Divagations, Un coup de dés, Gallimard, « Poésie », Paris, 2001, p. 244). Cf. également, p. 248 : « Les monuments, la mer, la face humaine, dans leur plénitude, natifs, conservant une vertu autrement attrayante que ne les voilera une description, évocation dites, allusion je sais, suggestion : cette terminologie quelque peu de hasard atteste la tendance, une très décisive, peut-être, qu’ait subie l’art littéraire, elle le borne et l’exempte. Son sortilège, à lui, si ce n’est libérer, hors d’une poignée de poussière ou réalité sans l’enclore, au livre, même comme texte, la dispersion volatile soit l’esprit, qui n’a que faire de rien outre la musicalité de tout. »
38 François Jullien, Si parler va sans dire, op. cit., p. 140.
39 Ibid., p. 142.
40 Ibid., p. 130.
41 Henry Bauchau, « Fragments du journal du temps présent », dans la Revue de littérature Les moments littéraires, no 14, Antony, 2005, p. 35.
42 Ibid., p. 38-39. Voir également dans le Journal d’Antigone : « Ainsi le plaisir de l’écriture est de travailler cette matière, sa joie est de la découvrir, de lui faire place en soi et d’en être pendant quelques instants transformé. Sans cette présence d’une totalité souterraine, l’écriture n’est rien, mais c’est par la reconnaissance intérieure de ce rien que le tout peut advenir, non pas comme un savoir mais comme être de vie » (JA, p. 437).
43 Martin Heidegger, Introduction à la métaphysique, Gallimard, « Tel », Paris, 1998, p. 117.
44 Cité par Jean-Claude Pinson, Habiter en poète, op. cit., p. 75.
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