« Journal du présent », extraits inédits d’Henry Bauchau
p. 17-24
Texte intégral
13 septembre 2006
1Après la sieste, j’ai repris le poème du « Rire de Rembrandt » que je n’avais pas réussi à écrire du temps du Parc-Trihorn. Je l’ai bien avancé hier, aujourd’hui il me semble que je pourrai l’achever et qu’il est sur la route.
2C’est un des derniers auto-portraits de Rembrandt et il m’a fait une profonde impression lorsque je l’ai vu dans les années cinquante, en Allemagne je crois.
Le rire
Je ne puis oublier ce tableau
Vu en passant dans un musée en Allemagne
Rembrandt se regarder dans un petit miroir
Il n’est plus jeune, il porte un drôle de bonnet
Il ressemble à une vieille femme.
Il est saisi d’un rire immense
Presque gai, presque fou, un peu dévorateur
Il rit du sens absent, absurde ou du non-sens
Et de l’invincible réel qu’il a trop aimé
Il voit que le pauvre est humilié
Que le riche et le pharisien triomphent
Et que le Christ toujours sera brisé
Par le monde et par ses églises.
Il sait immensément et rit
Barque échouée, navire sans mâts ni gouvernail
Dans le port ensablé de la miséricorde.
3Il faut que je le laisse reposer quelques jours pour voir s’il est achevé ou à ne pas garder.
15 septembre 2006. Deuxième version d’aujourd’hui
Le rire de Rembrandt
On voit dans un musée en Allemagne
Rembrandt se regarder dans son petit miroir
Il n’est plus jeune, il porte un drôle de bonnet
Il ressemble à une vieille femme.
En se voyant il est saisi d’un rire immense
Presque gai, presque fou, du sens et du non-sens
Et de l’invincible réel qu’il a trop aimé.
Il voit que le pauvre sera humilié
Que le riche et le pharisien triomphent
Et que le Christ toujours sera brisé
Par le monde et par ses églises
Il sait, il voit, il rit immensément
Barque échouée, navire sans mâts ni gouvernail
Dans le port ensablé de la miséricorde
16 septembre 2006
4Journée longue malgré le plaisir d’achever ma deuxième lecture de Lignes de faille de Nancy Huston, dont la dernière partie, qui est aussi la plus éloignée dans le temps des quatre enfances, est sans doute la plus réussie.
5Mon malaise tient sans doute à ce que je n’ai jamais pu me concentrer aujourd’hui et être présent à moi-même. Trop de petites choses à faire, de malaises et en somme de renoncement diffus à l’essentiel. Pourtant un moment de bonheur ce matin, en découvrant combien le brouillard matinal transformait le jardin et lui donnait une beauté insolite. Sous ma fenêtre le rosier, qui déjà m’a donné tant de joie, rayonnait dans la clarté de ses couleurs, alors que tout était à demi estompé dans la profondeur.
6Il y a deux ou trois nuits, j’ai composé à demi éveillé un poème sur la maison du recueillement, cette maison était moi-même, au-delà du moi. Le travail ardu pour « Le Rire de Rembrandt » m’a empêché d’y donner suite pendant le peu de temps où je peux travailler. Ainsi une œuvre, peut être un peu extérieure et dont je ne suis pas sûr, m’a écarté, comme cela arrive souvent, de ma musique intérieure.
18 septembre 2006
7J’ai achevé, je crois « Le Rire ». J’ai voulu écrire ce texte encore à Parc-Trihorn, donc à la fin des années 70 ou au début des années 80. J’ai échoué à ce moment, mais j’ai gardé un brouillon, dont je suis reparti maintenant. Après un vingtième brouillon j’ai abouti à un texte que Marie a aimé et que Jean-François a trouvé beau, ce qui m’a fortement rassuré et rendu un peu joyeux, à travers la grisaille qui m’envahissait depuis début août.
21 septembre 2006
Le tout conservant
amour
27 septembre 2006
8J’ai toujours aimé les poèmes de Paul-Jean Toulet. Il a un ton, qui retombe souvent dans une mélancolie facile, il ne va pas très loin, mais il y va avec une précision, une métrique claire qui s’impose. Ses verts courts, ses mètres rapides s’inscrivent, comme je l’ai ressenti, et dorment dans la mémoire, alors que les longs mètres de Saint John-Perse ou de Claudel peinent à s’y inscrire. Peut-être que la poésie moderne ne respecte plus les rythmes et la symétrie du corps que Toulet avec ses pensées brèves, ses vers ciselés excelle à satisfaire.
28 septembre 2006
9Visite d’une lectrice qui m’a charmé. Elle m’a montré des dessins, deux tableaux et des photos de dessins traitées ensuite de façon à en atténuer certaines formes. Quelques belles choses et avec ces photos traitées une nouvelle forme d’art qui apparaît.
10Je lui ai montré mon poème « Le Rire ». Elle avait vu l’autoportrait de Rembrandt, elle a aimé le texte, mais m’a suggéré de l’arrêter à : « il rit ».
11Je ne suis pas allé jusque là pour ne pas changer le sens du poème, mais j’ai enlevé « navire sans mâts ni gouvernail » qui, comme elle le pense, est un peu facile.
Le rire
On peut voir dans un musée en Allemagne
Rembrandt se regarder dans son petit miroir
Il n’est plus jeune, il porte un drôle de bonnet
Il ressemble à une vieille femme.
Il rit de lui-même et de tout, d’un rire immense
Face à l’invincible réel qu’il a trop aimé.
Il sait que le pauvre sera humilié
Que le riche et le pharisien triomphent
Et que le Christ, toujours, sera brisé
Par le monde et par ses églises
Il sait immensément, il rit, barque échouée
Dans le port ensablé de la miséricorde.
29 septembre 2006
12Je ne puis plus piocher que mon propre fond, ma vie réelle et ma vie dans l’immensité de l’inconscient, c’est ce qui me reste. Il est clair que ma vie ne peut plus respirer que dans l’écriture.
2 octobre 2006
13Emmanuel Levinas : « La liberté consiste à savoir que la liberté est en péril. »
14Pensée qui m’est très proche, car en nous habite toujours le désirant de la liberté douce « celle qui n’existe pas. » Il n’est pas suffisant de penser que la liberté est lutte. Levinas va plus loin, elle est en péril et son exercice est toujours périlleux. Tant de liens nés de l’habitude, du milieu, de notre paresse nous enserrent dans le passé et la répétition. Tant de liens inconscients surtout, venus de la petite enfance nous tiennent dans leurs réseaux. Nous sommes des captifs, des prisonniers sans le savoir, l’effort vers la liberté est très lent, coupé parfois de moments d’illuminations. Il ne suffit pas d’un parcours initiatique, ou d’une conversion à une croyance ou à une façon de vivre. Il faut arriver à se retourner comme un gant et de vivre de l’autre côté des choses, dans un état d’abandon à ce qui est, à ce qui arrive ou n’arrive pas. C’est à cet état que je ne suis jamais parvenu. Sans doute nos efforts humains ne sont capables que de nous approcher du chemin, mais pour le parcourir il faut plus, il faut la grâce. Je ne suis pas sûr que cela soit compatible avec la part de narcissisme qu’exige l’art et surtout l’écriture. Je ne puis pas douter pour le moment que l’écriture soit la voie qui m’était destinée. J’éprouve un effroi certain devant les épreuves qui peuvent m’arriver et qui me réduiraient à la seule prière ou à un renoncement total comme celui qu’a connu L. pendant trois ans. Le courage de Jean Dubois, qui est devenu presque aveugle et qui continue à faire tout ce qui est encore dans ses possibilités, me frappe beaucoup. Je ne sais pas, si j’en serais capable.
6 octobre 2006
15Peu satisfait de moi aujourd’hui, fatigue, difficulté de me mettre au travail, temps gris et pluvieux.
16J’ai avancé substantiellement dans Les Bienveillantes. Ce livre est insupportablement long et farci de trop de détails et cependant on est embarqué, saisi par lui et par l’Histoire à laquelle il s’entrelace si étroitement que parfois on a l’impression de lire une biographie écrite par un historien, épris de petits et grands faits vrais.
17Est-ce un grand livre ? Pour moi, qui ai vécu cette époque, incontestablement oui. Je n’ai jamais lu de livre ni vu de film qui m’introduise à ce point dans l’extraordinaire histoire de l’affaiblissement, puis de la chute du régime nazi au cours de la guerre. La méthode d’Hitler qui laissait ses principaux collaborateurs se faire concurrence et engendrant une extraordinaire efficacité pouvant se développer en désordre, est ici très bien montrée. Ainsi que le maintien d’une vie privilégiée pour ceux qui entourent les dirigeants, au milieu des misères et des deuils de la guerre et du malheur général des populations envahies.
18Le récit des bombardements de Berlin est terrible et cependant ceux de Hambourg et de Dresde ont été pires encore. Cela au moins nous a été épargné, les bombardements à Bruxelles et dans notre pays n’ont pas été trop répétés, ni trop lourds.
7 octobre 2006
19Voici plusieurs jours que je m’éveille et me lève tout décontenancé par ce sentiment d’une nuit lourde, encombrée de pensées, d’actions, de vivants totalement disparus. Sans doute la lecture le soir des Bienveillantes y est-elle pour quelque chose, c’est un livre si plein, si pesant, si impénétrable dans la folie organisée qu’il dévoile, que la lecture en est redoutable.
11 octobre 2006
20Nouvelle version du « Solstice » (titre actuel).
Quand revient le solstice bleu
La vie est dans sa certitude
Je suis semé, je suis germé
Je suis rêvé par l’unanime
Quand revient le temps sans lumière
Il n’y a plus que le grand Dédaigné
Il n’y a plus que le poème
Pour marcher sur le toit bleu du monde
13 octobre 2006
21Version de ce jour avec le titre : Le toit bleu
Le toit bleu
Quand revient le solstice bleu
La vie est dans sa certitude
Je suis semé, je suis germé
Je suis pensé par l’unanime
Quand règnent les jours des ténèbres
La Délaissée, la poésie
Poursuit sa route aventurée
Marchant sur le toit bleu du monde
29 octobre 2006
22Je continue Les Bienveillantes. C’est un livre important, génial par moments, qui mêle étrangement le document au roman. Ce livre très long à lire, souvent inégal, semble avoir été écrit vite et n’avoir pas reposé après sa rédaction. Il a aussi un côté pervers.
14 novembre 2006
23Nous parlions avec Patrick d’un film sur Le Temps retrouvé, film que Patrick admire. Il a ajouté « Le contre-point du monde aristocratique et de la grande bourgeoisie de Proust, c’est celui de Céline dans Le Voyage au bout de la nuit. C’est le monde des petits bourgeois, des ratés, des minables. C’est l’inverse de la société de Proust transposée dans le comique. »
24Je n’avais jamais pensé au rapport entre La Recherche du temps perdu et Le Voyage au bout de la nuit et cela m’a paru juste. Ma première lecture du livre de Céline m’avait plutôt révulsé et indigné. J’ai eu bien de la peine avec ma morale Bauchau encore survivante. C’est seulement à une seconde lecture que le comique du Voyage m’est apparu.
26 décembre 2006
Le toit du monde
Quand revient le solstice bleu
La vie est dans sa certitude
Je suis semé, je suis germé
Je suis donné à l’unanime
C’est au solstice de la nuit
Que le grain meurt, que le poème
Au présent de l’incertitude
Marche sur le toit bleu du monde
28 décembre 2006
25Depuis quelques jours je vais mieux, la dure médication a résorbé les œdèmes, je respire plus aisément, puis me promener un peu sans immédiatement m’essouffler. Tout, surtout l’équilibre est encore fragile, mais l’essentiel est là, je puis un peu travailler sans trop me fatiguer. Pourquoi cette liberté m’est-elle accordée ? Je la sens à nouveau présente et ce n’est pas pour que je vive plus à l’aise. Je viens de lire Le Journal et les lettres d’Etty Hillesum. Il a fallu 35 ans pour que ce livre soit publié et depuis il agit dans le monde comme il semble qu’elle l’ait confusément prévu et bien que sa vie toute donnée aux autres au camp de Westerbrok ne lui ait donné pour écrire que bien peu de temps avant sa mort. Il a agi sur moi en tout cas, pas encore en acte mais en ouverture sur autre chose, sur ce qu’elle appelle Dieu sans savoir, semble-t-il plus que moi ce que ce mot recouvre. Elle s’y enfonce avec audace et profondeur et peu à peu, dans des circonstances de plus en plus terribles, elle en reçoit l’assurance que, malgré la dureté des hommes, la vie est un bien, une paix intérieure avec, souvent, des moments de bonheur extrême.
26Je n’ai fait que commencer à défricher ce livre et mon esprit pour le lire. Il faudra le reprendre avec lenteur et attention.
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Ce que le poème dit du poème
Segalen, Baudelaire, Callimaque, Gauguin, Macé, Michaux, Saint-John Perse
Anne-Elisabeth Halpern et Christian Doumet (dir.)
2005
L'Art de la mesure, ou l'Invention de l'espace dans les récits d'Orient (xixe siècle)
Isabelle Daunais
1996
L'Inconscient graphique
Essai sur la lettre et l'écriture de la Renaissance (Marot, Ronsard, Rabelais, Montaigne)
Tom Conley
2000