1 Éric Rohmer, Le Genou de Claire, France, 1970 (avec Jean-Claude Brialy, Aurora Cornu, Béatrice Romand, Laurence de Monaghan, Michèle Montel, Gérard Falconetti). C’est le cinquième de la série des Six contes moraux.
2 Dit Jérôme à Aurora le jeudi 9 juillet alors que celle-ci revient de Genève. Éric Rohmer a publié ses Six contes moraux dans une forme non scénaristique sur laquelle il s’explique dans l’avant-propos. Nous prenons le parti, quand nous citons les dialogues, de les transcrire tels qu’ils existent dans le film.
3 Voir ma thèse, Généalogie de la fable cinématographique (université Paris 3, sous la direction de Jean-Louis Leutrat). Comme dans celle-ci, l’orthographe phonétique des mots grecs de la Poétique d’Aristote que je propose est parfois différente de celle rencontrée d’habitude.
4 Selon la belle expression de Laura le lundi 6 juillet.
5 « J’aimerais être amoureuse pour de bon, amoureuse d’un garçon que j’aime et qui m’aime », s’exclame la jeune Laura devant ce point de vue merveilleux parmi les hauteurs de la Savoie, reprochant par là implicitement à Jérôme l’étroitesse de ses vues joueuses, amicales, superficielles ?
6 La praxis, la simple action qui a son but en elle-même s’oppose, chez Aristote, à la poièsis, c’est-à-dire à l’action productrice (d’une œuvre) mais également à l’action en tant qu’assemblage de faits, système d’événements fabriqué par le dramaturge et dont le muthos est la re-présentation ou la mimèsis.
7 « – Et si je ne couche pas ?/– Ah, l’histoire serait meilleure. Parce qu’il ne faut pas qu’il s’y passe des choses […] », dialogue entre Jérôme et Aurora du mardi 30 juin.
8 Écrit Éric Rohmer dans l’avant-propos de ses Six contes moraux, Paris, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1998, p. 10.
9 « C’est la maison des histoires. » Cette expression, pour le moins étrange, fuse de la bouche du jeune amant de Claire le jeudi 23 juillet lors de la seule séquence ostensiblement conflictuelle du film. Elle oppose verbalement le gardien du camping d’à côté – un lourdaud auquel Jérôme apporte son raisonnable soutien – à Gilles, aux côtés duquel Claire se range, et avec lequel Laura se ligue étonnamment. Les « sauvages » ne sont pas eux, la belle jeunesse dorée, mais bien les campeurs qui font régulièrement intrusion dans la propriété privée de Madame Walter et y laissent des papiers gras.
10 « Au début, ici, j’étais oppressé : j’ai failli repartir », avoue Jérôme le mercredi 1er juillet. « Je ne me déplais pas du tout ici. Seulement, c’est un peu oppressant. […] Ce paysage m’étouffe. […] Mais ce n’est pas tant le côté fermé, encaissé qui m’oppresse : c’est trop beau », dit Laura le vendredi 3 juillet. « Je n’aime pas vivre au bord de la montagne […]. Parce qu’elle m’inquiète. […] C’est cette majesté qui m’étouffe. […] on a l’impression qu’elle [la montagne] nous menace, qu’elle nous écrase », renchérit Madame Walter lors du dîner du dimanche 5 juillet.
11 Le point le plus récent sur la question figure dans un article de l’archéologue Jean-Charles Moretti, « Les lieux de culte dans les théâtres grecs », dans id. (dir.), Fronts de scène et lieux de culte dans le théâtre antique, Lyon, Travaux de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée, no 52, 2009, p. 23-52.
12 « – C’est bien, ce coin. C’est “votre” coin ? » Dialogue entre Jérôme et Laura, le vendredi 3 juillet.
13 Dit-elle le mercredi 1er juillet à Jérôme.
14 Au cours de leur conversation du vendredi 17 juillet.
15 Rohmer ne se risque pas à les faire se côtoyer trop étroitement. « Comment veux-tu que je me risque à habiter avec toi, toute seule, dans ta maison : tu sais bien que je t’adore ? » dit Aurora à Jérôme le mercredi 1er juillet.
16 « Je peux très bien écrire cette histoire par rapport à moi, par ce que je sais par moi et par référence à moi, mais en transposant sur un ami », prévient-elle le mardi 30 juin. Aurora, n’est-ce pas la figure du moraliste présent dans sa fable ? Ou du moins la mise en perspective de la capacité diègèmatique, narrative, de la fable cinématographique ?
17 « Je ne savais pas comment finir. Tu m’as donné une idée, j’ai envie de reprendre cette histoire », dit Aurora à Jérôme au bord des courts de tennis (l’un des lieux stratégiques de l’inaction de la vie estivale), le mardi 30 juin.
18 « Mets la main sur son genou » (Agis !) intime Aurora à Jérôme le vendredi 17 juillet.
19 « Je pense que c’est très bien raconté, et que c’est dommage que je ne sache pas la sténo : j’aurais tout noté », dit Aurora à Jérôme le mardi 28 juillet lors de leur dîner d’adieu.
20 Conversation qui, malgré les conseils de nos pieux manuels de scénarios qui marchent et fonctionnent, ne sera jamais réellement conflictuelle, ne sera pas un « se disputer » (sauf le jeudi 23 juillet dans la séquence qui oppose campeurs et propriétaires) mais se partagera entre le disputer et l’analyse de l’autre ou de soi. L’autoanalyse de Laura le mardi 7 juillet est exemplaire. Dans les dialogues d’Éric Rohmer, les sujets s’exercent à la lucidité comme les escrimeurs à l’escrime.
21 Dans la poésie dramatique, l’action est ce qui est imité (ou re-présenté) par le muthos (la fable ou l’histoire), c’est-à-dire un assemblage, celui des actions accomplies ou des événements vécus par les personnages. La fabrication d’un système de faits est l’art essentiel du dramaturge et non pas le spectacle, même si le mode spectaculaire qui est celui de la fable dramatique informe en retour son contenu. L’assemblage n’est pas une simple suite d’actions : c’est une architecture organique. Rien de ce qui entre dans la fable, qui est l’âme du spectacle, ne doit relever de l’épisodique ou du contingent. Il doit s’agir d’un enchaînement finalisé de faits nécessaires. Concrètement, c’est la métabasis qui fonde l’unité d’action : en effet, l’histoire ou la fable, de type classique, est la suite d’événements et/ou d’actions nécessaires qui détermine un changement de fortune. On peut conceptualiser la division des parties d’étendue de ce renversement de situation soit en deux, le nœud et le dénouement, soit, disons, en cinq, l’erreur ou la faute tragique, son amplification, la péripétie, la reconnaissance, l’événement heureux ou l’événement pathétique. Enfin, la nature de l’action, la nature du changement de fortune, la fin, mais aussi la nature des personnages qui entrent dans le muthos déterminent le genre du spectacle, tragique ou comique.
22 Poétique, 1455a, 35, trad. J. Hardy.
23 S’il ne s’agit pas, comme dans la tragédie, d’un passé saillant, non refermé, d’un passif qui suppure dans le présent, nous devinons une légère blessure d’amour-propre.
24 « Depuis que je vis avec Lucinde […] toutes les autres femmes […] sont équivalentes […] à part celles que, comme toi, j’aime d’amitié », dit Jérôme à Aurora lors de leur conversation du mardi 30 juin. Et à la veille de leur séparation : « […] pour moi, tu es une très grande amie ».
25 Comme Laura a le projet de faire une blague mauvaise à sa vieille fille de professeur, ne s’agit-il pas pour Aurora de faire une blague mauvaise à Jérôme : fêter par une mésaventure l’enterrement de sa vie de garçon qui sonne aussi le glas d’une possible relation amoureuse entre ces deux vieux amis ?
26 Le rôle d’Aurora est ambigu et ambivalent. Le Genou de Claire n’est pas sans zones sombres. Des « noirceurs » (le mot est lancé par Aurora dès le jour de leurs retrouvailles), le revers de la surface dorée du lac, attirent la pensée du spectateur qui flirte avec l’interprétation : jusqu’où Aurora monte-t-elle ou non une machination ? Jusqu’où Jérôme refuse-t-il ou non d’être son « cobaye » ?
27 L’essai, dans Le Genou de Claire est-il sentimental ou artistique ? Le lac figure-t-il le laboratoire d’une création poétique qui risque de tomber à l’eau ou bien la marmite de sentiments qui mijotent sans jamais entrer en ébullition ?
28 Comme la tragédie purifie son spectateur, un geste aura purgé Jérôme de ses obsessions.
29 L’action s’étend largement au-delà de la journée mémorable réclamée par les Grands Réguliers, elle se dilue du lundi 29 juin au mardi 28 juillet dans une continuité suivie avec, à partir de la quatorzième journée, des ellipses marquant une précipitation vers la fin. Précipitation apparemment classique, que l’on peut interpréter à rebours comme une fragmentation supplémentaire. L’action fragmentée en journées se fragmente encore puisque les journées ne se suivent plus. Ainsi délayée, mince et subtile, elle n’est cependant pas dépourvue d’unité.
30 « Après tout c’est ton métier d’observer », dit Jérôme à Aurora. Faut-il distinguer le projet du romancier qui observerait, à la façon d’un entomologiste, la vie des humains de l’ambition du dramaturge qui interrogerait leur lucidité et leur liberté ?
31 Ce lac d’Annecy avec le chœur sympathique de ses propriétaires et de ses villégiateurs, une bourgeoisie franco-étrangère délicate et accueillante, se tient en dehors du politique (à l’exception de la séquence où la question de la propriété fait surface, l’éclat du 23 juillet entre nantis et campeurs de passage). Il est à l’opposé du lac de Funny Games, film autrichien, sorti en 1997, dans lequel Michael Haneke pose la question du fondement sur lequel repose la propriété privée, celle des rives du lac, propriété luxueuse et paisible qui repose sur une violence cachée, une exclusion féroce des surnuméraires à la marge de ce beau domaine naturel que se réserve la riche bourgeoisie, violence qui rejaillit par un retour du refoulé et vient crever la surface du lac sous la forme de deux anges blancs dont la mission est d’exterminer sans pitié la classe sociale dominante.
32 Du grec to pragma, au pluriel ta pragmata.
33 Nietzsche, « La tragédie et les esprits libres », La Naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, 1949, p. 188.
34 Racine, préface de Bérénice : « Il y en a qui pensent que cette simplicité est une marque de peu d’invention. Ils ne songent pas qu’au contraire toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien […] ».
35 Le « marc de café » dans lequel Aurora lit par deux fois n’est-il pas une figure dégradée de la fatalité ?
36 Le vendredi 3 juillet.
37 « Oui, mais on peut écrire de bonnes histoires avec des personnages insignifiants », rétorque Aurora à Jérôme le mardi 30 juin.
38 Aucune musique dans ce film pour habiller les images : des voix, nues.
39 Pour Aristote, produire l’effet tragique – la catharsis est à ses yeux la cause finale de la tragédie –, susciter ces deux affections que sont la crainte (phobos) et la pitié (éléos) afin d’en purger le spectateur, suppose que l’action (qui s’ouvre sur une « erreur » ou une « faute », parfois une « grande faute », mégalè hamartia) se passe entre des personnes liées par la philia, l’amitié au sens large, les relations de sang, de mariage, de famille, d’alliance, ou encore, de manière plus contemporaine, d’amour.
40 Parce qu’ainsi le moment de la reconnaissance, qui est l’un des moments fondamentaux du muthos dramatique et l’un des plaisirs du spectacle, sera heureusement favorisé.
41 Si sa terminologie est celle de la plupart des théoriciens de son temps, Corneille n’ignore pas le grec, or, dans son Premier discours sur le poème dramatique, il rebaptise la « pensée », l’appelle « sentiments » : cette substitution est symptomatique. Si nous conservons les deux termes, celui aristotélicien de « pensée » et celui, cornélien, de « sentiments », c’est parce qu’il nous semble que les « sentiments » viennent enrichir « la pensée » : quelle liaison ou déliaison de la pensée et des sentiments le scénariste inventera ou reproduira-t-il ?
42 « La fable est donc le principe et comme l’âme de la tragédie ; en second lieu seulement viennent les caractères. En effet, c’est à peu près comme en peinture où quelqu’un qui appliquerait les plus belles couleurs pêle-mêle charmerait moins qu’en esquissant une image (eikona). » (Aristote, Poétique, op. cit., chap. 6, 1450a 38-1450b 2, p. 38-39.)
43 « La plus importante de ces parties est l’assemblage (sustasis) des actions accomplies, car la tragédie imite non pas les hommes mais une action et la vie, le bonheur et l’infortune ; or le bonheur et l’infortune sont dans l’action et la fin de la vie est une certaine manière d’agir, non une manière d’être ; et c’est en raison de leur caractère que les hommes sont tels ou tels, mais c’est en raison de leurs actions qu’ils sont heureux ou le contraire. » (Ibid., chap. 6, 1450a 15-22, p. 38.)
44 Le rapport entre « pensée » et « sentiments » (identité ? différence ? articulation ?) est un angle judicieux d’analyse du film. Nous nous contenterons d’affirmer ici que, chez Rohmer, le sentiment est conscient et que la pensée est pesée du sentiment.
45 La fable cinématographique peut relever d’une volonté tout à fait différente. L’écran possède, nous semble-t-il, la même capacité d’abstraction que la scène.
46 Corneille, Premier des Trois discours sur le poème dramatique, Paris, Flammarion, GF, 1999, p. 74.
47 « C’est les Grecs, quand même… Attention, c’est les Grecs. Et c’est quelque chose ! » s’exclame Vincent le dimanche 12 juillet, contre la valorisation du « peu ».
48 Même si le personnage de Claire a été évoqué auparavant, au cours du dialogue et par une photographie, elle surprend, détonne, étrangère à l’action.
49 Scénario qu’il aurait simplement voulu « vérifier », comme on éprouve une hypothèse, par une expérience : « Je voulais tout de même savoir si la petite ne s’était pas fichue de moi, selon un scénario imaginé par toi », dit-il le vendredi 10 juillet à son écrivain, Aurora.
50 Éric Rohmer, redisons-le, conçoit bien ses estivants comme formant un chœur : tous se connaissent, même si, séparés par le temps, l’espace et la vie, ils se sont perdus de vue. Si la tragédie classique s’ouvre par une erreur tragique qui fissure la philia, dont le héros se détache alors irrémédiablement, par une démarche inverse, le début du Genou de Claire marque la reconstitution provisoire d’un chœur amical et social autour du lac d’Annecy. Jérôme a joué avec Madame Walter enfant. Laura a joué enfant dans la maison de Jérôme… Jérôme, pourtant à la veille de rompre définitivement ses attaches avec la France, pour se marier et vivre en Suède, se joint au chœur, duquel il devient véritablement une partie intégrante, l’âme, et dont il ne se détache qu’à l’extrême fin, le mercredi 29 juillet.
51 La « stase praxinoscopique » se définit comme une suspension de l’action dramatique : celle-ci est rompue par un autre type d’action, la praxis, c’est-à-dire une action simple, qui a sa fin en elle-même. La praxis, plus ou moins spectaculaire, un mouvement, un geste, un numéro de cirque… se fait valoir contre l’enchaînement dramatique. Mouvement pur, elle nous repose du mouvement de la fable et se révolte contre son développement. Pourtant ce repos révolté fait partie intégrante de la fable cinématographique. Nous renvoyons, pour de plus amples explications, à notre thèse, Généalogie de la fable cinématographique, notamment à I. Éléments fondamentaux, la stase (définition) et à IV. Les parties du scénario, la stase ou le charme de Dionysos, l’ambiguïté de la marche, stases et temps morts, stases et side-shows.
52 « Un “peu” qui ne vaudrait pas la peine d’en parler, si précisément tu ne t’intéressais pas au “peu” », dit Jérôme à Aurora le vendredi 17 juillet.
53 Il ne faut donc pas confondre la péripétie et des rebondissements.
54 Il est clair que Rohmer s’amuse follement à ce débris d’intrigue.
55 Qu’il expose à Aurora le vendredi 17 juillet.
56 Le genou du héros inflexible est son talon d’Achille. C’est par ses genoux que Hector, sur le point de trépasser au chant XXII de L’Iliade, supplie son ennemi de ne pas laisser les chiens le dévorer et de rendre son corps à sa mère et à son père. Si Achille ne cède pas à cet instant, il cède au chant XXIV, lorsque Priam en personne vient le supplier sous sa tente et parce que le vieil homme lui touche le genou. « Le grand Priam entra sans être vu par eux, s’arrêta près d’Achille, de ses mains lui saisit les genoux […] », trad. Meunier, Paris, Le Livre de Poche, 1976.