Fiction et autonomie de l’art
p. 149-156
Texte intégral
1La problématique de la fiction anime, depuis Platon, les débats sur la mimésis. La fascination énigmatique qui émane de l’œuvre d’art, à la fois présence et absence, sens achevé et inachevé, suspendu et en voie de construction, ramène sans cesse les théoriciens à s’interroger sur le propre de l’imaginaire.
2La fiction existe-t-elle, et, dans l’affirmative, quels sont ses rapports avec « le réel » ? Si elle est à la fois feinte et construction, faut-il la considérer comme un mode d’objectivité ou bien comme le dérivé d’une entité supérieure ? Est-ce que la fiction implique le beau ? Comment distinguer entre fiction esthétique et fiction non esthétique ?
3Or, malgré les divergences qui persistent dans le domaine des théories de la fiction, l’ère moderne s’impose de plus en plus comme l’ère de la fiction. Artistes et théoriciens modernes mettent en relief l’impénétrabilité du « réel » et par conséquent se méfient du pouvoir mimétique de l’art. En outre les adhérents du postmodernisme inversent la vieille hiérarchie aristotélicienne en proclamant l’hégémonie de l’art sur le réel. La poiêsis prend la place de la mimésis, une poiêsis de l’écart, il est vrai, où le jeu des signifiants empêche toute signification stable de s’établir. Les théoriciens les plus récents qui considèrent la fiction comme un fait anthropologique (Iser, Walton), ont à nouveau abandonné la position rigoureusement ségrégationniste du postmodernisme. Ils sont d’avis que l’art, en tant que produit fait par des hommes pour des hommes, est à la fois mimésis et poiêsis (Iser parle d’« extension »), un miroir où l’homme se projette et où il exprime en même temps ses défis vis-à-vis du réel.
4L’esthétique française moderne est particulièrement attirée par les thèses postmodernes concernant l’autonomie de l’art et privilégie par conséquent fiction et fictionnalisation. Prenons par exemple l’histoire de la littérature française de ces deux derniers siècles où le formalisme rhétorique occupe une place beaucoup plus importante que dans les autres littératures de l’Europe. Depuis le déclin du romantisme, à l’époque de la décadence, la spécificité du fait littéraire occupe le devant de la scène et elle y restera tout au long du XXe siècle. Parmi les pionniers du modernisme, c’est notamment Gide qui dans son œuvre ne cesse d’interroger la validité de la forme romanesque. Après ce sont surtout le surréalisme et, dans les années cinquante et soixante, le nouveau roman, qui mettent en valeur le rôle vital de l’art et le pouvoir de la forme littéraire. Les surréalistes accentuent le rapport ombilical entre art et vie, en radicalisant les idées des symbolistes et des décadents du siècle dernier concernant l’hégémonie de l’art. Sous l’influence du structuralisme les nouveaux romanciers mettent en avant la forme littéraire en tant que moyen d’investigation du « réel ». Vers la fin des années soixante certains d’entre eux, en accord avec le poststructuralisme, vont pratiquer un formalisme plus rigoureux encore centré sur l’auto-référentialité du texte.
5Le présent recueil réunit les six conférences du colloque « Art(s) et Fiction », organisé à Paris en janvier 1996 par le groupe « Recherches sur la pluralité esthétique ». Significativement la plupart des chercheurs mettent en relief l’idée de l’autonomie de l’œuvre d’art et se montrent donc fidèles à la tradition « formaliste » française. Les études de Jean Bessière et d’Éliane Escoubas constituent le cadre théorique des autres textes qui concernent l’histoire, l’analyse et le fonctionnement de formes artistiques spécifiques : la poésie (Claude Mouchard), la musique (Raymond Court), la peinture (Jean Arrouye), le cinéma (Giuliana Bruno).
6Jean Bessière et Éliane Escoubas se proposent tous les deux de formuler le mode d’être de la fiction. Pour cela Bessière utilise la notion de « facticité » qu’il oppose aux thèses différentielles des théoriciens modernes qui définissent la fiction par rapport à une entité supérieure (« le réel », le système de la langue, la sémantique), tandis qu’Escoubas se sert de l’esthétique kantienne du beau et des idées de Heidegger sur le Dasein et sur les rapports entre le beau et le vrai.
7Dans « La facticité de la fiction », Jean Bessière défend l’autonomie de l’œuvre d’art fictionnelle, en se basant sur une publication antérieure de sa main, Énigmaticité de la littérature. Pour une anatomie de la fiction au XXe siècle (1993). Il réfute les thèses comparatistes de certains théoriciens modernes qui relient le fait de la fiction à un système dominant (les approches linguistique, sémantique, pragmatique et anthropologique). Comme il est à la fois feinte et affirmation d’existence qui ne s’atteste qu’à s’inventer, le fait de la fiction, d’après Bessière, s’impose comme une facticité dépourvue de justification. La fiction se suffit à elle-même, elle est sa propre finalité, elle est sans contrat, tout en supposant « l’autre » pour qui elle a été construite. Paradoxalement la fiction fait question parce qu’elle est un fait, étant donné que l’auto-référentialité de la fiction n’exclut pas la référence à un hors-texte. Emma Bovary représente une femme issue de l’imagination de Flaubert, mais en même temps elle renvoie à tant de provinciales mal-mariées sous la Monarchie de Juillet ; les souliers peints par Van Gogh sont uniques mais n’en renvoient pas moins à tant de spécimens portés par la classe paysanne contemporaine. Ce dualisme du singulier et du commun, inhérent à l’œuvre d’art et qui nous est devenu tellement familier que le plus souvent nous passons outre, Bessière le traite sur le mode de l’homonymie. Le fait de la fiction est perçu parmi ses homologues extra-esthétiques auxquels il renvoie tout en se retranchant à l’intérieur de sa propre performance. La fiction, comme le dit Bessière, est à elle-même sa propre transcendance. Ce paradoxe explique le rapport malaisé qu’elle entretient avec le réel qu’elle ne double ni ne récuse.
8Il est frappant que c’est à une conclusion analogue qu’aboutit Éliane Escoubas dans « L’Idée esthétique : beauté ou vérité ? », où elle se propose de définir le statut ontologique de la fiction, dans le sillage de Kant. Après avoir interrogé les thèses de Kant sur l’idée esthétique exprimées dans la Critique de la raison pure et dans la Critique de la faculté de juger, elle définit dans un premier moment les conditions de possibilité de la fiction comme celles d’une inexistence objective qui n’a pas d’autre fin qu’elle-même, régie par la règle négative de l’impossible (toute fiction s’arrête à la limite de l’impossible). Étant une « intuition sans concept », dans la terminologie kantienne, la fiction est une instance d’extension du concept et du réel qui n’est jamais achevée. Elle est toujours en mouvement et toujours ouverte. Étant donné que Kant s’exprime surtout sur le beau en esthétique, Escoubas essaie de compléter la définition de l’être de la fiction, en ayant recours aux idées de Heidegger sur l’imagination kantienne. Dans l’art, selon Heidegger, le beau et le vrai cohabitent. Par « vérité » Heidegger n’entend pas une vérité de ressemblance, mais « le dévoilement de ce qui est en son être même ». La fiction est donc liée à la « différence ontologique » qui caractérise le Dasein, c’est-à-dire « l’étant pour lequel il y va en son être de cet être même ». La fiction fonctionne sur le mode de l’apparaître ; elle est « différence » ou « écart ». Elle dévoile le « rien d’étant » d’une vérité qui se manifeste tout en se repliant sur elle-même.
9Des quatre textes traitant d’une forme artistique spécifique, c’est surtout l’essai de Claude Mouchard, « Poésie ? fiction ? (fiction et effectuation en poésie) » qui soulève la problématique de l’autonomie (ce que Mouchard appelle « l’auto-position ») de la fiction en rapport avec le paradoxe du mode de l’apparaître, paradoxe esquissé dans les articles de Bessière et d’Escoubas. Pour illustrer ses idées, Mouchard a choisi la poésie de Wallace Stevens où la tension entre « poésie » et « pensée » ou même « théorie » constitue un thème récurrent. Par « pensée » il faut entendre le désir d’auto-affirmation que le poète exprime dans le contexte de l’œuvre poétique. Mouchard interprète cette volonté nietzschéenne de s’imposer à l’intérieur de l’œuvre même, qu’il signale chez d’autres auteurs modernes, comme une volonté d’abnégation du relativisme moderne. Cependant la pensée, chez Stevens, se heurte à l’irréductibilité du réel et risque de se fictionnaliser sous l’influence du verbalisme poétique. L’autonomie du poème le rend imperméable à toute discussion – autrement dit, en termes heideggériens, la vérité de l’art est dévoilement du rien d’étant de l’art qui est sa propre raison d’être. Ce processus d’autonomisation qui s’accomplit à l’intérieur de l’œuvre littéraire, Mouchard l’appelle « effectuation ». L’effectuation, c’est l’acte moyennant lequel, à force de suspens et de ratures, le langage s’inscrit dans le poème, c’est la parole devenant lieu du poème, ou, comme le dirait Bessière, c’est la parole devenant facticité (voir aussi la notion d’« excès » dont parle Escoubas dans son article). Chaque poème interfère avec la simultanéité du langage dont il se détache en même temps. Par cette position intermédiaire (qui demanderait un développement plus ample dans le cadre de la problématique de la fiction), le poème dénonce son insuffisance ; en dépit de son autonomie, il renvoie à l’altérité du langage et par là se proclame poème à refaire.
10L’autonomie fictionnelle constitue également le fil rouge de l’étude de Raymond Court, intitulée « La musique entre fiction et présence ». Partant de l’hypothèse de la fictionnalisation progressive des arts et de la littérature depuis l’âge classique (« l’émancipation totale de la fonction de fabulation par rapport à une vérité préalable à transcrire »), Court se propose de retracer en grandes lignes le rôle de pilote que la musique a joué pour les autres arts depuis le XVIIIe siècle jusqu’à l’ère moderne. D’après Court, l’autonomisation progressive de la musique se réalise pleinement vers la fin du XIXe siècle dans les écrits de Mallarmé et de Nietzsche. Le texte de Court soulève, sans l’élaborer explicitement, un des problèmes-clé relié à la notion de fiction, à savoir celui de la mimésis et plus précisément celui de la base figurative que Platon et Aristote accordèrent à ce concept. Si la mimésis implique une représentation visuelle, une grande partie de la musique instrumentale ne s’exclut-elle pas du débat sur la fiction dans les arts, faute de pouvoir visualisant ? Le même problème se pose pour l’art sœur, la poésie lyrique, qui jusqu’à la fin du XVIIIe siècle fut bannie des arts poétiques dominés par le genre épique et le genre dramatique1. C’est le préromantisme qui apporta la solution en élargissant le concept aristotélicien de mimésis. D’après les esthéticiens romantiques, « mimésis » n’est plus uniquement mimésis d’actions, mais aussi imitation de sentiments et d’émotions naturelles.
11L’émancipation des arts s’accompagne donc du rejet de la dichotomie fiction-vérité défendue par le classicisme et de la rupture avec le figuralisme. C’est ce qu’illustre à merveille le débat sur la musique entre Rameau et Rousseau, débat où le cartésianisme de l’âge classique s’oppose au romantisme de l’ère moderne. Selon Rameau la structure sonore agit sur les sens et le cerveau qui stimulent ensuite l’âme à produire une représentation qui est source de jouissance. Suivant la vieille tradition de la mimésis, Rameau relie donc la musique avec le figuralisme. Par contre Rousseau, lui, conçoit la musique comme un stimulant de la spontanéité naturelle de l’individu. Conforme à l’esthétique romantique, qui est une esthétique de l’expression et non pas de la représentation, Rousseau estime que la puissance mimétique de la musique dépasse celle de la peinture. Dans l’article « Imitation » du Dictionnaire de la musique, dont Court cite quelques extraits, il écrit que le musicien ne représente pas directement les choses, mais qu’il excite « dans l’âme les mêmes mouvements qu’on éprouve en les voyant ». Pourtant, malgré cet enthousiasme romantique vis-à-vis de la faculté d’expression de la musique, déjà les sceptiques ne manquent pas, tel un Chabanon, qui refusent à l’art musical toute portée sémiotique. Paradoxalement le subjectivisme romantique ne fait que stimuler ce scepticisme, en ce qu’il contribue à l’autonomisation de la musique, processus qui, nous l’avons vu, vers la fin du XIXe siècle aboutit à l’idée de la fiction absolue de Mallarmé, et à la philosophie « héroïque » de Nietzsche qui considère la fiction artistique comme la manifestation de l’Être.
12Pour terminer Court esquisse la controverse fondamentale qu’annonce l’histoire de la théorie musicale qu’il vient de retracer, controverse qui traverse l’esthétique du XXe siècle, à savoir l’opposition entre les partisans de la mimésis d’une part et ceux qui considèrent l’art comme un pur jeu de formes d’autre part.
13Les auteurs qu’on a passés en revue considèrent le problème de la fiction du point de vue du producteur ou bien du point de vue de l’artefact. Jean Arrouye et Giuliana Bruno, eux, ont choisi l’optique du destinataire. Dans « Peinture et fiction », Jean Arrouye définit la fiction en termes d’écart entre l’intention auctoriale du peintre et la réception effectuée par le destinataire de l’artefact (« la greffe de l’imagination du spectateur sur l’imaginaire du peintre »). Il présuppose donc que l’intention auctoriale est un fait définissable et univoque. Suivant cette optique la peinture qui est fondée sur des textes canoniques, telle la peinture religieuse du Moyen Âge, se refuse à la fiction. Mais depuis la Renaissance on constate « un processus de démythologisation ou de dépragmatisation de l’histoire ». Les artistes donnent de plus en plus libre cours à leur fantaisie, le message du tableau devient ambigu et par conséquent la liberté interprétative concédée au destinataire augmente. À titre d’exemple Arrouye cite La Chute d’Icare de Breugel, tableau hautement ambigu qui intrigue toujours spectateurs et critiques d’art. Au début du XXe siècle, l’abnégation de l’héritage romantique provoque la crise de la fabulation. L’art figuratif se fait fragmentaire (voir l’usage que les cubistes font du montage et du collage), choséiste, ou récuse la figuration tout court. La peinture moderne met en doute la fonction fondamentale de l’art pictural qu’est la faculté de faire fiction (voir les observations d’Arrouye à propos du Jardin de la Fantaisie de Max Ernst). Significativement pourtant, c’est surtout l’art abstrait qui rouvre au spectateur les portes de la fiction. L’art moderne, figuratif ou abstrait, ne peut d’ailleurs prétendre à abolir la fiction sous peine de se supprimer lui-même. C’est grâce à elle qu’il se perpétue.
14La contribution de Giuliana Bruno, « Histoires de corps et espace de fiction : architecture et cinéma » privilégie également le point de vue du destinataire, plus spécifiquement celui du destinataire féminin, sans négliger pour autant la composition de l’artefact lui-même. Bruno plaide pour l’intégration de l’espace en tant qu’espace traversé dans la théorie du film qui, jusqu’ici, était presqu’exclusivement centrée sur le rôle du regard. Le spectateur du film n’est pas seulement un voyeur mais aussi un voyageur dont le corps tout entier entre en rapport avec l’espace filmé. Le cinéma est d’origine urbaine. Ses débuts coïncident avec l’avènement de la métropole moderne étalant une architecture imposante de gares, de centres d’exposition, de grands magasins, une architecture destinée au transit. Suivant de près l’essai d’Eisenstein, Montage and Architecture (1937), Bruno développe ensuite le lien entre le cinéma, l’architecture et le travelling, et cite les « précurseurs » dans les arts et la littérature du XVIIIe et XIXe siècle. Elle discute aussi la genèse du travelogue urbain où domine la perspective touristique. Signalons en passant qu’en postulant une analogie entre la façon dont un spectateur de cinéma et un promeneur quelconque vivent l’espace architectural, Bruno passe sous silence l’impact de la forme esthétique qui dans le cas du spectateur de cinéma fait écran entre lui et l’espace filmé. Comme elle le dit elle-même vers la fin de son texte, le spectateur est un consommateur d’espaces, et non pas, ajouterai-je, un praticien des lieux tangibles tel le promeneur.
15Lors de la mise au point de la présente synthèse, le surnom que le célèbre humaniste italien Pico della Mirandola donna à l’homme me vint à l’esprit. L’homme, écrit Pico, est un caméléon admirable, car il dispose d’une multitude de possibilités. Or, la fiction ressemble à son procréateur. Le survol de quelques parcelles du vaste royaume de l’art où ce caméléon exerce son pouvoir nous a enseigné prudence et persévérance. La fiction est la raison d’être des différentes formes artistiques, elle est donc multicolore, elle est le pivot de l’esthétique. Mais tel le chat dans Alice au pays des merveilles, elle s’éclipse et réapparaît subrepticement. Pour domestiquer le mystère de l’art, il ne nous reste qu’à continuer les débats.
Notes de bas de page
1 Pour un aperçu de l’histoire capricieuse des genres littéraires, voir G. Genette, Introduction à l’architexte, Seuil, 1979.
Auteur
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Le Temps d'une pensée
Du montage à l'esthétique plurielle
Marie-Claire Ropars-Wuilleumier Sophie Charlin (éd.)
2009
Effets de cadre
De la limite en art
Pierre Sorlin, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier et Michelle Lagny (dir.)
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Art, regard, écoute : La perception à l'œuvre
Pierre Sorlin, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, Michele Lagny et al. (dir.)
2000