Poésie ? « Fiction » ?
(fiction et effectuation en poésie)
p. 125-147
Texte intégral
1De poésie et fiction ensemble, ai-je lieu de parler ?
2Au second des deux termes – avec ce qu’il suggère de plastique, de ductile –, il m’a souvent semblé qu’en matière critique ou théorique, on avait trop facilement recours. Sans doute Mallarmé – en même temps (et autrement ?) que d’autres au XIXe siècle – a fait de ce mot un usage qui demanderait analyse. Mais aujourd’hui, le mot de fiction ne serait-il pas de ceux qui résolvent les problèmes avant qu’ils soient posés ? Servirait-il, spécieux, à dissimuler des difficultés qui en fait subsisteront, dès lors plus latentes, stériles ?
3Laissant jouer ces deux termes, m’est revenu un titre énigmatique : « Notes Toward A Supreme Fiction ». C’est celui d’un poème de Wallace Stevens. Chacun des mots de ce titre défie l’attention.
4Et puis c’est tout ce grand poème, et plus généralement ce sont les poèmes de Stevens, d’une luminosité difficile, d’une discrétion massive, qui se sont réimposés. L’œuvre de Stevens, depuis des années, m’est toujours davantage – comme à beaucoup – devenue nécessaire (pour emprunter ce mot au titre de son recueil d’essais The Nessary Angel). N’aurais-je pu demander à certains énoncés – prose ou vers – de Stevens de répondre à la question de la poésie et de la fiction ?
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5À lire Stevens, on se sent saisi et enveloppé dans une limpidité que les poèmes eux-mêmes interrogent, qu’ils travaillent, qu’ils troublent en la reformant toujours. Et dans l’altération et la reconstitution perpétuelles de cette évidence, la « pensée » semble jouer un rôle décisif.
Toute la nuit nous devons endurer
Ce que nous pensons jusqu’à ce qu’alors
Apparaisse, érigé dans la froidure,
Ce qui clairement est dans l’ évidence.
(« Homme portant chose » – trad. Mourier – p. 96)
6Ici, « ce que nous pensons » se fait déconcertant ; c’est ce qu’il faut longuement « endurer » – dans l’obscurité, pour atteindre ou retrouver la clarté.
7« Ce que nous pensons » est d’abord là, de fait, opaque, objectant, s’imposant à « nous » – mais sur le fond d’une attente (« jusqu’à ce qu’alors… »). Ce n’est qu’à l’issue de la nuit où « nous » aurons enduré nos propres pensées que viendra, avec le froid (celui de l’aube ?), la lumière de l’évidence.
8On ne sait, à lire le poème, ce qui est le plus difficile : endurer ce que nous pensons, ou accepter « ce qui clairement est ». L’important est peut-être que des deux côtés également, dans la nuit puis dans l’aube – à l’égard des trop proches pensées comme du froid dehors –, soit venue à régner une même lente acceptation.
9Il reste que le plus troublant est « ce que nous pensons » : épais, déjà formé, résistant au plus près, et semblant ne s’être imposé là que par son propre geste, s’étant comme posé, voire interposé lui-même.
10La pensée, chez Stevens, occupe, dans les poèmes eux-mêmes, une position singulière. Sans doute cette poésie prétend-elle toucher à la « théorie » : ce mot, non sans brusquerie, apparaît dans les poèmes de Stevens.
11Et pourtant, « ce que nous pensons » peut soudain, opaque, se révéler nécessairement enveloppé dans la globalité du poème et semble ne trouver son intérêt que contrebalancé par toutes les autres déterminations des vers.
12Ne doit-on pas dès lors hésiter à extraire de la globalité du poème ce qui serait la pensée de Stevens ? Certains critiques n’ont pas eu de ces doutes. Le risque est alors de ne ramener hors du poème que des pensées qui, offertes à une prétendue confrontation directe, s’asphyxient, pâlissent en opinions, en affirmations sans orientation, sans portée.
13Difficile, donc, de demander aux poèmes de Stevens des pensées confrontables sur la fiction. Et cependant ils parlent de fiction. Et de surcroît, ils sont évidemment travaillés par le désir de penser en même temps que par de la stupeur à l’égard de « ce que nous pensons » ou du simple fait de penser.
14Il est singulier que la pensée simplement constatée, et qu’il s’agit de laisser venir à dire, là, parmi tout le reste de ce qui vient ou revient (quand la pensée ne fait plus obstacle) à dire dans l’élément du poème où tout ce qui est dit tend à s’entre-équilibrer ou à se rendre réciproquement flottant – que la pensée, alors, dite en tant que sentie, risque de paraître fictive, au point d’être suspecte : prétendue pensée, elle ne se formerait qu’au prix d’un verbalisme poétique (fût-il laconique), elle paraîtrait se formuler mais ne transmettrait rien ; elle ne pourrait être reprise ni repensée en d’autres termes, et serait incapable de répondre à l’injonction de s’expliciter (sinon peut-être dans des tautologies se dévorant dans leur transparence).
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15Interroger Stevens sur la fiction, ce serait se heurter à la différence des langues. Stevens, d’ailleurs, a été peu ou mal traduit en français. (On pourra lire bientôt de nouvelles traductions, dues à Gilles Mourier.)
16« Fiction » : ce mot en anglais, ou dans le contexte américain, a-t-il bien la même valeur qu’en français ? Stevens, il est vrai, était un lecteur de littérature et de philosophie françaises. Et c’est même la différence des langues qu’il défiait : « Le français et l’anglais sont une seule et même langue. »
17Cette dernière affirmation pose, volontariste, ce dont Stevens croit avoir besoin : par fiction ? On surprend Stevens à déplacer – par la syntaxe ou le lexique – son anglais vers le français, un peu comme Milton glissait vers le latin. Il arrive d’ailleurs à Stevens de parler du « latin de l’imagination ». N’est-ce pas évoquer une langue qui, fictive, voire universelle, échapperait à la différence des langues ?
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18« Fictive », l’affirmation de Stevens sur le français et l’anglais ? Elle réaliserait, mais par un coup de force imaginaire, un désir ignorant soudain la réalité et ses divisions irréductibles.
19Elle prend néanmoins place et force dans le donné réel, dans l’état historique des distinctions et des appartenances linguistiques, nationales. Elle traverse ces dernières : le poème semble exiger cette ignorance active. « Il m’est égal, disait Marina Tsvetaeva, en quelle langue ne pas être comprise, et de qui. » On dirait que certaines œuvres poétiques modernes (celle de l’« apatride » Rilke ?) tendent, dans la position même du poème, à n’accepter les différenciations et divisions, les appartenances et localisations qu’à leurs diverses façons, en les réinventant selon la poésie.
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20Je n’affronterai pas ici l’œuvre de Stevens ni d’ailleurs aucune œuvre.
21L’impulsion m’était venue de recourir simultanément à plusieurs œuvres – Holan, Michaux, Zanzotto, Aïgui, par exemple – qui auraient pu un instant (et spécialement à l’égard de la question de la fiction ?) être entendues selon ce qui les rapporte à la pluralité des œuvres poétiques autrement que comme à une pure factualité.
22Il arrivait à Mallarmé de parler de ce qui ne se donne qu’en repoussant bientôt ou à mesure la prise – contribuant par là à engendrer une pulsation des places, successives ou plus ou moins contemporaines. Ainsi des « divers amis » (succession des générations et des voix qui se ferait, quoiqu’arrachante, heureuse et solidaire du rythme poétique dans « Salut »). L’« absolu » ? Sans doute, mais glissant dans le temps – se faisant puissance des localisations et différenciations poétiques, ou pulsation, anticipée mais profondément imprévisible, des émergences et (au sens de « Toast funèbre ») des restitutions.
23Ce à quoi les tentatives poétiques se nouent au cœur du temps est aussi ce qui les repousse en les soulevant, ce qui les situe dans une pluralité ouverte – qu’il s’agisse des poèmes d’un même auteur (et de ce qui s’y reprend) ou de divers poètes et du jeu ouvert (dans la contemporanéité, sur l’avenir, mais aussi, inépuisablement, vers le passé) de leurs proximités et de leurs distances.
24Peut-être certaines œuvres poétiques contemporaines incorporent-elles – allusivement, sans doute, et toujours singulièrement – à leur tenue ou leur consistance, ce qui les disperse et les livre à leur propre affirmation sans autre appui que l’espace même de leur coexistence et de leur dispersion…
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25Éclatante, souvent, la poésie de Stevens. Mais elle peut aussi se glacer. Ou, de l’éblouissant, glisser au vitreux. Cassante, alors, et près de se briser. En tant que fiction ?
26Faut-il parler de fiction pour caractériser certaines positions poétiques du XXe siècle ? Fiction poétique en tant qu’autoposition sans garantie préalable ni extérieure ? L’autoposition serait – par une poésie comme celle de Stevens, et pour le monde où elle s’est formée – essayée ; elle serait reçue (historiquement, de la situation non seulement littéraire, mais politique, religieuse, etc.) pour être poussée à l’une de ses limites.
27C’est là, probablement ce que cette poésie a d’héroïque (Stevens ne répugne pas au mot de « hero »), si contenue et sobre qu’elle soit. Et c’est ce qu’elle ose revendiquer – mais en exposant avec humour ou en défaisant, à mesure, le soutien qu’elle ne trouve qu’en elle-même. Il lui faut livrer toujours l’assurance qu’elle semble se composer à l’indéterminé dehors ou au futur – à l’obscur, au risque de l’inintelligible, du sans contour, de l’arythmique.
28C’est l’instant, maintenu vibrant, du mouvement par lequel le poème se pose, et semble créer sa propre position – de telle sorte qu’il ait à dévider les conséquences de sa propre initiative.
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29« Poems and Fictions : Stevens, Rilke, Valéry » : tel est le titre d’une étude d’Ellman Crasnow (publiée dans Modernism, édité par Malcolm Bradbury et James McFarlaw, Penguin, 1976, 1991). L’auteur y met en rapport ces trois poètes avec une situation moderne, post-nietzschéeenne. Soit. L’auto-position du poème répondrait aux positions de valeurs ou, plus radicalement encore, à la réalité même sentie comme posée, comme tributaire d’un geste de fiction qui – à le prendre au sens actif de fingere – serait au fond une version de la volonté.
30Valéry (cité par Ellman Crasnow) écrit par exemple :
J’appelle solitude cette forme fermée où toutes choses sont vivantes… Tout ce qui m’environne participe de ma présence. Les murs de ma chambre me semblent les parois d’une construction de ma volonté.
31Encore pourrait-on s’interroger sur la restriction qu’apporte « me semblent ».
32Voilà qui, en tout cas, retrouve assez bien certaines filiations (parfois explicites) de Stevens : n’a-t-il pas une dette envers Nietzsche (comme envers Emerson – ainsi que le souligne Harold Bloom dans son livre sur Stevens) – en particulier lorsqu’il fait appel à un héroïsme volontaire et auto-affirmatif ?
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33Prendre la fiction en ce sens peut conduire à des ambiguïtés violentes – qui ont été explorées ou éprouvées par certains poètes de ce siècle. L’auto-affirmation, là, a pu s’exacerber en un relativisme sans limites. (Ainsi Gottfried Benn : dans quelle mesure ses poèmes sont-ils inséparables de ce « perspectivisme » qu’il affirme dans ses lettres au début des années trente, en particulier, et de la tentation nazie à laquelle il a, brièvement mais bruyamment, cédé ?)
34Et l’on devine souvent, à l’envers du relativisme moderne, une nostalgie de certitude, ou la revendication amère d’un rapport à de l’inébranlable – voire le désir de se sentir désigné dans une position incomparable, ou distingué en vertu d’une relation absolument privilégiée à ce qui est.
35D’où, chez certains, la propension à attribuer au passé ce qui probablement n’est qu’une illusion rétrospective : une prétendue appartenance à un monde aux contours déterminés, des fins unanimement partagées, des possibilités créatrices collectives que la modernité aurait affadies. C’est là un autre tour de la fiction – symétrique de la fiction héroïque, et qui a hanté les deux derniers siècles.
36Sans doute aussi faudrait-il aujourd’hui reconfronter à ces risques historiques T. S. Eliot ou Stevens (selon la profonde et secrète incompatibilité de leurs deux positions), ou, par exemple, Pound – ou encore (pour rester dans la langue anglaise) Auden. Il s’agirait toujours – sans ignorer leurs éventuels propos politiques, leurs adhésions plus ou moins fragiles – de remonter en deçà, de retrouver leurs positions plus effectivement langagières, la localisation poétique de chacun – ce qui, enfin, ne se laisse pas forcément traduire sur le plan idéologique.
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37La direction où s’engageait la note de Valéry n’est pas inconnue de Stevens. La poésie s’y allierait à une solitude translucide au point d’être dissolvante. Dans les vers suivants, par exemple :
La maison était quiète et le monde était calme.
Le lecteur devint son livre : la nuit d’été
Semblait comme la conscience même du livre.
38Dans « Description sans place », le début de la section IV s’attache (un peu trop… volontairement ?) à retrouver la rêverie de Nietzsche :
De ces décolorations, Nietzsche a étudié
Le bassin d’eau profonde, à Bâle, maîtrisant
Le mouvement et le mouvement de leurs formes
Dans le mouvoir moult moucheté du temps vacant.
Sa rêverie était la profondeur de l’eau,
Était le bassin même, ses pensées étaient
Les formes de couleur, souvenirs excentriques
D’humains contours emmitouflés de leurs semblances,
Foule sur foule surprenante, en une espèce
D’abondance totale, et première et finale.
39Il reste qu’à toute réduction de la réalité à une « construction de notre volonté » s’oppose bientôt, chez Stevens, le ressurgissement d’une autre évidence, celle d’une irréductibilité du réel – par exemple dans ces vers (extraits de Esthétique du mal) :
La lune se leva comme s’il n’avait su
La méditer. Elle déjoua son esprit.
Elle faisait partie d’une suprématie
Toujours au haut de lui. La lune était toujours
Libre de lui, comme l’était aussi la nuit.
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40Je m’en tiendrai (non pas comme à une généralité, mais comme à un mouvement qui se cherche, et répond à des rapports langagiers historiquement advenus) à ce qui, chez Stevens, serait sans doute auto-position du poème – mais telle qu’elle amorce une immersion dans du tout proche, dans ce qui, de toutes parts, a été sur le point d’échapper, mais revient maintenant et se réimpose dans une neuve et, probablement, provisoire évidence.
41« Poème » au singulier ? Il vaudrait mieux, encore une fois, le pluriel. Car il importerait de capter certains mouvements des poèmes modernes comme choix – rapides, elliptiques –, décisions (sans préméditation), basculements, etc., dans un espace mouvant où chaque poème pourrait se déterminer. C’est là que se formeraient (avec tout ce qu’a de tacite et d’effectuant le langage poétique) des alternatives – non seulement, donc, entre œuvres poétiques, mais, parfois, chez un même poète –, des tentatives secrètement divergentes, voire des incompatibilités.
42Est-il donc acceptable de parler de « fictions » pour ces initiatives propres à des poèmes qui se forment en basculant et en se localisant dans une immersion temporelle sans stabilité ?
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43« Notes en vue d’une fiction suprême » : il s’agit – « en vue de » – de rendre possible. Ce sont des « notes » – soit, selon toute apparence, les vers du poème qui répond au titre, mais donnés comme provisoires. Notes, ces vers visent autre chose qu’eux-mêmes : une « fiction suprême ».
44Cette dernière expression prétend-elle annoncer un autre poème que les « notes » ? Une réalisation poétique « suprême » ? Déplaçant la poésie ? Un poème final ? Plus haut ? Tel qu’il n’y en ait pas de plus haut ? Happant tout terme, ou tout « haut », s’incorporant tout but d’une quelconque visée – et cela grâce aux indications et à l’élan donné par les « notes » ?
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45 « Don du poème » de Mallarmé est lui aussi un court poème de quatorze vers qui parle d’un autre poème. Ce second poème, c’est Hérodiade : son titre ne figure pas dans « Don du poème », mais les allusions sont évidentes. Il ne devrait pas seulement être plus long ; il semble promis à occuper une position poétique différente (alors même que « Don du poème » – comme le dit Mallarmé dans une lettre à Villiers – doit donner la « note » du vers d’Hérodiade) : plus tard, sans aucun doute, plus loin. Plus « haut » ? Destiné à produire quelle métamorphose de la poésie ? Quel retournement, un jour, des possibilités poétiques ?
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46« Fiction suprême » : ce titre n’annoncerait-il que du suprêmement fictif ? Le poème visé serait et resterait à jamais fictif, par opposition à l’effectuation, constatable, du poème fait de « Notes ».
47« Notes » ? Le mot, chez Stevens, n’indique, en général, rien de négligé ni d’informel ou d’informe. Plusieurs longs poèmes de Stevens, qui sont parmi ses plus achevés et obéissent à de visibles ou audibles régularités, s’affichent en même temps comme « notes ».
48C’est que, dans les deux cas – « Notes en vue d’une fiction suprême » ou « Don du poème » –, l’annonce d’un poème autre, voire tout autre, a du moins permis la réalisation du poème qu’on a sous les yeux. Mais le poème réalisé et le poème annoncé sont disjoints. Le premier n’est pas – comme dans telle mise en scène pathétique de l’échec frôlé et vaincu – la récupération du second.
49Il est caractéristique de l’un et de l’autre mouvements poétiques (que par ailleurs je ne veux nullement identifier) que les visées, les étapes – alors même qu’elles indiquent un au-delà d’elles-mêmes, ou plutôt par là précisément – se réalisent comme ce qu’elles sont : poèmes, mais suspendus à autre chose, obstinément capables de ne pas chercher à se suffire.
50S’il y a autoposition poétique, ce serait alors dans un mouvement étiré entre plusieurs positions irréductibles, et entretenant son propre déroulement. En allant tout de suite trop loin (dans la non-réalisation) – pour pouvoir en revenir… Et pour que se réalisent, à partir de ce trop loin, virtuel, les étapes en principe préalables.
51L’effectuation poétique alors se répand, gagne, remonte. On sent les questions, les doutes, les suspens, les ratures, les négations mêmes, trouver une effectuation (un peu comme dans le rêve), atteindre leur propre intensité langagière, et s’imposer en une affirmation immédiate.
52L’effectuation poétique se fait, en particulier, rétrograde. Elle gagne même, chez Stevens, ce qui aurait pu rester dans la position de préalables « théoriques ». La « théorie » – Stevens emploie ce mot dans ses poèmes – entre de la sorte dans l’élément de ce qui se réalise poétiquement. Dès lors, la « théorie » contribue à changer – ou à élargir, à faire remonter – l’effectuation poétique – mais peut-être retarde-t-elle d’autant ou suspend-elle plus inévitablement encore toute réalisation d’une « fiction suprême ».
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La « fiction suprême » ne serait-elle affirmée ou annoncée que pour ouvrir en son sillage des possibilités nombreuses et des réalisations poétiques ? Stevens semble parfois jouer, en un sens thérapeutique (comparable à celui de Wittgenstein), avec tout emportement « suprême », avec le désir du haut, du plus haut. Peut-être répond-il alors à une attente multiple, impliquée dans les diverses pratiques du langage – celle d’un « haut » que la convergence même des visées découvrirait tourné vers la multiplicité des positions et leur reconnaissant des places singulières.
53Fiction excessive, équivoque ? Sur la direction du « plus haut », la poésie de Stevens pose une griffe, ou un X : la « fiction suprême ». Elle la dit comme à distance, et en des formules tendues, éclatantes parfois, mais faites pour ne pas cesser de fluctuer.
54La fiction du plus haut, répondant à des impulsions multiples et vers elle convergentes, fait miroiter sans trêve les vers qui la disent. Mais sa puissance n’est-elle pas, en fait, d’ouvrir, dans son reflux, un « en même temps » neuf – trop arasé et trop immédiat pour être dicible autrement qu’en conséquences poétiques qui se réalisent, certes, mais sans cesser (comme si l’horizon maintenant était là : dans l’en même temps, à l’horizontale, le tout proche et le lointain passant l’un dans l’autre) de rythmiquement se déborder ?
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55La poésie de Stevens me semble (en son temps ? dans son pays ? sa langue ? selon quelle appartenance ?) tenter – avec il est vrai de grandes variations au fil du temps – d’effectuer poétiquement la métamorphose (à l’œuvre dans le monde social où il écrit) de tout « haut », et de tirer les conséquences de ce qui désormais rapporte les unes aux autres les places de parole et de vie selon une tension dont nul ne détienne l’initiative ou la maîtrise.
56Du vide ou de l’abstrait : c’est ce que les poèmes de Stevens décèleraient (en y répondant par la formulation d’une « fiction suprême ») dans les rapports de langage au sein desquels ils se forment. Il rayonne, actif, dévorant, dangereux, et tel qu’il ne s’effectue stablement sur aucun plan de l’existence collective. Il s’agit de ce qui, entre les uns et les autres mais aussi en chacun, confronte les divers côtés de l’existence langagière tout en les redisjoignant sans cesse.
57C’est parfois dans ces rapports ainsi dépris et tenus-tendus que les poèmes de Stevens s’immergent, y trouvant une localisation rythmique, tout en devenant de plus en plus libres non seulement de la croyance à un plus haut qui les situerait et les reconnaîtrait, mais aussi du désarroi.
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58Certains des poèmes ou des vers de Stevens manifestent particulièrement qu’ils écoutent. À nu, ils sont réceptifs à ce qui, horizontalement, langage et au-delà du langage, les déborde. Comme d’autres œuvres du XXe siècle (Debussy – qui, comme l’a écrit François George, « n’a pas l’oreille de Dieu » –, ou le Bartok d’En plein air, ou Mandelstam dans ses Huitains), ils se constituent dans une immersion toute de bruits, de chuchotis, de mots, de tensions.
59Les poèmes de Stevens s’insèrent dans la multiplicité parlante et bruissante plus silencieusement ou plus implicitement que d’autres – sans prétendre s’incorporer le fourmillement indéfini des conversations et des rapports langagiers en général, et (à la différence du plus souple T. S. Eliot) avec une grande économie d’effets citationnels.
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60Toujours, sans doute, un poème de Stevens – dans son immersion au sein de l’opaque ou du sourd qui, soudain happé dans les vers, y brille translucide ou qui, dans leurs rythmes, vibre cristallin – peut capter, parmi les multiples positions entre lesquelles il se localise, parmi les murmurants désirs de sentir et de dire, l’impulsion vers « une fiction suprême ».
61Et toujours il peut jouer une sorte d’effectuation imminente de cette « fiction » – mais en la faisant à mesure pâlir en tautologies, en la dissolvant dans son propre éclat. Il se dirige vers ce dont il dissout lumineusement toute appropriation ou travestissement – vers un éblouissement quasi abstrait dont il reçoit, en retour, en reflux, la liberté d’être soulevé de son propre lieu et de se réaliser comme ce qui peut à la fois subsister et laisser place, comme ce qui sait, oui, passer, mais seulement à sa façon.
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62 C’est aussi (comme par une revendication qui ne saurait ce qu’elle demande et à qui) par un souci peu déclarable ici que ces remarques allusives sur Stevens ont été guidées : celui de la possibilité – aujourd’hui, en français, et aussitôt spécifiée parmi maints rapports – d’écrire des poèmes.
63 Cette possibilité peut-elle être conservée ou transportée au hasard des circonstances ou tacitement éprouvée à l’occasion, par exemple, des lectures ? Y vaudrait-elle comme une mesure évaluant du dedans les divers rapports qui se font pour elles incitations ou obstacles – mais une mesure non fixe, sans formule, se perdant, se reconstituant ?
64 Il suffit peut-être de sentir qu’on n’annule à aucun moment cette possibilité – qui sans doute n’est pas étrangère à la lecture, par exemple, de Stevens (ou aux interrogations générales sur la fiction) mais qui, bien sûr, a de tout autres provenances, et connaît, sinuant incisivement dans d’autres complexités, son propre cours.
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65 Mais comment, à des remarques qui auraient pu ou dû devenir une lecture de Stevens, en allier d’autres qu’ont, directement, aujourd’hui, suscitées des tentatives d’écriture poétique ?
66 N’est-ce pas pour permettre cette alliance ou cet alliage que mes propos sur Stevens sont restés rapides, en suspens ? Peut-être est-ce le prix à payer pour des lectures qui voudraient ne pas se scinder de l’écriture poétique.
67 Ces propos cherchent à répondre à des pressions ou des attentes proches, sans doute, les unes des autres, mais dont, précisément, il ne faut pas réduire les écarts et les styles de provenance. L’un des risques, dans ce mode de réflexion, et pour les nécessités d’un exposé, comme celui-ci, est alors de ne pas laisser respirer les différences, et de forcer la tenue et la continuité de « notes » qui ne cessent pas d’être disjointes sinon disparates.
68 Serait-ce, du moins, retrouver certains aspects – et pas forcément les meilleurs – des proses de Stevens : leurs liaisons qui semblent soudain forcées, leur ténacité qui se fait distorsion, leurs passages presque impossibles entre des plages d’une simplicité excessive ou entre des évidences aveuglantes ?
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69C’est donc, désormais, la poésie s’insérant parmi d’autres positions, flairant, vite, ou devinant des dispositions multiples. Trop tactile ou auditive, alors, la poésie, pour être critique. Elle s’associe plutôt – solidaire à leur insu – aux spécifiques fragilités temporelles des positions de langage différenciées, à leurs émergences, à leurs modes de révocabilité.
70Les poèmes, en se formant entre maints rapports et positions, dans le bruissement de paroles elles-mêmes enveloppés ou traversées, semblent avoir à y chercher, comme éversés hors d’eux-mêmes, une part de ce qui aussitôt les constitue.
71Pourtant, au moment de se réaliser – brusquement ou bien au terme d’une longue attente (et, par exemple, après maints remaniements) –, un poème ne se retranche-t-il pas – en exigeant qu’on s’y absorbe exclusivement ? Ne tombe-t-on pas, à l’instant (bref ou long, unique ou répété) de réaliser un poème, dans une sorte d’« espace du dedans » ou, comme dit encore Michaux, « comme pierre dans le puits » – en franchissant une marge, en basculant par-dessus une margelle ? Ne faut-il pas accepter – en perdant tout recours extérieur – un décrochement infime mais soudain irréversible, comme si on changeait d’élément ?
72Or l’on découvre alors, que ce qui, par rapport à l’« extérieur » langagier, se fait, dans le poème, constitutivement autre, est du déjà très connu : l’élément même de la parole. Même que partout, cet élément, dans le poème, devient autre ; continu, il s’y dénivèle. Mais c’est aussi que dans le poème, il se libère, à l’égard de tout ce qui se forme, en une altérité interne : puissance secrète, élastique, réticente. Presque même que partout ailleurs – tel que présupposé, mais implicité, ravalé, dans les autres usages du langage –, il s’est métamorphosé ici en ce qui a acquis une singulière autonomie ; et, désormais, il résiste. Ce plus que familier devient, difficile, l’élément même des places et des déploiements dans l’espace du poème. Comme d’une pulsation doublant le poème, il rabat les vers ou contient les phrases. Raréfié ou densifié, il mesure, de plus en plus rigoureusement, les places. Il fait que chaque trait du poème, ne marquant que selon sa plus précise difficulté à s’inscrire, soit compté – ou, désormais, compte.
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73Est-ce dans le temps (long, bref, ravalé en une éclipse) de la constitution d’un poème qu’il faudrait se situer ? Impossible ici de se proposer des « cas » : il faut en rester à des généralités.
74Des phrases ou impulsions ou anticipations de phrases se forment, entrelacs provisoire. Sans doute sont-elles comme des réponses (immédiates tentatives de passage « entre », vitalement simplifiantes) à mille pressions et attraits, à des provenances et directions qui viennent, mobiles, tressautantes s’entrecroiser. Mais elles sont également attente, appel. L’élément qui va être, s’y condensant, y devenant actif, celui du poème, elles le trouvent partout autour d’elles : elles le décèlent dans les autres positions de langage, mais simplement impliqué, ou implicitement (voire craintivement : parce qu’il est rappel ou puissance du passage, du passer, de l’émerger et du se restituer, du laisser place en se donnant) utilisé… Dans le moment de la condensation poétique, elles « adsorbent » l’élément où elles se déterminent enfin dans le détail de leurs traits.
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75« Adsorption » ? On désigne par ce mot – auquel, parlant de poésie à des psychanalystes (répondant à D. G. Laporte qui me semblait réclamer, pour le poème, un espace totalement réalisé – s’identifiant à l’espace d’une œuvre plastique – et que l’on pourrait fixer visiblement sur la page en mesures précises, pour ne pas dire absolues, je suggérais que l’espace vient au poème de façon plus complexe, avec la puissance d’un élément langagier, et non pas tel qu’il puisse s’effectuer par les moyens de la typographie), j’avais eu jadis recours comme à une métaphore ou, trop allusivement, à un modèle me permettant de donner forme à ce qui m’échappait – un phénomène physique simple : « Rétention à la surface d’un solide (dit adsorbant) des molécules d’un gaz ou d’une substance en solution ou en suspension. » (Supplément du Robert.)
76Ainsi les phrases en formation, non arrêtées encore – se décomposant et se recomposant, pulvérulentes – me semblaient-elles et me semblent-elles encore happer au-dehors d’elles-mêmes leur élément et le retenir, de plus en plus dense, entre ou sous elles ou dans le détail de leurs diverses articulations – à l’instant de se fixer en s’y marquant comme autant d’empreintes dont chacune marque déjà trop, ou bien pas assez.
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77 Ai-je abandonné la question de la fiction ?
78 Peut-être cette question devient-elle maintenant celle de la fermeté et de la durée que je tente de donner à des moments de la constitution du poème – au besoin en recourant à une métaphore (ou à un modèle bien sûr trop allusif).
79 Faudrait-il appeler fictionnelle l’intervention par laquelle j’essaie de ralentir – mais en les réalisant, en les métamorphosant en quelque façon – des moments ou phases de mes tentatives d’écriture poétique ? L’un des risques, dès lors que se trouve forcé à s’exposer ce qui devait rester implicite, est de distordre ces moments de formation du poème, d’y créer définitivement des entorses…
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80 Donner plus d’effectivité, en les disant-formant ici, à ces moments d’ordinaire ravalés dans l’implicite, voilà qui répond encore au désir de maintenir la possibilité de la poésie jusque dans des situations – comme celle-ci – d’explication et d’argumentation.
81 User de ce que permet, parfois, l’université ? Non pour professionnaliser la poésie. À cet égard l’université est toujours susceptible de redevenir ce qu’y voit, non sans humour, le poète (en même temps qu’universitaire) Geoffrey Hill : le « territoire de l’ennemi »… Et avec sa vocation pédagogique et organisatrice, avec ses prétentions programmatiques (et parfois vides) au savoir, elle pèse contre l’imprévisibilité vitale de la poésie.
82 Mais la contrainte universitaire se mue par instants en chances d’une confrontation, en une écoute soudain attentive, jusque dans son scepticisme ou sa méfiance, en un accueil plutôt latéral et, pour un instant, ne trouvant plus tout à fait ses critères, se laissant alors interrompre.
83 (Tables, chaises… Vitres claires ou noires, lumière de l’été ou des lampes. Forçage, dans la fatigue, par insertion dans les rapports qui se proposent là, de tentatives qui, autrement, ne connaîtraient pas ce type de réalisation.)
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84L’effectuation poétique densifie l’élément de la parole en lieu du poème ; elle y inclut les divers traits du poème qui s’entr’affectent librement et décisivement (pour ne s’y imprimer qu’en suspens) ; aussi tend-elle à ne plus laisser en ressortir rien qui, extrait, pourrait être repris hors du poème sous forme de propositions confrontables, d’énoncés reformulables, de phrases substituables.
85« Effectuation » ? Ce n’est pas au sens où le théoricien tenterait d’objectiver le poème dans des descriptions qui, pour être rigoureuses, présupposeraient qu’il est exactement ce qu’il doit être, en le saturant de ses propres traits.
86Ce n’est pas davantage au sens où, à la circulation comme monétaire des mots dans le langage courant, s’opposerait, inéchangeable, un langage poétique où tout vaudrait par soi-même, substantiel, intrinsèquement rayonnant.
87La situation de la poésie qui est visée ici est celle où les mots et tous les traits du poème sont imprimés et soulevés dans l’élément devenant celui du poème, dans le lieu que le poème détermine en se formant.
88Alors, c’est plutôt dans le poème que les énoncés dans toutes leurs composantes se révèlent exposés, fragiles. Mais c’est en un sens nouveau : comme conséquence du fait que chaque trait constitutif du poème est mesuré par l’élément densifié du poème, du fait qu’il n’est rien, dans le poème, qui ne vienne à être sensiblement compté, du fait, enfin, que tout ce qui – unités et relations internes plus ou moins amples, diversement formées et distinguées – s’inscrit dans le poème y pèse à son tour ou, selon sa place, y est comme soupesé.
89C’est en fait dans les échanges argumentatifs que l’on semble ignorer ce coût, ou cette réticence de l’élément de la parole. Le discours argumentatif n’ignore évidemment pas qu’il s’inscrit dans l’échange et la confrontation. Et pourtant, il semble qu’il doive feindre d’ignorer l’altérité élémentaire toute proche et toujours reformée que révèle le poème. Aurait-il besoin de croire s’approprier l’espace-élément qui s’ouvre entre (ou sous) sa position et d’autres positions ? C’est du moins ce qui apparaît pour la poésie quand, de côté, elle écoute, ou bien là où la poésie interagit avec d’autres pratiques du langage.
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90Dans le poème – ou du moins : dans les tentatives poétiques auxquelles je pense ici, et dont je cherche à soutenir, à nourrir (par ces remarques-notes elles-mêmes) la possibilité –, la tension d’élément devient ce qui résiste, ce qui empêche les traits de se rejoindre. Par elle, les traits du poème se font non pas paraphrasables ou substituables, mais suspendus. L’effectuation la plus complète possible du poème engendre alors sa non-suffisance.
91Problématiques et dépendant de la constitution interne des poèmes, c’est ce que ne peuvent cesser d’être, pour un même poète, la pluralité de ses poèmes, leur dispersion, leurs recommencements. Ce n’est, d’un poème à l’autre, ni juxtaposition, ni substitution, ni pure succession.
92Il suffit ici de sentir comment l’effectuation d’un poème et sa reprise, nécessaire, de poème en poème sont de surcroît ce qui situe la multiplicité des tentatives d’un auteur dans la simultanéité ouverte et mouvante des positions de parole et de pensée.
93Mais c’est peut-être par une logique comparable que la poésie ne peut se circonscrire en elle-même, ni se réaliser comme pure poésie, et qu’elle ne cesse d’avoir besoin de sortir de soi.
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94Parlant de poésie dans une situation – celle-ci, écrite, ou celle, orale, d’il y a quelques mois – où il y a (il y avait) à exposer, expliquer, confronter…, et usant, s’il se peut ou se pouvait, de cette situation même (des incitations qu’elle dispense, des inhibitions qu’elle révèle ou, soudain, lève), j’aurais aimé prêter, librement, attention – davantage : donner soutien et substance – aux mouvements de la poésie qui la porte, latéralement, vers d’autres pratiques du langage, et qui parfois la font s’éclairer de ces évidences par lesquelles elle entre presque dans l’échangeable ou dans l’argumentation et la confrontation.
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95Y a-t-il en général, aujourd’hui, nécessité pour la poésie de n’être pas hermétique à l’argumentatif ? Les poèmes pourraient-ils n’être pas simplement fermés à des énoncés relevant de débats théoriques ?
96Et que pourrait-on, à cet égard, apprendre de ce que fut la « théorie » au sens de Stevens – c’est-à-dire dans ses poèmes mêmes ?
97Les poèmes de Stevens qui affichent des formulations « théoriques », peuvent parfois paraître affirmer leur propre autonomie, voire, puisqu’ils contiendraient leur propre théorie et dès lors se suffiraient, leur autarcie. Mais la théorie dans ces poèmes risque en même temps de se faire – au sens brutal et douteux – fictive. Ne devient-elle pas indiscutable, inéchangeable, se confirmant dans le miroitement du poème ?
98Cependant, Stevens a plusieurs fois tenté d’accéder à la circulation de « pensées » ou de « concepts » qui ne soient pas enclos dans la sphère de la poésie.
99Il s’est essayé – difficilement, avec toute sa lenteur et en traversant le silence dont il s’entourait – à des confrontations étrangement directes avec la philosophie ou avec des philosophes. Mais, dans ses seuls écrits, c’est la dualité prose-poésie qui peut valoir comme une circulation de pensées par laquelle la poésie sort d’elle-même – avec pour conséquence des résistances dans la texture même de la prose qui connaît (dans la mesure, en particulier, où son inévitable linéarité ne se scinde pas simplement de l’étoilante poésie des vers) ces liaisons difficultueuses et parfois arides auxquelles j’ai déjà fait allusion (et avec lesquelles les présentes remarques ne sont pas, à cet égard du moins, sans parenté).
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100La « pensée » dans des poèmes ou des proses comme ceux de Stevens ? Voudrait-on la tenir, elle s’évanouit en rediffusant dans tous les traits du texte. Et pourtant, elle insiste dans les écrits de Stevens. Elle a la force de ce qui se tend et se tord entre la constitution du poème en un dedans intense et la nécessité où il est de saisir sa propre complexe substance hors de lui-même pour la métamorphoser.
101La « pensée » ? Il serait facile de trouver dérisoire que des textes littéraires – pour ouvrir, trop brusquement, le problème à des écrits fort divers (mais qui, dans l’ensemble de la littérature, se singularisent d’abord par leurs styles de tensions et leurs positions neuves – entre domaines, littérature, philosophie ou sciences, entre genres, dans, par exemple, un poème en prose comme « Le confiteor de l’artiste ») – osent en élever la revendication… Et en effet, cette dernière prend souvent le tour de l’intenable, en particulier dans un certain nombre d’écrits du XXe siècle.
102Le désir de penser se fait sarcastique, en même temps que rageur ou douloureux, chez l’immense Platonov (dans ses récits qui se livrent aux plus emportées des utopies politiques et scientifico-techniques) : penser, sous le signe de la révolution, c’est ce dont certains de ses personnages (Votchev dans La Fouille) se plaignent d’être privés (peut-être parce que la pensée est détournée, accaparée, empêchée par quelque pouvoir – mauvais ? stupide ? – s’exerçant à la faveur du chaos et de l’inertie sociale). Et c’est pourtant la pensée seule qui (tout en risquant toujours de les livrer au rêve enfantin d’une « toute-puissance des pensées » par laquelle leur distinction-séparation à l’égard des autres et du réel en général s’abolirait) leur donnerait identité et place dans une collectivité qui enfin entrerait en mouvement en les enveloppant.
103On découvre moins, dans tous ces cas, des pensées spécifiables et échangeables que – traversant tout possible dedans-dehors selon lequel un texte pourrait se former et s’enclore – un dur déroulement sans fin. Ou plutôt « penser », alors, se constituerait, comme une effraction traversante, horizontale, à la fois selon les positions et différenciations (rendues poreuses) des œuvres ou tentatives d’œuvres et selon celles, liées aux premières, mais par elles mises en péril, des personnages ou même des auteurs.
104Hans Henny Jahnn (dans Le Navire de bois) : « Dès que nous nous mettons à penser, nous sommes plus nus qu’à notre naissance, plus démunis. Et nous sommes étranglés par le nœud coulant d’un cordon ombilical moribond. »
105Artaud, dans la prose brûlée de lucidité d’une lettre à Rivière, tente de dire ce qui se dérobe dans les poèmes qu’il essaie, ou ce qui s’y détériore immanquablement, s’y détruit. Or c’est aussitôt de sa possibilité même d’écrire qu’il s’agit, ou plutôt de sa propre émergence comme sujet pensant, et c’est ce qui ne va pas sans affronter un jugement qui fuit, sans traquer une instance à laquelle demander une reconnaissance, un rejet, des comptes enfin. « La substance de ma pensée, écrit-il à Jacques Rivière – à qui il a envoyé des poèmes qui n’ont pas été jugés publiables –, est-elle donc si mêlée et sa beauté générale est-elle rendue si peu active par les impuretés et les indécisions qui la parsèment, qu’elle ne parvienne pas littérairement à exister ? C’est tout le problème de ma pensée qui est en jeu. Il ne s’agit pour moi que rien moins que de savoir si j’ai ou non le droit de continuer à penser, en vers ou en prose. »
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106Il serait absurde de juxtaposer les exemples. Je ne fais qu’apercevoir – plutôt comme une difficulté – une récurrence où la poésie, où la littérature tendent à outrepasser, non sans violence, mais avec précision, leurs limites ou déterminations propres.
107La « pensée expérimentale » que Michaux a tentée en écrivant (de diverses façons) ses expériences de drogues, fut de toujours anticipée par une sorte d’observabilité, pour et dans ses poèmes, des pensées, de leurs mouvements propres ou – comme Michaux dit des lignes chez Klee – de leurs « aventures ». Cette tendance à la réalisation et à l’autonomisation des pensées comporterait-elle d’offrir – entre poésie, science et technique, voire mystique – une effectuation sui generis (dénégation ? tentative pour rendre modifiable ?) aux relations symboliques d’altérité ?
108Il arrive, chez Michaux, et jusque ou surtout dans ses écrits tardifs, que les pensées paraissent s’imposer comme en provenance de l’espace (et qu’elles affluent alors comme l’émanation de ce qui glisse et bat partout dans l’espace – cœur sans localisation) ou comme autant d’effets de la tension, croissante et métamorphosante, de tous les rapports qui se proposent.
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109Lire certains poèmes de Stevens (en particulier parmi les plus tardifs), c’est avoir affaire à une généralité par laquelle les vers se rapportent, hors ou avant eux-mêmes, à une vaste horizontalité – celle d’abord, incirconscriptible, arasée parmi des murmures et des bruits sans nombre, des positions de pensée et de parole. Mais lire Stevens, c’est aussi se trouver, par ce qu’on y découvre, livré à une intense localisation. Les mots y retiennent l’attention en s’inscrivant dans un élément qui croît en densité – pour les mots, en faisant se détailler et compter tous leurs traits, et contre eux, en les suspendant indéfiniment.
110Ayant lu des poèmes tels que ceux de Stevens, pourquoi se sentir expulsé de ce en quoi on s’était un moment intensément absorbé ? La mémoire qu’on peut avoir des poèmes n’est pas, indifféremment, du même ordre dans toutes les cas et pour tous les temps ; ses variations constituent une part de celles de la position de la poésie dans l’histoire.
111Les poèmes de Stevens sont, par leur constitution même, de ceux qui (pour frôler une phrase des Illuminations) vous chassent affamé. Et c’est en particulier sous leur effet qu’on sera désormais dévoré de la nécessité de dire autrement, en d’autres lieux, encore.
112 Mais toutes les remarques qui précèdent ont été aussi formées sous l’effet d’un fait renouvelé au long du temps, et quasi privé : celui d’avoir écrit ou tenté d’écrire – d’écrire toujours aujourd’hui – de la poésie.
113 Or, on peut être – plus durement encore qu’on ne l’est de poèmes qu’on lit – expulsé de ce qu’on a soi-même essayé de fixer en poèmes enfin stabilisés. La mémoire ici est, plus que dans aucun autre cas, poussée à ses plus grandes difficultés.
114 On ne reste pas, au fil des jours, en possession de ce qu’on a, avec la plus grande concentration possible, formé-formulé en poèmes. On risque de ne transporter que des images de ces poèmes. Y a-t-il eu, y a-t-il dans ces poèmes de la pensée poétique ? Elle ne peut être que de nature à ne pas se laisser rassembler au-dessus d’elle-même, elle n’a eu lieu et ne continue d’avoir lieu que dans de l’effectuation ramifiée sans nul « au-dessus ».
115 Essaie-t-on alors de revenir à ce qui naguère, écrivant, a requis toute l’attention en ses multiples composantes ? Voilà qui risque de se traduire aussitôt en désir de reprendre et de restituer les déterminations du poème à la fluidité qui, certes, s’y est incorporée, mais comme latente… Voilà aussi qui, par excès d’exigence, se mue plutôt en impossibilité de, simplement, relire – ou plutôt de voir.
116 On ne peut pas – comme on fait de n’importe quelle chose qu’on a écrite, ne serait-ce qu’une lettre – ou on peut moins que n’importe où ailleurs rabattre, là, sur le poème naguère écrit, d’un simple tour supplémentaire, son attention. On se sentirait plutôt repoussé, expulsé – et astreint à recommencer. On est déjà en train de continuer, s’il se peut, à effectuer – selon la multiplicité (qui ne juxtapose pas, ni ne fait se succéder des réalisations partielles, mais qui reprend subrepticement et radicalement, et réitère, et déplace) des poèmes – un insurmontable déroulement La poésie alors – aujourd’hui comme jamais ? – ne peut revenir sur elle-même ; et c’est de là qu’elle tire sa force – en exposant et s’exposant, en se déroulant sans protection, sans rien au-dessus, sans, en particulier, laisser se projeter, la surplombant et la surplombant, une image d’elle-même.
117 La poésie n’a pas le temps de revenir ; elle a moins de temps que n’importe quelle autre forme de parole ; elle est, trop intensément, dans le temps.
Auteur
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