La pensée de la pensée
p. 121-123
Texte intégral
1Pour essayer de penser philosophiquement le rapport de la fiction à l’art, Éliane Escoubas engage sa réflexion dans une série de détours. Un premier détour la conduit à la Critique de la faculté de juger de Kant, à laquelle elle emprunte la notion étrange d’Idée esthétique, différente et même inverse de l’Idée rationnelle que définit la première Critique, puisqu’elle est une intuition à laquelle ne correspond aucun concept. L’étrangeté de cette Idée venant de ce que, bien que non conceptuelle, elle apparaît comme une instance de supplément, d’extension, d’élargissement.
2L’Idée esthétique ayant son lieu dans l’imagination, Éliane Escoubas effectue un second détour, qui la mène cette fois à la première Critique où l’imagination effectue la médiation entre intuition et concept par l’intermédiaire du schème. Le statut particulier de ce dernier, son mode particulier d’être, l’incite à réfléchir sur les modes de non-être et donc, par l’intermédiaire de la fin de l’« Analytique transcendantale », à essayer de penser le rien. Délaissant les cas où le rien est simplement rien, Éliane Escoubas s’intéresse à deux autres de ses quatre modalités, où le rien a une forme d’être, et fait l’hypothèse que cette découverte de Kant lui aurait permis de penser une différence essentielle, correspondant précisément à celle qui oppose Idée esthétique et Idée rationnelle. Et ce sont ces modalités qui pourraient permettre de penser autrement la fiction, non pas sous la forme traditionnelle : « Qu’est-elle ? » – à laquelle on se trouve réduit si on pense le rien sans lui accorder d’être –, mais sous la forme : « Comment est-elle ? ».
3Faisant alors retour à la Critique de la faculté de juger, Éliane Escoubas reprend les quatre célèbres déterminations du Beau (qualité, quantité, relation et modalité) et propose d’y voir une correspondance avec les conditions de possibilité de la fiction. Celle-ci se définirait par son inexistence objective, par son vraisemblable, par l’absence d’autre fin qu’elle-même, par sa limitation dans l’impossible. Dès lors se confirme l’affinité thématique de la fiction et de l’imagination tandis que se trouve interrogé le rapport de la fiction au sublime, auquel la fiction ne semble pouvoir s’attacher (les idées de Dieu, de l’âme et du monde ne sont pas des fictions) puisqu’elle trouve sa limite dans l’impossible, ce dont relève précisément le sublime.
4Sauf à postuler un mode de présentation indirecte ou symbolique, qui serait l’envers de la présentation schématique de la première Critique. Opposant à nouveau l’Idée rationnelle à l’Idée esthétique, Éliane Escoubas montre qu’il faut les différencier par le mode d’analogie qui les sous-tend. Alors que l’Idée rationnelle va du connu à l’inconnu, l’analogie dont procède l’Idée esthétique – qui se révèle plus originaire que l’Idée rationnelle – porte au jour l’acte même de penser. Ainsi la « fiction » ne se réduit-elle pas à des fictions, mais tiendrait à la manière même dont la pensée pense. Structure d’ouverture reposant sur l’imagination, elle serait de l’ordre d’un passage entre le sentiment du beau et celui du sublime, passage toujours inachevé.
5On voit comment l’approche d’Éliane Escoubas demeure marquée, au moins dans la première partie de son texte, par l’élaboration kantienne sur le Beau et sa tentative pour le penser en dehors de la sphère du concept. Mais Kant n’est ici qu’un biais permettant de répondre de manière originale à la question posée : « Peut-on penser l’art sans passer par le détour de la fiction ? » Là où on aurait pu craindre une réflexion sur la place du récit en art ou sur la fonction de l’imagination, le long déplacement qui structure son texte – délaissant progressivement le « Quoi ? » pour le « Comment ? » – conduit vers un tout autre usage de la notion, où la fiction cesse d’être moyen ou thème de l’art, pour devenir ce mouvement même de la pensée qu’une œuvre d’art met en œuvre. Dès lors se trouve peut-être déplacée la question qu’Éliane Escoubas elle-même et plusieurs intervenants – dont Jean Bessière, Maurice Mourier et Giuliana Bruno – se sont posée sur la spécificité de la sculpture et de l’architecture, qui risqueraient de se situer en dehors de la fiction, faute de trouver leur limitation dans l’impossible.
6Ce renouvellement de la notion va de pair avec un mode de réflexion particulier, où semble dominer une forme philosophique de digression. Le départ du texte se révèle assez contingent, puisqu’aucun lien n’existe a priori entre la fiction et l’Idée esthétique. Par ailleurs, à bien y regarder, les différentes étapes que nous venons d’évoquer ne se succèdent pas suivant un ordre nécessaire. C’est presque par métonymie, après qu’Éliane Escoubas a glissé d’une Critique à l’autre par le biais de l’imagination, que se trouvent convoquées les analyses sur le rien. De même le passage sur les déterminations du Beau est-il quasiment métaphorique, qui n’est appelé par aucune autre nécessité que celle de trouver un modèle pertinent. Gérard Dessons a pu ainsi questionner Éliane Escoubas sur la nécessité d’en passer par Kant, alors même que celui-ci ne parle pas de fiction. C’est sans doute que la progression de la pensée est moins ici logique qu’associative. Il s’agit moins d’une démonstration que d’une réflexion résolument oblique, où se trouvent essayées diverses voies pour penser ce qui s’enfuit. Rien d’étonnant à cela, puisque l’objet ne pouvait guère être cerné à l’avance, sa spécificité étant précisément d’échapper au déroulement conceptuel.
Auteur
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