L’idée esthétique : beauté ou vérité ?
p. 107-119
Texte intégral
1Le thème de cette dernière demi-journée est formulé dans la question suivante : peut-on penser l’art sans passer par le détour de la fiction ? et je voudrais l’aborder, en quelque sorte obliquement, au point de rencontre de deux questions. La première question demande : la fiction est-elle du côté du beau ou bien du côté du vrai ? – c’est-à-dire : le côté du beau et le côté du vrai sont-ils dissociés ou bien sont-ils à tel point articulés et constitutifs l’un de l’autre qu’ils ne sauraient être arrachés l’un à l’autre – et, dès lors, qu’est-ce qui unit le beau et le vrai ? Ne nous hâtons pas trop de nommer « fiction » ce qui les unit. Car une seconde question nous attend : la fiction est-elle de l’art ? ou mieux : est-elle tout entière de l’art ? est-elle rien que de l’art ? Mais aussi : est-elle tout l’art ? Ce qui va nous occuper, ce sont donc ces empiétements et ces débordements de l’art et de la fiction, du beau et du vrai : de leur territoire propre, si on peut le définir à coup sûr – et, à défaut d’en pouvoir définir le territoire, ne pourrait-on en décrire le mode d’être, en formuler le statut ontologique ?
2Disons d’abord que pour éclairer nos analyses nous nous appuierons sur les textes de Kant et de Heidegger.
3Nous voudrions partir de la détermination d’une étrange notion que Kant met en place dans la Critique de la faculté de juger : la notion d’« Idée esthétique », qu’il présente d’emblée comme « la contrepartie de l’Idée rationnelle » – cette « Idée rationnelle » qui, étant définie dans la Critique de la raison pure comme un concept auquel ne correspond aucune intuition, nous introduit inéluctablement au domaine de la Dialectique transcendantale, c’est-à-dire au domaine de la « logique de l’apparence », en tant que celle-ci s’oppose à la « logique de la vérité ». La « logique de la vérité » a son lieu dans l’Analytique transcendantale, où se met en œuvre toute liaison d’un concept et d’une intuition – et cette liaison est le lieu de la vérité. Or, l’Idée esthétique se détermine comme le pur envers de l’Idée rationnelle, puisqu’elle est une intuition à laquelle ne correspond aucun concept. Relèverait-elle alors, elle aussi, de la « logique de l’apparence », puisqu’elle ne saurait s’inscrire dans ce simple lieu de la vérité, qui est le lieu où s’unissent une intuition et un concept ? Y aurait-il deux modes de l’apparence : le mode esthétique et le mode rationnel ? Est-on dans la même « apparence », lorsque manque l’une ou l’autre des deux « parts » de toute connaissance : l’intuition ou le concept ? Et, pour la question qui nous occupe : ce que l’on appelle « fiction », cela s’inscrit-il dans cette « logique de l’apparence » ? et dans lequel de ces deux modes – s’il est possible de dire qu’il s’agit de deux modes de la même « apparence », de la même « illusion transcendantale » ?
4Analysons le § 49 de la Critique de la faculté de juger où s’élabore la notion d’Idée esthétique. Non seulement il est étrange que puisse être appelée « idée » ce qui n’est pas de l’ordre du concept, mais de l’intuition (l’Idée rationnelle – telle que celle de Dieu, celle du moi et celle du monde – ne présente pas, elle, au premier abord, ce genre d’étrangeté, puisqu’elle est un concept ; toutefois, comme elle est un concept auquel ne correspond aucune intuition et qu’elle n’a donc pas la fonction d’un concept, elle n’est pas non plus un concept !). Mais bien plus, il est étrange que cette « idée esthétique », déterminée par le manque du concept, soit d’emblée définie comme un « plus », un excès, selon un processus d’« élargissement » de la pensée. Lisons en effet le § 49 : après avoir affirmé simplement que l’on dit de certaines « productions de l’esprit » qu’elles sont « sans âme », Kant ajoute que « l’âme, en un sens esthétique, désigne le principe vivifiant en l’esprit », et il explique :
Or, je soutiens que ce principe n’est pas autre chose que la faculté de la présentation des Idées esthétiques ; par l’expression « Idée esthétique », j’entends cette représentation de l’imagination qui donne beaucoup à penser, sans qu’aucune pensée déterminée, c’est-à-dire de concept, puisse lui être adéquate et que par conséquent aucune langue ne peut complètement exprimer et rendre intelligible […]. L’imagination est en effet très puissante pour créer une autre nature pour ainsi dire à partir de la matière que la nature réelle lui donne […]. Une représentation de l’imagination […] qui par conséquent élargit le concept lui-même esthétiquement d’une manière illimitée […]. Une Idée esthétique ouvrant une perspective sur un champ de représentations du même genre s’étendant à perte de vue […]. L’art ne réalise pas seulement cela dans la peinture ou la sculpture, mais la poésie aussi et l’éloquence doivent l’âme qui anime leurs œuvres aux attributs esthétiques des objets, qui accompagnent les attributs logiques et donnent à l’imagination un élan pour penser, bien que d’une manière inexplicite, plus qu’on ne peut penser dans un concept déterminé, et par conséquent que ce qui peut être compris dans une expression déterminée1.
5Ainsi a-t-on chez Kant, avec l’Idée esthétique, une instance de supplémentarité, d’extension, d’élargissement et d’illimitation et de débordement à la fois du concept et du réel : d’excès. Dans le langage kantien des facultés, cette instance a son lieu dans l’imagination.
6Toutefois, dans la Critique de la raison pure, l’imagination intervient déjà aussi ; mais elle intervient non pas comme faculté productrice, mais comme faculté médiatrice : elle effectue la médiation entre la sensibilité et l’entendement, entre l’intuition et le concept. Faculté de la synthèse, d’abord comme simple synthèse de la reproduction, puis comme travail du schématisme : le schème, en tant que « détermination transcendantale du temps », est lui-même comme telle la règle de production de l’objet. Éminemment nécessaire à la mise en œuvre de l’objectivité de l’objet, le schème n’est pourtant pas par lui-même un objet : il n’est rien d’étant. Aussi le produit de l’imagination trouve-t-il son statut propre dans la « Table du rien » sur laquelle s’achève l’Analytique transcendantale. Nous voulons faire l’hypothèse que cette extraordinaire « table du rien » peut nous permettre d’éclairer quelque peu la « fiction » comme « procédé même de l’esprit humain »2.
7Observons donc cette « table du rien » dans laquelle il est établi que le « rien » peut être « rien » de quatre manières : nouvelle forme, selon nous, du « parricide », non platonicien cette fois, grâce auquel il n’est plus possible d’énoncer purement et simplement : « le non-être n’est pas ». Car, le non-être est de quatre manières, qui sont les quatre manières du « rien ». La première manière d’être « rien » se présente sous le mode de la « suppression » et réside dans l’expression du « aucun objet » : il s’agit du « concept vide sans objet » qu’est l’ens rationis, à proprement parler l’Idée rationnelle. La seconde manière consiste dans la négation du « quelque chose » : il s’agit du concept du manque de l’objet qu’est le nihil privativum, tels que sont, dit Kant, le concept d’ombre ou de froid. La troisième manière du « rien », consiste dans « la simple forme de l’intuition », laquelle n’est pas un objet, mais la simple forme du phénomène : c’est le cas de l’espace et du temps purs qui, étant eux-mêmes les formes de toute intuition, ne sont pourtant pas des objets de l’intuition ; le « rien » est ici « l’intuition vide sans objet » que Kant désigne comme ens imaginarium ; cet ens imaginarium nous paraît bien être au plus près de ce qui sera désigné, dans la Critique de la faculté de juger, comme Idée esthétique. La quatrième manière du « rien » se présente sous le mode de la contradiction et consiste dans l’objet d’un concept qui se contredit lui-même, concept impossible, tel que celui d’une figure limitée par deux droites : il s’agit de « l’objet vide sans concept » ou nihil negativum3. De cette « table du rien », il ressort à l’évidence que, une fois mis à part les deux modes « négatifs » du rien (le nihil privativum et le nihil negativum), il y deux modes du « rien » en tant que le « rien » n’est pas « rien » ou nihil, mais au contraire « être » ou ens (l’ens rationis et l’ens imaginarium, qui sont « vides » et « sans objet » et qui correspondent à l’Idée rationnelle et à l’Idée esthétique, lesquelles ne sont pas « rien » au sens privatif ou négatif du terme). Qu’est-ce donc que ce « rien » qui « est » ? Qu’est-ce donc que cet « être » qui, quoique « sans objet », « est » ? Qu’est-ce donc que cet « être » qui, quoique « il est », n’est « rien d’étant » ; qu’est-ce donc que cet être qui « est » non-étant ? Ne sommes-nous pas fondés à dire ici que la découverte kantienne de la pluralité du « rien » et, au sein de cette pluralité, la découverte du « rien » qui « est » (et cette découverte n’est-elle pas la pure et simple contrepartie de la si célèbre « révolution copernicienne » ?) est la « découverte » de la différence ontologique : la différence de l’être et de l’étant, en laquelle l’être n’est « rien d’étant » – et que cette découverte s’articule selon les deux versants que sont l’Idée esthétique et l’Idée rationnelle ? Sorte de « parricide », ici non platonicien, qui interdit désormais d’énoncer purement et simplement que « le non-être n’est pas ».
8Reste à en tirer quelques conséquences sur la question de la fiction. Ce que nous appelons « la question de la fiction » coïncide-t-il avec la question : « Qu’est-ce que la fiction ? », c’est-à-dire : la fiction est-elle un objet déterminé ? Est-elle l’objet d’un concept ? Et aussi : y a-t-il quelque chose comme un « concept » de fiction ? Si, prenant une perspective réaliste ou positive, nous répondions affirmativement, nous ne pourrions rien faire d’autre qu’installer la fiction dans l’ordre du nihil privativum ou du nihil negativum, et par voie de conséquence invalider la question même du « qu’est-ce que… ? ». Sans doute alors conviendra-t-il de poser la question autrement : la question ne serait pas : « Qu’est-ce que la fiction ? », mais bien, en termes kantiens : « À quelles conditions la fiction est-elle possible ? » ; en d’autres termes : « Comment est la fiction ? ». Instruire cette question revient à se demander comment sont compatibles une esthétique de « l’élargissement du concept », de l’extension, du supplément et de l’excès et une esthétique du « rien », du « rien d’étant ». Autrement dit : comment une pensée de l’art passe-t-elle par le détour de la question des conditions de possibilité de la fiction ? Ou encore : comment la question des conditions de possibilité de la fiction passe-t-elle par la détermination de la notion du « beau » ?
9Sans doute devons-nous encore une fois aborder la question obliquement. Nous l’aborderons d’abord du côté du beau. Il nous apparaît évident que les déterminations kantiennes du beau, telles qu’on les trouve dans la Critique de la faculté de juger, permettent l’intelligibilité de la fiction et de ses conditions de possibilité. Remarquons ainsi rapidement que les déterminations du beau selon les quatre « moments » que sont la qualité, la quantité, la relation et la modalité correspondent, nous semble-t-il, à ce que nous pourrions désigner comme les conditions de possibilité de la fiction. En effet, si, dans le premier moment, le beau est défini comme « l’objet d’une satisfaction désintéressée » en ce que nous ne prenons aucun intérêt à l’existence de l’objet, on pourrait de même définir la fiction par son inexistence objective – en quoi l’on tiendrait le principe fondateur de la fiction. Le second moment, celui qui pose l’universalité sans concept du beau, en ce que le beau apparaît comme s’il était une propriété de l’objet, pourrait nous permettre de distinguer la fiction de la mythomanie ou du délire, en ce que nous pourrions désormais attribuer à la fiction l’universalité du vraisemblable ; remarquons d’ailleurs que la vraisemblance est le critère constitutif du mythos tragique dans la Poétique d’Aristote. Quant au troisième moment, celui pour lequel le beau est « la forme de la finalité d’un objet sans représentation d’une fin », il nous permet de distinguer la fiction de toute production pratique ou théorique : le caractère-fiction de la fiction consisterait en ce que la fiction n’aurait pas d’autre fin qu’elle-même ; de même qu’on parle de « l’art pour l’art », on pourrait parler de « la fiction pour la fiction » ; mieux : si la fiction n’a pas d’autre destination qu’elle-même, si elle s’autoproduit pour elle-même, en vue d’elle-même, ne peut-on dire qu’elle a la capacité de s’augmenter sans cesse, de s’accroître d’elle-même, de « se fortifier et de se reproduire d’elle-même » ? (Kant ne dit-il pas en effet : « Nous nous attardons à la contemplation du beau et cette contemplation se fortifie et se reproduit d’elle-même » ?) Du point de vue du quatrième moment, où « le beau est reconnu sans concept comme l’objet d’une satisfaction nécessaire », on devra se demander quelle sorte de nécessité est la nécessité de la fiction. Sans doute peut-on répondre qu’il ne suffit pas d’invoquer la nécessité du « possible » (en ceci qu’on appellerait « fiction » ce qui est, non pas réel, mais possible) ; bien plutôt, il conviendrait, nous semble-t-il, de montrer que la fiction est le règne d’une nécessité négative, d’une nécessité « inverse » : la nécessité d’une limite – et la limite où toute fiction s’arrête est l’impossible. Autrement dit : l’impossible est la règle négative de la fiction. Ou encore : dans la fiction ce qui est possible est le non-impossible.
10Dès lors, on peut faire deux remarques. La première a été déjà suggérée au départ : dans le contexte kantien de l’analyse où nous nous plaçons, l’affinité thématique de la fiction et de l’imagination est évidente. La seconde remarque va nous obliger à nous demander s’il faut poursuivre l’analyse dans le contexte kantien et dès lors nous demander ce qu’il en est du sublime dans la fiction. Le sublime étant, selon l’analyse kantienne, ce dont aucune présentation n’est possible, parce que, contrairement au beau qui est « forme », le sublime est « l’informe », il ne peut faire l’objet que d’une « présentation négative » où l’imagination ressent son « impuissance ». Au premier abord, il ne semble donc pas qu’il puisse y avoir une quelconque affinité entre la fiction et le sublime : la fiction ne saurait s’attacher à l’imprésentable même – justement parce qu’elle trouve sa limite dans l’impossible. Autrement dit : elle ne saurait s’attacher au supra-sensible ou aux Idées rationnelles. Pour le dire encore autrement : elle ne saurait s’attacher à l’incompréhensible ou à l’incroyable ; ou encore : les idées de Dieu, de l’âme et du monde comme totalité des phénomènes, qui sont les Idées rationnelles, ne sont pas des « fictions ». Ou bien, ces Idées devront faire l’objet d’une « présentation indirecte » – et c’est là notre second abord du rapport de la fiction et du sublime. « Présentation indirecte », tel est le mode de présentation que Kant désigne comme présentation symbolique au § 59 de la Critique de la faculté de juger. La présentation symbolique est pour ainsi dire l’envers de la présentation schématique de la Critique de la raison pure : « La présentation est schématique lorsqu’a priori l’intuition correspondante est donnée à un concept que l’entendement saisit ; elle est symbolique lorsqu’à un concept que la raison seule peut penser et auquel aucune intuition sensible ne peut convenir, on soumet une intuition telle, qu’en rapport à celle-ci le procédé de la faculté de juger est simplement analogue à celui qu’elle observe quand elle schématise, c’est-à-dire qui s’accorde simplement avec celui-ci par la règle et non par l’intuition même, par conséquent simplement avec la forme de la réflexion et non avec le contenu4. » Ainsi, la présentation symbolique est présentation « par analogie » ou indirecte – aussi ne peut-on se donner qu’une présentation symbolique de Dieu ; car si l’on voulait se donner de « Dieu » une présentation schématique, on tomberait dans l’anthropomorphisme.
11Dès lors, peut-on poser et élucider un rapport entre la fiction et le sublime ? Oui, en ce sens que la fiction peut sans doute s’inscrire dans une présentation indirecte, telle que celle du symbole. Pourtant, le « procédé » diffère et sans doute tenons-nous ici ce qui fait la différence entre l’Idée rationnelle et l’Idée esthétique ; cette différence, nous l’avons déjà rencontrée : l’Idée rationnelle est un concept sans intuition, alors que l’Idée esthétique est une intuition sans concept, mais la portée nous en était encore obscure ; maintenant nous apercevons que l’analogie dont procède l’Idée rationnelle va du connu à l’inconnu, alors que l’analogie dont procède l’Idée esthétique met à nu et porte au jour le procédé lui-même et rien d’autre : le seul acte de penser et rien d’autre. Aussi pouvons-nous enfin dire que l’Idée esthétique est plus « originaire » que l’Idée rationnelle. Et, revenant à notre préoccupation, nous dirons que la « fiction » ne se réduit pas à des « fictions » – fictions de ceci ou de cela, restituables dans des « symboles » – mais qu’elle tient tout entière dans « l’acte », qu’elle est la manière dont la pensée pense, la manière dont on pense.
12Aussi est-ce d’une manière bien particulière que la fiction pourrait s’allier au sentiment de l’imprésentable ; ne serait-elle pas plutôt le moment de l’hésitation entre le beau et le sublime ? Ne faudrait-il pas plutôt dire qu’elle est précisément ce moment fragile où l’on passe du sentiment du beau au sentiment du sublime, sans pour autant quitter encore le beau ? Car, si la « fiction » (du latin fingo) est à la fois un « façonner » et un « feindre », peut-elle jamais s’allier au sentiment du sublime, au sens de l’imprésentable ? Nous ne le pensons pas, bien qu’elle ait toujours quelque chose à voir avec le négatif. Elle est ce moment du passage, d’un passage qui ne s’effectue jamais, qui n’est jamais « fait », « achevé ». Elle est plutôt une structure d’ouverture, une ouverture qui ne se comble jamais – et dont l’imagination semble bien être toujours la cheville ouvrière.
13La « question de la fiction » est donc à reprendre. Nous disons : la fiction a affaire au beau ; mais n’a-t-elle affaire qu’au beau ? La fiction a affaire à l’art ; mais n’a-t-elle affaire qu’à l’art ? Ayant dégagé dans l’esthétique kantienne du beau les conditions de possibilité de la fiction, ne devons-nous pas, pour déterminer quelle est « l’affaire » de la fiction, dépasser l’esthétique du beau, sans pour autant en renier aucune des déterminations ? Ne devons-nous pas déplacer le thème de l’imagination, telle que nous l’avons jusqu’à présent associée à la « fiction », en tant qu’elle est, comme le dit Kant, « très puissante pour créer une autre nature » ? Le déplacer en dissociant l’imagination du thème de la « nature », précisément ? Cette dissociation, nous l’avons déjà élaborée au cours de l’analyse du « rien » : le « rien » qu’est l’ens imaginarium « est » ; il « est » rien d’étant ; autrement dit : le « rien d’étant » est ; ou encore : l’être est ce « rien d’étant ». Ainsi avons-nous déjà parfaitement aperçu ce que Heidegger décrit comme la « question de l’être » dans Être et Temps, et comme la « différence ontologique » dans les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie – un texte et un cours de 19275. « Question de l’être » et « différence ontologique » s’inscrivent comme structure même du Dasein humain, en ce que celui-ci est « l’étant pour lequel il y va en son être de cet être même ». La différence ontologique, où s’origine le « rien d’étant » qu’est l’être de l’étant, ne serait-elle pas ce qui ouvre la possibilité de la « fiction » ? La « fiction », en tant que le seul « acte » de penser et rien d’autre, n’est-elle pas liée au caractère du Dasein, en tant que « l’étant pour lequel il y va en son être de cet être même » ? Mieux encore : l’imagination elle-même prend dès lors un statut d’originarité : elle ne peut plus être seulement, comme Kant l’affirmait explicitement, « très puissante pour créer une autre nature » ; elle a chez Kant lui-même une tout autre fonction : dans Kant et le problème de la métaphysique (1929), Heidegger analyse l’imagination kantienne comme « faculté » de la différence ontologique6. Et n’est-elle pas, en effet, cette faculté de « penser plus », cette faculté d’un « plus » qui est un « rien » ? Il n’y a, chez Heidegger, aucune « théorie de la fiction » ; mais il y a, à l’évidence, la question de fond qui est la question de cet « acte » de penser et rien d’autre, que nous avons déterminé comme étant l’Idée esthétique au sens kantien du terme et que nous avons, pour notre part, appelé « fiction », l’opposant ainsi à toute représentation d’un « quelque chose » déterminé. Ainsi pourrions-nous dire que Heidegger nous permet de déplacer la « question de la fiction » : celle-ci coïncide avec la question : « Qu’appelle-t-on penser ? » – elle n’est plus une question visant « cette autre nature » que l’imagination aurait la puissance de créer.
14Maintenant, la « fiction » n’est plus l’art ; mais elle n’est pas non plus en dehors de l’art, ni l’art en dehors d’elle. La fiction, sans quitter le « beau », n’est pas non plus le beau. Sans doute est-ce encore une fois Heidegger qui nous permet d’opérer ce déplacement – et, très précisément, dans le texte de 1936 : L’Origine de l’œuvre d’art. Que fait l’œuvre d’art, en effet ? Que fait le tableau de Van Gogh « représentant » une paire de vieux souliers de paysanne ? Le tableau fait voir ce qu’est en vérité la paire de souliers : l’œuvre d’art est le « se mettre en œuvre de la vérité » comme la vérité d’un monde. L’art est donc fondamentalement « vérité » – et le « beau » n’est rien d’autre qu’un mode de la vérité. Mais cela n’est-il pas inconséquent, si le vrai réside dans l’exactitude du concept ? Ne serait-il pas inconséquent, en effet, de juger l’œuvre d’art selon le critère de l’exactitude ? Or, il n’en est rien ; car l’exactitude n’est pas le mode premier de la vérité. Plus originairement qu’exactitude, la vérité est dévoilement, découvrement – selon le sens du mot grec alêtheia. La vérité – alêtheia – est dévoilement de ce qui est en son être même. Dévoilement du « rien d’étant » qu’« est » l’être de ce qui est. L’art est donc un des modes de l’avènement de la vérité : l’œuvre d’art est la mise-en-œuvre de la vérité. Aussi la vérité de l’œuvre d’art ne saurait être ni une vérité de ressemblance, ni une vérité de vraisemblance ; l’œuvre d’art en tant que telle et quelle qu’elle soit (figurative ou abstraite, picturale ou poétique ou musicale…) nous tient entièrement en dehors du régime de la représentation. Son régime est celui du « dévoilement », celui de l’apparaître, celui de l’advenue d’un monde, de l’événement-avènement d’un monde. Si nous sommes ainsi tenus par l’art en dehors du régime de la représentation, pourquoi n’appellerions-nous pas « fiction » cet « apparaître » se mettant en œuvre dans l’œuvre d’art ? Nous savons bien que Heidegger n’a pas employé ce terme de « fiction », mais pourquoi ne prendrions-nous pas la responsabilité de dire qu’est « fiction », non pas ce qui est sur le mode de la représentation, mais ce qui est sur le mode de l’apparaître ?
15Or, selon Heidegger, la vérité, comme dévoilement et ouverture d’un monde, advient de multiples manières : à la manière de l’œuvre d’art, mais aussi à la manière de la cité ou à la manière du dieu, mais aussi à la manière de la pensée. Citons, en effet :
Une manière essentielle dont la vérité s’institue dans l’étant qu’elle a ouvert elle-même, c’est la vérité se mettant en œuvre […]. Une dernière manière enfin pour la vérité de devenir, c’est le questionnement de la pensée qui, en tant que pensée de l’être, nomme celui-ci en sa dignité de question. La science, au contraire, n’est pas un avènement inaugural de la vérité, mais toujours le développement et l’exploitation d’une région déjà ouverte, ce qui se fait en concevant et en fondant (sur le mode de la preuve) comme exact ce qui, dans sa sphère, se montre comme tel d’une façon possible et nécessaire. Lorsque, et dans la mesure où une science arrive à dépasser la justesse de l’exact pour percer à la vérité, c’est-à-dire pour arriver à un dévoilement essentiel de l’étant comme tel, elle est philosophie7.
16Et si, comme Heidegger l’écrit plus loin, l’instauration de la vérité est l’instauration d’« un espace d’ouverture où tout se montre autrement », ne trouve-t-on pas ici, inscrite comme « espace d’ouverture » du « se montrer autrement », la différence ontologique même, porteuse du « rien d’étant » qui « est » ? Ne trouve-t-on pas aussi, inscrit ici, le « pli » de la vérité : en tant que toujours en même temps « apparaître » et « retrait » – ce que dit le mot grec lui-même : a-lêtheia dit, en effet, que la « vérité » comporte en son essence même la « non-vérité ».
17Du point de vue qui nous occupe, serait-il excessif d’appeler « fiction » cet « espace d’ouverture », ce jeu de l’« apparaître » et du « retrait » ? De séparer la « fiction » de tout ancrage dans une « région » de l’étant, pour en faire le mode même de la « vérité » en tant que mode de l’« apparaître » et du « retrait » – ou, ce qui revient au même, le mode du « questionner » et du « penser » ? Et ne pouvons-nous pas maintenant revenir d’ici vers la distinction kantienne que nous avons rencontrée entre « la logique de la vérité » et « la logique de l’apparence » ? Nous demandions : l’Idée rationnelle et l’Idée esthétique sont-elles toutes deux inscrites dans une même logique de l’apparence, domaine de l’illusion transcendantale, excédant la « logique de la vérité » ? Ne sommes-nous pas fondés maintenant à dissocier l’Idée rationnelle et l’Idée esthétique en dissociant la « logique de l’apparence » et la « logique de l’apparaître », laquelle n’est rien d’autre que la « logique de la vérité » elle-même ? En quoi l’apparaître n’est pas apparence ou illusion transcendantale, mais bien le mode d’être commun de la pensée et de l’être. L’Idée esthétique répondrait alors à cette « logique de la vérité » comme « logique de l’apparaître ». À cette même « logique de la vérité » comme « logique de l’apparaître » répondrait aussi la « fiction » en tant que « procédé même de l’esprit humain ».
18Que conclure, sinon que la fiction n’a ni territoire ni régions ?
19La fiction n’est pas le « beau », mais elle n’est pas non plus en dehors du beau : elle est le « beau » en tant que celui-ci est un mode du « vrai » – comme alêthès dans l’œuvre : mode de l’apparaître et du retrait dans la forme d’un monde.
20La fiction n’est pas que l’art, mais elle n’est pas non plus en dehors de l’art ; elle est « l’acte » de la pensée que l’œuvre d’art met en œuvre. Ne pourrait-on transposer à la « fiction » la détermination heideggerienne du Dasein ? et ne pourrait-on dire : le privilège ontique de la fiction consiste en ce qu’elle est ontologique ? La « fiction » ne serait alors rien d’autre que le mode commun de la pensée et de l’être : le « rien d’étant » que sont ensemble et la pensée et l’être.
21Dans L’Homme habite en poète, Heidegger détermine l’imagination comme « l’inclusion visible de l’étranger sous l’aspect du familier8 ». N’est-ce pas là aussi le « comment » de la fiction ? Si « fiction » – fingo – veut dire « façonner », n’est-ce pas façonner l’ouvert d’un monde, en tant que ce lieu où « l’excès » est le « rien », où « l’étranger » est le « familier » ? Et façonner l’ouvert d’un monde, n’est-ce pas penser et rien d’autre ?
22De ce « penser et rien d’autre », ne pourrions-nous trouver un merveilleux exemple dans ce personnage qui, à la fin d’une « fiction » de Borgès, comprend qu’il était « le rêve d’un autre » ?
Notes de bas de page
1 Kant, Critique de la faculté de juger, trad. Philonenko, Vrin, Paris, 1979, p. 144-146. Nous soulignons.
2 L’expression est de Mallarmé. Nous renvoyons au lumineux ouvrage de Jacques Rancière : Mallarmé, la politique de la sirène, Hachette, coll. « Coup double », Paris, 1996. La lecture de cet ouvrage nous a permis de découvrir une affinité essentielle entre Kant et Mallarmé.
3 Kant, Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, P.U.F., Paris, 1993, p. 248-249. Il s’agit de l’Appendice sur l’Amphibologie des concepts de la réflexion.
4 Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., p 173-174. Nous soulignons.
5 Heidegger, Être et Temps (plusieurs traductions disponibles : de F. Vézin aux éditions Gallimard, 1987 et de E. Martineau aux éditions Authentica, 1986) et Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. J-F. Courtine, Gallimard, Paris, 1985.
6 Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, trad. W. Biemel et de Waelhens, Gallimard, Paris, 1953.
7 Heidegger, Origine de l’œuvre d’art, dans Chemins qui ne mènent nulle part, trad. Brockmeier, Gallimard, Paris, 1980, p. 48-49.
8 Heidegger, L’homme habite en poète…, dans Essais et conférences, Gallimard, Paris, 1958, trad. Préau modifiée.
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