Au-delà du « destin manifeste », « une idée du paradis dans la vie, non dans l’après-vie1 », ou l’art d’apprendre à y voir sans images
Beyond “Manifest Destiny,” “A View of Heaven as Life not Heaven as Post-life,” Or How to See Without Pictures
p. 141-157
Résumés
Cet article repose sur un dialogue entre le discours d’acceptation du prix Nobel prononcé par Toni Morrison à Stockholm en 1993 et son neuvième roman, A Mercy (2008), et tente d’explorer comment s’opèrent les dépassements du visible ordinaire par le biais de la fiction. Dans son Discours de Stockholm en effet, Morrison fait de la littérature un instrument de sagesse et un moyen d’apprendre à voir sans images. Cette mise en scène du pouvoir de la fiction à viser un au-delà de la perception ordinaire, qui s’incarne à travers le personnage de la conteuse-gourou aveugle dans le Discours de Stockholm, trouve par ailleurs une illustration parfaite dans la technique narrative de A Mercy (Un don) et dans la mise en écriture du concept de la « destinée manifeste ». Au-delà de la révision du discours colonisateur américain, le roman invite à une autre appréhension de la lecture, non plus comme simple déchiffrage de mots mais comme ouverture de la conscience aux signes du monde. Conviant le lecteur à transmuer son regard en vision, à l’instar des jeunes écervelés venus mettre à l’épreuve la vieille conteuse aveugle dans le Discours de Stockholm, et finalement transformés par la rencontre, A Mercy transfigure le médium même de la fiction : l’allégorie. Mode d’écriture favori des historiographes puritains, l’allégorie est, sous la plume de Morrison, transfigurée et cesse de se vouloir interprétation d’une volonté divine justifiant la barbarie des hommes pour devenir instrument d’écoute, au service de l’invisible. Cette réécriture de l’histoire des premières colonies est autant celle de l’échec d’une utopie qu’une invitation au voyage imaginaire vers ce qu’aurait pu être le Nouveau Monde.
This essay is meant to establish a dialogue between Toni Morrison’s 1993 Nobel lecture and A Mercy (2008) and explores the way her fiction manages to transcend the ordinary visible. In her Nobel lecture, Morrison presents literature as a vehicle of wisdom showing how to see without images through the medium of a blind story teller-cum-guru figure who embodies the power of fiction to see beyond ordinary appearances. This is also perfectly illustrated in A Mercy’s narrative technique and metafictional impulse. Indeed, going beyond the ordinary visible first implies rewriting the official history of the New World colonies and its corollary notion of a “Manifest Destiny.” The novel does more than revise American colonial discourse. It suggests a new way of reading, which no longer boils down to deciphering words but entails opening up to the signs of the world. Indeed, A Mercy challenges the reader to let ordinary sight become vision as the example of the young featherbrains, who want to test the blind storyteller’s clairvoyance before being finally transformed, suggests. On the writer’s part, turning sight into vision means metamorphosing the very medium of fiction, that is allegory. Hence, allegory, one of the favourite modes of Puritan historiographers, stops being an instrument dedicated to interpreting God’s will and justifying men’s evil to become a new way of opening up to the invisible: that other (his)story of the New World. This other version of the history of the first American settlements is just as much the story of a failed utopia as an invitation to travel in imagination back to what could have been a New World.
Extrait
On ne peut m’enlever le mérite de donner l’illusion de la vie
à mes créations les plus irréelles. toute mon originalité consiste donc
à faire vivre humainement des êtres invraisemblables
selon les lois du vraisemblable, en mettant, autant que possible,
la logique du visible au service de l’invisible.
Odilon Redon2
1Dans son discours d’acceptation du prix Nobel, Morrison introduit son propos par une remarque sur la fonction du conte : non point seulement distraire mais transmettre la connaissance. L’écrivain s’emploie ensuite à narrer une parabole mettant en scène un face-à- face entre une vieille aveugle réputée pour sa sagesse et un groupe de jeunes gens dont l’ignorance n’a d’égal que l’arrogance. Or, face à la parole elliptique de l’aïeule, les jeunes impudents sont renvoyés à la profondeur jusque-là insoupçonnée de leur questionnement. L’ayant interrogée sur ce qu’ils savaient être impossible pour elle à percevoir – la présence d’un oiseau entre leurs mains –, ces jeunes che
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