Au terme, l’imperfection
p. 103-105
Texte intégral
1« Le mensonge de l’art est la vérité de la fiction. » Synthétisant ainsi la pensée de Nietzsche, Raymond Court situe d’emblée le débat au-delà d’une certaine opposition : celle qui ferait de la fiction le revers du réel. Non, la fiction n’est pas simplement le faux, le non-réel.
2Mais Raymond Court ne se contente pas de remettre en cause l’antinomie dessinée par Platon entre fiction et vérité, il propose une nouvelle caractérisation de la fiction, opposant deux esthétiques tranchées. L’une ferait de la fiction un jeu sur des formes pures n’ouvrant à aucune extériorité (il s’agit de la vision « moderne » de Mallarmé ou de Lévi-Strauss), l’autre, antérieure, puisque son apparition est liée à l’époque romantique, verrait dans la fiction le lieu de la présence, jaillissement de la vie et de l’être, résonance de la forme esthétique dans le sujet (elle rassemble aussi bien l’esthétique musicale de Rousseau que la conception de la tragédie chez Nietzsche). Entre ces deux tendances, Raymond Court souligne que le classicisme de Rameau est le moment historique où s’accomplit l’équilibre entre une technique maîtrisée et la fiction comme présence. Ainsi, la conception que soutient Raymond Court est-elle opposée à celle qu’il estime inaugurée par Mallarmé, où la fiction s’étaierait d’un nihilisme patent, où le jeu formel ne serait autre que vain.
3Le débat s’ouvre autour de cette lecture de la fiction moderne. Si certains reconnaissent dans la tripartition de la fiction proposée par Raymond Court une discussion qui agita la réception de l’art byzantin (celle qui faisait de l’art tantôt une forme pure, tantôt une présence pure, tantôt, enfin, une forme au service d’une présence), d’autres refusent de souscrire à la conception énoncée d’une modernité parfois vide. Considérer l’art moderne – et singulièrement la position mallarméenne – comme le signe d’un renoncement et d’un nihilisme leur semble erroné. Le jeu formel, si ludique soit-il, si agité de résonances internes qu’il apparaisse, n’est ni pure dénégation, ni retrait de la présence à soi. Ne serait-il pas au contraire l’obstacle mis par la fiction qui refuse de renoncer à soi-même ? Ne serait-ce pas sa résistance à disparaître au profit d’une altérité transcendante et qui lui resterait étrangère ? Cette conception éviterait de réduire la fiction à un moment, de la condamner à une élision inéluctable. Alors la fiction serait pure et accomplie qui ne se laisserait pas disparaître.
4Est-ce à dire que la fiction ne risque pas dès lors l’autisme ? Non, car il n’existe pas de fiction moderne qui ne soit pas en même temps – par définition même, depuis Mallarmé – ludisme, jeu des parties entre elles, reflet de ses composantes en un kaléidoscope aux formes infinies. Pourtant, encore une fois, ce ludisme ne court-il pas le risque d’être agité d’un simple écho interne, comme le craint Raymond Court ?
5Ce n’est pas le cas si l’on considère que la performance (Votre Faust de Pousseur et Butor), l’intrusion de l’aléatoire dans la forme (les notes systématiquement fausses des accords de Thelonius Monk, les partitions à choix multiples prévus par Xénakis) intègrent à la structure de l’œuvre moderne, par ludisme précisément, ce qui échappe à la forme pure et plate. Alors, l’œuvre moderne aurait une construction parfaite dont la perfection intégrerait de quoi la dissoudre. Imperfection non contingente mais essentielle.
6Car les fictions modernes d’où presque toute imperfection a été évacuée ont bien laissé voir leurs limites. Le trajet de Boulez, abandonnant derrière lui le postsérialisme structuré jusqu’à l’étouffement de Pli selon Pli, pour aller vers la réalisation vibratoire d’Éclats multiples où la résonance s’émancipe de la structure, tout comme le remords de John Cage d’avoir plié le matériau à sa propre décision au lieu d’avoir laissé jouer la vibration, sont bien révélateurs de ce que la fiction moderne ne veut plus désormais d’une forme parfaitement contrôlée, dont elle a frôlé, il est vrai, la création. En ce sens, le danger signalé par Raymond Court d’une fiction creuse a réellement existé. Mais la tendance actuelle l’ouvre désormais, par la forme, à son imperfection. Elle intègre dès lors jaillissement et présence, sans s’évacuer pourtant comme fiction. Elle inclut en son propre sein ce qui est altérité.
7On retrouverait ainsi dans la conception contemporaine de la fiction en musique ce qui a caractérisé l’époque classique selon l’analyse de Raymond Court : un équilibre entre la maîtrise de la forme et l’exaltation d’une présence. Présence au monde, à une forme matérielle de transcendance, peut-être sans présence à soi dans le cas des modernes. Car l’équilibre actuel serait une variante affaiblie de l’heureuse totalisation ramiste.
8La modernité de seconde génération réaliserait un nouveau rapport entre construction et présence. La musique actuelle, en effet, serait le moment précis où la forme se révèle jeu interne, sans appel de transcendance, mais dont les éléments constituants ne s’émanciperaient pas moins, essentiellement, du lieu où ils figurent. La fiction introduirait de l’imperfection. Non à dessein et de manière artificielle. Mais plutôt parce que toute organisation inclut des composantes qui n’appartiennent pas exclusivement à la fiction. La structure musicale est faite de sons qui vibrent, qui lui échappent. Car leur nature est de résonner, d’introduire du glissement, de jouer de ce qui dépasse la construction singulière de l’œuvre où ils figurent. Ainsi, toute fiction moderne réussie ne peut se fermer aux allusions qui la rident en surface. Ces rides proviennent des tiraillements, double postulation à laquelle appartient tout élément constituant : appartenance de la vibration à l’œuvre et présence de la résonance à sa propre nature, en quoi elle échappe à la structure. Ainsi, la modernité de seconde génération reconnaît l’imperfection de sa forme, dans sa forme même. Elle n’exalte pas la présence par la fiction, mais elle fait entrer la présence dans la fiction.
9En ce sens, le débat proposé par Raymond Court trouve ainsi son contrepoint dans une nouvelle présentation de la fiction moderne : non plus comme pure vacuité, mais à la fois comme présence et fiction, ou plutôt, comme présence dans la fiction.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Temps d'une pensée
Du montage à l'esthétique plurielle
Marie-Claire Ropars-Wuilleumier Sophie Charlin (éd.)
2009
Effets de cadre
De la limite en art
Pierre Sorlin, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier et Michelle Lagny (dir.)
2003
Art, regard, écoute : La perception à l'œuvre
Pierre Sorlin, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, Michele Lagny et al. (dir.)
2000