La musique entre fiction et présence
p. 81-102
Texte intégral
1On sait la position sévère de Platon envers l’art de son temps. Visant les déformations volontaires pratiquées par les architectes grecs pour faire illusion sur l’œil du spectateur, l’auteur de La République dénonce cet art de tromperie asservi aux apparences et aux simulacres au même titre que celui des Sophistes dans l’ordre du discours. Au nom de la Vérité transcendante du Bien, la fiction esthétique, en tant que mensonge de l’art, se trouve ainsi condamnée. Selon Nietzsche au contraire cet idéal de Vérité est la pire des fictions et le jugement moral porté en son nom une figure même du nihilisme contempteur de la Vie comme puissance de création jaillissante, ascendante et qui, toujours ouverte à de nouveaux possibles, ne cesse de se renouveler. Aussi bien à ce qu’il nomme « l’homme véridique » asservi à un absolu transcendant (qu’il se nomme Vrai, Beau ou Bien et que ce soit dans l’ordre métaphysique, éthique, religieux, politique ou esthétique), l’auteur de Zarathoustra (L. IV) oppose « l’artiste », créateur de Vérité, d’une Vérité qui n’a pas à être trouvée et reproduite, mais qui doit être créée et qu’il nomme pour cette raison « l’ultime puissance du faux » pour la distinguer de la « première puissance du faux », celle de « l’homme véridique ». Tel est, en dernière analyse, ici le renversement nietzschéen du platonisme : le mensonge de l’art est la vérité de la fiction.
2Au cours de cette dialectique intérieure à la fiction se joue donc le sens même de l’art et celle-ci traverse toutes les pratiques esthétiques, c’est-à-dire tous les arts. Ainsi le septième d’entre eux, jeune centenaire, semble avoir joué sa courte histoire autour du passage d’un cinéma de la vérité à la vérité du cinéma (pour paraphraser Gilles Deleuze). En effet à ce qu’on pourrait nommer une conception primaire de la fiction sous le régime de la narration « véridique » où le « montage » est ordonné au « développement » (au sens musical classique précis) d’un « discours » aussi vraisemblable que possible selon le système de la correspondance et du parallélisme entre « l’imaginaire » et « le réel » a succédé, avec l’avènement du « nouveau cinéma », une conception seconde de la fiction marquée par la conquête de sa pleine autonomie, fiction au sens majeur, sublimée comme chez Nietzsche. Celle-ci se caractérise en effet par l’abolition de toute distinction entre le fictif et le réel et dès lors l’émancipation totale de la fonction de fabulation par rapport à une vérité préalable à transcrire. Pratiquement et concrètement il s’agit d’un régime nouveau de l’image qui implique notamment un mode inédit de coupure entre les images comme d’articulation entre le visuel et le sonore (d’où, bien sûr, une toute autre pratique du « montage ») et qui finalement se traduit par l’émergence d’un temps original, irréductible en particulier à l’ordre successif traditionnel du récit. Ce stade transcendant de la fiction est véritablement celui de « l’image désenchaînée » pour reprendre une expression d’Artaud.
3Ce passage à la fiction généralisée, on s’en doute, ne demeure pas sans conséquence quant à la question de la finalité ultime de l’art en général. Mais c’est à propos de l’art musical que je me propose de poursuivre cet examen, en cherchant d’abord à mettre en lumière en ce domaine une dialectique analogue, relative à la fiction. Je le ferai en revenant sur un débat majeur au XVIIIe siècle, illustré au sommet par Rameau et Rousseau, et dont l’enjeu réel est la confrontation entre deux esthétiques opposées. Au premier degré certes il s’agit d’un duel entre classicisme finissant et pré-romantisme naissant. Toutefois, au second degré, on peut y voir, je crois, le moment crucial où s’est noué, justement autour du thème majeur de la fiction, le destin même de notre modernité esthétique, non pas d’ailleurs dans le champ de la seule musique, mais dans celui de l’art tout entier par rapport auquel celle-ci a joué un rôle assurément pilote.
I. L’esthétique classique : Rameau et la « tragédie lyrique »
4L’esthétique classique nous offre une doctrine très ferme de la fiction – une sorte d’idéal-type à cet égard –, jointe à une pratique parfaitement éprouvée par la qualité des œuvres réalisées (il suffit de citer les grands opéras de Rameau). Ce faisant, le grand classicisme français, reprenant sur de nouvelles bases (cartésiennes plutôt que plotiniennes) l’élan de la Renaissance italienne, opère à sa manière, qui n’est pas celle de Nietzsche, le renversement du platonisme. De manière explicite, Descartes, notamment dans la Dioptrique, convertira la fiction-simulation en artifice-instrument de vérité, une vérité, précisons-le, non plus atteinte par la voie de l’entendement mais par celle de l’imagination. Ainsi la perspective, cet artifice d’une écriture de géométrie projective inscrite sur un plan, permet à l’âme de forger la fiction de la vision transparente (voir comme à travers une vitre), fiction et non plus illusion, puisqu’il s’agit d’un processus parfaitement maîtrisé et sciemment reconstruit, et surtout parce que, grâce à celui-ci, se trouve dévoilée la vérité même des apparences, à savoir, atteinte, à travers les mécanismes cachés de la nature, l’essence mathématique des choses1. D’où, dans cette esthétique, la réhabilitation et la glorification du trompe-l’œil. Lévi-Strauss par exemple, aujourd’hui même, selon cette optique classique, n’hésite pas, dans son dernier livre (Regarder Écouter Lire), à faire cet éloge significatif du trompe-l’œil : « Le trompe-l’œil ne représente pas, il reconstruit. Il suppose à la fois un savoir (même de ce qu’il ne montre pas) et une réflexion2. » Certes, à l’intérieur de cette grande symphonie classique de la fiction-artifice, il y a des dissonances, au moins apparentes, et l’on pense bien sûr à la formule fameuse de Pascal sur la « vanité de la peinture ». Mais l’intentionnalité essentialiste fondamentale du classicisme n’en demeure pas moins, pour la plus haute joie de l’âme célébrée par Descartes, celle d’une connaissance fondée en vérité grâce à la maîtrise d’un artifice qui atteint à la perfection. Tel est le plaisir esthétique suprême propre à la fiction : l’appréhension de la nature en soi, celle des passions comme celle du monde, stylisée, idéalisée, objectivée, essentialisée, bref fondée en vérité. Et il convient d’ajouter qu’au-delà même de cette volonté de représentation pure, cet art a réussi, chez les plus grands, à « représenter l’irreprésentable », selon la formule même de Poussin, maître incontesté de ce grand classicisme français3. Avec ce dernier s’accomplit la transmutation de la peinture en véritable langue des mystères vouée aux plus sublimes pensées contemplatives au-delà de toute rhétorique mondaine. Avec son contemporain Philippe de Champaigne, peintre janséniste prenant à la lettre cet autre mot de Pascal selon lequel « toutes choses couvrent quelque mystère ; toutes choses sont des voiles qui couvrent Dieu », la peinture en vérité nous dévoile « la présence cachée » du surnaturel4.
5Un tel équilibre supérieur entre fiction et présence atteint dans le classicisme français est admirable. Il ne va pas cependant tarder à se défaire. Mais, pour suivre cette aventure qui doit nous conduire jusqu’à notre modernité, c’est la musique qui désormais nous servira de fil directeur. Si cet art en effet a joué ici le rôle de pilote pour les autres arts, ce n’est pas du tout un hasard. La musicologie contemporaine nous a permis de redécouvrir ce qui sans doute constitue le couronnement de toute l’esthétique classique, et que du temps de Lully on nommait la « tragédie en musique » avant de devenir avec Rameau, héritier en plein XVIIIe siècle du grand classicisme, la « tragédie lyrique ». Ce chef-d’œuvre accompli d’artifice qu’est l’opéra réalise une sorte d’absolu de la fiction par sa volonté de spectacle total composant en une unité, à la lettre, « merveilleuse », théâtre, musique, danse, chant et peinture. On y voit tous les artifices, à la fois – ceux de la mise en scène avec ses décors, ses machines et son espace, et ceux de la rhétorique du discours musical avec sa syntaxe harmonique, du chant avec son mode rigoureux de déclamation, de sa gestuelle entièrement codée… – fuser en un grand bouquet pour les plaisirs « en concert » de la vue, de l’ouïe et de l’esprit. Tel est le « théâtre des enchantements », selon l’expression même de Louis de Cahusac, librettiste de Rameau et théoricien de ce genre qui, par-delà l’histoire et la psychologie, réservées en principe à la « tragédie dramatique », se voyait voué à la fiction pure, rejoignant, avec ses personnages surnaturels la vérité même du Mythe. Rien d’étonnant donc que se soit déroulé à propos précisément de l’opéra le débat esthétique capital évoqué plus haut.
6Rameau, à la fois au titre de compositeur et de théoricien, est, en plein siècle des Lumières, l’héritier génial du grand classicisme français, et Rousseau, en se mesurant directement à lui pour une critique fondamentale de cette esthétique portera à son point extrême de radicalité une problématique qui ouvre toutes grandes les portes de la modernité. S’opposent ici en effet deux approches bien différentes du phénomène musical et ces deux manières de « penser la musique » ont leur prolongement jusqu’au cœur de notre XXe siècle.
7Rameau, selon le mot célèbre de d’Alembert, est bien « le Descartes de la musique ». L’Auteur du Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels, en prolongement direct du Compendium musicae (Abrégé de musique) cartésien, raisonnant en géomètre et physicien, part du phénomène de la résonance et de son action mécanique sur notre sensibilité. La nature ramiste est mécaniste et cartésienne, la nature rousseauiste aristotélicienne (au moins dans un premier temps) et romantique. Pour Rameau, comme pour Descartes, le phénomène musical naît de l’action du corps sonore venant impressionner le corps sensible (sens et cerveau). Dans la mesure où le son physique est organisé harmoniquement (c’est-à-dire à partir de certains rapports mathématiquement déterminés relativement aux lois physiques de la résonance), celui-ci donne alors l’occasion à l’âme de produire par jugement une représentation, source de jouissance en tant qu’elle est maîtrise de l’imagination et plus particulièrement d’enchantement dans le cas du spectacle total et merveilleux offert par la tragédie lyrique5. La musique apparaît bien ainsi en son essence comme une sorte de peinture, la structure sonore servant de base à la projection d’une « Image » (au sens debussyste du terme) qui fait boomerang sur l’âme.
8Pour Rameau, imiter, c’est donc construire au moyen d’un artifice – ici une structure sonore comme en peinture le « tableau de perspective » – une représentation dont la ressemblance est le résultat perçu mais non le ressort. Aussi bien Descartes n’hésitait-il pas à dire des tailles-douces que « souvent pour être plus parfaites en qualité d’images, et représenter mieux un objet, elles doivent ne pas lui ressembler6 ». De même que Poussin, au nom de la nécessité intérieure du beau en tant que rapports de rapports multipliés au sein de l’œuvre, réalise sur la toile une juxtaposition de possibles qui est aux antipodes d’un récit, par une démarche analogue en musique, Rameau met l’accent sur la construction des structures sonores, leur organisation en un discours spécifique au regard du langage verbal, et il ne doute pas qu’à chaque structure harmonique ainsi construite correspond sans équivoque une valeur expressive, en quelque sorte par pure prégnance musicale. On peut donc affirmer que la musique « peint » en tant qu’elle parvient à rendre situations et émotions. D’autre part, en raison de cette sensibilité harmonique de l’écoute (assez développée sans doute au XVIIIe siècle, notamment à l’égard des modulations analogues à un plan d’architecte), l’aspect intellectuel du plaisir musical se trouve souligné, à la lettre il consiste à « entendre une structure » et l’on peut dire au sens propre qu’il est jugement esthétique. Par ailleurs Lévi-Strauss n’hésite pas à créditer Rameau d’avoir devancé, en introduisant dans l’analyse harmonique la notion de renversement des accords, celle de transformation utilisée dans l’analyse structurale des phonèmes ou des échanges matrimoniaux.
9Une telle insistance sur les phénomènes structuraux et la sensibilité qui leur est liée permet de mieux comprendre comment s’amorce cette rupture avec le figuralisme qui va marquer l’éclatement du classicisme et nous permettre de mieux comprendre la portée et l’intérêt de la critique rousseauiste. Il convient de suivre ce processus évolutif à travers les pensées de Diderot et surtout de Chabanon. Selon Diderot, la musique – l’art le moins précis en tant qu’imitation – se trouve paradoxalement être celui qui parle le plus fortement à l’âme. Aussi bien, raisonnant au départ, à la manière de Rameau, en physicien attentif à l’impression provoquée par la vibration d’une corde pincée et de ses harmoniques, très vite il va s’orienter vers un sensualisme du goût, percevoir esthétiquement n’étant plus pour lui, comme c’était pour un cartésien, juger et produire une image représentative, mais se laisser émouvoir dans sa sensibilité profonde (Diderot parle ici de « hiéroglyphe » propre à chaque art dans sa manière caractéristique d’agir sur les sens). Position en laquelle demeure toutefois une certaine ambiguïté quand on la compare à celle de Chabanon affirmant de façon tout à fait explicite le caractère non signifiant de la musique à la différence de la langue7. Combinatoire d’éléments en eux-mêmes sans contenu de sens (les sons musicaux en tant que sons spécifiques irréductibles aux bruits de la nature), pure mise en jeu de formes et de leurs rapports complexes, la musique dès lors, pour reprendre une formule célèbre souvent répétée, n’exprime rien, la charge émotive, quand elle est présente, se surajoutant de manière contingente et extrinsèque à ces formes en mouvement. Formalisme total ? Pas tout à fait cependant dans la mesure où, entre ces sons hors signification se tissent des liens qui entretiennent des rapports d’homologie, plus ou moins superficiels ou profonds selon les cas, avec les choses, en raison de structures communes qui sont autant d’invariants. En tout cas, si fiction il y a, celle-ci a rompu ses amarres avec l’ordre de la Vérité. Position finalement très proche de celle qu’aujourd’hui un Lévi-Strauss défend lui-même contre Rousseau. En effet, si favorable par ailleurs à certains aspects du rousseauisme, par contre le célèbre anthropologue prend l’exact contre-pied de ce qui sur le plan musical lui paraît en constituer le dogme fondamental, à savoir la défense passionnée d’une musique subjective et expressive dans l’ordre du sentiment.
II. La « parole vive » selon Rousseau ou les noces de la subjectivité et de la temporalité
10À un universalisme abstrait fondé sur une nature prise au sens des sciences de la nature, Rousseau oppose un angle d’attaque du phénomène musical délibérément historique, voire ethnologique. La musique se trouve alors réintroduite dans le circuit culturel total et la musique selon Rameau en particulier réduite au rang d’événement spécifiquement européen8. Production « savante », en soi « inexpressive », celle-ci ferait office, en dernière analyse, de « suppléance » à la perte du sens mélodique. Au-delà d’une différence de sensibilité relative aux goûts italien ou français (voire aux « goûts réunis », comme on disait à l’époque) et qui atteint son paroxysme à propos de ce genre majeur qu’est l’opéra (nommé en France « tragédie en musique » pour Lully, « tragédie lyrique » pour Rameau), l’enjeu de ce débat renvoie à des motivations bien plus profondes que celles qui tiennent à de simples contingences historiques. L’opposition se situe au niveau d’une esthétique fondamentale. En effet, au-delà même de la divergence radicale, de sens philosophique, concernant l’idée de nature, il faut remonter jusqu’à l’ontologie sous-jacente qui, derrière deux modes très distincts de négociation des rapports musique/parole, commande la manière même de concevoir l’essence du phénomène musical autour de la polarité son/vocalité.
11Chez Rousseau l’idée de nature se situe dans le prolongement de la vieille phûsis des Grecs, une nature qui n’en finit pas de renaître depuis la Renaissance italienne au Quattrocento jusqu’à l’éclosion de ce qu’Albert Béguin a nommé l’Âme romantique, et, ce, en dépit de la révolution galiléenne et l’avènement de « l’âge positif » selon Comte. La nature rousseauiste, selon un schème aristotélicien typiquement biologique, se présente comme spontanéité organique. Quant à l’art, comme l’énonce un texte capital de la Physique (Livre II) pour comprendre le phénomène de l’imitation, il « porte à son terme ce que la nature n’a pas le pouvoir d’achever ou le mime ». C’est pourquoi, à l’opposé de l’esthétique classique qui définit l’imitation à partir de l’artifice censé fournir la clé du phénomène naturel, une philosophie de la nature comme celle de Rousseau conçoit tout au contraire l’imitation comme une reprise de la spontanéité naturelle afin d’en porter à son terme l’énergie latente9. Il ne s’agit plus dès lors de la beauté classique en son idéale objectivité mais d’une beauté subjective intériorisée atteinte dans un geste – le geste romantique par excellence – qui est indivisément plongée dans la nature et en nous-même, dans notre for intime. Les Rêveries du Promeneur solitaire nous montrent comment celui-ci « sent des extases, des ravissements inexprimables […] à s’identifier avec la nature entière10 ». Tel est, à la lettre, le sentiment de la nature ou la nature comme sentiment, le sentiment étant par principe ce qui me relie aux choses et aux autres.
12Ce lien affirmé entre imitation et sentiment permet de comprendre pourquoi Rousseau, à l’inverse des classiques, est conduit à privilégier la musique par rapport à la peinture quant à sa puissance mimétique. Dans l’article Imitation du Dictionnaire de musique, il écrit à propos de l’art du musicien : « Non seulement il agitera la mer, animera la flamme d’un incendie, fera couler les ruisseaux, tomber la pluie et grossir les torrents, mais il peindra l’horreur d’un désert affreux, rembrunira les murs d’une prison souterraine, calmera la tempête, rendra l’air tranquille et serein, et répandra de l’orchestre une fraîcheur nouvelle sur les bocages : il ne représentera pas directement ces choses, mais il excitera dans l’âme les mêmes mouvements qu’on éprouve en les voyant. » Ce texte, repris presque à la lettre d’ailleurs dans l’article Opéra pour expliquer ce que doit être la collaboration de la musique et de la peinture dans l’art lyrique, est essentiel pour comprendre en quel sens pour Rousseau l’imitation musicale atteint seule à la plénitude de l’expression esthétique, au point que l’œil s’y trouve originairement subordonné à l’oreille. Sans doute, si la peinture, grâce au dessin, est elle aussi art d’imitation, cette imitation picturale néanmoins n’a pas la même « étendue » que l’imitation musicale. En effet la peinture « ne peint que les objets soumis à la vue », tandis que « la musique peint tout, même les objets qui ne sont que visibles : par un prestige presque inconcevable, elle semble mettre l’œil dans l’oreille » (Idem). Formule étonnante sur laquelle nous aurons à revenir (notamment à propos du nouveau cinéma, grand lieu moderne de la fiction). Rousseau ajoute : « Et la plus grande merveille d’un art qui n’agit que par le mouvement est d’en pouvoir former jusqu’à l’image du repos. La nuit, le sommeil, la solitude et le silence, entrent dans le nombre des grands tableaux de la musique. » (Idem.) Mais sur quoi se fonde dans la musique un tel privilège de l’ouïe sur la vue ?
13Selon Rousseau, seule est véritablement « imitative » une musique qui ne se borne pas à « flatter l’oreille » par pure sensualité sonore mais qui réussit à « toucher le cœur » par « l’énergie de l’expression » (Idem). En clair ceci signifie pour lui qu’on ne tirera de l’harmonie « aucun principe qui mène à l’imitation musicale, puisqu’il n’y a aucun rapport entre les accords et les objets qu’on veut peindre ou les passions qu’on veut exprimer », tandis que seule la mélodie permet d’instaurer un tel rapport véritable, c’est-à-dire d’établir la pér-équation entre sentiment et musique : « l’art du musicien consiste à substituer à l’image insensible de l’objet celle des mouvements que sa présence excite dans le cœur du contemplateur » et il se « fonde sur la mélodie dont le principe […] mène à l’imitation musicale » (Idem). Ainsi tout le privilège expressif de la musique est à saisir à même son ressort mélodique. Mais sur quoi en dernière analyse repose le secret de ce dernier ? Si l’art musical selon notre philosophe possède le pouvoir d’exciter directement les mouvements de l’âme, c’est grâce à la mélodie solidaire par essence de la voix humaine, elle-même constituée par l’accent en organe de l’intériorité et de la communication avec autrui11. Et c’est cette présence de la vocalité comme source originaire d’un phrasé vraiment expressif que Rousseau va tenter de nous expliquer en faisant référence à l’expérience, à la lettre fondamentale, de la « parole vive », référence qu’il nous présente sous une forme ethno-historique, mais qui en fait nous offre une véritable genèse transcendantale de la langue et de la musique.
14Le Discours sur l’inégalité désigne la « société naissante », état intermédiaire lié à la vie pastorale entre le « pur état de nature » caractérisé par la dispersion (statut de chasseur) et le « plus horrible état de guerre » apparu avec l’agriculture (sédentarisation), comme « le meilleur à l’homme ». Il comporte en effet l’accès au véritable rapport à autrui sans pour autant rejoindre le langage conceptuel et l’écriture, tous deux liés de fait (sinon de droit) à l’exploitation de l’homme par l’homme. Or ce moment, précise l’Essai sur l’origine des langues, coïncide avec celui de la « parole chantante » qui marque la plénitude du langage et du sentiment. Dans ce contexte en effet se développent de pair l’organisation de la durée avec la conscience du temps, l’établissement des rythmes sociaux avec les premières institutions de la « société ébauchée », l’éclosion enfin du langage vocal sous sa forme affective originaire. À égale distance du cri originel ou du langage d’action asservi au besoin et du langage impersonnel réifié de l’homme civilisé, a alors existé une langue à la fois musicale et poétique, comme lieu de présence à soi-même et aux autres d’où monte une voix « pour émouvoir et enflammer les passions » : « Les premières langues furent chantantes et passionnées12. » Dimension affective et rapport à autrui constituent ainsi l’essence même de ce que Rousseau nomme la « parole vive » : « Si nous n’avions eu que des besoins physiques, nous aurions bien pu ne parler jamais et nous entendre seulement par la seule langue du geste13 » (entendue à la manière des animaux). À ce stade, insiste Rousseau, fusionnent musique et poésie, comme ce sera encore le cas chez les Grecs dont la tragédie ne connaissait pas la distinction du théâtre et de l’opéra, et ce, en raison du fait que la langue grecque accentuée à partir de la succession des syllabes brèves et longues ne faisait qu’un avec la rythmique musicale.
15Avec la considération de l’accent nous touchons assurément au centre de toute la problématique rousseauiste de la musique. Celui-ci, à ne pas confondre avec « les accents » qui reposent sur le compte des syllabes et l’introduction du temps fort, est l’instant qui administre le souffle, à la fois en distinguant et en liant, dans une unité gestuelle globale, appui (thésis) et élan (arsis), strictement complémentaires. Tel est en dernière analyse le principe d’articulation du continu et du discontinu constitutif de la temporalité qui ne fait qu’un avec la subjectivité. De surcroît, selon la modulation de l’intonation et du débit, il est l’art « d’allumer en son propre cœur le feu qu’on veut porter dans celui des autres » (Dictionnaire de musique, article Accent). L’accent ainsi défini est donc bien au principe de l’expression tandis que la mélodie – en raison de son rapport immédiat à l’accent – en est l’instrument principal indispensable, et constitue dès lors l’élément de base de tout le langage musical.
16L’expression est la « qualité par laquelle le musicien sent vivement et rend avec énergie » idées et sentiments, et son lieu originaire est « la parole […] diversement accentuée selon les diverses passions qui l’inspirent » (article Expression). Le musicien doit alors puiser l’expression à sa source, c’est-à-dire dans la parole vive : « De là le musicien tire les différences des modes du chant qu’il emploie et des lieux divers dans lesquels il maintient la voix, la faisant procéder dans le bas par de petits intervalles pour exprimer les langueurs de la tristesse et de l’abattement, lui arrachant dans le haut les sons aigus de l’emportement et de la douleur, et l’entraînant rapidement, par tous les intervalles de son diapason, dans l’agitation du désespoir ou l’égarement des passions contrastées. » (Idem.) En bref l’expression musicale consiste à « animer l’accent » jailli de la « parole vive ». Quant à ce que Rousseau nomme « l’énergie de la langue » ou « énergie d’expression », il faut entendre par là non seulement le pouvoir d’exciter et de calmer les passions, mais, plus radicalement encore, et immanente à la « voix parlante » ou à la « parole passionnée », la force du sentir et de sa communication, à savoir l’acte même de la voix comme organe de l’intériorité et du rapport à autrui14.
17Je laisserai de côté les conclusions que Rousseau tire de cette analyse quant à ce qu’il estime être une dégénérescence de notre musique occidentale qui, réduite à une combinatoire inexpressive, aurait cessé d’être « la voix de la nature », marquant ainsi le triomphe des « beautés de convention ». Je m’attacherai au contraire à dégager la philosophie de la musique ici engagée, là où précisément se situe l’enjeu fondamental du débat avec Rameau. Deux poétiques musicales profondément opposées s’y affrontent en dépit de leurs lettres de noblesse respectives et bien au-delà d’une différence de sensibilité relative aux goûts italien ou français. Le conflit déborde donc les contingences historiques et c’est pourquoi il n’a pas fini aujourd’hui de nourrir la création musicale autant que la réflexion philosophique sur le sens ultime de la musique, cet art que dans Le Cru et le Cuit (Ouverture), Lévi-Strauss désignait comme « le suprême mystère des sciences humaines ».
III. De la « fureur antipsychologique » selon Lévi-Strauss au rêve musical mallarméen : « l’univers pur de la fiction » et le néant des illusions humaines
18Mais l’éminent anthropologue s’inscrit totalement en faux contre la thèse rousseauiste de l’imitation à l’origine commune de la musique et de la langue. Celle-ci aboutissant à privilégier la « voix chantante » au nom d’une prétendue « présence » à soi et à autrui, il estime en effet qu’elle relève d’une vision sentimentale dépourvue de toute positivité et pécherait ainsi par « mysticisme ». Il lui oppose alors l’affirmation de l’antériorité d’une pensée mythique avec la possibilité de trouver dans la musique des modèles de construction pour des mythes qui les avaient déjà trouvés15. Et, à l’avènement des sociétés modernes, il y aurait eu éclatement du mythe en deux moitiés, la musique savante occidentale ayant pris à son compte les structures formelles du mythe alors que le contenu de sens de celui-ci serait passé du côté du roman. D’où la tendance de Lévi-Strauss à considérer comme « musique pure » la musique « hors langage », c’est-à-dire la musique instrumentale entièrement détachée du langage verbal quant au sens, tandis que le chant (accompagné ou « a cappella »), prenant pour support le langage articulé (avec d’ailleurs un certain décalage) tend à rejoindre le mythe dans sa globalité16. Dès lors au lieu de privilégier l’accent et la vocalité, il insiste sur la primauté de la musique instrumentale avec ses structures dont il souligne la dimension spatiale plutôt que temporelle et qui renvoient, par homologie, aux structures profondes de la matière. Où l’on voit le classicisme accomplir sa métamorphose ultime en matérialisme, et en même temps Lévi-Strauss reconnaître à la musique le pouvoir de répondre à l’exigence d’ancrage dans la nature qu’il n’a cessé de revendiquer pour tout art17. Et si le phénomène rythmique est bien désigné ici comme fondamental, c’est en l’interprétant comme ordre spatial inscrit au cœur de la matière, ce qui n’est pas sans conséquence, on le devine, sur l’idée ultime qu’on se fait de la musique.
19Selon cette perspective, la position de Rousseau, en procédant à une réduction sentimentale et subjective de la musique, passerait donc à côté de ce qui fonde l’autonomie et la dignité de cet art, à savoir un pur jeu de formes. Accusation souvent reprise, et même poussée à l’extrême par Kundera par exemple qui n’hésite pas à retrouver la descendance de cette philosophie musicale jusque dans le réalisme socialiste ou encore dans la violence polémique d’un Adorno contre « la fureur antipsychologique » stravinskienne18. Sans nous prononcer sur cette critique fondamentale, insistons plutôt sur l’idée de la musique qui l’inspire, en tant à la fois qu’elle est radicalement opposée à l’esthétique rousseauiste et qu’elle implique, nous l’allons voir, toute une conception bien définie de la fiction souvent portée au crédit ou en emblème de la modernité. Ainsi Lévi-Strauss, dénonçant « les aspirations mystiques et les épanchements sentimentaux » qu’on associe si habituellement à la musique, estime que « nulle complaisance métaphysique » n’est ici à espérer. La prétention qu’on puisse atteindre un sens caché et profond, « un sens caché derrière le sens », une sorte de « surcroît de sens » repose sur un « mysticisme larvé ». De la musique qui finalement est un « mythe codé en sons au lieu de mots », il convient seulement d’attendre une simple « illusion bienfaisante », d’ailleurs fort remarquable et dont il tente de nous démontrer le mécanisme. Le propre de l’émotion musicale, grâce à la médiation de l’œuvre et, à la lettre, le « développement » sonore qui règle le cours de nos sentiments, réactions affectives toujours secondes, est d’atteindre, au-delà d’une décharge anarchique ou d’un blocage stérile, la détente ordonnée, différée et heureuse, apaisée, de la tension initiale, comme dans la modulation finale du Boléro de Ravel19. C’est, on le remarquera, la doctrine classique même du Traité des Passions, à une différence capitale près, à savoir qu’elle est décapitée de sa référence à la Vérité atteinte selon l’ordre de l’imagination.
20Mais cette philosophie de la musique et de la fiction, en quelque sorte complémentaires et indivisibles, avait trouvé, je crois, chez Mallarmé, sa forme d’expression extrême et quasi-limite, en quelque sorte achevée, d’autant plus importante qu’elle s’est trouvée appelée à un écho profond dans la jeune génération au point même de se trouver paradoxalement annoncer une nouvelle musique à venir. Et il n’est pas exagéré de dire que cette idéalité musicale rêvée par Mallarmé, en inaugurant un statut nouveau de la fiction, a rayonné sur tous les arts et que jamais la musique n’a autant mérité son titre d’art-pilote pour la modernité. Sous le nom de « symphonie » (très proche du sens ramiste), le poète tendait à désigner une distribution des sons dans l’espace, celle-là même qu’effectue le chef d’orchestre ordonnant une sorte de théâtre comme mime sans paroles, où les mots, quand il y en a, pourront même, à la limite, être déconstruits en phonèmes (par exemple dans certaines œuvres de Berio) pour être incorporés à la trame sonore. Ainsi, décidément à rebours d’une expressivité musicale vouée à fêter les noces de la subjectivité et de la temporalité au cœur de la vocalité, le rêve mallarméen tourne délibérément le dos aux musiques simples et naïves du désir pour accéder à une construction sonore spatiale où se réfléchira, comme dans un miroir, le néant des illusions humaines. Est alors en particulier tout à fait concevable, comme dans Pli selon pli de Boulez, d’opérer une transposition de formalisme à formalisme entre poème et œuvre musicale, montage qui, là encore, tient lieu de fiction à fin d’abolition de toute illusion ontologique ou illusion de transcendance. Surtout il s’agit de comprendre comment cette idée de la musique, par la manière même dont y sont négociés les rapports du son et de la voix, est indissociable de la pensée fondamentale, et tout à fait centrale, de Mallarmé sur la fiction.
21Tandis que chez Descartes la fiction hyperbolique du Malin Génie, par un retournement follement baroque, conduisait à l’affirmation triomphante du Cogito puis de Dieu, chez Mallarmé au contraire la victoire de la fiction sur l’évidence est l’expérience même du néant, la fiction en tant que création humaine de l’universel mensonge tenant lieu d’absolu. Le cogito mallarméen ne résiste pas en effet à l’expérience de la réflexion. Loin d’y trouver son principe d’affirmation, tout se passe comme si, après avoir implosé, il s’éclatait en une multiplicité de reflets scintillant à l’infini à travers un jeu de miroirs multiples. Le miroir d’Igitur n’est plus celui des classiques, ce « maître des peintres » au dire de Léonard, mais « le langage se réfléchissant », lieu impersonnel de la pensée (« je suis maintenant impersonnel ») [OC 240] et producteur d’un sens autonome qui ne reflète, n’imite, ni ne double aucun réel préexistant ou modèle transcendant, donc essentiellement fictif : « La fiction me semble être le procédé même de l’esprit humain (851). »
22Une telle fonction du langage n’est plus conçue comme parole vive, celle-ci étant balayée en même temps que la fiction du moi, mais écriture (« penser étant écrire… » [363]), un jeu d’écriture ou l’écriture comme jeu, c’est-à-dire articulation, espacement, déplacement ouvrant un infini de substitutions à l’intérieur d’un ensemble fini non centré. Tel est en particulier le sens dernier, dans la poétique mallarméenne, de la récusation de la « voix » au profit de « l’effet d’orchestre », comme l’a noté Valéry. Et c’est en définissant le langage à partir de cette dimension de jeu que Mallarmé établit pour celui-ci un statut de fiction généralisée : « Tel opère le Mime, dont le jeu se borne à une allusion perpétuelle sans briser la glace : il installe, ainsi, un milieu, pur, de fiction (310). » Le mime désigne ici l’essence poétique du langage. L’art est à la lettre une magie, une mimique, non une clé. Il ne faut attendre de la poésie ni « co-naissance », ni pensée de l’Être, ni lui accorder un quelconque ancrage ontologique. Par contre l’écriture est faiseuse de pensée, une pensée tissée et tisseuse de fictions, une pensée qui s’affirme pour s’annuler aussitôt par hantise de se figer dans la moindre affirmation de réalité. D’où ce jeu perpétuel de la fiction dans le langage obtenu par des traitements syntaxiques pervers (au regard des normes habituelles) aboutissant par exemple à un « vierge vers » fait « d’écume » ou évoquant « l’absente de tout bouquet ». Mallarmé nous a livré lui-même son secret quant à cette poétique de l’ambiguïté, de l’indécis et de la mort de la conscience : « Je profère la parole pour la replonger dans son inanité (451). »
23En définitive, par la conjugaison d’une déréalisation par réduction du sens à la pure fonction sémiotique et différentielle de la langue promue au rang de fonction autotélique (par oblitération de la fonction référentielle et mise en évidence de la matérialité des signes, ou comme dit Jakobson, de leur « côté palpable ») – et d’un décentrement par refus d’une présence à soi originaire à partir de laquelle s’organiserait une direction de sens (une « intentionnalité »), Mallarmé ouvrait la voie à une modernité esthétique vouée, sur fond de nihilisme radical, à un ludisme généralisé des langages purement formels. Les permutations internes indéfinies qui les définissent, productrices d’une multitude d’irisations de surface et d’effets kaléidoscopiques, tiennent lieu de sens, et, dès lors ce qu’on a nommé dissémination se substitue à la polysémie d’un langage en fête qui demeurait toujours en prise sur un au-delà de sens, et, comme tel, inépuisable.
24Ce rêve musical mallarméen autour de la fiction apparaît assurément comme un idéal-type propre à faire comprendre certains courants représentatifs de l’art contemporain (l’œuvre d’un Boulez certes, mais également en poésie, celle par exemple d’un Yves Bonnefoy). Mais présentement nous y verrons surtout une sorte d’anti-pôle exemplaire de ce que représente l’idée de la musique défendue passionnément par Rousseau. En centrant toute l’expérience musicale sur la « parole chantante » qui porte l’expression à sa plénitude, en plaçant dans ce qu’il nomme aussi la « parole vive » animée par l’accent le principe de l’« énergie de la langue », à savoir la forme même du sentir et de sa communication, il désigne ainsi au cœur le plus intime de cet art la présence de la voix, posée comme organe de l’intériorité et du rapport à autrui. En même temps que la vocalité, en tant que lieu de présence charnelle, passe alors au premier rang par rapport à la sonorité, l’alliance temporalité/subjectivité redevient à la lettre fondamentale et, partant, se trouve entièrement réinvesti tout le rapport à la fois au monde, à autrui, voire à une transcendance personnelle qui est Parole.
Conclusion. La fiction du côté de la vie et de la présence. L’exemple du visuel et du sonore dans le nouveau cinéma
25On s’interrogera sans doute sur le rapport de cette thématique rousseauiste de la « parole vive » avec celle de la fiction qui est notre propos central. Car, même si incontestablement elle engage la question du sens ultime de la musique, ne paraît-elle pas nous renvoyer à une position bien archaïque quant à notre modernité, à la différence de la méditation mallarméenne sur le champ esthétique interprété comme « univers pur de la fiction » ? En fait est ici en jeu le statut même de la fiction dans l’art. Et d’abord, comme l’a souligné Nietzsche, dire de ce dernier qu’il est fiction ne l’empêche pas (au contraire) d’être du côté de la Vie, nous dirons plus largement du côté de l’existence ou de la présence, à rebours en tout cas du culte mallarméen de l’absence et de son abandon obsessionnel à la pente du nihilisme. Si, selon La Naissance de la Tragédie, l’art est illusion, apparence, mensonge consolateur, ce rayonnement de l’illusion qui a nom beauté ne se confond pas pour autant avec le mensonge idéaliste qui est fuite vers les arrière-mondes ou le néant, mais il est la « bonne illusion », fidèle à la Terre qu’elle dévoile, en projetant des mondes qui sont autant d’univers symboliques par lesquels s’opère l’ancrage de l’homme dans l’immanence de la Phûsis. Nulle réduction positiviste chez Nietzsche, à la différence de Mallarmé ou de Lévi-Strauss. La fiction esthétique s’identifie à l’acte même de manifestation de l’Être, en tant que jeu du voilement et du dévoilement. D’où la formule célèbre de la Dédicace à Richard Wagner selon laquelle « l’art est […] la tâche suprême de l’activité véritablement métaphysique en cette vie » (N. T. p. 16).
26D’autre part, et c’est la seconde grande leçon nietzschéenne, la musique est au principe même de cette puissance de manifestation, car, pour Nietzsche ce n’est pas la musique qui sort du mythe comme chez Lévi-Strauss, mais, à l’inverse, c’est la musique qui est à l’origine du mythe (La Naissance de la Tragédie, § 17, évoque la « fécondité mythique de la musique »). Origine est pris ici au sens de l’émergence d’un Fond immémorable et caché (cette profondeur même récusée par Lévi-Strauss), origine « dionysiaque » au principe de la fiction créatrice, et notamment de la Tragédie. Ainsi l’image musicale, « image immédiate du vouloir », selon l’expression empruntée par Nietzsche à Schopenhauer, est grosse des paroles, gestes, scènes auxquels, dans leur multiplicité, elle apporte « élargissement intérieur » et « illumination intime » (Idem, § 21).
27Or cette manière nietzschéenne de penser le rapport musique/fiction à propos de la Tragédie, voire ce climat ontologique de révélation de présence, me paraît pouvoir être transposé dans notre modernité et plus particulièrement à ce qui y représente aujourd’hui, plus que l’opéra lui-même, le lieu suprême des enchantements, bref le sommet de la fiction, je veux dire le cinéma. Hautement significative m’apparaît la nature des liens qui se sont tissés entre fiction et musique à l’intérieur de ce Septième Art et à travers une histoire aussi rapide que brève (juste cent ans !). Tandis que dans le « muet », la musique, généralement improvisée sur place, était extérieure au film, surajoutée et, pour tout dire, subalterne, avec la naissance du « parlant », elle demeure encore au départ « musique d’accompagnement » (souvent méprisée par l’élite), donc simplement illustrative, d’abord par simple correspondance externe avec l’image visuelle, puis par correspondance interne (de nature rythmique par exemple comme dans la célèbre bataille sur la glace dans A. Nevsky). Mais, avec le « nouveau cinéma » va s’opérer un renversement complet du rapport entre visuel et sonore. Or il importe de souligner que cette révolution s’opère essentiellement à partir d’une dialectique interne à la voix. Le nouveau régime de l’image apparaît déjà avec la voix « in » et il va s’imposer avec la voix « off » dont la source n’est plus vue et qui occupe dorénavant le hors-champ relatif (l’à côté) et le hors-champ absolu (l’ailleurs). On remarquera surtout que la voix ici est moins prise en tant que discours (le dit) qu’en tant que timbre, ou, plus précisément encore, dans sa musicalité proprement vocale, ce que Rousseau nommait son « accent » et sa dimension charnelle de « parole vive ». Comment oublier dans L’Année dernière à Marienbad la voix de Delphine Seyrig et son aura poétique20 ? En vérité l’acte de parole est devenu ici « acte fondateur » par rapport aux images visuelles à l’instar chez Nietzsche du rapport entre musique et tragédie21.
28C’est donc l’image musicale, saisie plus particulièrement comme vocalité, qui porte et engendre les images visuelles. En réussissant ainsi, pourrait-on dire en paraphrasant Rousseau, à « mettre l’œil dans l’oreille », le nouveau cinéma atteint – vérité suprême sans doute de l’audiovisuel – le stade de la fabulation pure par l’autonomie du sonore ou plus exactement de la voix. La parole, avec certes des modalités de traitement de la voix fort diverses selon les cinéastes, est devenue en effet acte de fabulation totale en tant que lieu de présence22. Par exemple, en opposition à la voix de l’acteur de théâtre, la célèbre voix bressonienne, composée par extraction à partir de l’écoute des « intonations » du « modèle », nous donne en vérité, au-delà de « l’affreuse réalité du faux » (celle des clichés et de la pseudo-fiction), la « parlure visible » des objets et des corps, des choses et des personnes23. À ce cinéma ne pourrait-on appliquer alors en toute exactitude ce que Claudel dit de ces « peintures que l’on écoute encore plus qu’on ne les regarde24 » ? Et ceci d’ailleurs, ajouterai-je, d’autant plus que ce cinéma a refusé la musique d’accompagnement – au sens d’une musique qui inonde les images – pour au contraire faire place au silence (« le cinéma sonore a inventé le silence »), un silence qui n’est plus une « partie » de la musique mais le « support » sur lequel elle prend appui25.
29Dans le prolongement de cet examen, en principe infini, de la problématique de la voix au cinéma dans son rapport à la fiction, je citerai, en guise de conclusion, un exemple, emblématique à double titre, me semble-t-il, celui du film de J.-M. Straub d’après le Moïse et Aaron de Schoenberg. D’une part en effet il tente la synthèse difficile, périlleuse, voire pour d’aucuns impossible, des deux sommets de la fiction, l’opéra et le cinéma, d’autre part sa thématique centrale est celle de la Parole par excellence, celle du Dieu invisible, par principe inaccessible aux images. Et, tout comme chez Schoenberg cette Voix parlait au-delà du code tonal dans la fameuse scène initiale de la vocation de Moïse, Straub de son côté déclare, donnant ainsi à la Fiction sa dimension de transcendance et de présence : « La voix vient de l’autre côté de l’image26. »
Notes de bas de page
1 D’où déjà le mot d’Alberti : « Enfin la perspective nous fait voir le monde comme Dieu l’a vu. » De son côté Leibniz parlera des « apparences bien fondées » à propos de ce monde de la représentation que nous restituent de concert constructions de la science et créations de l’art et qui rejoint le spectacle voulu comme finalité ultime de l’acte créateur divin.
2 Claude Lévi-Strauss, Regarder Écouter Lire, Plon, 1993, p. 32. Ici « ne représente pas » signifie : ne se réduit pas à un simple double ou reflet à base de ressemblance.
3 Évoquant en particulier « la sublimité d’une tempête sur terre », Poussin déclare : « J’ai essayé de représenter l’irreprésentable. » À signaler, au cours de ce XVIIe siècle, en particulier de Boileau à Bouhours, l’émergence significative d’une attention portée à la notion de sublime identifiée au merveilleux. Au terme nous aboutirons au texte décisif de Kant dans la Critique de la faculté de juger.
4 Pascal, Lettre à Mlle de Roannez (Brunschvic 215) et Louis Marin, Philippe de Champaigne ou la présence cachée (Hazan, 1995). Ainsi un tableau comme Le Souper d’Emmaüs (1664, Gand) paraît, en raison de son sujet même, en l’occurence le discernement par les vrais disciples de la présence cachée, comme quasi prédestiné pour servir d’allégorie à la « figure » qui, selon Pascal, « porte présence et absence » (Pensées, Brunschvicg, 677).
5 Comme Descartes, selon le principe pythagoricien, Rameau part des rapports de longueur de cordes pour définir et engendrer les intervalles harmoniques de base : octave (1/2), quinte (2/3), quarte (3/4), etc. Sauveur réussira à mesurer les rapports de vibrations ou fréquences qui constituent le son physique lui-même (sons harmoniques possédant une fréquence multiple du son fondamental, soit 2N, 3N…). C’est seulement dans son dernier ouvrage La Génération harmonique que Rameau tiendra compte des travaux de Sauveur.
6 Descartes, Dioptrique, Discours IV. A.T. p. 113.
7 Chabanon cité par Lévi-Strauss (op. cit., p. 89 sq.) : « Un son musical ne porte en soi aucune signification. »
8 Ainsi Rousseau ouvre-t-il la voie à une ethno-musicologie, voire à une recherche sur la pluralité des langages musicaux.
9 Au nom de la spontanéité naturelle Rousseau s’oppose aux voix artificielles (haute-contre et castrats) (Article Camarde du Dictionnaire de musique), tout comme dans la Nouvelle Héloïse « L’Élysée de Julie », par refus de l’artifice du jardin classique voué à la domination de la nature à partir d’un point de vue central (avec grandes perspectives, bassins reflétant les lointains, arbres disciplinés…), nous ramène de la périphérie au centre au nom d’une nature toute tournée vers l’intérieur. Kant, de son côté, remarquera que la présence d’un artifice fait aussitôt s’évanouir non seulement le sentiment de beauté naturelle mais aussi celui de beauté artistique.
10 Jean-Jacques Rousseau, Œuvres, IX, 476.
11 Pour Rousseau le rapport instauré par une imitation vraie n’est pas de l’ordre de l’artifice mais il n’est pas davantage de l’ordre d’une ressemblance prise au sens d’une sympathie de type magique à la manière néoplatonicienne. Il relève plutôt de l’ordre propre au sentiment qu’il faut entendre comme échange vécu proprement dialogal où la nature même se trouve incorporée au rapport à autrui selon un lien quasi personnel (ainsi quand Lamartine évoque « la nature qui t’invite et qui t’aime » ou Walter Benjamin la relation d’échange qui s’établit à propos de « l’aura d’un paysage naturel »). Dans ces conditions passe au premier plan pour caractériser dans son essence le phénomène d’imitation ce qui est au principe même de la relation dialogale, à savoir la référence au couple ouïe/phonation, écoute et parole. Dans l’article « Musique » Rousseau écrit : « Une musique proprement imitative, par des inflexions vives, accentuées, et pour ainsi dire parlantes, exprime toutes les passions, peint tous les tableaux, rend tous les objets, soumet la nature entière à ses savantes imitations, et porte ainsi jusqu’au cœur de l’homme des sentiments propres à l’émouvoir. Cette musique vraiment lyrique et théâtrale était celle des anciens poèmes. »
12 Rousseau, Essai sur l’origine des langues, chap. II, p. 169, dans Écrits sur la musique, Stock/Musique.
13 Idem, p. 164-165.
14 Aussi bien est-ce un véritable éloge de la voix qui tiendra lieu de « finale » pour l’Essai sur l’origine des langues : « La voix annonce un être sensible ; il n’y a que les corps animés qui chantent […]. On voit par là que la peinture est plus près de la nature, et que la musique tient plus à l’art humain. On sent que l’une intéresse plus que l’autre, précisément parce qu’elle rapproche plus l’homme de l’homme et nous donne toujours quelque idée de nos semblables […] ; sitôt que des signes vocaux frappent votre oreille, ils vous annoncent un être semblable à vous ; ils sont, pour ainsi dire les organes de l’âme ; et, s’ils vous peignent aussi la solitude, ils vous disent que vous n’y êtes pas seul. Les oiseaux sifflent, l’homme seul chante ; et l’on ne peut entendre ni chant, ni symphonie, sans se dire à l’instant : Un autre être sensible est ici. » En insistant comme les Florentins sur la nécessité de retrouver l’énergie de l’ancienne musique illustrée par la tragédie grecque qui, en union à la danse et à la poésie, aurait eu pouvoir sur les passions, Rousseau certes place à nouveau l’art musical sous le signe d’Orphée, le poète dont le chant plongeant dans les mystères de la nature symbolise la légendaire puissance de la musique. Toutefois il ne faudrait pas oublier l’empreinte protestante profonde qui a marqué le « citoyen de Genève ». Son contact premier avec la musique, on le sait, l’a été avec celle des Psaumes, et ce, jusqu’à son arrivée chez Madame de Warens. Peut-être doit-on alors remonter jusqu’à ces impressions d’enfance pour mieux comprendre l’insistance décisive du philosophe sur la musique comme expérience privilégiée et indivise de l’intériorité et du rapport à autrui : « Combien nous sommes loin de la climatique mallarméenne », dont il sera question un peu plus loin, ce cri d’Hérodiade nous le dit admirablement : « Oui, c’est pour moi, pour moi, que je fleuris, déserte ! » (OC 47).
15 Lévi-Strauss, L’Homme nu, p. 583, Plon.
16 Lévi-Strauss, op. cit., p. 579 : « La musique, c’est le langage moins le sens. » Hanslick, de son côté, considérait comme « impure » la musique vocale.
17 Et en musique jusqu’à accorder un privilège exclusif à la tonalité, pour lui comme pour Rameau, seule fondée en nature.
18 Milan Kundera, Les Testaments trahis, Gallimard, 1993, p. 81-83.
19 Lévi-Strauss, idem. Passim, p. 571-572, 577, 587, 589.
20 D’où « la barbarie naïve du doublage », selon l’expression de Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Gallimard/Folio p. 58.
21 Gilles Deleuze évoque, à propos justement de ce nouveau cinéma, « la parole s’étant retirée de l’image pour devenir acte fondateur » L’Image-Temps, Éditions de Minuit, 1985, p. 317.
22 À titre d’exemple de la diversité de style entre cinéastes quant à l’acte même de la parole, nous citerons Rohmer qui traite comme direct le discours indirect, tandis que Bresson, à l’inverse, traite le discours direct comme indirect.
23 Bresson note : « Intonations justes quand ton modèle n’exerce sur elles aucun contrôle. » (Bresson, op. cit., p. 83 et respectivement p. 138 et 26.) Évoquant « la manière d’être intérieure, unique, inimitable » (60) de la personne, il ajoute : « Voix et visage […] se sont formés ensemble » (72) et « sa voix […] nous donne son caractère intime », car « la voix », c’est « l’âme faite chair » (67).
24 « Ton film doit ressembler à celui que tu vois en fermant les yeux. (Tu dois être capable à tout instant de le voir) et de l’entendre tout entier. » (Ibid., p. 61, souligné par l’auteur lui-même.) Ou encore p. 62 : « Lorsqu’un son peut remplacer une image, supprimer l’image ou la neutraliser. L’oreille va davantage vers le dedans, l’œil vers le dehors. » La citation de Claudel est extraite de La Peinture hollandaise, Gallimard, coll. « Idées/Arts », p. 15.
25 Respectivement p. 50 et 135. Pour prendre un exemple chez un autre cinéaste, comment ne pas être sensible à la plénitude musicale du silence dans les scènes érotiques de L’Amant ?
26 Cahiers du cinéma, no 258 (Entretien avec Straub sur Moïse et Aaron). Cité par G. Deleuze, op. cit., p. 333.
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