Partout et nulle part
p. 77-80
Texte intégral
1Dans cette déambulation fictive à laquelle nous convie (nous contraint ?) Giuliana Bruno, s’amorcent plusieurs réponses séduisantes à un problème que nous nous posions, mais qui était un peu général (la reconnaissance du cinéma comme art procéderait-elle de son irrésistible propension à la fiction ?). Les travaux de l’auteur ont délimité un champ plus précis et son intervention examine l’éventualité d’une fiction filmique non narrative.
2Sa thèse est radicale et sans concession : le cinéma est tout entier du côté de la fiction parce que sa mobilité nous libère de la sphère de l’expérience, qu’il relègue dans le monde empêtré de « la vie quotidienne », pour reconstruire un monde, non pas trompeur ou virtuel, mais vagabond, qui ne se saisit qu’entre la réalité des seules images et l’invention d’un trajet spectatoriel. À travers ces espaces possibles, ceux des « rues de la vie » de Kracauer (où se glissent parfois, dans les méandres du texte, des êtres fabuleux, les femmes) il engage le regard du spectateur sur un « sentier imaginaire », dont l’exploration engendre non un « voyeur » mais un « voyageur ». C’est que la mobilité consubstantielle au cinéma en fait, par ses changements de cadres et d’angles de prise de vue, l’architecte d’espaces multiples, inexpérimentés et inexpérimentables par le corps matériel, qui se meut dans la « vie de la rue » : le processus de fictionnalisation est donc enclenché dès que le flux filmique entraîne le spectateur-voyageur vers des lieux qui s’inventent entre les images et les bruits constamment relayés par l’activité de la caméra et du montage.
3Ce mouvement induit d’ailleurs aussi une pente vers la narrativité : inévitablement suggérés par le mouvement, des récits s’écoulent, fluides ou précipités, dont la fonction est d’organiser ces espaces imaginaires où le spectateur, comme les personnages filmiques qui hantent les lieux élaborés par le spectacle de la mobilité, est à la fois « en séjour et en transit ». Le récit produit alors de la fiction, non parce que les événements qu’il raconte sont inventés (ils peuvent l’être, peu importe, et puisqu’ils sont libres de l’être, ils tendent à le devenir) mais parce que le rapport du corps du spectateur à l’espace filmique ne peut être que fantasmatique.
4Ainsi la fiction ne se limite pas au film, elle contamine le spectateur : son vrai corps n’est pas celui qui reste enfermé dans la salle plus ou moins obscure ; aspiré dans le mouvement cinétique, il se glisse dans les espaces imaginaires et devient luimême fiction (est-ce, pour Giuliana Bruno, la raison qui autorise les femmes à y être admises ?). Cette fiction toutepuissante fait du film une topographie qui est le « vrai domaine du cinéma, celui où s’actualise le désir qu’il provoque » : le corps, réel, pesant, immobile du spectateur se métamorphose, par le jeu de son regard, en un corps sexué et désirant capable d’entrer en expansion comme dans ces maternités fictionnelles que produit la vision mobile des sculptures du Bernin explorée par Eisenstein à Saint-Pierre.
5On ne pourra donc pas distinguer ce qui serait un cinéma de fiction de ce qui ne le serait pas pour une raison simple : face au film, il n’est qu’un seul lieu, simultanément effectif et fictif, dont on puisse rendre compte, celui que construit la perception corporelle des phénomènes, référables au réel ou tout à fait imaginaires, qui se déroulent sur l’écran. On renverra donc à l’institution (cinématographique, critique, universitaire) le discours sur des différenciations supposées, entre fiction et documentaire, entre narratif et non-narratif. Précisons d’abord par prudence que, pour nous, bien évidemment, les domaines du récit et de la fiction, celui du « cinéma du réel » et de formes non narratives ne se recouvrent pas exactement, même s’ils se recoupent parfois. La résistance que j’éprouve face à une position aussi radicale que celle proposée par Giuliana Bruno ne dérive pas d’une manie classificatoire, qui voudrait rendre étanches les frontières entre le réel et l’imaginaire comme entre histoire inventée et monde reconstruit, mais plutôt d’une gêne provoquée par certains de ses arguments.
6D’abord, on ne peut ignorer que tantôt, et c’est le cas majoritaire, les films racontent une ou des histoires, mais parfois non : en soutenant que la mobilité propre au cinéma infère la narrativité, on réassure le lien entre fiction et narration, et on affaiblit la force de la thèse initiale, convaincante, suivant laquelle le processus de fictionnalisation est avant tout lié à la construction d’un espace mobile par le film, tout à fait capable, donc, de construire des fictions non narratives. Par ailleurs, si la fiction cinématographique s’élabore dans le rapport qui s’instaure entre les images et le regard désirant du spectateur, on peut se demander où elle s’ancre : dans l’espace imaginaire suggéré par le film, ou par la circulation de mon regard entre les images ? L’importance accordée par le texte au regard spectatoriel est si forte qu’elle renvoie le cinéma tout entier au no man’s land de l’illusion subjective, où je ne peux distinguer entre ce que me propose le film et ce que créée mon regard sous l’effet de ses sollicitations. Si ma liberté s’exprime différemment dans mon rôle de spectateur que lorsque je suis un touriste de la rue, elle n’en est pas moins limitée. Ce sont les images, en effet, qui me mettent au monde comme spectateur fictif : elles me contraignent et même la subjectivité de mon regard peut se trouver guidée par divers procédés cinématographiques.
7Enfin, si le film est, comme je n’en doute pas, un artefact qui m’entraîne dans un voyage imaginaire, et dans lequel j’investis beaucoup de moi-même, je n’éprouve pas les mêmes sensations, je n’élabore pas la même réflexion, je n’interprète pas, bref je ne poursuis pas mon trajet spectatoriel de la même manière selon que j’explore Le Couvent de Manoël de Oliveira et Le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophuls. En poussant la thèse à l’extrême, on risque de récuser d’emblée toute relation entre le film et le monde quotidien, fût-il réimaginé par les images mobiles. Le propre de la fiction est bien, lorsqu’elle est figurative, de réutiliser du matériau en provenance de ce monde : de toute façon, j’y « reconnais » des choses, sinon des personnages, du moins des formes, et même des objets, des lieux, des questions qui ne sont pas étrangers au monde quotidien ; pourtant, certaines des fictions spatiales écraniques me parlent davantage que d’autres des déterminations du monde astreignant dans lequel je vis, sans pouvoir toujours le refaçonner. Même si je n’ai pas fait l’expérience directe de la France sous l’occupation, je sais qu’elle n’a pas le même statut que la forêt jurassique où se perdent le diable et l’ange du couvent portugais.
8La fiction devenue envahissante risque ainsi d’être à la fois « partout et nulle part » : surtout elle tend à occulter les questions posées par les différences de construction et de fonction entre des fictions assumées comme telles et les tentatives (en partie fictives ou pas, présentées sous forme de récit ou non) d’une mise en scène des réalités du monde (illusoire, sans doute, mais pourtant parfois revendiquée, et souvent ressentie). Elle m’empêche alors de m’interroger sur les modalités de l’activité figurative du cinéma, sur sa portée esthétique, et sur ce qu’il réinvente (ou me contraint à réinventer).
Auteur
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