Aux visiteurs imaginaires
p. 53-55
Texte intégral
1Y aurait-il, en peinture, des degrés de fictionnalisation ? Pour tester l’hypothèse inventons trois toiles de David :
- Napoléon recevant le Corps législatif,
- Napoléon en empereur romain,
- Napoléon interrogeant le Destin au soir de Leipzig.
2Il semble bien y avoir là une graduation depuis la visite, parfaitement attestée, des Représentants à l’empereur jusqu’au tête à tête imaginaire en passant par le symbole à la fois irréel (si Napoléon ne s’est jamais déguisé…) et réel (… il se jaugeait bien à l’aune des Césars), mais de quelle échelle nous servirons-nous pour évaluer le niveau de facticité propre à chacun de ces tableaux ?
3Écoutons les visiteurs de notre galerie puisque c’est leur discours qui fera passer les œuvres du virtuel au sensible. Dans leur majorité les amateurs négligent le sujet des différents tableaux, ces thèmes n’appartiennent pas à leur univers et leur semblent lointains, presque archéologiques, ce qui les retient est le travail du peintre. Quant aux rares personnes un peu mieux renseignées elles échangent des propos surprenants : le Corps législatif était, font-elles remarquer, une assemblée fantôme et David, en lui consacrant une œuvre, a créé un faux événement sur du vide – a produit une fiction. En revanche le Destin a les traits de Blücher, la troisième toile est purement factuelle, elle confronte Napoléon à son vainqueur.
4Jean Arrouye nous le rappelle avec insistance, les traits éventuellement factuels ou décidément fictifs qu’on découvre sur une peinture ne sont pas donnés une fois pour toutes, chaque époque, peut-être même chaque individu les définissent de manière différente. Nous trouvons ici l’un des points où achoppent les études sur la réception : il leur faut, pour poser des questions pertinentes, construire d’avance leurs auditeurs ou leurs spectateurs et, en les construisant, elles préjugent des réponses qu’ils vont donner : placés devant une toile un érudit et un amateur d’art ne se montreront pas sensibles aux mêmes éléments.
5Chercher à évaluer, en se fondant sur la représentation, le niveau de fictionnalité d’une œuvre picturale ou, tout simplement, se demander si elle relève ou non de la fiction semble donc assez difficile. Peut-on alors soutenir que le sujet traité n’est, en lui-même ni fictif, ni non fictif ? Comment jugerait-on, par exemple, en se fondant sur le rapport à la réalité, un cheval de Géricault ? Il n’est ni vrai ni imaginaire, il n’est rien d’autre qu’une représentation, une image de cheval. Le visiteur contemporain, quand il regarde cet animal, ne songe pas à l’interroger en termes de vérité puisque les chevaux qu’il voit d’ordinaire aux courses ou au manège n’ont aucun rapport avec les animaux quasi sauvages de Géricault. L’amateur qui fait halte devant une toile s’engage dans une tête à tête dont lui seul connaît l’intensité et les limites : n’est-ce pas là qu’intervient l’effet fiction ? Pour vraiment regarder un tableau, il faut s’arracher au monde quotidien, s’enfermer dans une relation étroite et close avec les aspects de l’œuvre auxquels on est sensible, s’installer dans un univers différent, passager, fictif.
6Si l’hypothèse est tenable elle signifie que tout investissement fort sur un objet est une entrée en fiction. Mais, dans le domaine qui nous intéresse ici, celui des œuvres peintes, l’existence de ce que Jean Arrouye nomme très heureusement des tableaux « au conditionnel » nous pose une difficile question : peut-on parler de « peinture » en général, sans tenir compte du passage de la figuration à l’abstraction ? Le repli vers l’imaginaire n’a-t-il pas une signification différente suivant qu’on se trouve face à un Géricault ou devant un Asger Jorn ? Bien qu’il suive une autre démarche, Jean Arrouye nous propose les éléments d’une réponse en expliquant pourquoi ce qui se dit ou s’écrit à propos d’un tableau est d’une importance fondamentale. Quand il commence à parler le visiteur se déprend de la situation fictionnelle, son commentaire, quel qu’il soit, établit une communication avec son entourage et avec le monde concret dans lequel il vit d’habitude. Or ce que l’on verbalise change considérablement d’une œuvre à l’autre, il est aisé de s’étendre sur la manière de Géricault, on n’a aucun mal à faire, autour de ses chevaux, des remarques subtiles et pertinentes, tandis que, avec Jorn, on doit se contenter de notations élémentaires sur le choix des couleurs ou la position des taches. Ainsi la manière dont, en parlant, on sort du rapport fictif est-elle extrêmement variable.
7Comme l’est d’ailleurs la façon d’y entrer. Une remarque de Jean Arrouye me semble particulièrement instructive à cet égard : la peinture non représentative se révèle, nous dit-il, « incapable de s’épanouir en fiction ». Dans un sens qui n’est peut-être pas tout à fait le sien, je reprends l’expression. On entre sans peine en fiction quand on va voir un Géricault, on jette un coup d’œil et on est déjà dans une sphère autre, on est prêt, si on le désire, à s’offrir quelques instants de dépaysement. L’œuvre abstraite ne se prête pas à cette relation facile, il est tentant de glisser sur elle comme sur une surface de verre. Est-ce à dire que l’adhésion à la fiction intervienne de façon directe, immédiate, en présence d’une œuvre représentative ? Les choses ne sont pas aussi simples car l’anecdote, le sujet permettent d’échapper au rapport fictionnel : dès lors que le visiteur s’interroge sur la position des pattes, sur la crinière, sur les sabots du cheval, il s’ancre dans le concret. Au contraire l’amateur qui s’est laissé prendre à une œuvre de Jorn n’y découvre aucune échappatoire ni rien qui éveille son sens critique et le reconduise au monde concret : seule sa rencontre avec la toile engage le moment de la fiction.
8En acceptant les hypothèses que je forme sur l’investissement fictif on peut répondre à la question posée au départ : il y a probablement de très nombreux modes de fictionnalisation pour ceux qu’attire la peinture. Toutefois, ils ne sont pas quantifiables et, contrairement aux apparences, ils n’ont rien à voir avec les thèmes abordés – sinon le fait que, en se fixant sur les objets de la représentation, on peut s’épargner l’effort de fictionnaliser.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Temps d'une pensée
Du montage à l'esthétique plurielle
Marie-Claire Ropars-Wuilleumier Sophie Charlin (éd.)
2009
Effets de cadre
De la limite en art
Pierre Sorlin, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier et Michelle Lagny (dir.)
2003
Art, regard, écoute : La perception à l'œuvre
Pierre Sorlin, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, Michele Lagny et al. (dir.)
2000