La facticité de la fiction
p. 7-27
Texte intégral
1Les pages qui sont ici proposées, ainsi que l’ont souhaité les organisateurs de ce colloque, reprennent et mettent en perspective les thèses élaborées dans le cadre préparatoire d’un séminaire ayant conduit d’une part un « débat autour du livre de Gérard Genette, Fiction et diction » ; et d’autre part proposant des discussions sur des exposés présentés par Roger Odin (« Fiction et fictionnalisation »), par Gérard Dessons (« Relation peinture-fiction »), et par Éric Clémens (« Sur le sens du mot fiction dans La Fiction et l’Apparaître1, 1993 »). Réfléchissant ces premières hypothèses, le texte qui suit suggère en outre quelques prolongements de la réflexion sur la notion de fiction, considérée en elle-même et dans le cadre d’une réflexion sur l’esthétique.
2Les thèses usuellement disponibles, en théorie littéraire sur la fiction, se partagent entre une approche linguistique, particulièrement illustrée par Käte Hamburger et John Searle, une approche sémantique, dont les données constitutives remontent à Frege, débattent du problème de la référence en fiction, et se développent dans la théorie de la dénotation nulle (Nelson Goodman), dans celle des mondes possibles (Dolezel, Pavel), une approche pragmatique (John Searle, Gérard Genette), ou une approche anthropologique qui a partie liée avec une théorie de l’imagination (Kendall Walton)2. Par rapport à ces thèses, les propositions avancées dans le séminaire de 1994-1995 ont pour caractéristique et pour originalité, d’une part, de constater, d’admettre le fait de la fiction, et de le considérer non pas suivant une opposition, explicite ou implicite, avec le fait du discours, de la présentation ou de la représentation non fictionnelles, mais suivant ce que peut être le geste constitutif de ce fait de fiction et suivant la situation de ce fait. Cela peut encore se formuler : il n’y a pas lieu de discriminer le fait de la fiction par comparaison – comparaisons auxquelles reviennent, pour l’essentiel, les approches que nous venons de citer, hormis celle de Kendall Walton – ; il y a lieu de le caractériser par ses paradoxes constitutifs, et d’en proposer un modèle qui se déduise de et puisse faire lire le fait de la fiction dans le domaine artistique3. Paradoxes du fait de la fiction : cela concerne essentiellement les thèses de l’équipe initiale, celles de Gérard Dessons, et les débats qu’elles ont suscités. Élaboration d’un modèle du fait de la fiction : cela concerne essentiellement les thèses de Roger Odin et d’Éric Clémens et les débats qu’elles ont suscités.
3Paradoxes du fait de fiction. Premier paradoxe : il est, d’une part, indiqué par la reprise de ce qui est inscrit dans l’étymologie du mot de fiction, la notion de feinte, qui ne devient pas cependant la feintise comme l’ont conclu diverses interprétations de John Searle ; il est, d’autre part, précisé, par les notations suivant lesquelles la fiction est affirmation d’existence, constitution de ce qu’elle simule, qu’elle ne s’atteste qu’à s’inventer. Deuxième paradoxe, directement lié au premier : le fait de la fiction, en littérature, en art, peut sans doute être dit, il n’est pas cependant définissable par une rupture nette de l’adéquation de ce fait de la fiction et du réel. Les deux paradoxes se reformulent : le fait de la fiction est décidable, et il porte cependant une part d’indécidabilité dans la mesure où la question de décider si le fait de la fiction constitue une alternative radicale avec le fait que constitue le monde réel reste ouverte. Les deux paradoxes supposent encore d’engager une réflexion sur la forme qui est donnée au fait de la fiction – réflexion essentielle dans la mesure où elle commande de définir le fait de la fiction, en littérature, sans le rapporter nécessairement à l’institution d’actes de langage ordinaires –, et sur la pertinence du fait de la fiction – ou, en d’autres termes, sur le régime de référence et sur l’épreuve de réalité qui sont attachés à ce fait. Ces paradoxes, présentés de façon plus ou moins contestatrice des approches linguistiques, sémantiques, pragmatiques, évoquées précédemment, sont repris dans l’analyse des rapports entre peinture et fiction. Lorsqu’il est dit qu’en peinture, le problème posé par la feinte disparaît et que la question de la fiction ne permet de penser autre chose que l’intégralité de l’action de peindre – intégralité veut dire que « la peinture comme fingere consiste précisément à feindre pour produire l’illusion et à faire exister tel ou tel objet4 » – et non pas le rapport entre l’illusion et le réel, on revient à la notation du fait de la fiction, cela qui ne s’atteste qu’à s’inventer, cela qui est feinte et affirmation d’existence. Dire ainsi le fait de la fiction équivaut à le dire à la fois suivant l’ambivalence de son rapport avec le réel et suivant l’évidence de sa constitution : le fait de la fiction est construit. L’hypothèse de l’affirmation d’existence ne laisse pas d’être ambivalente dans la mesure où elle renvoie à la fois à l’œuvre de fiction qui constitue le fait de la fiction et à ce fait même qui n’est pas dissociable de l’œuvre qui le constitue. Cette ambivalence qui commande les paradoxes définis exclut de rapporter le fait de la fiction aux seules caractérisations linguistiques, sémantiques, pragmatiques, de l’élaboration de l’œuvre qui le constitue, d’une part, et, d’autre part, à ce qui serait un univers de la fiction, tel que le dessine, par exemple, la théorie des mondes possibles. Bien que cette double exclusion n’ait pas été traitée expressément durant le séminaire de 1994-1995, elle a été l’objet d’une approche implicite : le fait de la fiction est indissociable du fait de l’œuvre ; l’œuvre de fiction se caractérise par une manière d’objectivité de la fiction ; cette œuvre n’est pas l’occasion, le moyen, le support d’une imagination fictionnalisante. Ce qui discriminerait l’œuvre d’art de fiction de l’œuvre d’art qui ne serait pas de fiction serait le lien, explicite ou manifeste, entre invention et affirmation d’existence, qui définirait, de facto, le feindre.
4L’examen de ces paradoxes trouve un prolongement obligé dans l’élaboration de modèles du fait de la fiction. Aussi contrastés qu’aient pu être les débats, – on revient aux oppositions entre réel et imaginaire, à la distinction entre l’illusion référentielle du langage et la suspension de son efficience –, dire le fait de la fiction suivant un modèle équivaut à proposer une caractérisation constructiviste et fonctionnelle du fait de la fiction. Il n’est pas assuré que le modèle proposé par Roger Odin soit congruent avec ce qui a été dit sur la peinture et sur la fiction dans la mesure où ce modèle établit que narrativisation et fictionnalisation sont indissociables et où il présente comme indissociables fictionnalisation et imaginaire. Il n’est pas assuré que le modèle proposé par Éric Clémens, qui ne suppose pas que la fiction doive se présenter comme telle, soit congruent avec l’explicite des thèses qui définissent les paradoxes de la fiction et qui suppose précisément que le fait de la fiction se présente comme tel. Mais c’est peut-être là jouer sur les mots : car tel que le modèle du fait de la fiction est alors défini, il relève d’une action langagière et symbolique qui peut être discriminée : « La fiction est à la fois destruction d’un langage en place et invention du renouveau du symbolique, toujours marqué pourtant de cette inaptitude à se dire et à dire le réel. Elle conserve cependant une orientation vers le réel, ce dont témoigne le désajustement qu’elle peut occasionner chez le lecteur dans son rapport au monde5. »
5Ces diverses approches et ces débats peuvent se résumer suivant quatre interrogations : 1. En quoi le fait de la fiction, en littérature, dans les arts, peut-il être ségrégué des présentations, représentations, propositions, produites par les autres pratiques discursives, par les autres pratiques constructivistes humaines ? 2. Comment peut être caractérisé plus précisément le fait de la fiction, dont il peut être dit, à partir de ces thèses, qu’il est son propre fait ? 3. Quelle est l’actualité du fait de la fiction, dès lors que le rapport de ce fait avec le réel est en question ? 4. Cette question est encore indissociable de la question de la pertinence de ce fait, elle-même inséparable de l’examen du statut du langage que suppose le fait de la fiction, et du rapport du fait de la fiction avec le symbolique.
6À travers ces questions, le fait de la fiction est considéré dans sa spécificité, selon une approche qui introduit au questionnement que porterait, de lui-même, le fait de la fiction. Une telle approche est indissociable de la notation des paradoxes définis et exclusive – il faut le répéter – des thèses qui traitent du fait de la fiction par comparaison avec les caractéristiques du discours tenu pour non fictionnel, et des thèses – ainsi de la thèse de Kendall Walton – qui, donnant droit de cité au fait de la fiction, rapporte ce fait à un acte d’imagination qui serait simplement constitutif de l’univers attaché au fait de la fiction, sans que les moyens discursifs, artistiques, liés à la constitution du fait de la fiction soient considérés en eux-mêmes, et sans que cet univers du fait de la fiction porte un questionnement spécifique. Ces mêmes questions traduisent encore le souci de replacer l’œuvre de fiction et le fait de la fiction, en littérature, en art, dans une perspective proprement esthétique – perspective qui est à un grand degré ignorée par les approches linguistiques, sémantiques, pragmatiques et anthropologiques.
7Pour caractériser en quoi l’œuvre de fiction et le fait de la fiction seraient essentiellement esthétiques, il suffit de dire : le fait de la fiction est ici supposé être un fait construit – par le producteur de l’écrit, du film, de la peinture, par le lecteur, par le spectateur – ; ce fait de la fiction joue en une alternative par rapport aux faits du monde réel, aux discours constatifs, propositionnels, aux présentations et représentations constatives. Cette alternative, essentielle pour expliquer le paradoxe du fait de la fiction, la pertinence et la propriété symbolique de ce fait, l’est encore pour expliquer son effet proprement esthétique : cet effet est indissociable de ce que le fait de la fiction se donne, à travers une certaine forme élaborée, comme autre et que cet autre, qui est son propre fait, sa propre vérité, suscite, par là, questionnement et satisfaction. La satisfaction est indissociable du questionnement dans la mesure où ce questionnement procède du constat du fait de la fiction, en reconnaît la problématicité, et n’entreprend pas de considérer ce fait de la fiction suivant un jeu causaliste ou explicatif. C’est-à-dire suivant ce qui situerait la fiction et son fait comme il est possible de situer ou de noter l’impossibilité de situer une donnée du réel. Souligner (comme le propose l’introduction à ce colloque) que « l’art ne s’atteste qu’à s’inventer », qu’en fiction, « la feinte constitue ce qu’elle simule et par là se donne une réalité de simulacre »6, revient à noter cela même : le fait de la fiction est construit pour lui-même, il suggère un jeu d’alternative – ce que suppose l’indication du simulacre – ; il commande un double jeu cognitif et imaginatif – celui qui est lié à cette alternative, celui qui est lié au fait même de la fiction – ; la fictionnalisation qui en résulte, chez le lecteur, chez le spectateur, est, en elle-même, suffisante et satisfaisante, dans la mesure où elle participe de ce double jeu et où elle se tient au fait de la fiction.
8Nous suggérons, pour notre part, de reprendre ces divers constats et propositions en considérant et en portant à une manière d’extrême ce qui est leur thèse principale : il y a un fait de la fiction. Où il peut être dit l’interrogation que suscite la fiction et qui fait de cette interrogation le début argumentatif de la définition de la fiction, des débats sur la fiction. Assimiler la fiction à un simulacre revient à poser l’objet qu’elle est à plat, à distance, et à laisser ouverte une question : comment cette distance est-elle lisible ? quelle fonction peut être prêtée à cette distance ? comment cette distance peut-elle être située ?
9Il est une reformulation de ces paradoxes : puisque la fiction est son propre fait, elle peut être dite un factice, une facticité. Factice : la fiction est du feint. Facticité : la fiction est un fait, cela qui existe en tant que fait et peut apparaître dépourvu d’aucune justification. L’acte de feindre est constitutif d’une facticité. Sans une telle facticité, le discours sur la fiction même ne serait pas concevable – car la fiction reviendrait toujours possiblement à quelque ordre symbolique explicite. Cela peut encore se commenter : l’œuvre de fiction est ce qu’elle doit être – où il y a la notation de la poiêsis comme finalité et comme résultat ; elle livre sa propre apparence et elle est avec les autres apparences. L’œuvre de fiction est anhypothétique : l’apparence de l’œuvre repose sur elle-même ; elle est l’apparence portée à l’apparence même. Cela n’exclut pas que l’œuvre de fiction puisse avoir un caractère représentationnel. Mais, puisque l’œuvre de fiction est d’abord son propre fait, ce caractère représentationnel définit moins l’œuvre de fiction suivant un jeu de renvoi obligé à quelque réalité, à quelque objet de la représentation, qu’il ne permet de définir l’œuvre de fiction comme ce fait singulier qui est cependant commun puisqu’il peut être tenu, dans l’hypothèse de l’œuvre de fiction, comme l’exemple de tel ou tel fait qui pourrait être représenté. On sait que la poésie imagiste (Ezra Pound) et la poésie objectiviste (Louis Zukofsky) ont rapporté le pouvoir représentationnel et l’effet de fiction de la poésie à une telle approche de la facticité de la fiction. On sait que les notations relatives à la littérarité et au défaut de caractère représentationnel de l’œuvre littéraire – le discours n’imite que le discours, suivant la formule de Gérard Genette – font de l’écrit littéraire un jeu sur la facticité du discours et reconduisent implicitement, sur la seule base du discours, à ce qui vient d’être dit.
10Il est une manière aisée de poursuivre avec ces remarques. Rappeler que le feint est élaboré, qu’il simule et se définit par cette simulation sans laquelle il ne serait pas, équivaut à marquer : la fiction, le fait de la fiction, ne peuvent être sans leur autre. Rappeler simultanément que la fiction et le fait de la fiction sont leur propre fait, équivaut à conclure que la fiction, le fait de la fiction sont, en eux-mêmes, sans contrepartie. Stricto sensu, rien n’est opposable à Madame Bovary ou au Radeau de la Méduse, même lorsque l’on dit leur caractère représentationnel et sauf à sortir du fait de l’œuvre de fiction. Approcher la fiction par le fait qu’elle constitue et sans venir immédiatement aux conditions de son élaboration, à l’agencement de la feinte, revient à définir la fiction, le fait de la fiction, comme cela qui est sans échange, sans transaction, sans contrat possible. Ce nouveau paradoxe – la fiction et le fait de la fiction supposent leur autre, ils sont cependant sans contrepartie –, qui s’ajoute aux paradoxes déjà dits, se reformule. La fiction et le fait de la fiction n’excluent pas, en eux-mêmes, le jeu sur l’allusion et l’illusion, et, de la part du lecteur, de la part du spectateur, une reconnaissance de la fiction, un engagement au regard de la fiction. (Godard, dans Serge Daney, 1993, p. 316 : « Si fiction = ce qui m’arrive à moi, alors documentaire = ce qui arrive à l’autre. ») Bien qu’ils puissent être dits sans contrat, ils n’excluent pas non plus la présentation de contrats de lecture, les notations représentationnelles. Mais que la facticité de la fiction engage ainsi le sujet percevant, lisant, témoigne d’abord que la fiction procède d’une manière de droit de préemption de l’autre qu’elle est, sur celui qui lit, qui regarde. C’est répéter que la fiction est son propre objet et son évidence. C’est encore dire que, quels que soient les jeux de mentir-vrai ou de mentir-faux qu’elle peut porter en elle-même, et qui sont une manière d’auto-identification de la fiction, elle place sa simulation, son illusion du côté d’une facticité, qui peut être thématisée, figurée par diverses facticités, et qui exclut que le fait de la fiction soit donner pour lier à la consistance des choses. Car, si donc la fiction ne peut pas consister, elle peut jouer des figures de ce défaut de consistance. Ainsi, chez Fellini, peut-on percevoir la réalisation emblématique de ce fait de la fiction : supposer l’autre, être sans contrepartie, ce qui se comprend doublement – sans contrepartie qui défasse, d’un point de vue cognitif, la fiction, sans contrepartie qui lui prête une consistance. Chez Fellini donc, « on trouve cette consistance perdue au profit du défilé des masques et des voix. […] (Il a) l’intelligence de ne pas confronter ses personnages à des valeurs mais à des personnages seulement plus gros qu’eux, des images géantes (Rome, etc.) » (Daney, 1993, p. 69). La facticité de la fiction se dirait alors exactement : nous faire aller de l’image A à l’image B – au cinéma –, d’une partie A à une partie B du tableau – en peinture, de la phrase A à la phrase B – en littérature, au nom d’une image C, d’une phrase C, – celles du réel ? celles qui ne seraient pas feintes ? celles qui sont précisément feintes ? –, absentes et que la fiction ne peut pas, d’elle-même, attester. Le fingere peut être défini comme l’intégralité d’une action probablement parce qu’il est ce geste qui se suffit en lui-même et qui suppose l’autre. La fiction réaliste ne contredit pas cela : il ne suffit pas de dire que cette fiction fait l’hypothèse de la possibilité, même partielle, de sa dénotation ; plus exactement, dire que cette fiction suppose la possibilité de sa dénotation équivaut à dire que, dans le cas du réalisme, la fiction et le fait de la fiction peuvent promettre toujours plus de réel, se donner pour un gain de réel, se donner pour une manière d’habiller le réel, en un jeu qui suppose, précisément pour que tienne l’hypothèse de ce gain, que la fiction soit sans contrepartie, sans contrat, sans attestation, qu’elle se suffise à elle-même et qu’elle suppose l’autre. De même, la fiction historique ne contredit pas cela : elle fait précisément de la référence historique, à travers le nom propre du personnage historique, à travers la référence historique citée, ce qui se prête à l’habillage de ce fait de la fiction, sans contrat, qui va d’une phrase ou d’une image A à une image ou une phrase B, et désigne peut-être cette référence historique, mais surtout donne à la fois cette référence et son propre fait comme indéductibles – on ne sort pas directement de l’intelligibité du fait de la fiction pour aller une intelligibilité du réel. La fiction et le fait de la fiction, qui ne se veulent ni réalistes ni historiques, ceux de ces mondes possibles – de la théorie des mondes possibles – qui sont réellement impossibles, ne supposent sans doute pas un gain de réel, ils supposent cependant ce réel qui ne peut être leur contre-partie et dont ils sont l’habillage puisqu’ils le supposent – il y aurait là une manière de relire la fiction du double.
11Que le fait de la fiction soit sans contrat, sans transaction, sans échange le caractérise comme une manière de fait terminal (Daney, 1993), qui à la fois exige son dû de sens – le défaut de contrat, de transaction, d’échange est proprement interrogateur – et qui en fait un questionnement de toute autre chose, de tout autre sujet. Cela n’exclut pas que la fiction puisse présenter des contrats de représentation, de lecture. Ils sont partie du fait de la fiction. Que le fait de la fiction puisse être représentationnel, allusif, – on revient à la fiction réaliste, historique – en fait un « chemin-vers » ; que ce fait soit sans contrat, sans transaction, en fait aussi un « obstacle-vers ». Par quoi, l’on retourne à la notation du fait terminal et au caractère interrogateur de la fiction.
12Cette facticité de la fiction peut encore être dite grâce à une lecture précise des thèses linguistiques, sémantiques, pragmatiques relatives au discours de fiction. Par une étrange cécité, la critique littéraire contemporaine n’a probablement pas tiré toutes les conséquences de ces thèses. Pour ce qui relève de l’analyse linguistique, on remarquera qu’un récit, le récit hétéro-diégétique à focalisation externe, peut être fictionnel sans présenter les marques que Käte Hamburger reconnaît au discours de fiction. Pourtant ce type de récit, le récit hétéro-diégétique à focalisation externe, constitue, par lui-même, un indice très fort de fictionnalité. Cela se résume : le fait de la fiction n’est pas identifiable linguistiquement, il constitue cependant son propre fait, linguistique et représentationnel, ainsi que l’illustre le type de récit évoqué. De la même manière, il n’y a pas, de principe, de distinction linguistique possible entre le récit homo-diégétique fictionnel et celui qui ne l’est pas. La remarque qui vient d’être faite à propos du récit hétéro-diégétique à focalisation externe vaut ici encore. Ce défaut de marques linguistiques discriminantes et la conclusion qu’il appelle ont leur contrepartie dans la théorie des mondes possibles appliquée à la fiction. Cette théorie entend rendre compte de la fiction en faisant l’hypothèse que celle-ci porte une force dénotative spécifique. Il en résulte l’utilisation de la notion de monde possible. Cette notion présuppose celle de monde de la fiction : il n’y a pas, en effet, de concordance définitionnelle exacte entre le monde possible, tel qu’il est caractérisé par la logique des mondes possibles, et le monde possible, tel qu’il est caractérisé par la théorie de la fiction. En d’autres termes, la théorie des mondes possibles marque ultimement qu’il y a un pouvoir dénotatif de la fiction, qui ne se confond nécessairement ni avec une dénotation réelle ni avec une dénotation nulle. C’est encore dire que la fiction est son propre fait – par son pouvoir dénotatif spécifique, par son pouvoir de présentation. Dans l’ordre de l’approche pragmatique, John Searle propose encore une définition par comparaison du discours de fiction – comparaison avec le discours ordinaire – et conclut de façon négative – il n’y a pas de spécificité linguistique du discours de fiction, il ne peut être défini que comme un illocutoire feint. La thèse de Searle présente l’intérêt, outre de permettre une analyse de la feintise dans une perspective pragmatique, d’aider à préciser la notion de facticité. L’hypothèse principale est ici la suivante : quelle que soit sa teneur, le discours de fiction est une facticité dans la mesure où il renvoie à une intention qui fait de ce discours une donnée en lui-même, pour lui-même, et qui aurait pour contrepartie le même discours doué de force illocutoire et rapportable à une situation pragmatique. Plus brièvement formulée, l’intention fictionnelle est intention de facticité. Cette facticité est, d’elle-même, questionnante : que peut bien signifier l’acte de lire la même phrase dans un discours de fiction et dans un discours à situation pragmatique marquée ?
13Cela se reformule en quelques façons paradoxales. Le discours de fiction est de forme et de sémantisme communs – encore qu’il ne le soit pas toujours continûment –, et il est cependant singulier. D’une singularité qu’il peut tenir de son renvoi au champ littéraire, du cadre explicitement fictionnel qu’il se donne – « Il était une fois », « J’entreprends de raconter une fiction » –, et, plus généralement, de demandes fictionnelles expresses (Genette, 1991). D’une singularité qui, plus essentiellement, est liée à la facticité de la fiction : ce discours, de sens et de forme communs, reste sans corrélats situationnels certains en lui-même et sans apparentements situationnels certains avec d’autres discours. Par sa facticité, le discours de fiction est une singularité commune. Il convient d’ajouter que, lues strictement, les propositions de Searle sur le discours de fiction supposent une manière de réflexivité interne au jeu de l’illocutoire feint : cette réflexivité commande de distinguer théoriquement, dans un récit, l’instance du narrateur et l’instance de l’auteur, et entraîne à nouveau que l’on définisse le récit de fiction comme une facticité – l’auteur le donne comme libre de toute transaction et de tout contrat.
14Les débats, qu’ont suscités ces thèses, ne renvoient pas seulement à l’examen de la caractérisation du discours de fiction. Ils traduisent que le discours de fiction fait question dans mon réel, dans notre réel, au sein de nos discours communs, par ce défaut de transaction et de contrat, et que ce défaut commande une réflexion sur ce qui peut être généralement défini comme la pertinence de la fiction. Le terme se comprend ici en un sens cognitif – en quoi la fiction et le fait de la fiction peuvent-ils être assimilés ou rapportés à un fait de pensée ? – et, plus largement, comme ce qui renvoie aux façons de caractériser la situation de la fiction, dès lors qu’on la dit suivant les paradoxes qui ont été énoncés. Ces paradoxes permettent d’avancer que la fiction et le fait de la fiction constituent une manière d’objet supplémentaire qui suscite une manière d’expérience supplémentaire – celle de l’élaboration, de la reconnaissance, de la lecture, de la perception de cet objet. La fiction, singularité commune ainsi qu’il a été dit, dispose le retour à une expérience commune du discours ordinaire, de la représentation ou de la présentation ordinaires, et le pas au-delà de cette expérience.
15Que les différenciations linguistiques, sémantiques, pragmatiques du discours de fiction puissent être retournées en des indifférenciations font de l’élaboration, de la lecture de ce discours des gestes doubles. Écriture et lecture suivant la lettre commune, ou encore suivant la littéralité, le mot à mot de la fiction ; écriture et lecture suivant ce qui est une conséquence de la reconnaissance de cette littéralité : cette reconnaissance place le discours sous le signe de la facticité, donc sous celui de la fiction, que l’intention de fiction soit explicite ou non explicite. Il y aurait une sorte de double autorité de la fiction. Celle que le discours de fiction tire de sa lettre commune : ce discours de fiction s’écrit, se reconnaît, se lit comme tout autre discours. Celle que le discours de fiction tire de la reconnaissance de sa littéralité : ce discours de fiction, parce qu’il est sans alternative, suppose que l’on se tienne, écrivant, lisant, à la seule autorité de sa lettre, qui est alors l’expression exacte de l’intention de fiction. C’est là, par exemple, la thématique, tantôt explicite, tantôt implicite, de la critique et des préfaces de Henry James à ses romans, qui trouve sa notation exemplaire dans la formulation du « tour d’écrou » : je ne peux lire que ce que je lis – littéralement ; pour marquer cette littéralité et la fiction qui en résulte, il suffit de marquer l’impossibilité d’échapper à cette littéralité en thématisant celle-ci par ce qui reste impossible dans les termes de la réalité ou hypothétique dans les termes de la fiction. Bien que la fiction soit sans échange, sans contrat, bien qu’elle se donne simplement, elle trouve, par cette double autorité, une fonction transactionnelle – celle de faire continûment la transaction entre le commun et le singulier. Bien que le discours de la fiction et le fait de la fiction soient des manières de fait supplémentaire, ils sont l’occasion, dans l’écriture, dans la lecture, de cette expérience supplémentaire qui est à la fois celle de lettre commune et de l’autorité singulière de cette lettre. Tout ce qui se dit sur l’expérience lectorale de la fiction, que cette fiction soit narrative ou poétique – il faut citer ici encore la poésie imagiste et la poésie objectiviste –, comme expérience d’une captation par la fiction, comme expérience d’un impact de la fiction, comme expérience ou constitution d’un univers de la fiction à partir de la lettre et du fait de la fiction, suppose cette possibilité de transaction et cette reconnaissance de la lettre de la fiction comme lettre commune et comme lettre singulière.
16Dire ainsi l’écriture et la lecture de la fiction, lors même que l’on a marqué que la fiction est sans autre – au sens où rien du monde réel ni aucun argument ne lui sont, de principe, opposables – équivaut à dire que la fiction, le fait de la fiction jouent en un jeu d’alternative avec son contraire – le discours pragmatique à engagement illocutoire, le fait de la réalité. L’alternative est celle-même que fait la singularité commune de la fiction avec les discours et les représentations communs. Le jeu de l’alternative peut être marqué et gradué à partir de quelques exemples. Que le récit hétéro-diégétique à focalisation externe atteste que le discours de fiction ne porte pas de différenciation linguistique et que ce récit soit souvent un fort indice de fictionnalité se comprend, dans cette perspective de la singularité commune, de la manière suivante : le discours de fiction peut être traité comme une manière de ready made, comme ce discours commun qui peut être intentionnellement ou attentionnellement un discours de fiction, un discours qui s’écrit et qui se lit littéralement et qui est son propre fait. Les esthétiques réalistes du discours jouent autant sur ce jeu intentionnel, attentionnel, sur cette ambivalence du commun et du singulier que sur la propriété dénotative de la fiction. La fiction thématise cela par la fiction du manuscrit trouvé qui n’est supposé être ni de la littérature ni de la fiction. Cette fiction du manuscrit trouvé offre certainement le moyen de suggérer la propriété dénotative de la fiction en plaçant le fictif sous le signe du non-fictif, mais plus essentiellement elle traduit que la fiction et le fait de la fiction jouent, en eux-mêmes, de l’alternative entre texte fictionnel et texte quelconque – la fiction s’écrit et se lit aux prix de l’exposé de sa possible indifférenciation. Ce qui se reformule : le discours de fiction est ce qui peut être écrit, ne pas être écrit, peut être lu, ne pas être lu dans une continuité avec les discours à visée pragmatique et réelle. Ce qui se reformule encore : le fait de la fiction est écrit et lu pour lui-même – on revient à la notation de la littéralité ; il est cependant présentable et lisible comme un fait commun. Cette ambivalence peut être thématisée par la notation explicite de l’intention de fiction qui n’exclut pas que les assertions, que portent la fiction, soient données pour elles-mêmes et lisibles comme telles suivant leur sémantisme commun, par la reprise, la modification des schémas discursifs, représentatifs, cognitifs – jusque dans la fantaisie –, qui n’excluent pas que soit dite la recevabilité de telles modifications, autrement dit que ces modifications soient données pour elles-mêmes et dicibles et lisibles.
17Ces remarques tendent à rendre de moindre intérêt ou de moindre importance certaines des propositions ou interrogations contemporaines sur la fiction. Ainsi, dans le discours et le fait de la fiction, ne sont essentiellement en question ni la perspective ontologique propre que porterait l’œuvre de fiction, et le constat qu’elle impliquerait le même mécanisme de référence que les textes non fictionnels (Pavel, 1986), ni l’interrogation sur le fait qu’il y ait lieu de prêter ou de ne pas prêter une existence à la fiction – interrogation qui résulte de ce que les fictions et leurs mondes sont écrits, lus par des personnes réelles dans un monde réel (Iser, 1993), ni le fait que les frontières seraient perméables entre le monde réel et le monde fictionnel (Pavel, 1986), ni que l’élaboration et le constat de la fiction se confondraient, pour l’écrivain et pour le lecteur, avec un jeu explicite de négation du monde réel, et une oscillation entre le dedans et le dehors de la fiction (Iser, 1993), ni supposer un sujet fictionnel qui doublerait le sujet réel et qui composerait et répondrait à la fiction (Pavel, 1986). Accepter de telles interrogations serait revenir au jeu comparatif du fictionnel et du non-fictionnel et à rapporter le fictionnnel au non-fictionnel. Ces interrogations équivalent, d’une part, à ségréguer la fiction et à définir en quoi elle peut être cependant dans un rapport de ressemblance maximale avec le monde réel, ou à faire l’hypothèse, lorsqu’une telle ressemblance est manifestement exclue, soit d’un sujet fictionnel (Pavel, 1986), soit de l’équivalent d’un jeu onirique contrôlé (Iser, 1993). En d’autres termes, la reconnaissance de la spécificité de la fiction ne se distingue pas ici de la notation des connexions possibles avec le réel, avec l’écrivain, avec le lecteur. Qu’il y ait là quelques ambivalences est évident. Ainsi la ségrégation de la fiction entraîne la conception d’un sujet fictionnel dont il n’est pas dit en quoi il se distingue, ne se distingue pas du sujet réel. Ainsi la même ségrégation de la fiction et le même souci de préserver un rapport de la fiction avec le réel conduit, d’une part, à placer la fiction du côté de l’imaginaire – l’acte de fictionnalisation convertit la réalité reproduite en un signe et simultanément constitue l’imaginaire comme une forme qui nous autorise à concevoir ce que désigne ce signe –, et, d’autre part, à noter que, dans la fiction, le monde représenté est suffisamment concret pour être perçu comme un monde. C’est, chaque fois dire, que la fiction suppose un sujet commun et un monde commun, mais qu’il convient de définir de manière spécifique ce sujet commun – c’est, de fait, tout simplement le sujet représentant et connaissant, qui produit un acte d’idéation grâce auquel il joue d’une manière d’aller et de retour entre le réel et la fiction, et peut dire précisément une ressemblance maximale entre la fiction et le réel. Les hypothèses de la ségrégation de la fiction supposent donc une expérience cognitive et représentative attachée à la fiction. Cette expérience est la condition pour que soit maintenue la ségrégation de la fiction, dites l’accessibilité et la présentification de la fiction, marqué le fait de la fiction. Ce qui se traduit par la notation que le monde fictionnel est traité comme de l’information fraîche (Pavel, 1986), ou comme de l’imaginaire thématisé, réifié (Iser, 1993), comme un acte d’idéation concrétisé.
18Il n’en reste pas moins que ces thèses peuvent être reformulées au regard de la facticité de la fiction. Le degré de ressemblance de la fiction et du monde commun (ou des représentations communes et à propriété pragmatique du monde commun) peut être dit selon le sémantisme commun que porte le discours de la fiction ; à la notation de la concrétisation d’une représentation ou d’un imaginaire, peut être substituée la notation de l’effet que portent simultanément la dépragmatisation et le discours commun qui caractérisent le discours de fiction : la facticité de la fiction. Sans qu’il soit nécessaire, pour rendre compte de l’effet de concrétisation de la fiction, de faire l’hypothèse d’un sujet fictionnel ou d’assimiler la conscience de l’écrivain ou du lecteur de fiction à une conscience qui donne un espace à l’imaginaire en pensant sa propre imaginabilité (Iser, 1993, p. 245), il convient de marquer : si la fiction s’écrit et se lit comme ce fait qui porte ce sémantisme commun et la dépragmatisation, et qui se reconnaît d’abord de manière commune, elle suppose, contre les hypothèses du sujet fictionel ou de l’imaginabilité de la conscience, un effort de traitement faible pour un effet cognitif fort. Cette écriture et cette lecture sont le maximun de parenté possible entre le fait de la fiction et les pensées de l’écrivain et du lecteur. En d’autres termes, la scriptibilité et la lisibilité de la fiction sont indissociables d’un jeu cognitif qui n’appelle pas immédiatement le passage à un sujet fictionnel ou à un imaginaire concrétisé. Ou, si un tel sujet fictionnel – figuration du lecteur – et un tel imaginaire concrétisé – symboles explicites – sont représentés dans la fiction, ils le sont d’abord comme des parties du jeu du commun et du singulier et, en conséquence, comme des moyens qui entrent dans le calcul d’un maximum de parenté entre le fait de la fiction et les représentations de l’écrivain ou du lecteur. Cela ne veut pas dire que l’intelligence du fait de la fiction soit intelligence du tout de la fiction. Car la fiction et sa facticité, qui sont donc dites communes et singulières, sont en continuité avec les discours et les représentations communs, en sont comme les exemples, et simultanément frayent, par cette exemplarité et cette singularité, comme une solution dans cette continuité du commun. Tel est le paradoxe de la fiction : être ce fait qui fait question parce qu’il est un fait. Il reste encore à interpréter, dans la reconnaissance de la littéralité de la fiction, ce qu’est et ce que n’est pas cette facticité de la fiction. La réflexion est ici toujours en reste puisque cette fiction qui s’écrit et se lit à la lettre peut encore susciter une pensée, une allégorie supplémentaires, pour penser le commun et le singulier. Il n’y a pas là à dire nécessairement un sujet fictionnel, un imaginaire ou un monde de la fiction, mais seulement ce qui peut susciter, par ce reste de pensée, le jeu de l’imaginaire et la constitution d’un monde de la fiction.
19Il est une autre façon de dire ce retournement des thèses relatives à la pertinence de la fiction. Toutes sont, de fait, des réinterprétations de la vieille notation qui identifierait la fiction à un comme si – en d’autres termes qui définissent la fiction, le discours de la fiction, l’univers de la fiction, d’un point de vue ontologique, sémantique, pragmatique et à des sortes de discours et de monde entre parenthèses. Le comme si se traduit par l’appel explicite de fiction, par la concrétisation de l’imaginaire – donnée sémantique spécifique – que constituerait la fiction, par le make-believe. Mais il peut être plus simple de dire, dès lors que l’on dit la facticité de la fiction, que le discours de fiction constitue une manière d’homonymie avec le discours ordinaire, comme elle suppose – telle est une autre interprétation de la facticité – une homonymie de ses faits et de n’importe quel autre fait. Le discours de fiction donnerait donc à entendre, à lire littéralement ce que donne à entendre et à lire le discours ordinaire. Cela entraîne moins de caractériser le discours de fiction, la fiction, de manière différentielle grâce au comme si, que de noter que le discours de la fiction, la fiction sont la question de leur homonymie, qui n’exclut pas l’exposé de la fantaisie qui elle-même suppose une telle homonymie. Que le discours de fiction et le fait de la fiction puissent se faire à l’image du discours et du fait ordinaires, veut d’abord dire que ce discours de la fiction, ce fait de la fiction s’écrivent, se lisent parmi leurs homologues, mais que simultanément ils ne cessent de se donner pour eux-mêmes. Le paradoxe devient ici : le discours de fiction et son fait peuvent s’allégoriser par le discours commun en même temps que ce discours commun, celui du lecteur, n’est qu’un moyen de dévisager la fiction, d’écrire ou de lire sa singularité. La fiction s’écrit, se lit donc suivant un double jeu inférentiel – celui qui motive l’homonymie, celui qui motive la singularité qu’elle fait cependant parce qu’elle est homonymie. La distinction de Nelson Goodman entre discours ou représentation à dénotation, et discours ou représentation à dénotation nulle, à dénotation métaphorique – les deux dernières caractérisent, selon Nelson Goodman, la fiction – peut être ici reformulée. La fiction peut dénoter – ainsi du nom propre d’un personnage historique. Elle peut être explicitement de dénotation nulle – ainsi des êtres imaginaires et des histoires invérifiables. Mais, pour caractériser ces jeux de dénotation dans la perspective de l’homonymie, il suffit de considérer l’exemple de Don Quichotte, qu’analyse Nelson Goodman. Voilà un personnage fictionnel. Qui, dans les termes de Goodman, devrait être dit à dénotation nulle et dans lequel Nelson Goodman lit cependant un mode de référence métaphorique. En effet, bien des personnes peuvent ressembler à Don Quichotte. Dans nos termes, le singulier exemplifie le commun. Plus essentiellement, il convient de marquer : la reconnaissance de la singularité, de la fictionnalité de Don Quichotte, n’exclut pas le double jeu inférentiel – inévitable dans la mesure où Don Quichotte fait question par sa singularité – ce qui est, par ailleurs, thématisé par le roman même. Conclure, comme le fait Nelson Godman, à une métaphoricité du personnage de Don Quichotte, reste probablement une description et une caractérisation imprécises. Il peut être dit que la littéralité du discours de fiction – le nom de Don Quichotte est une telle littéralité – suppose, de la part du lecteur, comme de la part de l’écrivain de fiction, une part d’assentiment, mais que cet assentiment, parce qu’il porte sur un jeu homonymique, engage le double jeu inférentiel. La littéralité de la fiction est la question de la fiction – ce à quoi on peut rapporter la captation par la fiction. Ce que dit littéralement la fiction – et qui peut relever d’une esthétique réaliste – se réfère à une question non littérale – celle du statut de cette lettre, de la facticité de la fiction. C’est pourquoi l’intention, l’aveu de fiction, la fantaisie explicite, bien qu’elles donnent du texte de fiction une caractérisation assertorique – intention de feindre, évocation explicite d’un irréel – bien qu’elles permettent par là de considérer tel texte comme un tout fictionnel, n’abolissent pas cette question de la littéralité : en quoi le texte de la fiction, dans sa lettre, est-il une réponse au statut que se donne explicitement ce texte, fiction intentionnelle explicite, fantaisie, etc. ? Hors de ce jeu de l’homonymie, de la littéralité et de l’inférence double, tout discours de fiction, qu’il appartienne au mythe, à la littérature, devrait être défini comme un discours saillant par rapport aux discours dénotatifs, et comme les rivaux de ces discours puisqu’il est prêté, de fait, au discours de fiction un pouvoir assertorique. C’est, en effet, le paradoxe des théories ségrégationnistes de la fiction, de la thèse du comme si, de l’identification de la fiction à une réification de l’imaginaire, que de reconnaître ce pouvoir assertorique.
20Dans ces conditions, si le discours de fiction, la facticité de la fiction doivent être dits par rapport au discours de réalité, par rapport au réel, ils ne le doivent ni suivant ce qui est la variation sur la dénotation, ni suivant une dualité de mondes que constitueraient le monde réel et la fiction, mais suivant le paradoxe de l’homonymie : la fiction, le fait de la fiction ne sont certes pas des réalités, hormis la matérialité de l’œuvre, mais elles peuvent se définir comme des tenseurs de réalité. Par l’homonymie, la fiction nous donne toujours plus de discours, plus de représentations, elle nous éveille à sa propre question qui est encore celle de ce qu’il y a entre les discours, les représentations, elle nous rend par là libres pour l’autre part – celle de la pensée, celle du réel. Cela peut encore se formuler : la fiction-facticité n’est que sa propre actualité, sa propre performance ; elle est à elle-même sa propre transcendance. Elle n’est pas rapportable nécessairement, en un premier temps, ni à un doublage de la réalité ni à quelque indicible. Il reste la motivation du fingere : donner l’homonymie pour elle-même.
21Donner l’homonymie pour elle-même revient à élaborer la fiction comme un faux double. En d’autres termes, la fiction – il suffit de rappeler la poésie objectiviste – peut apparaître comme un doublage, mais elle ne se donne pas comme telle. Il faut plus exactement dire que la fiction peut apparaître comme un doublage parce qu’elle peut avoir un impact qui peut ressembler à l’impact de telle réalité, de tel discours, de telles pensée, de telle imagination, qui n’appartiennent pas à la fiction. Comme le suggère la définition de l’effet dans la poésie imagiste, objectiviste, cet impact traduit que l’homonymie et la facticité de la fiction peuvent éventuellement correspondre à un jeu de doublage. Mais l’intérêt de l’homonymie est moins dans ce possible impact que dans le questionnement qu’elle suscite et qui correspond, à l’occasion de la fiction, pour l’écrivain, pour le lecteur, à un passage à tout le pensable et à toute représentation – précisément sous le signe du questionnement – et à ce qui, par là même, passe le donné réel. Ce mouvement la fiction peut l’appliquer à elle-même, à des représentations de la pensée, de l’imaginaire. C’est pourquoi il n’y a pas de différence essentielle à dire, à partir de ces points, entre telle fiction réaliste, telle fiction fantastique, telle fiction autoréférentielle. Il y a simplement à dire que la fiction suppose une première hétérogénéité : celle de l’homonymie même – celle-ci établit la différence sémantique ; elle peut en supposer une seconde, celle de la construction de la fiction même : celle-ci peut marquer la fonction de l’homonymie et le jeu de la pensée en reste en se donnant elle-même suivant des jeux de sélection, de combinaisons de représentations, de codes, de champs sémantiques. La fiction mime alors l’interrogation que porte l’homonymie. Par quoi elle se donne encore comme son propre fait. Cela peut être thématisé par l’exposition que la fiction fait d’elle-même : aveu, marque de l’intention de fiction ; fiction figurée comme explicitement saillante par rapport aux représentations communes ; fiction autoréférentielle.
22Le paradoxe dernier de la fiction est que, dans son homonymie, elle n’implique ni un retour ni une négation du retour au réel. Pas plus qu’elle n’implique, à la façon dont Sartre décrit l’irréalisation dans L’Imaginaire, à la façon dont Kendall Walton décrit l’usage imaginant et déréalisant du make-believe dans Mimesis as Make-Believe, un mouvement imaginant qui placerait le sujet dans un monde de représentations spécifique. Car l’homonymie et la problématicité de la fiction, alors même que la fiction est lisible et d’une littéralité commune, font entendre que ces choses vues, dites dans le monde réel, ne disent ce qu’il en est du réel, ou ne permettent de dire ce qu’il en est du réel, que si elles apparaissent comme les prémices, comme les comparants de ce qui joue par l’homonymie et par la problématicité d’une symbolisation et d’une désymbolisation. L’homonymie peut être dite la symbolisation minimale que porte la fiction – au sens où cette homonymie s’inscrit dans un système référentiel. Cette même homonymie peut être dite comme une désymbolisation minimale – au sens où elle constitue une interrogation sur cette inscription. Cette homonymie suppose que tels discours du réel soient ces prémices. L’effet premier de la fiction serait là : donner, parmi nos discours, parmi nos choses, l’équivoque du symbolisé et du désymbolisé, donner l’équivoque du commun et du singulier sans exemple. L’élaboration de la fiction serait cela qui fait jouer en elle-même le symbolisé et le désymbolisé, le commun et le singulier, ce qui construirait la fiction comme le contexte de cette équivoque, et ferait apparaître, en conséquence, la fiction comme son propre fait.
23Ces constats acquis, on peut dire des usages irréalisants, symbolisants, réalistes de la fiction suivant la manière dont on joue de cette équivoque, suivant la façon dont la fiction thématise le contexte qu’elle constitue de cette équivoque. Si l’on doit reprendre la notation du comme si, elle ne doit pas être reprise sous le signe d’une ségrégation de la fiction, mais sous celui de l’équivoque du symbolisé et du désymbolisé, qui fait, par l’homonymie, que les discours communs peuvent être donnés comme s’ils étaient désymbolisés, et qui fait de ces discours communs les prémices de la fiction.
24Dire la fiction en esthétique et en littérature revient à dire l’instauration de la fiction comme facticité, comme cela qui se constitue, par son homonymie, en une alternative avec les données, les discours du réel, comme cela qui confronte l’homme à l’exercice de la désymbolisation et du pensable, et qui, par ce jeu d’alternative et par cet exercice de la désymbolisation et du pensable, se donne, en même temps, comme inscriptible dans le pensable et comme cette singularité commune qui s’approprie elle-même dans son fait. La fiction en esthétique : cet objet qui procure une satisfaction cognitive dans la mesure où il engage le pensable de manière spécifique, cet objet qui est pleinement lui-même parce qu’il dit, de manière encore spécifique – la facticité –, la pudeur du langage vis-à-vis de son référent. La fiction en esthétique : cet objet qui est un enjeu de signification parce qu’il est, d’une part, à cause de sa facticité sans équivoque, d’autre part, parce qu’il suppose, à cause du fingere dont il est indissociable, d’être traité comme équivoque. La facticité ne se sépare pas de toutes les latences que fait jouer le fingere. Où l’on revient au paradoxe de l’homonymie.
Bibliographie
Ouvrages cités
Daney, Serge, L’Exercice a été profitable, Monsieur, P.O.L., Paris, 1993.
Genette, Gérard, Fiction et diction, Le Seuil, Paris, 1991.
Goodman, Nelson, Languages of Art, Bobbs-Merrill, Indianapolis, 1968. Version française : Langages de l’art, J. Chambon, 1990.
Iser, Wolfgang, The Fictive and the Imaginary. Charting Literary Anthropology, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1993. (Édition allemande 1991.)
Pavel, Thomas, Fictional Worlds, Harvard University Press, Cambridge, 1986. Version française : Univers de la fiction, Le Seuil, Paris, 1988.
Walton, Kendall, Mimesis as Make-Believe, Harvard University Press, Cambridge, 1990.
Pour des développements sur la notion de facticité dans le cadre de la fiction, voir Jean Bessière, Énigmaticité de la littérature. Pour une anatomie de la fiction au XXe siècle, PUF, Paris, 1993.
Notes de bas de page
1 Pour ces exposés, se reporter aux notes du séminaire 1994-1995.
2 Pour une présentation de ces thèses, voir Oswald Ducrot, Jean-Marie Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Le Seuil, Paris, 1995, p. 312 et suiv.
3 Sur la nécessité de constituer un modèle de l’œuvre de fiction, voir l’exposé de Roger Odin, séminaire 1994-1995, « La notion de fiction ou de “fictionnalisation” ». On peut se reporter à Roger Odin, « Christian Metz et la fiction », Semiotica, vol. 112, 1/2, 1996, p. 9-19.
4 Gérard Dessons, notes de l’exposé, « Relation peinture fiction », fait au séminaire de 1994-1995.
5 Éric Clémens, exposé, séminaire 1994-1995, « Sur le sens du mot “fiction” dans La Fiction et l’Apparaître ».
6 Présentation du colloque des 21 et 22 janvier 1996.
Auteur
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