Penser maintenant le silence
p. 149-153
Texte intégral
The rest is silence.
Shakespeare, Hamlet, V, 2.
1Il faudrait pouvoir penser maintenant le silence : presque chacun des chemins d’approche que nous avons suivis nous a finalement conduit à l’une de ses figures. Il faudrait pouvoir penser le négatif au cœur de la musique ; penser ce fait : que l’expérience même de la plénitude du temps soit aussi celle qui nous met en présence d’un vide.
2 Silence désigne d’abord l’épreuve par les sens d’un repli du monde hors du bruissement. Ce bruissement de forêt universelle, inorganique, non signifiant, il constitue notre seul lien continu avec la respiration du « monde muet », notre participation inépuisable à son être-là. Y participant, nous nous reconnaissons du même coup une part à ce concert : c’est le propre du bruit perçu de nous rappeler que nous sommes aussi source de bruit, objet bruissant dans la totalité bruissante. La reptation de ma propre vie se tient, comme le héros du Terrier de Kafka, aux aguets de toutes les autres reptations mêlées. Elle y nourrit son inquiétude en même temps que l’espérance d’une communication possible.
3Que l’aguet n’ait pas de fin, que la forêt soit cette réserve de vent intarissable à faire vibrer des feuillages, indique le sens et la place de l’ouïr dans notre système perceptif. Ces froissements, ces tintements, ces souffles, et tout de même les rythmes profonds qui frayent parmi tant de hasard, ils disent que le moindre mouvement s’accompagne d’un effet sonore, que les bruits sont l’enveloppe du monde. Ouïr, c’est donc éprouver et activer une double immersion : me percevant au cœur de l’enveloppe sonore, j’entends en moi le monde immergé dans son propre bruissement. De cet état, la vie utérine nous a sans doute laissé la trace la plus intense et la plus synthétique : l’être et l’univers coïncidant sous la même membrane phonique, dans le même enveloppement.
4La naissance vint rompre cette fusion en même temps qu’elle ouvrit notre écoute. Du point de vue de l’expérience auditive, le moment correspond à un décentrement et à un isolement du sujet face à l’altérité bruissante ; l’enveloppe sonore, perdant sa proximité empathique, se replie hors de mon entente propre. Une nouvelle forme d’attention se construit, où la volonté relaie le souvenir de la fusion perdue : il s’agira, pour retrouver un peu de cette complétude, d’aller au monde et d’y coller l’oreille.
5Le silence est précisément cette distance ontologique interposée entre mon entente et la grande phoniurgie universelle. Distance infranchissable qui matérialise, dans l’oreille, le désenchantement d’une irrémédiable coupure. « Penser le silence », ce n’est donc pas seulement concevoir une forme négative de la perception. C’est tenter de rendre compte d’une condition d’humanité : celle de notre essentielle séparation.
6Dès lors, si le musical revêt un sens comme phénomène anthropologique, ce sens ne s’éclaire que dans l’affrontement au silence ainsi défini. Il devient alors la forme la plus complexe et la plus complète d’attention au silence du monde. Cet affrontement traverse sans doute de part en part l’expérience musicale. D’une certaine manière, il la fonde comme expérience, et la constitue. Toutefois, les sept approches que nous avons tentées ici nous ont instruit à le reconnaître en certains « lieux » privilégiés. Dans la notation, par exemple, où il s’identifie à la force particulière des graphes, à leur voix muette, à leur active taciturnité. Or en nommant ce statut spécifique de l’écriture, on n’évoque pas seulement l’une des conditions nécessaires de la musique savante. On désigne aussi la vie pulsionnelle qui s’y dessine avant toute actualisation sonore. Cette vie que, d’autre façon, trahissent le « corps manquant » des œuvres, certaines zones de perte dans leur forme, la fiction inhérente à toute interprétation, bref l’objet innommable et irreprésentable de la musique avec lequel nous nous sommes, au fil de ces pages, peu à peu familiarisé.
7Il est des œuvres qui nous y donnent plus directement accès que d’autres. Des moments, des « îles » qui semblent s’exposer au silence comme à découvert. Ce sont des moments d’extrême menace où, pour reprendre un mot déjà cité de Jürgen Habermas, l’avenir « en tant que source d’inquiétude » surgit dans sa nudité. Il nous reste à comprendre pourquoi ces moments déterminent aussi le passage de la joie.
8Pour cela, il faut en revenir à la question du temps. Que même dans les moments dont je parle ici, notre réception de la musique ne soit nullement obsédée par la menace et l’inquiétude, chacun le sait bien d’expérience. Tout ce qui appartient en effet à la catégorie des sentiments négatifs se trouve contrebalancé par l’affirmation positive de l’ordre de l’œuvre. Dans sa progression même, le discours invente et impose son ordre, c’est-à-dire les divers gestes de sa rhétorique. Ces gestes ne sont jamais en nombre infini. Au contraire, leur limitation, en quoi se fonde l’idée de style, constitue l’une des premières informations reçues par l’auditeur. C’est sur cet étroit champ de possibles que la progression dans le temps de l’œuvre donnera libre cours à ce que, parlant de l’interprétation, j’ai nommé l’imprévisible. L’imprévisible ouvre, en même temps qu’il l’entérine, l’angle du style. L’un n’est pensable qu’au regard de l’autre. La tension qui s’instaure entre les deux crée l’avancée. Empiriquement parlant, le devenir de l’œuvre ne connaît pas d’autre moteur.
9Ainsi, lorsque j’écoute le mouvement lent (molto adagio) du Quinzième quatuor de Beethoven, je suis d’abord frappé par la réduction des moyens stylistiques utilisés : un contrepoint note contre note formant une série d’accords étirés avec lenteur. Mais le mode lydien choisi par le compositeur ne laisse pas d’imprimer à la construction son étrangeté. La conduite de la polyphonie, les grappes d’accords qui adviennent, restent à chaque instant imprévisibles, nonobstant l’extrême dépouillement du matériau. La tension qui en résulte est si forte qu’elle ne pourra se résoudre, par contraste, qu’au mouvement suivant, dans un « alla marcia » immédiatement terrestre. Voilà qui nous aide à comprendre la nature profonde de cet imprévisible. Irréductible à l’effet de surprise qu’il procure inévitablement, il projette la conscience auditive dans le site vertigineux d’un à-venir. C’est là que se concentre l’efficacité de toute musique. Ce site est d’abord le lieu, postulé dans l’écoute, d’une résolution suspendue, c’est-à-dire d’un accomplissement du désir. La résolution, au sens harmonique du mot, ne représente bien sûr qu’une des formes possibles de cet accomplissement. Mais une psychologie de l’écoute ne peut manquer d’intégrer cet horizon toujours repoussé où s’alimente, en nous, une sorte de libido solvendi inhérente au temps musical.
10Dans cette psychologie, la constitution mentale de la forme tient une place particulière. Thésaurisant les moments successifs de l’écoute non pas à la manière d’une archive, mais selon l’orientation d’une mémoire synthétique et projective, la forme peut être dite littéralement l’à-venir de l’œuvre.
11Et à-venir se comprend aussi, selon le statut graphique de la musique savante, comme le moment projeté de sa réalisation sonore. Chaque interprétation se situe dans la mouvance de cette projection ; elle y répond, là encore, par la présence d’un imprévisible reconnaissable dont on sait bien que, dans les meilleurs des cas, elle cherche à atteindre l’équilibre tendu. L’exemple de Lipatti nous a permis d’approcher ce projet dans lequel l’interprète s’en remet à un temps plurivoque, dramatique et communiquant où chaque écoute individuelle pourra trouver son partage.
12 À-venir enfin s’entend, cette fois dans sa plus vaste amplitude, comme le lien nécessaire de toute musique à l’histoire. L’histoire n’est pas de la musique, disions-nous, mais dans la musique. Cela signifie que le temps ne comprend la musique que de l’extérieur. Intérieurement, il est tout entier compris et déterminé par elle. Seule elle détient en effet ce pouvoir de vouer, d’adresser une construction de signes à son avenir, de la déposer dans l’orbe de l’inaccompli, et à chaque écoute, de remettre cet inaccompli en jeu.
13Or toute joie a sans doute part à ce jeu qui consiste à faire de l’incomplétude même du temps la matière d’une plénitude dans les signes : d’une extase. Jeu archaïque, commun aux rituels propitiatoires, aux mythes, aux tragédies. La musique partage plus d’un trait avec ces expressions de l’inquiétude temporelle. Comme celles-là elle convertit la défaillance de l’être en une attente qui est aussi un comblement : à l’instar d’un désir dont la particularité consisterait à ne viser rien d’autre que lui-même. Ses moyens propres sont ceux d’un art qui intègre à ses réseaux le silence, c’est-à-dire l’indicible du monde, cet indicible que, selon le mot de Pierre Legendre, l’Occident, comme toutes les civilisations, fait resplendir par les musiques et les danses, par les rites religieux et politiques1 : l’abîme de la séparation essentielle auquel toute œuvre de son et de suspens donne un visage.
Notes de bas de page
1 Pierre Legendre, La Fabrique de l’homme occidental, éditions Mille et une nuits, Paris, 1996, p. 15.
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