L’histoire dans la musique
p. 135-148
Texte intégral
1Qu’est-ce qu’un jugement de difficulté ? Partons, pour le comprendre, de cette bourde attribuée à un figurant de la Recherche : « C’était la Sonate à Kreutzer qu’on jouait, mais s’étant trompé sur le programme, il croyait que c’était un morceau de Ravel qu’on lui avait déclaré être beau comme du Palestrina, mais difficile à comprendre1. » Ainsi, le « jeune homme » qui entend du Beethoven croit-il entendre du Ravel qu’il pense ressembler à du Palestrina. Rien d’étonnant, devant de tels dérapages temporels, si l’écoute est qualifiée par lui (par son entourage, par le narrateur, par Proust lui-même ?) de difficile !
2Déclarer d’une œuvre qu’elle ne se laisse pas lire, voir ou entendre aisément, ce n’est pas d’abord estimer sa réussite. C’est, comme le fait ici le narrateur, envisager œuvre et sujet sous un angle historique. C’est désigner, dans la relation esthétique, une part d’historicité. Ce qui fonde la difficulté, sous une telle lumière, ce n’est pas l’essence de l’objet considéré, mais plutôt la position singulière qu’il occupe par rapport à d’autres objets de même nature réputés, eux, représentatifs d’une norme d’accessibilité, c’est-à-dire d’un goût (ici Palestrina versus Ravel). Cette réputation reste évidemment hautement subjective : dire Ravel plus difficile que Palestrina est un énoncé de simple opinion. Quant à la relation que ces objets « normatifs » entretiennent avec le temps historique, elle varie selon les époques : pour un amateur du XVIIe siècle, par exemple, l’accessible, dans le domaine musical, se confond avec le contemporain. On sait qu’il en va tout autrement aujourd’hui. Mais un trait demeure, d’une époque à l’autre, d’un sujet à l’autre : le difficile se situe hors des repères du goût. Là, il côtoie l’étrange et, plus radicalement, la laideur, sans jamais toutefois se laisser assimiler à une forme de ratage. En vérité, l’œuvre perçue comme difficile se tient en deçà des critères de réussite ou de ratage. Échappant aux normes actuelles du goût, elle n’en laisse pas moins ouverte la possibilité d’une reconnaissance, ailleurs ou plus tard (d’où la comparaison avec un maître ancien)2. Intelligence toujours remise, certes ; mais dans cette promesse, s’annonce aussi le sujet qui saura pénétrer les arcanes. Mieux, l’œuvre travaille déjà à le modeler. C’est là ce qui la rend captivante malgré tout : que ce sujet futur de la compréhension, j’en pressente en moi la levée, sans qu’il me soit permis pour autant de m’identifier à lui. C’est par là qu’elle s’adresse quand même à moi. Quelle que soit mon apathie face à l’objet, il m’intéresse au moins par cette sidération en moi d’un sujet défaillant, d’un autre de la contemplation, que je ne connais pas, que j’aperçois pourtant comme une silhouette au seuil de l’œuvre. Il me renvoie à mon déterminisme local, à ma singularité historique ; à l’inaptitude où je suis de transcender mon âge et mon lieu : en somme, à mon idiotie.
3Depuis le siècle dernier, le jugement négatif qui pesait globalement sur les objets représentatifs d’une telle esthétique s’est estompé, voire renversé. Une réserve favorable, si ce n’est un préjugé enthousiaste, entoure ces zones épineuses de la création ; et notre siècle restera sans doute comme celui qui, paradoxalement, aura su, dans la relation à l’art, généraliser le choc du difficile en même temps que discréditer le rejet immédiat qu’il inspire. Plus qu’à aucune autre époque, donc, le pressentiment du sujet idéalement accessible aux œuvres côtoie l’hébétude réelle devant leur hermétisme. Deux attitudes contradictoires vécues, dans la réception de l’art moderne, tantôt comme un déchirement, tantôt comme une exacerbation de l’intelligence sensible. Il est clair, en tout cas, qu’elles engagent, dans leur contradiction même, beaucoup plus qu’une simple psychologie d’esthète : le rapport à cet Autre de la contemplation qui rejoint, à travers un objet indéchiffrable, le mystère de toute altérité. « La question du difficile, quand elle concerne la littérature, traduit la résistance à l’autre, le refus de devenir autre qui est en jeu dans toute aventure poétique », écrit Gérard Dessons2. Aussi bien le propos pourrait-il s’appliquer à la peinture, au cinéma, à la musique… Il marque le véritable enjeu de cette résistance si souvent invoquée, tant du côté des compositeurs pour stigmatiser l’attitude des publics, que du côté des auditeurs pour qualifier les œuvres. De part et d’autre, une certaine compacité des positions s’étaye en effet sur la conscience respective du « mauvais autre ». Conscience confusément (et parfois ouvertement) polémique, prête à transposer, sur la relation esthétique, le lien guerrier de désir-haine qui nous lie archaïquement à toute représentation un peu pressante de l’altérité.
4Par « bon autre », inversement, il faut entendre l’ensemble assez indéterminé, et néanmoins opératoire, de ce qu’on a nommé plus haut « objets normatifs ». Nos jugements de goût ne sont pas constitués à partir du clair croisement de critères formulables. Ils naissent au contraire de la façon la plus irrationnelle, dans la réminiscence d’anciennes jouissances elles-mêmes sans doute rattachées à des expériences puissamment affectives. Que l’amateur soit enclin à se construire savamment (c’est même son rôle premier) un panthéon des œuvres qui ont nourri sa jouissance, comme une affirmation rationalisée de sa position singulière, ne change rien à ce fait : à l’abord d’une expérience esthétique nouvelle, le clivage quasi « kleinien » s’opère immédiatement, rangeant ou non l’œuvre concernée du côté des bons objets. Satie, qui n’aspirait à rien tant qu’à faire aimer sa production, associa d’instinct, dans les Trois morceaux en forme de poire, la jouissance réplétive et savoureuse du bon objet (maternel ?) à l’inépuisable répétition du même. En excluant de sa musique les signes d’une altérité, en donnant corps, si j’ose dire, corps et matière à l’obsession du même, il témoignait de ce vœu cher à notre goût : que le nouveau garde la saveur de l’ancien, c’est-à-dire que les œuvres restent indemnes du passage temporel. Ainsi l’ironie de Satie se doublet-elle d’une signification supplémentaire : que voué à l’art même du temps (mais dénonçant aussi un fantasme d’intemporalité chez son auditeur), le compositeur affiche la négation du temps comme principe d’écriture, sans pouvoir bien sûr s’y tenir dans l’acte de composition… Et pour cause.
5En un sens, les Trois morceaux… nous apprennent que la musique met en conflit deux ordres irréconciliables du temps : le temps intérieur de l’œuvre, celui qu’édifie son auteur et que l’auditeur est appelé à revivre ; et le temps de l’histoire, ouvert, lui, à tous les aléas de la référence. Pour cette raison, nous nommerons ce dernier le temps de la référentialité. Dire que toute écoute est essentiellement référentielle, c’est généraliser la prégnance de cet Autre auquel nous avait rendu sensible la question du difficile, et reconnaître en lui une figure du temps historique. Si le difficile stigmatise ma position d’auditeur dans l’histoire, il ne le fait qu’au terme d’un travail sur ma mémoire auditive : rapporté aux expériences constitutives de cette mémoire, l’objet inouï qui advient sera ou non reconnu dans sa différence même ; il s’articulera ou non à ces traces de jouissances disparates, à ce réseau de bonheurs partiels dont est faite ma culture. Telle est mon histoire dans l’écoute. Mais la désignant aussi par le mot de culture, je signifie que la référentialité historique dépasse de beaucoup le champ de ma propre expérience. Ou plus précisément, que cette vie en moi des jouissances mémorisées est également placée sous la lumière du temps de l’ethnos, du temps de notre culture.
6C’est peut-être là l’une des significations les plus profondes, parce que les plus strictement anthropologiques, de notre lien à la musique : qu’il met en relation la mémoire vivace de nos jouissances personnelles avec l’aventure commune d’un ethnos. Écouter, jouer, composer une musique, c’est toujours revivre (réécouter, rejouer, recomposer) intimement un fragment d’histoire collective déposé en nous.
7Ainsi, prononcer, à propos d’une œuvre, un jugement de difficulté, c’est opérer une sorte d’épochè dans le jugement même ; c’est rabattre le juge (moi qui prononce, en l’occurrence) sur sa contingence temporelle, et rendre l’œuvre à l’infini aveugle de ses virtualités. Quel que soit le caractère subjectif de la décision (ce qui sonnera « difficile » aux oreilles de l’un aura évidemment l’effet inverse aux oreilles de l’autre), un tel jugement nous renvoie à une question plus vaste : celle de la place qu’occupe, et du rôle que joue l’histoire dans le déploiement de toute œuvre musicale.
8Un tel jugement de difficulté, on le sait, a longtemps pesé sur les ultimes quatuors de Beethoven. Delacroix s’en fait l’écho dans une page de son journal, en date du 29 juin 1854.
Je demandais à Barbereau s’il avait pénétré tout à fait les derniers quatuors : il me dit qu’il faut encore une loupe pour tout apercevoir, et peut-être faudra-t-il toujours la loupe. Le principal violon me disait que c’était magnifique, et qu’il y avait toujours des endroits obscurs. Je lui ai dit témérairement que ce qui restait obscur pour tout le monde, et surtout pour les violons, l’avait été sans doute dans l’esprit de son auteur. Cependant ne nous prononçons pas encore ; il faut toujours parier pour le génie3.
9 Il faut encore une loupe : cet encore fait rêver. Il parle d’une histoire de la réception dans laquelle l’obscur s’éclaire peu à peu, l’invisible devient de plus en plus visible, et l’inaudible de même. Il décrit le temps épiphanique de l’intelligence des œuvres. Il illustre le fait que la conscience du difficile se sait transitoire et incertaine ; qu’elle est conscience d’une incertitude, et peut-être du trouble inhérent à toute relation esthétique – ce trouble que Delacroix suppose chez le créateur lui-même. Il unit enfin le difficile au procès d’une histoire.
10Or cette histoire n’est peut-être pas réductible à la simple évolution de toute réception. Elle constitue aussi un trait propre à l’œuvre même, une condition temporelle qui s’y trouve toujours déjà déposée. Proust, parlant des mêmes quatuors, déplie ce qui restait implicite dans la pensée de Delacroix.
Ce qui est cause qu’une œuvre de génie est difficilement admirée tout de suite, écrit-il, c’est que celui qui l’a écrite est extraordinaire, que peu de gens lui ressemblent. C’est son œuvre elle-même qui, en fécondant les rares esprits capables de le comprendre, les fera croître et multiplier. Ce sont les quatuors de Beethoven (les quatuors XII, XIII, XIV et XV) qui ont mis cinquante ans à faire naître, à grossir le public des quatuors de Beethoven, réalisant ainsi comme tous les chefs-d’œuvre un progrès sinon dans la valeur des artistes, du moins dans la société des esprits, largement composée aujourd’hui de ce qui était introuvable quand le chef-d’œuvre parut, c’est-à-dire d’êtres capables de l’aimer. Ce qu’on appelle la postérité, c’est la postérité de l’œuvre4.
11Spectaculaire renversement d’un lieu commun, si l’on y songe : le chef-d’œuvre ne dépend pas de la considération d’une postérité plus ou moins négligente et oublieuse ; il façonne au contraire sa propre postérité ; il la contient, dirait-on à bien lire Proust, c’est-à-dire qu’il la détermine. Ainsi, loin que notre attention esthétique choisisse ses objets comme nous le laissent penser les amateurs éclairés, elle se trouve tout entière orientée par les œuvres. C’est elles qui nous accueillent dans leur cercle d’intelligibilité, non l’inverse.
12Que cet accueil exige une durée assez longue signifie justement que les œuvres plient notre idiotie : qu’elles forcent notre attachement à ce temps, à ce lieu de pensée, de savoir et de désir qui nous constituent. Elles nous amènent à penser, savoir, désirer précisément leur irréductible altérité. Elles nous forment à leur propre forme. Il y a, dans ce travail mal connu, en tout cas pour ce qui touche à la réception de la musique, des processus complexes qu’on aborde, d’ordinaire, du côté de la création seule. Il me semble pourtant que ces dispositifs, envisagés du point de vue de la réception, sont aptes à éclairer le phénomène d’« acculturation » que décrit Proust ; de répondre, en somme, à cette question : qu’est-ce qui, dans l’œuvre, détermine son historicité ?
13Les derniers quatuors de Beethoven seraient bien sûr tout désignés pour nous fournir la matière d’une telle réflexion. Toutefois la dimension qu’ils imposeraient à l’analyse par l’ampleur même de leur forme me fait préférer un exemple plus étroitement circonscrit. Il s’agit du premier mouvement de la sonate pour piano opus 54 en fa majeur du même Beethoven.
14Cette sonate a toujours gêné les exégètes. Située entre deux œuvres considérées comme majeures – la sonate op. 53 dite « Waldstein » et la sonate op. 57 dite « Appassionata » –, la petite fa majeur (elle ne compte que deux mouvements) fait figure d’énigme. Les uns la considèrent comme « franchement faible » ou « complètement manquée ». D’autres, s’efforçant de lui trouver un « sens » ne parviennent pas même à s’accorder sur la forme de son premier mouvement : Paul Badura-Skoda et Jörg Demus y voient un rondeau à la française, « combinaison de la forme rondo et du “thème et variations”5 » ; le calamiteux Georges Sporck, « un lied à trois parties principales6 » ; quant à Paul Loyonnet, il résout cette question de la forme comme l’avait fait déjà Lenz, en comparant l’ensemble au « vestige d’une statue brisée7 ». Il est vrai que les deux épisodes qui composent ce premier mouvement paraissent a priori n’avoir aucun rapport : une phrase jouée piano et très strictement close sur elle-même d’un côté, un long passage mélodique et forte en octave, de l’autre, marqué par une écriture en imitation. En outre, si l’on s’arrête au thème initial, on est frappé par sa parenté avec maints incipits de Haydn8. Le second épisode, en revanche, trahit un projet nettement identifiable pour qui a fréquenté un tant soit peu les Trente-deux sonates : il s’agit, à nouveaux frais, d’éprouver les qualités vibratoires et dynamiques de l’instrument, d’en explorer la puissance harmonique. Deux intentions chargées l’une et l’autre de « connotations » historiques distinctes : l’une, comme la révérence à une tradition haydnienne qu’explicite l’indication initiale : in tempo d’un Menuetto ; l’autre au contraire tout entière vouée au dépassement (point de notion plus singulièrement beethovénienne) des limites actuelles de l’instrument. Le plus étrange, le plus embarrassant même, c’est que Beethoven ne cherche nullement, dans son écriture, à suturer ces intentions. Ces « vestiges d’une statue brisée », il nous les livre juxtaposés, à angles vifs, sans souci de réparation.
15C’est que pour réparer, il eût fallu se placer, comme le font la plupart des exégètes, dans une perspective passéiste. Il eût fallu envisager l’acte de création comme la rémunération d’une perte sue toujours d’emblée irréparable, c’est-à-dire adopter une conception nostalgique de l’histoire. Certes, on sent bien qu’ici, comme dans la plupart des grandes gestes beethovéniennes, la musique prend en charge une certaine pensée de l’histoire – et pas seulement de l’histoire de la musique. Cette dimension quasi hégélienne du discours tranche avec la scène d’intemporalité où se déroulait tout le drame mozartien. Mais si précisément la musique de Beethoven, selon ses moyens propres, se propose d’instaurer un ordre dans le temps historique, c’est selon la figure de l’avènement. Que quelque chose puisse advenir, voilà qui ne cesse de la hanter et de nourrir son imaginaire propre. Advenir, non pas dans la temporalité théologico-mythique d’une origine inlassablement rejouée, mais bien dans ce présent envisagé comme la fondation d’un avenir inassignable.
16Cet avènement, cette fondation, ils nous parlent directement, par exemple, dans la première des Variations Diabelli où toute l’écriture tend à prendre le contre-pied de la petite valse donnée, avec une évidente intention d’appropriation ; mais aussi, selon le même dessein, au fil des Six variations op. 34 ; ils nous parlent dans ces moments où la phrase se cherche (adagio sostenuto de la sonate pour violoncelle et piano op. 5 n ° 1 en fa majeur) et où il semble qu’à chaque instant tout soit possible ; ils nous parlent encore dans les longues dérives métaphysiques du mouvement lent du trio dit « l’Archiduc » ou de l’arietta de l’opus 111. Ils nous parlent enfin dans ces ruptures de lignes qui exposent soudain la formule trop nettement clôturante d’une cadence à un démenti brusque (opus 54). Rien d’étonnant, en l’occurrence, si l’espace ouvert à tout avènement entraîne d’abord, sur le plan de l’écriture, un certain jeu, voire un abandon progressif des formules cadentielles. La durée accueillante à l’imprévisible ne saurait faire bon ménage avec la rhétorique des clausules.
17On comprend bien dès lors que ce qui a lieu avec l’entrée du second épisode en octaves sempre forte e staccato de notre sonate ne se réduit nullement à l’un de ces « effets de surprise » si fréquents dans la facétie haydnienne. S’il est vrai que le thème initial fait référence à un univers musical suranné, et que l’épisode en question ouvre la voie à une exploration dynamique sans précédent, alors il faut dire que ce passage signifie un déplacement dans l’histoire. Métonymiquement parlant, Beethoven prend ici en charge la rhétorique d’une époque et la transporte dans une autre. Ou plutôt, selon la remarque de Proust à propos des quatuors, il lui fait franchir toute limite d’époque pour la hisser à ce hors-temps dans lequel chaque époque future se réinvente. C’est en ce sens qu’il faut comprendre, je crois, le mot de Lévi-Strauss disant que « la musique et la mythologie […] sont des machines à supprimer le temps9 ».
18Car pour la musique comme pour la mythologie, supprimer le temps veut dire : transposer le temps de l’histoire sur un plan symbolique ; projeter les repères de l’historicité sur la scène d’une représentation. Ces repères ne sont autres que des catégories rhétoriques consacrées par une époque, une langue, un style. Et c’est le jeu littéral ou connotatif de ces catégories qui compose, dans le discours, la scène de l’histoire. J’ai dit plus haut que les deux épisodes du mouvement qui nous occupe se trouvaient simplement juxtaposés. L’affirmation mérite maintenant d’être précisée. De subtils mais nécessaires liens existent entre le thème du premier et le dessin du second. Ce thème comporte d’ailleurs d’emblée une étrangeté. À la différence des quelques figures auxquelles on a pu le comparer chez Haydn, celui-ci n’opère pas simplement un saut de la dominante à la tonique (do-fa) ; il prolonge l’intervalle en lui-même stable vers une note inattendue : un sol grave doublé à la dixième par un si bémol, le tout esquissant l’accord parfait du ton voisin de fa, si bémol majeur.
19Ce prolongement reste sans suite, pour l’immédiat ; mais il laisse d’emblée planer un doute sur la petite cadence initiale ; il l’installe dans une béance tonale non résolue, suggérant qu’une seule note conjointe peut faire basculer l’ordre entier de la tonalité. C’est dans cette béance que s’engouffrera le second épisode, exploitant jusqu’à la saturation cette fois, l’idée du conjointement comme moteur de la modulation.
20Autrement dit, les quatre notes constitutives de la tête du thème contiennent déjà en elles-mêmes la négation de ce qu’elles affirment. Leur statisme porte en germe, sous la forme d’un simple accord, toute la dynamique du mouvement. Ce petit mécanisme suppose chez Beethoven une profonde réflexion sur la notion de thème, et précisément sur sa fonction historique. Cette notion, qui n’ira avec le temps qu’en se compliquant pour se déliter chez Wagner, Beethoven la prend à un moment (classique) où elle jouit encore d’une certaine évidence fonctionnelle : le thème constitue à la fois le germe de tous les développements possibles (et en tant que tel, l’ouverture même du temps musical) et, à travers ses réitérations, la mémoire de l’œuvre. Réexposer un thème à la fin d’un cycle de variations, selon le modèle des Goldberg – et comme Beethoven le fait encore dans les Six variations opus 76 ou dans le dernier mouvement de l’opus 109 – c’est en effet réactiver synthétiquement le souvenir de tous les états par lesquels est passé ce thème ; c’est le charger, dans l’écoute, de sa propre mémoire. Or on sent bien tout ce qu’il y a de contradictoire entre ces deux fonctions. D’une certaine façon, la postulation thématique résume et concilie deux tendances opposées du discours musical : l’une statique, l’autre dynamique. La remise en cause du « centralisme » thématique correspond à l’éclatement de cette opposition. Dans une page comme le premier mouvement de l’opus 54, la réflexion sur le thème consiste à interroger de l’intérieur (et concrètement, à détruire) sa capacité de synthèse. Pour qu’il retrouve, in fine, cette capacité – puisqu’il faut bien tout de même que l’œuvre fasse une fin – il devra réapparaître sous une forme apaisée : non plus assorti de sa note « étrange », mais bien comme un renversement de l’accord parfait de fa majeur :
21Alors les triolets du deuxième épisode pourront se faire entendre une fois encore, mais en accords de septième de dominante conduisant naturellement à leur résolution.
22Ce qui s’est produit tout au long du mouvement n’est donc dû qu’à une interrogation de l’idée thématique. Interrogation à la fois interne et externe : ouvrant le temps intérieur de l’œuvre – on a vu selon quelle juxtaposition –, elle pose aussi la question du statut du thème, et partant, dans une perspective classique, de la constitution du discours, de l’état de la langue.
23Cette question, je ne la désigne ainsi que par défaut : la musique savante ne revêt jamais vraiment la forme d’une langue, c’est-à-dire d’un usage stabilisé. Là où l’usage s’est ossifié, elle ne peut que se perdre purement et simplement10. La question vise pourtant un point central de l’expérience musicale. S’interroger sur la constitution d’un discours hors de toute référence possible à une langue, c’est marquer exactement la place de l’historicité. C’est établir, avant toute forme de compréhension, que nos modes de réception – en l’occurrence notre écoute – sont constitutivement historiques.
24Pour exister, la moindre composition sonore tend à nous livrer sa situation contextuelle. Cette position représente même probablement le premier critère de réceptivité des œuvres. Et il est probable que l’absence complète d’un tel critère, si elle était pensable, rendrait le phénomène proprement irrecevable, voire inaudible. Mais ce suspens de la contextualité reste impensable, car le critère de situation temporelle ne se décrit pas en terme de présence et d’absence : il n’est pas opératoire ou inopérant. Il faut rappeler ici, avec Proust, que ce sont les discours qui inventent les époques de notre culture ; que ce sont les styles qui fondent les contextes, et non l’inverse. À l’intérieur d’une même œuvre, comme on l’a vu pour l’opus 54 de Beethoven, plusieurs époques se lient ou se dénouent. L’audition est faite de ces ramifications et de ces ruptures, qui enrichissent sa substance. En vérité, c’est elles que nous écoutons croître et rompre comme dans l’arbre du temps symbolique qui seul nous importe parce qu’il est aussi celui qui nous porte. L’histoire n’est pas de la musique, mais dans la musique. Le mot désigne ce lien étroit qui unit l’avancée d’un discours d’œuvre au devenir d’une communauté humaine. Lien paradoxal, dans la mesure où il met en présence deux incommensurables. Il faut pourtant croire à sa solidité, à son intensité même, puisque la musique est le seul lieu où se rêve l’invention du temps. Tout ce qui nous y touche concerne, de près ou de loin, cette obscure démiurgie que, d’autre façon, pense l’histoire.
25Entendre la Sonate à Kreutzer comme du Ravel, perçu lui-même à travers Palestrina : on peut bien sûr considérer l’écoute du « jeune homme » de la Recherche comme une sottise. On peut aussi y voir, sur un autre plan, l’effet d’un jeu, d’une intention perspectiviste (à laquelle on sait au demeurant que se ralliait Proust) destinée à activer en le bouleversant le lien des œuvres à l’histoire.
Écouter Bach ou Pergolèse à [la lumière] de Stravinski ou Debussy à celle de Boulez, écrit Gérard Genette, sont sans doute des modes de « redécouverte » tendancieux, infidèles aux intentions des artistes, aux catégories de leur époque et même à la répartition statistique de leurs traits standard, et pourtant de nature, pour leurs tenants, à « optimiser » esthétiquement les œuvres en question – et j’ajoute […] que c’est, et que ce fut sans doute de tout temps le mode dominant de notre relation aux œuvres11.
26Or l’enrichissement que constitue une telle relation ne tient pas à une révocation désinvolte des situations temporelles : c’est au contraire parce que les œuvres portent en elles à la fois l’invention de leur époque et l’avènement absolu du temps qu’elles se relient entre elles. Attachées génériquement à leur ère, elles s’en détachent aussi pour s’avancer aveuglément vers leurs propres prolongements antérieurs et postérieurs. Genette encore rappelle que « telle mesure de tonalité indéterminée » prise dans une symphonie de Haydn « où elle exerce une fonction humoristique […] n’appelle aucun sourire » si elle appartient à une des Pièces de l’opus 16 de Schönberg12. L’exemple pourrait être multiplié à l’infini dans l’écoute de cette temporalité intemporelle, mythique faudrait-il peut-être dire, qu’ouvre toute culture.
27De ce temps intemporel nous parle précisément Lars Gustafsson en évoquant « Le silence du monde avant Bach » :
Il doit avoir existé un monde avant
La Sonate en ré, un monde avant la Partita en la mineur,
mais quel monde était-ce ?
Une Europe des grands espaces vides sans écho,
pleine d’ instruments incultes
où l’Offrande musicale, le Clavecin bien tempéré
n’avaient encore couru sur aucun clavier.
Des églises isolées
où la voix de soprano de la Passion selon saint Matthieu
n’était jamais montée dans un amour sans recours
autour des plus doux accents de la flûte,
de doux et vastes paysages
où l’on ne peut entendre que les haches des vieux bûcherons
l’allègre aboiement de puissants chiens en hiver
et – comme des cloches au loin – des patins sur la glace
brillante :
les hirondelles qui fendent l’air d’été en sifflant
le coquillage que l’enfant aux écoutes colle à son oreille
et nulle part Bach nulle part Bach
le silence des patins sur la glace du monde avant Bach13.
28Oui, l’œuvre de Bach inaugure une époque, et en ce sens elle fait histoire. Mais en même temps, on comprend soudain qu’elle invente aussi la plénitude même du temps et de l’espace : il nous semble qu’elle comble une attente informulée. Non pas à la manière d’une prédestination qui enfin viendrait s’accomplir ; l’œuvre de Bach n’atteint ce comble, nous dit Gustafsson, que parce qu’elle est elle-même constituée de tout ce qui l’a précédée. Elle ne réalise sa puissance d’avènement que dans la mesure où en elle advient ce qui est, comme la musique de la mer dans le silence de la conque à l’oreille de l’enfant. Les patins sur la glace d’après Bach emportent le même silence que les patins d’avant Bach. L’histoire, dans la musique, est à l’image de ce silence ouvert qui d’œuvre en œuvre reconduit l’imprévisible, et cependant donne à chaque moment sa figure pleine et singulière.
Notes de bas de page
1 Marcel Proust, À la Recherche du temps perdu, Le Temps retrouvé, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1954, p. 1025-1026.
2 Voir, sur la question de la postérité, ici même pages 131-132.
3 Gérard Dessons, « La poésie vient en parlant » (sur Henri Meschonnic), dans Êtes-vous fous ?, Écrivains présents, publication de la Faculté des lettres et des langues de l’Université de Poitiers, La Licorne, 1993, p. 56.
4 Eugène Delacroix, Journal 1822-1863, Plon, Paris, 1980, p. 437.
5 Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, op. cit., p. 532-533.
6 Paul Badura-Skoda, Jörg Demus, Les Sonates de Beethoven, [trad. Jean Malignon], éditions Jean-Claude Lattès, Paris, 1981, p. 139.
7 Georges Sporck, Sonates pour piano de Beethoven, Robert-Martin, Paris, 1907-1913.
8 Paul Loyonnet, Les 32 sonates pour piano, journal intime de Beethoven, Éditions Robert-Laffont et van de Velde, Paris, 1977, p. 255.
9 Attaque sur la dominante, intervalle de quarte dominante/tonique, rythme pointé : voir, par exemple, pour s’en tenir chez Haydn aux œuvres de même nature et assez rapprochées dans le temps, la sonate en ut majeur Hoboken XVI : 21 ; ou le renversement de la même attaque, dans la même tonalité que la sonate de Beethoven, avec la fa majeur Hob. XVI : 23 ; le même dessin rythmique, mais sur la tonique cette fois, dans les la majeur Hob. XVI : 26, et ut majeur Hob. : 35
10 Lévi-Strauss, Le Cru et le Cuit, Plon, Paris, 1964, p. 24.
11 Comme dans les fameuses symphonies de l’école de Mannheim, qu’on cite toujours sans les avoir entendues, comme le rappelle André Boucourechliev.
12 Gérard Genette, La Relation esthétique, Seuil, Paris, 1997, p. 219.
13 Ibid., p. 217.
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