La musique et l’inconscient
p. 97-117
Texte intégral
« Accord » est dérivé du mot cor = cœur, il décrit originairement la résonance harmonique des cœurs de la mère et de l’enfant.
G. Groddeck
1Chacun de nous est en manque d’un dedans. Lieu perdu, ou simplement rêvé, dans lequel s’opérerait naturellement une fusion avec l’altérité, milieu dont l’espace ordonné étendu aux perspectives d’un cosmos intérieur, se recourberait vers nous, et dont les houles actives mêleraient « les tout-puissants accords de leur riche musique/Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux ». Baudelaire a nommé ce lieu vie antérieure, signifiant par là qu’il appartient à une dimension révolue du temps, et que son évocation ne saurait prendre place que sur le registre de la rêverie ou de la nostalgie.
2Il est pourtant probable que la question du dedans ne croise pas exactement celle de l’antériorité ; qu’un intérieur nous fasse défaut qui n’appartient pas seulement au toujours-passé de notre existence, mais au contraire à son toujours-proche ; qui ne relève pas de notre imaginaire génétique, mais de notre être-au-monde ; qui se tient là, sur un certain mode de la présence, et cependant inaccessible. De cette disposition de la subjectivité parle sans doute L’Innommable de Beckett :
[…] c’est peut-être ça que je sens, dit-il, qu’il y a un dedans et un dehors et moi au milieu, c’est peut-être ça que je suis, la chose qui divise le monde en deux, d’une part le dehors, de l’autre le dedans […] c’est peut-être ça que je sens, je me sens qui vibre, je suis le tympan, d’un côté c’est le crâne, de l’autre le monde, je ne suis ni de l’un ni de l’autre […]1.
3 Tympan dit précisément le lien avec l’ouïe de cette mitoyenneté entre interne et externe. Car la membrane auditive, partageant la cavité du sujet entre le territoire de l’ouvert et le corps propre, tient de cette position particulière sa capacité d’accueillir la rumeur du monde et de la référer au moi. Le tympan active et enregistre à la fois un séisme continu entre ces deux entités incommensurables : le sujet et le monde2.
4Cette activation et cette réception définissent le cadre d’un pouvoir, le champ d’une emprise possible, ou au moins espérée. Ce champ se nomme le musical. Le musical n’est pas le sonore, en ceci qu’il investit la pure excitation auditive d’une vertu supplémentaire que nous pouvons d’ores et déjà décrire comme la transgression de cette limite, à la fois physiologique et ontologique, entre le dedans et le dehors. Toute musique est portée par l’espérance d’un accès à l’intérieur. Tout chant perçu ou proféré, et quelle qu’en soit la puissance démonstrative, tente de nous (re)conduire à la manifestation de cet intime qui n’est pas l’étiolement de l’être, mais le secret de son intériorité3. Le domaine du musical est celui où s’éprouve et, dans une certaine mesure, se construit la représentation de l’être comme retranchement ; être désignant ici indistinctement le sujet et le monde qu’expose l’un à l’autre leur rumeur respective. Schopenhauer, confondant la musique avec une métaphysique, ne fait pas autre chose qu’entériner du côté du monde cette accessibilité immédiate à la chose en soi. Freud, qui a lu de près Schopenhauer, l’entérine, lui aussi, du côté du sujet. Mais la voie qu’il emprunte, on le sait, n’est rien moins qu’immédiate. Elle en passe au contraire pas la longue médiation du langage. Ce faisant, elle fonde la psychanalyse.
5C’est de cette dissymétrie que je voudrais partir pour tenter de penser la relation entre psychanalyse et musique. De ce constat initial, en somme : que l’une et l’autre sont animées par la promesse de rompre la forclusion du sujet et de manifester au moins son intériorité. Mais que l’une rêve l’éblouissement d’un accès direct ; l’autre, un dévoilement progressif.
6Pénétrer, traverser le sujet présente d’ailleurs, dans l’un et l’autre cas, d’évidentes parentés. Ainsi, le passage par l’ouïe s’opère-t-il chaque fois dans un lieu retranché : salle de concert ou cabinet se définissant par la plus grande imperméabilité opposée au dehors réel et symbolique des apparences chaotiques. C’est dans cet alvéole, déjà métaphorique de ce qu’il annonce, que s’entend la voix supposée du dedans, que se recueille l’intériorité du sujet. Recueillement qui prend, d’un côté comme de l’autre, la forme d’une extériorisation sonore. Dans les deux cas, remarquons aussi que ce qui est recueilli mêle de façon très complexe l’écho d’une subjectivité au bruit du monde. Jusque dans ses expressions les plus égocentriques, dans la voix solitaire du Winterreise chez Schubert, par exemple, se répercutent symboliquement ces autres voix qui sont autant d’indices de l’ouvert : en l’occurrence, le grincement d’une girouette, le tremblement d’un tilleul ou le cri d’une corneille. On sait la place que peuvent tenir de telles voix dans les récits, entre autres, de névroses obsessionnelles.
7Cependant, il ne saurait s’agir ici d’établir une comparaison entre psychanalyse et musique, c’est-à-dire entre une relation au symbolique qui a pour fin le plaisir, et une autre qui s’oriente sur un horizon thérapeutique4 ; seulement de repérer ce qui pourrait fonder entre elles une communauté propre à rendre possible un discours de l’une sur l’autre, je veux dire de la psychanalyse sur la musique, et inversement, un éclairage de l’inconscient par l’expérience musicale.
8Cette question de la simple possibilité ne se pose pas en droit. Il est clair que le discours psychanalytique a légitimement à connaître de l’art dans la mesure où, comme le dit Paul Ricœur, « la psychanalyse [est] un des moyens par lesquels [notre] culture cherche à se comprendre ». En écrivant sur les œuvres d’art (dans ses analyses du Moïse de Michel-Ange, de la Gradiva de Jensen ou à propos de Léonard de Vinci), Freud a
pris le risque d’instituer un dialogue avec les non-analystes et les non-analysés, par dessus la tête de ses patients et de la corporation analytique […] Ce sont ces écrits qui révèlent l’ampleur initiale du projet freudien : à savoir une interprétation de la culture dans son ensemble5.
9En revanche, la question d’un discours analytique sur la musique prend tout son sens dans les faits. La décade de Cerisy intitulée « l’art et la psychanalyse » où fut prononcé, en 1962, ce texte de Paul Ricœur, ne consacrait qu’une seule communication sur vingt-trois au rapport à la musique. Cette intervention s’interrogeait d’ailleurs indirectement sur son propre statut, en demandant pourquoi les psychanalystes ont tellement moins contribué à la compréhension de la musique qu’à celle des autres arts. La raison généralement invoquée sur ce point nous renvoie à la personnalité du fondateur. Freud était, comme il l’affirme lui-même dans une lettre à un destinataire inconnu, ganz unmusikalisch, c’est-à-dire « dépourvu de tout sens musical ». En dépit de l’univers culturel particulièrement fertile en ce domaine que représentait Vienne au tournant du siècle, il semble avoir éprouvé pour la musique plus que de l’indifférence : une véritable aversion. Quelques scènes emblématiques de la mythologie freudienne illustrent cette haine : le piano familial sur lequel la sœur de Sigmund commence à étudier, et qui disparaît au prétexte qu’il gêne le jeune étudiant ; ou plus tard, le mécontentement exprimé par le visage de Freud lorsqu’il pénètre dans un restaurant où joue un orchestre : « il ne tardait pas à se boucher les oreilles » dit son biographe Jones6. Enfin, reflet fidèle de ce sentiment du côté de l’écrit : la Standard edition ne comporte en tout et pour tout qu’une quinzaine de références à des compositeurs et à des œuvres7. Encore la musique y est-elle abordée pour le texte qu’elle accompagne, jamais pour elle-même. Depuis Freud, bien sûr, la psychanalyse musicale s’est enrichie d’assez nombreuses études de valeur diverse8. Au centre, ou à l’horizon de ces travaux se retrouve toujours la même évidence indépassable, formulée par Guy Rosolato dans sa plus grande nudité étiologique : « Il y a une antinomie entre la musique et la parole9. » L’antinomie rend compte ici de la relation qu’entretiennent discours psychanalytique et musique. Et on pourrait décliner en deux séries parallèles les grandes tensions qui la fondent : d’un côté l’absence de signifié, l’affect, la présence sensible : la musique ; de l’autre, la plénitude du signifié, le logos, le signe : le langage. Deux séries qui définissent presque deux modes opposés d’être-au-monde, deux figures d’humanité, deux conceptions de la culture ainsi résumées par Adorno :
Le langage signifiant voudrait dire l’absolu de façon médiate, et cet absolu ne cesse de lui échapper, laissant chaque intention particulière, du fait de sa finitude, loin derrière lui. La musique, elle, l’atteint immédiatement, mais au même instant il lui devient obscur, tout comme l’œil est aveuglé par une lumière excessive, et ne peut plus voir ce qui est parfaitement visible10.
10Il s’en faut pourtant que, dans le discours psychanalytique sur le musical, l’opposition s’affirme aussi tranchée. Et s’il est vrai que les signes mis en œuvre de chaque côté avouent une profonde antinomie, nous savons aussi que le langage, dans sa réalité temporelle et sonore, justifie le rapprochement des deux pratiques.
11J’aimerais maintenant examiner les conditions de cette différence rapprochante selon les trois positions qui constituent la singularité phénoménologique du musical : celle de l’auditeur, celle de l’interprète et celle du compositeur.
12Des trois, la première nous est sans doute statistiquement la plus familière. Il n’est pas certain, pour autant, qu’elle soit la plus simple à saisir du point de vue des mécanismes psychiques. Que se passe-t-il lorsque la musique vient à nous ? Qu’elle ait été choisie en toute liberté, ou qu’elle soit au contraire subie de part en part, elle me semble ne devoir provoquer que trois réactions primaires : la surdité, l’amour, la haine. D’emblée on admettra que chacun de ces types d’« accueil » nous renvoie à des attitudes psychiques générales, couramment applicables à d’autres objets, à des objets avec lesquels la musique entretiendrait en somme une relation métaphorique. Ainsi, pour expliquer la surdité de Freud à la musique, les hypothèses émises se réfèrent à l’image de la mère, associée au débordement de l’affectivité, à l’exaltation et à la domination du sensible.
Il semble qu’il y ait eu chez lui, écrit Guy Rosolato, un potentiel, que l’on peut dire formidable, d’affects très spécialement éveillés par la musique, dans la mesure même où l’auditif rappelait invinciblement la voix maternelle, sa chaleur et sa présence, chez un enfant mâle « préféré », dans une relation qui, par ailleurs, n’était pas entravée par un père nettement plus âgé que la mère11.
13À cet abandon, le Surmoi répond par une prévalence de la distance et du contrôle visuel. Alors seulement, ajoute Rosolato, peut revenir l’auditif « épuré et légal relatif au pôle paternel » dans l’écoute psychanalytique, version sublimée des figures d’enveloppement maternel. L’analyse est sans doute encore très grossière. Mais on y aperçoit comment peuvent s’articuler amour, haine et surdité par l’opération d’une sorte de transfert métaphorique.
14S’il en est ainsi, ce n’est pas tant que la musique soit naturellement mimétique au sens où le langage l’entend de la métaphore. Elle l’est, certes, mais on le sait bien, de manière très marginale. Et son incapacité à rien signifier la rend inaccessible à la métaphore dans le sens que la rhétorique donne à ce mot. En revanche, la musique peut être considérée comme une métaphore des pulsions. Comment comprendre cette formule ?
15Il faut ici revenir à Schopenhauer et à son analyse des deux oppositions fondamentales du discours musical tonal : dans le rythme, le temps fort et le temps faible ; dans l’harmonie, l’accord parfait contre la dissonance. Schopenhauer met en effet en évidence ce qu’il appelle un désaccord et un rapprochement. Il établit une relation entre ces deux moments du discours musical et ce qu’il nomme « la naissance de nouveaux souhaits suivis de réalisation ». Il décèle là
une perpétuelle succession d’accords qui nous troublent plus ou moins, c’est-à-dire qui excitent nos désirs, et d’accords qui nous apportent plus ou moins de calme et de contentement ; de même que la vie du cœur, la volonté est un passage incessant de l’inquiétude plus ou moins grande due à l’espérance ou à la crainte, à la satisfaction plus ou moins complète qui la suit12.
16Autrement dit, les tensions entre consonance et dissonance, entre la tonique et les notes qui s’en écartent, entre temps forts et temps faibles, transposent dans leur matérialité la tension entre désir et réalisation, et sa dramatisation entre amour et haine. Bien entendu, Schopenhauer ne décrit ainsi que le principe. La musique, à partir de là, constitue l’extrapolation d’une complexité. Mais cette complexité retrouve, dans la cohérence de l’œuvre qui signifie sa victoire sur le chaos et le hasard, dans la forme opposée à l’amorphe, toujours l’agrandissement de ce principe.
17La limite de cette thèse est double. Elle est d’abord d’ordre historique : le principe énoncé par Schopenhauer vaut sans doute pour l’état de la musique qui lui est familier ; mais on en voit moins clairement le sens à partir du moment où l’opposition entre dissonance et consonance s’estompe, ou s’efface. Toute une part de la critique de la musique de Schönberg, chez Adorno, prononcée au nom de la différenciation des formes, rend encore lisible un certain attachement tardif à une philosophie schopenhauerienne de la musique. Il n’est pas sûr, cependant, que la découverte et l’exploration d’un état de latence entre dissonance et résolution, par exemple, le suspens de la tonique, ou sa pure disparition ne rende pas compte, pour une oreille qui reste fondamentalement de culture tonale, d’un vaste champ pulsionnel où le désir est comme cultivé pour lui-même, dans sa propre jouissance, sans qu’aucune résolution soit désormais nécessaire. Pierre Jean Jouve commentant le Wozzeck de Berg établit justement ce lien entre le langage de la dissonance et le « subconscient ».
La beauté de la dissonance, écrit-il, est sûrement liée à la perception euphorique des intervalles, de leur tension et de leur détente… Cependant, par-delà le conflit consonance-dissonance […], il y a la beauté en soi d’une forme sonore, comme d’une pierre précieuse […]. Les mathématiques musicales, par leur combinaison innombrable, fixent des matières nouvelles de notre affect, également innombrables. Les mathématiques sonores passent ainsi dans la zone des symboles, touchent à une source plus indicible de la Musique, qui est elle-même indicible. Les mathématiques ne sont plus mathématiques, mais langage harmonique de la Psychè13.
18Avant Berg, Debussy, peut-être l’un des premiers avec Wagner, nous a appris que le suspens, l’irrésolu, le flux sans fin nous parlaient « le langage harmonique de la psyché ».
19L’autre limite de la thèse schopenhauerienne tient à la restriction de l’analogie qu’elle propose. S’il est plausible que la tension structurelle du discours musical métaphorise la vie des désirs, rien n’empêche de supposer, à la faveur d’autres articulations analogiques, une relation beaucoup plus vaste, beaucoup plus complexe entre la musique et l’inconscient. L’analyse de l’a-musicalisme freudien, chez Guy Rosolato, passait ainsi par l’implicite transposition du chant vocal ou instrumental au souvenir de la voix maternelle. Cette analogie, on le sait, avec toutes ses implications possibles, est l’une des plus fréquemment invoquées pour rendre compte du « trouble plaisir14 » inhérent à la vocalité. Pour Alain Delbe, par exemple, qui analyse Le Stade vocal, « la musique, par ses caractères mélodiques et rythmiques, est certainement l’objet le plus propre à rappeler cette voix de la mère avec laquelle le nourrisson, avant l’accès au langage, noue une relation émotionnelle15 ».
20Mais pour comprendre cette sorte de rapport, sans doute faut-il faire intervenir un phénomène non plus seulement dynamique (au sens de l’opposition entre tension et détente) mais véritablement métaphorique : l’abandon au flux imaginaire porteur de représentations, de souvenirs intimes, de fantasmes imagés, toutes créations qui relient métaphoriquement le discours musical à la vie du psychisme intime. Proust fut l’un de ceux qui nommèrent avec le plus de justesse cette sorte d’écoute imageante, dans la première description de la Sonate de Vinteuil :
Au-dessous de la petite ligne du violon, mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout d’un coup chercher à s’élever en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune.
21C’est à la croisée de ces deux processus, celui d’une tension structurelle et celui d’une libre invention de la subjectivité que se situe à proprement parler l’élaboration de l’œuvre musicale dans le psychisme. Le narrateur en prend conscience à l’autre extrémité du roman, comme de l’un des fruits de la recherche :
Ce n’était pas tout à fait les mêmes associations d’idées chez moi que chez Swann que la petite phrase avait éveillées. J’avais été surtout sensible à l’élaboration, aux essais, aux reprises, au « devenir » d’une phrase qui se faisait durant la sonate comme cet amour s’était fait durant ma vie. Et maintenant, sachant combien chaque jour un élément de plus de mon amour s’en allait, le côté jalousie, puis tel autre, revenant, en somme, peu à peu dans un vague souvenir à la faible amorce du début, c’était mon amour qu’il me semblait, en la petite phrase éparpillée, voir se désagréger devant moi16.
22Ce que découvre ce texte, sous le terme d’associations d’idées, ce n’est assurément pas une vague soumission au caprice flottant de l’imaginaire. C’est même presque l’inverse. Le premier constat concerne le caractère intransposable du phénomène (« Ce n’était pas tout à fait les mêmes associations d’idées chez moi que chez Swann […] »), sa nature subjective. Mais loin que ce subjectivisme fasse obstacle à la portée générale du propos, le narrateur s’avise au contraire d’un lien profond et universel entre le discours musical et le donné existentiel. Quelle que soit, nous dit Proust, la teneur de ce donné – et ici, le cas de l’expérience amoureuse suffit à induire une sorte d’archétype –, la musique en offre une transposition à la fois réfléchissante, condensée et active. La phrase musicale reflète l’amour d’une vie, mais dans une durée brève (celle de la sonate) où tout devenir esthétique travaille à mimer la totalité et, dans le même temps, à en déconstruire les formes. Ce travail, c’est celui qu’opère, de son côté, le discours analytique. Il est d’ailleurs étrange de constater avec quelle facilité ce texte se laisse lire dans une écoute transversale : les termes même d’association, d’élaboration, de souvenir, la référence à une origine (« faible amorce du début ») de l’affect, enfin la perception visuelle de sa décomposition, tout tend à identifier ici la musique à une élucidation psychique.
23Passons maintenant au point de vue de l’interprète. Cette position constitue l’une des singularités du musical, une singularité qu’il partage peut-être seulement avec le théâtre. C’est celle d’un médiateur placé entre le créateur et l’auditeur, la linguistique dirait entre l’émetteur et le récepteur, et qui participe un peu des deux statuts. Si donc l’écoute est bien, comme je l’ai définie, un investissement élucidant des pulsions dans un discours harmonique et rythmique, alors l’interprétation n’est pas autre chose que la transposition dans le corps, dans l’acte physique par l’intermédiaire d’un instrument, de cette relation aux pulsions.
24Freud, on l’a dit, parle peu de musique. Il lui est arrivé pourtant, dans les Études sur l’hystérie, de traiter du cas d’une interprète. Il s’agit d’une certaine Rosalie H., une jeune femme qui s’efforce d’acquérir une formation de chanteuse et qui se plaint que sa voix ne lui obéit pas dans le registre intermédiaire entre grave et aigu. Ces « ratés de la voix », dit-elle, s’annoncent par « un sentiment d’étranglement et de serrement dans la gorge ». Or, explique Freud, Rosalie vit au sein d’une famille dominée par la violence d’un père, « personnalité de toute évidence pathologique », qui maltraite femme et enfants. Elle a vécu dans le bruit et la fureur de ce ménage, au milieu des éclats de voix des scènes conjugales ; il lui revient là le rôle de témoin muet, puis de porte-parole lorsque la mère disparaît. C’est justement un jour qu’elle dut rester sans réponse devant le despote domestique que naquit le symptôme de la constriction vocale. À peine Rosalie a-t-elle quitté la maison paternelle qu’accueillie chez un oncle, elle a le tort de charmer ce substitut du père, au grand dam de la tante qui, ayant elle-même fait son deuil d’une vocation artistique, voit d’un très mauvais œil l’intruse vite devenue une rivale. C’est ici comme voix qu’elle fait pâlir de jalousie la femme qui est aussi son hôtesse. Et Rosalie raconte : que la femme jalouse apparaisse inopinément alors qu’elle travaille au piano, comme un vivant reproche sur la scène de la répétition du concert, surgit alors un nouveau symptôme : le picotement des doigts. Passons maintenant à l’interprétation psychanalytique. Tous ces avatars de l’histoire immédiate s’éclairent par la rencontre avec la menace incestueuse originaire – avec la scène primitive, la Urszene. Ce qui ré-émerge de la mémoire engourdie, au cours de l’analyse, c’est en effet une scène de nudité paternelle. Conviée à masser le dos de son père, Rosalie enfant se voit brusquement exposée au dénudage de l’homme, rejetant les couvertures et tentant de l’attirer à lui. L’irritation des extrémités digitales commémore précisément ce pianotement sur le dos du père, aussi bien que la gifle réprimée qui eût dû répondre à son affront séducteur. Ce qui revient titiller les doigts, comme ce qui grattait le larynx, c’est donc bien cet inavouable dont la fille, victime et coupable, demeure la porte-voix.
25Il me semble que ce cas exemplaire nous éclaire aussi sur ce que met en jeu le travail de l’interprète.
26D’abord la somatisation est ici représentative de cette dimension de l’interprétation : la transposition du discours dans une gestuelle, et du même coup la projection sur le corps, dans un langage du corps, du complexe d’amour/haine repéré plus haut comme constitutif de l’expérience musicale. Je n’y reviens pas.
27Ensuite, la relation établie entre le travail de l’interprétation et la répétition d’une scène primitive qui plonge ses racines dans l’enfance. Car la vie de l’interprète n’est pas modelée par le jaillissement spontané et unique des œuvres. Elle est tout entière soumise à la condition de répétition. Sans cesse, elle revit l’expérience du désir successivement tendu et assouvi, ou jamais complètement assouvi, en un geste typique de la relation aux objets fondateurs de la survie, selon Melanie Klein : l’appropriation17. En s’appuyant sur le cas de la diva Rosalie, on pourrait aller jusqu’à émettre, avec Jacques-Gabriel Trilling, l’hypothèse que
si la scène primitive est unique pour chacun de nous […], le grand avantage de la génération musicale, c’est qu’elle est répétitive. Certaines exigences de répétitions, ajoute-t-il, parfois exorbitantes, de la part de certains interprètes visant la perfection, masquent en réalité la satisfaction du souhait de non-accomplissement de la scène en question. On a beau savoir que cette scène n’a aucun sens, défie le langage et la représentation, donne lieu aux fantasmes les plus irrecevables (par exemple être présent lors de son propre engendrement), on ne peut que conclure de brefs armistices avec ce conflit18.
28La répétition sous toutes ses formes (formes structurelles : réitération motivique, thématique, reprise, forme lied, etc. ; formes empiriques : l’apprentissage, la « répétition » ; ou formes réceptives : l’interminable repeat de l’écoute moderne), la répétition est donc constitutive et distinctive de la sphère musicale pour cette raison que notre attachement s’y fonde sur des enjeux psychiques eux-mêmes inépuisables.
29Car ce qui est profondément en cause ici, comme dans la surdité puis la sublimation interprétative chez Freud, c’est le réinvestissement de ce à quoi on a été obligé de renoncer pour survivre : la fusion avec l’environnement maternel, sonore et vocal. Toute l’histoire d’un pianiste aussi singulier que Glenn Gould, à mes yeux, participe de ce vœu impossible. La musique, chez lui, vient culturellement, et presque biologiquement, de la mère : descendante latérale d’Edvard Grieg, elle fut sa seule professeur de 3 à 11 ans. Maints signes de l’impossible fusion rêvée jalonnent la vie et la mythologie gouldiennes. L’un des plus manifestes, dans les enregistrements de ce pianiste, me paraît tenir en ce goût du fredonnement accompagnant qui indique, comme le fil même du fantasme, le sens de l’entreprise : jouer pour obtenir en retour, et de préférence dans l’alvéole porteur d’échos – le studio, lieu de la « sécurité matricielle » comme disait Gould lui-même –, la modulation de la voix intérieure perdue19. À un journaliste l’interrogeant sur sa décision de faire carrière, Gould répondait en 1962 : « Je crois que j’étais résolu à faire une carrière dans la musique à l’âge de neuf ou dix ans. J’étais décidé à m’envelopper de musique […]20. » Et Jacques Drillon commente en ces termes : « Le corps, pour le créateur, réunit toutes les résistances qui s’opposent au processus créatif […]. Le désir de Gould de n’avoir plus de corps est celui de l’homme qui voudrait ne pas avoir mangé du mauvais fruit21. » C’est-à-dire précisément de l’homme qui souhaite revenir au lieu et au moment de sa propre genèse… De façon plus explicite encore, Horowitz déclare de son analyste : « Il veut absolument me faire rentrer dans le ventre de ma mère. » Et ailleurs : « Je ne peux aimer personne, je n’aime que mon piano22. »
30Ce qui cependant évite à l’interprète – et sans doute d’abord aux plus grands – de sombrer dans un processus régressif, ce n’est pas la facilité ou la virtuosité, c’est au contraire le fait que le travail, l’obstacle et la répétition ont pu, en lui, fondre l’attachement à la sphère du moi dans cette métaphore générale des pulsions qu’est l’œuvre d’un Autre. Il se passe ce phénomène tout à fait paradoxal, mais à tout le moins salutaire pour la musique et l’interprète menacé de fusion anéantissante : que l’appropriation de la partition se double d’une appropriation par la partition ; que l’appropriation n’est en somme jamais si bien réussie que lorsqu’elle est aussi dépossession au profit de la musique. Dépossession qui se traduirait, idéalement, par la disparition même de l’instrumentalité, par la communication immédiate avec l’œuvre. Gould admirait pour cette raison Arthur Schnabel dont il disait : « C’était comme s’il regardait la musique directement, en court-circuitant l’instrument23. »
31J’en viens au compositeur. La face génératrice de l’interprète nous initie à ce qui me semble constituer encore la profondeur psychique du travail de composition. Dans un texte où il commente Baudelaire commentant Wagner, Philippe Lacoue-Labarthe écrit :
Plus la musique exprime ou signifie le purement subjectif, l’intimité pure de l’intuition singulière, plus elle est à même de dire l’universel, le “purement humain”. Ce que ne peut pas faire la littérature ou, plus généralement, le langage en tant qu’il prétend déjà à une certaine intériorité subjective. C’est pourquoi la littérature en aucun cas ne peut accéder au rang de l’art du sujet : le langage interdit au sujet de s’atteindre et de s’approprier. Il n’y a qu’un moyen d’appropriation subjective, et c’est la musique24.
32Appropriation qu’illustre dans un sens qui nous est désormais familier, un texte de Richard Wagner :
Ce que je voyais, je ne le regardais plus maintenant que selon le génie de la musique, non de cette musique dont les précisions formelles m’eussent encore retenu prisonnier quant à l’expression, mais de cette musique que j’avais entièrement en moi, dans laquelle je m’exprimais comme dans une langue maternelle25.
33Ce qui importe, dans ce texte, c’est le maintenant : le trait d’une découverte, d’une appropriation qui dépasse les formes héritées d’autrui pour constituer une langue maternelle. Ce maintenant évoque une progression. Il nous dit aussi d’où vient le compositeur, et cette fois-ci, quel qu’il soit : il vient d’un lieu du savoir où la musique se présente d’abord comme une technè, comme un héritage de prescriptions, bref comme une tradition au sens anthropologique du mot.
34On ne saurait surestimer, sous cet angle, le lien qui attache d’emblée le compositeur à ce corps de préceptes reçus, et à travers lui, à l’histoire. C’est le lieu où s’édifient les admirations, les imitations : « Il y a une seule éducation, disait Mahler : l’exemple. Vivre par l’exemple est tout26. » Et il est probable que dans cette relation à l’histoire soit immédiatement investie, et aussitôt détournée la représentation généalogique du sujet. Fixer des admirations, choisir des exemples, c’est aussi élire une filiation rêvée contre la parenté trop connue. Mais en même temps, il n’est pas de compositeur digne de ce nom qui ne s’attache aussi à détruire cette filiation rêvée.
Si le parcours générationnel avec la dette qu’il implique est reconnu, y compris par les plus originaux, [le compositeur] ne se veut à son tour musicien et grand musicien que dans la mesure où il innovera, où il rompra avec les modes de composition de ses prédécesseurs dont les ressources lui paraissent usées […]. Parcours en apparence paradoxal mais qui est au fond celui de toute « mise en place » générationnelle […]27.
35Innover, rompre avec les modes de composition des aïeux, c’est au fond poser face aux figures de la paternité, et mieux, inscrire en elles la marque du soi ; comme Berg fait revenir à la fin du Concerto à la mémoire d’un ange, dans l’enveloppement de son propre discours, le choral de Bach « Es ist genug » : hommage autant que « désagrégation », comme dirait ici Proust.
36Que la première question à laquelle se heurte le compositeur soit, dans son interrogation sur la manière, celle de la généalogie, prouve au moins que de ce côté-là se situe le sens le plus profond de son acte. Non qu’il s’agisse pour lui exactement de poser une descendance rêvée face à l’autre. Cet enjeu, en lui seul, aurait un intérêt « identitaire ». Mais il serait insuffisant à fonder son universalité, et le résultat ne nous intéresserait qu’au titre de témoignage. En réalité, posant et révoquant d’un même geste sa généalogie symbolique, le compositeur nous dit que le fait généalogique en lui-même, dans sa généralité, et non seulement au regard d’un cas, ne laisse d’être problématique – ou plus exactement mystérieux : comme dans chacun des monuments qu’édifie la culture, il y va du mystère même de toute genèse. La particularité du geste créateur en musique, c’est qu’il vise à (nous faire) revivre l’histoire d’un engendrement ; ou plutôt, à « montrer » dans l’expérience temporelle dont toute généalogie est comme mythiquement dépositaire, la pluralité, la complexité des engendrements auxquels correspond toute genèse. Que chaque naissance échappe à l’unicité de son fatal apparaître, qu’elle engage avec elle une multitude de résonances, que l’être enfin se trouve pris d’emblée dans une sorte de flux continuel, de masse inépuisable et de polyphonie genésiques, c’est bien là d’abord ce que nous donnent à entendre les grandes œuvres. Ainsi, devant l’inouï et l’impensable de notre apparition singulière, devant son effrayante solitude aussi, nous est-il donné un moment de penser le lien qui la rattache à l’universel, sa situation dans le hors-temps d’une condition où vivre et mourir se concilieraient. Du même coup s’abolit, dans le geste du compositeur, la seule idée d’une origine possible. Le discours peu à peu constitué lui oppose les figures inépuisables du recommencement.
37On peut entendre, de ce lien et de la conciliation afférante, un témoignage exemplaire aux premières mesures de l’« Introduction et Danse religieuse » de Daphnis et Chloé. Flûtes et harpes y posent d’emblée, par référence au code instrumental, le chiffre de l’archaïsme antique : deux instruments qui connotent le commencement supposé de la musique (l’aulos et la lyre, le souffle et la corde) sont chargés de chanter, comme par métonymie, à la fois le commencement du rite, le début du mythe et l’incipit de l’œuvre.
38Selon une intuition chère à Ravel, cette multiplicité des plans emmêlés installe déjà la certitude d’un milieu propice à la montée du désir sous toutes ses formes, l’accès à une sphère du temps qui, comme dans Une barque sur l’océan, serait proprement sans commencement ni fin, donc finalement incompatible avec une quelconque fondation dans le temps. Certitude confirmée lorsque, par ascension de quinte en quinte, les deux flûtes font finalement irruption (éruption, plutôt) sur un ré dièse étranger à la tonalité initiale (la majeur) pour établir sur un tel excursus tonal la ligne du premier motif reconnaissable. Poser la tonique28 pour aussitôt la déjouer au terme d’un enchaînement interne à la logique du système (l’intervalle fondamental tonique/dominante), c’est affirmer que la genèse ne coïncide pas avec l’unité du commencement, c’est défaire d’un geste la puissance traditionnellement fondatrice de l’incipit : ainsi advient, avec l’œuvre nouvelle, un nouveau langage ; un langage qui ne trouve pas sa source du côté d’une tradition, d’un modèle des Pères, mais en lui-même, dans sa propre ressource d’invention.
39Un phénomène analogue apparaît à l’incipit de la Symphonie no 1 de Gustav Mahler. Ici comme dans Daphnis, le chant de la nature (« Wie ein Naturlaut » indique le compositeur en tête de la partition) constitue l’espace où s’engendre la musique, son milieu génésique. Sur le fond de ce temps immémorial que tiennent les cordes dans leur totalité, les vents (piccolos, hautbois, clarinettes, flûtes) posent l’infime événement d’un intervalle à vide – ici non plus la quinte ascendante mais la quarte renversée. Tel est le signal de l’engendrement, aussitôt repris et condensé par hautbois et bassons, cette fois en quelque chose qui s’apparente à une ligne, à la linéarité inventive d’un temps neuf advenu sur fond d’éternité. En ce départ non plus, point de commencement, mais seulement l’assomption du chant porté au bout de l’immuable bruit du monde : Naturlaut.
Maurice Ravel, Daphnis et Chloé, Introduction et Danse religieuse
© Éditions Durand et Cie, 1913.
40Dans un article où il interroge la relation entre folie et création musicale, et prenant justement pour exemple la Dixième Symphonie de Mahler, André Boucourechliev souligne l’autonomie, dans l’économie du moi-compositeur, des langages codés que mobilise la composition, langages pour partie hérités, mais pour partie aussi choisis et inventés.
La composition musicale, écrit-il, est la mise en œuvre, à un niveau supérieur, de ces codes et de ces réseaux, selon une nature, une stylistique, une inventivité propres mais qui, pour se réaliser, passe par des mécanismes tellement assimilés qu’ils font partie des réflexes les plus immédiats du compositeur – font partie de son corps. Le conscient et l’inconscient, le donné et l’imaginaire, le connu et l’inconnu, le prévisible et l’imprévu, la part du lucide et celle de l’aveugle sont indissociables au sein de ce corps complexe […]29.
41Cela signifie que du point de vue de la relation à l’inconscient, le travail du compositeur constitue une continuelle ruse psychique avec la charge d’affect dont est investi le corps sonore : il s’agit, à la faveur d’une certaine tension génésique (une polyphonie génésique, disions-nous, une polygénésie), d’élever chaque événement suscité par l’imprévisible-inconscient au statut d’élément de code. Ce que font, dans les exemples cités, Ravel et Mahler. Ce que décrivait aussi la formule radicale de Wagner. La ductilité, la malléabilité, c’est-à-dire aussi bien la relative instabilité du code musical offrent une matière privilégiée à cette élation. C’est sans doute pourquoi le musical apparaît souvent comme le territoire de l’accès immédiat à la pulsion, un accès que n’entrave guère le détour par la représentation consciente. Ici l’inconscient se retrempe en quelque sorte dans le bain de sa variabilité, inépuisablement reprise sur la grève du conscient.
42Cette confrontation des trois positions fait nettement apparaître, me semble-t-il, le rôle particulier que joue l’inconscient dans l’interprétation. L’importance de l’investissement somatique, d’une part, la mise en jeu, d’autre part, d’une dramaturgie primitive et sans doute constitutive du moi, situent ici la relation du côté d’une de ces scènes, d’un de ces rituels collectifs dans lesquels se reconnaîtraient assez aisément les marques d’une culture archaïque : situation quasi sacrificielle d’un individu élu placé sous le regard du groupe, relation établie par voie symbolique avec l’Autre absent (le compositeur) ou innommable (la dimension métaphysique de l’œuvre)… Le propre de ce rituel, c’est qu’il accomplit dans son acte une communication entre des inconscients. C’est même probablement cette participation instantanée, hors de tout contexte religieux, qui définit le mieux le psychisme de l’interprétation.
43Toutefois, il est probable que la nature spécifique de cette communication nous renvoie à l’acte musical dans sa globalité, qu’elle en constitue même l’enjeu le plus immédiatement sensible aussi bien que le plus savant. Le seul enfin qui transcende les positions particulières, qui synthétise leurs divergences et les réunisse dans la continuité d’une poïesis et d’une esthesis. Un texte déjà cité de Pierre Jean Jouve (la conclusion à l’analyse du Wozzeck de Berg) propose une vision puissamment liée de la situation du compositeur, de l’interprète et de l’auditeur face à une œuvre. Se demandant : « Comment Alban Berg a-t-il travaillé ? », Jouve répond que « Berg a traité son ouvrage partout à la fois, à la suite d’une pensée fortement et clairement concentrée de l’unité totale30 ». Cette remarque suppose le recours à un hors-temps de la conception, un zeitlos comme il le dit lui-même, dont seule peut donner une idée la métaphore visuelle : la « forêt thématique [de Wozzeck ] serait le produit de la vue totale, comprenant toutes les incidences, mais reliant toutes ces incidences à un seul acte de catastrophe ». Ce hors-temps, qui est évidemment « la condition naturelle de l’inconscient », constitue le noyau psychique de l’œuvre, le germe à partir duquel la claire conscience des événements inventera son déroulement dans le temps. L’interprète est celui qui fera passer et repasser à travers le corps, à travers la voix, cette apparition à la conscience de ce qui vient de l’inconscient. Sa médiation permet de relier entre elles deux dimensions de l’œuvre : le zeitlos d’une totalité inconsciente (« l’idée centrale », ici, dont parlait Berg), et le développement d’une structure temporelle. Ce sont donc deux œuvres qui coexistent, l’une tendant à rejoindre l’autre dans l’acte d’interprétation : « c’est sur le geste dramatique à la scène que les deux lectures de l’œuvre se rejoignent31 » écrit encore Jouve. Le spectateur, lui, se trouve d’emblée mis en présence de ces deux dimensions : écouter, c’est reconstruire au delà de la durée, une réalité stable ; c’est référer constamment le détail des événements imprévisibles à une unité intemporelle et cependant sans cesse consolidée, confirmée par ce qui advient. C’est, parcourant le chemin inverse de la composition, retrouver à travers la variété des apparences sonores, la permanence d’un objet innommable qui n’acquiert d’existence qu’aux mille replis des apparences. Jouve le dit encore clairement : « Le spectateur […] est emporté, par la présence très brillante de l’objet. Ainsi l’esprit le moins averti, de nos jours, est obligé de se soumettre et de comprendre. Ce qu’il comprend n’est autre que, musicalement, l’idée centrale de l’opéra. » La boucle, de la sorte, se referme. La charge d’inconscient, élucidée dans la forme temporelle, les rythmes, les accords, les timbres et les silences, se maintient d’un bout à l’autre du processus : l’œuvre n’est pas une cure. Mais ce qui s’est passé décrit simplement une nouvelle singularité du phénomène musical : « L’inconscient de Berg, l’inconscient du drame, et le nôtre, communiquent32. »
Notes de bas de page
1 Samuel Beckett, L’Innommable, Éditions de Minuit, Paris, 1953, p. 187.
2 Ce que Rilke nommait l’ouvert décrit cette topologie du face à face, du côtoiement ou du frontalier : « […] l’animal est dans le monde ; nous autres, nous nous tenons devant lui, du fait de la singulière tournure et élévation qu’a prise notre conscience. » Lettre de Rilke à un correspondant russe. Dans Maurice Betz, Rilke en France, Paris, 1938, page 289.
3 Sur la notion d’intériorité, voir ici-même, p. 13 sqq.
4 Sauf à entrer dans les vues de la musicothérapie, tout de même discutables, et en tout cas marginales par rapport au propos.
5 Paul Ricœur, « L’art et la systématique freudienne », dans Entretiens sur l’art et la psychanalyse sous la direction de André Berge, Anne Clancier, Paul Ricœur et Lothar-Henry Rubinstein, Mouton, Paris, La Haye, 1968, p. 24.
6 Ernest Jones, La Vie et l’Œuvre de Sigmund Freud, [trad. Anne Berman], PUF, Paris, 1958.
7 Voir J. et A. Caïn, « Freud “absolument pas musicien” », dans Psychanalyse et musique par J. et A. Caïn, G. Rosolato, J. Rousseau-Dujardin, P. Schaeffer, J.-G. Trilling et A. de Mijolla, Les Belles lettres, Paris, 1982, p. 91-137.
8 Pour ne prendre que quelques exemples particulièrement significatifs, celle de Pierre Jean Jouve sur le Wozzeck d’Alban Berg ; les travaux déjà anciens de Edith et Richard Sterba sur Beethoven, en particulier Beethoven and his nephew. Psychoanalytic Study of their Relationship ; l’étude de Dominique Fernandez sur « La Figure du père dans les opéras de Mozart » ; l’ouvrage de Rémi Stricker sur Robert Schumann ; enfin quelques études théoriques générales comme celles que rassemblait en 1982 le collectif Psychanalyse et musique, ou les actes des Xe Rencontres psychanalytiques d’Aix-en-Provence, de 1991 : À la musique, Les Belles lettres, Paris, 1993.
9 Guy Rosolato, « La Haine de la musique », Psychanalyse et musique, loc. cit., p. 159.
10 Theodor Adorno, « Fragments sur les rapports entre musique et langage », dans Quasi una fantasia, Gallimard, Paris, 1982, p. 4 sqq ; cité par Guy Rosolato, loc. cit.
11 Guy Rosolato, loc. cit. p. 157.
12 Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, [trad. A. Burdeau], PUF, Paris, 1992, p. 812.
13 Pierre Jean Jouve, « Forme et invention », dans Pierre Jean Jouve/Michel Fano, Wozzeck d’Alban Berg, Plon, Paris, 1964, p. 302-304.
14 Guy Rosolato, op. cit., p. 151.
15 « Un sujet, selon son histoire, écrit encore Alain Delbe, peut rester plus ou moins profondément attaché à ce temps qu’est le stade de la “Voix de la Mère” […]. Le fantasme qui traduit une fixation à ce stade peut se formuler ainsi : « Cette voix, qui est l’autre (que j’aime), est la mienne, qui est moi. » L’auteur cite également Guy Rosolato : « On peut avancer que la voix maternelle est le premier modèle d’un plaisir auditif et que la musique trouve ses racines et sa nostalgie dans une atmosphère originelle. » (Guy Rosolato, « La Voix : entre corps et langage », Revue Française de Psychanalyse, 1974, p. 76 ; et Alain Delbe, Le Stade vocal, L’Harmattan, Paris, 1995, p. 17.)
16 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, La Fugitive, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1954, p. 560.
17 Voir sur ce point ici même « La figure de l’interprète » p. 61-76.
18 Jacques-Gabriel Trilling, dans À la musique, op. cit., p. 102.
19 Je retrouve cette idée développée chez Alain Delbe citant Geoffrey Paysant, Glenn Gould, un homme du futur, Fayard, Paris, 1983, p. 49 : « Que la musique soit un substitut de la Voix, voix maternelle ou, toutjours en dernière instance “Voix de la Mère” à laquelle s’identifie l’enfant, n’est-ce pas ce dont nous assure Gould, qui donnait lui-même au mot de “musique” un « sens large et personnel […], c’est-à-dire la manipulation de toutes sortes de sons, y compris la parole. » (Alain Delbe, op. cit. p. 173.)
20 Non, je ne suis pas du tout un excentrique, entretiens avec Glenn Gould présentés par Bruno Monsaingeon, Fayard, Paris, 1986, p. 65 (je souligne).
21 Glenn Gould. Entretiens avec Jonathan Cott, trad. et présentés par Jacques Drillon, Presses pocket, Paris, 1990, p. 15.
22 À la musique, op. cit., p. 105.
23 Non, je ne suis pas du tout un excentrique, op. cit., p. 140.
24 Philippe Lacoue-Labarthe, Musica ficta : figures de Wagner, Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 45.
25 Richard Wagner, « Une communication à mes amis », dans Mes œuvres, Corréa, Paris, 1941, p. 48 sqq.
26 Alma Mahler, Mahler, [trad. Nathalie Godard], Jean-Claude Lattès, Paris, 1980, p. 100.
27 Jacqueline Rousseau-Dujardin, « Génération de la musique », dans À la musique, op. cit., p. 68.
28 Ce rôle est confié à deux instruments de soutainement architectural, les timbales et les contrebasses.
29 André Boucourechliev, Dire la musique, Minerve, coll « Musique ouverte », Paris, 1995, p. 119.
30 Pierre Jean Jouve, op. cit., p. 304.
31 Ibid., p. 299.
32 Ibid., p. 291.
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