La musique et la forme
p. 39-59
Texte intégral
1Lorsque Vincent d’Indy cherche à définir, dans son Traité, l’art de la « composition musicale », il ne sait qu’en passer par la métaphore de l’architecture, et emprunter à Ruskin, auteur de The seven lamps of Architecture, la formule de sa propre pensée : « Composer, c’est ordonner des éléments inégaux ; et la première chose à faire en commençant une composition, c’est de déterminer quel en sera l’élément principal. » La métaphore architecturale court en réalité à travers toute la réflexion esthétique sur la musique au XIXe siècle. Elle part du Système des beaux-arts de Hegel, également cité par d’Indy : « C’est particulièrement dans la séparation de la musique avec la poésie que celle-là prend un caractère architectonique ; alors elle se met à construire pour elle-même tout un édifice de son musicalement régulier » – pour aboutir aux pages que Proust consacre à l’œuvre de Wagner dans La Prisonnière.
2Au delà de sa commodité heuristique, cette métaphore du musical trahit, comme toute métaphore, un indicible, ou un impensable : la pertinence de la notion de forme appliquée à un système temporel. C’est sans doute parce que la caractérisation formelle du temps lui paraît difficilement concevable que d’Indy, comme tant d’autres, se réfugie dans le champ familier de la spatialité pour nommer la construction musicale. Ainsi fait encore Schönberg, par exemple, au début de ses Fondements de la composition musicale :
Le compositeur, écrit-il, n’ajoute pas pièce par pièce, comme un enfant assemble des cubes de bois. Il conçoit la composition tout entière comme une vision spontanée. Puis il procède comme Michel-Ange, qui sculpte son Moïse dans le marbre sans esquisses, avec tous les détails, et forme directement son matériau1.
3Ce recours à l’espace et aux arts visuels pour décrire le temps, qu’est-il d’autre, au fond, que le signe d’une soumission de toute description au registre linguistique du visible ? Mais cette soumission en elle-même n’est pas rien. À son tour, elle signifie qu’aucun champ de notre perception mieux que le visible n’est apte à nous faire sentir d’un coup la continuité de notre corps au monde ; ou, pour emprunter le vocabulaire de la phénoménologie2, la participation du sentant au senti. Si Mozart dit qu’il voit sa symphonie d’un bout à l’autre au moment de l’écrire, et non qu’il l’entend, c’est que seule la vision est capable d’opérer dans l’instant la synthèse du tout, et de nous la rendre perceptible. Inversement la langue, reproduisant ce privilège sensoriel, avoue une totale incapacité à rendre compte des formes temporelles autrement qu’en terme de durée mesurable et d’affect. Ce qu’illustre chez Satie l’humour par dérision des Trois morceaux en forme de poire.
4Ces trois pièces – qui sont quatre – n’ont évidemment rien de piriforme, et pour cause. Leurs titres suggèrent pourtant une vraie réflexion sur la notion de forme autour de laquelle, si j’ose dire, elles jouent et s’enroulent. L’œuvre s’ouvre par une « Manière de commencement » suivie d’une « Prolongation du même », elle-même en trois – ou quatre – parties, d’un « En plus » et d’une « Redite ». Dans leur nature anti-thématique (et résolument rhématique, dirait Genette), ces titres énoncent la question ontologique de la forme musicale. Ils ne rendent pas compte du genre de l’œuvre, comme on pourrait s’y attendre, ni de son type d’inspiration, ni de sa position dans l’ordre des productions du compositeur. Ils disent ce que fait la musique : qu’elle commence, qu’elle se prolonge, qu’elle ajoute et qu’elle se répète. Ils lient en somme le discours musical à sa seule pertinence temporelle : l’enracinement dans sa propre durée ; à son seul « dire », ramené à quelque formule implicite du genre : « je suis le temps que je suis », ou plus simplement : « je dure ». Si la musique, selon Satie, n’est que la prolongation d’un commencement, c’est que l’acte qui fonde ce temps affirmatif de lui-même, son principe ontologique résident dans la décision (dans la manière, c’est-à-dire encore la différence) de son départ. Sa forme n’est que la reconduction de cette décision, que l’expansion de ce vouloir. Mais bien sûr, cette première approche nous mène à une impasse – c’est là le sens de l’ironie satienne : une volonté prolongée, fût-elle la meilleure du monde, ne saurait constituer à elle seule une forme.
5Ainsi, les Trois morceaux en forme de poire posent-ils encore la question d’un autre point de vue : celui de l’esthétique elle-même. Ils affichent, dans leur sémantisme tautologique, la relation du même et de l’autre comme la seule teneur de cette durée. Relation essentiellement paradoxale en ceci que la prolongation du même n’est pas la redite du même – ce que l’oreille ne tarde pas à nous confirmer, d’ailleurs ; qu’un même qui se prolonge glisse déjà vers une altérité, sans pour autant perdre son lien substantiel avec le point de départ. Satie vise ici les deux attitudes musicales les plus invétérées : celle du développement et celle du ressassement. Les stigmatisant, il les annule toutes deux comme les deux faces d’une même condition : celle d’un discours qui n’a d’autre objet que de rendre perceptible l’ordre de ses figures successives ; qui donc ne dit rien d’autre que la forme de sa durée. Cette forme pourra être définitivement pauvre, comme dans le perpetuum mobile, ou infiniment proliférante comme dans les « œuvres ouvertes » – Klavierstück XI de Stockhausen, Sequenza pour flûte seule de Berio ou Troisième sonate pour piano de Boulez3. Dans tous les cas, les problèmes qu’elle soulève ne sont autres que ceux qu’elle tend à résoudre : problèmes liés à la constitution d’une durée formée, distincte et autonome, à laquelle puisse adhérer notre être-au-temps.
6Comment donc appréhender la forme en musique ? La difficulté tient, on l’a vu, à ce que la notion nous renvoie massivement à une phénoménologie du visible. Là, elle désigne d’abord une configuration immédiatement perceptible, un complexe de lignes organisées de telle sorte qu’elles manifestent inépuisablement l’unité de leur organisation. C’est en ce sens morphologique, par exemple, qu’Élie Faure comprend l’esprit des formes – puisque naturellement, la notion trouve, dans le champ des arts plastiques un usage particulièrement riche. Selon lui, la forme exprime le principe qui la constitue, le « noyau structural » qui la détermine : « vu du dehors, un édifice […] exprime sa structure interne4 ». En ce sens, la forme ne saurait connaître d’application au temps musical que par l’effet d’une transposition, ou d’une métaphore dans laquelle il s’agirait de repenser la totalité temporelle de l’œuvre comme une unité synthétiquement perceptible. Transposition au cours de laquelle, bien sûr, se perd la substance temporelle de l’objet.
7Selon une autre acception, la notion indique non plus la figure donnée comme totalité stable expressive de son principe structurel, mais un ordre instable qu’anime de toute part « le mouvement de la vie ». En ce sens, les formes apparaissent « soumises au principe des métamorphoses, qui les renouvelle perpétuellement, et au principe des styles qui, par une progression inégale, tend successivement à éprouver, à fixer et à défaire leurs rapports5 ». Tel est le sens selon lequel Henri Focillon, en particulier, entend la vie des formes.
[La forme], écrit-il, exprime un vœu de fixité, elle est un arrêt, mais comme un moment dans le passé. En réalité elle naît d’un changement et elle en prépare un autre. Dans la même figure, il y en a beaucoup, comme dans ces dessins où les maîtres, cherchant la justesse ou la beauté d’un mouvement, superposent plusieurs bras, attachés à la même épaule6.
8Du sens morphologique et du sens métamorphique, on comprend lequel intéressera le plus directement le discours musical. Il est clair en effet que les applications du mot « forme » à des structures rythmiques ou mélodiques ne peuvent s’inspirer que du second.
9Si l’on admet donc que la forme, en musique, désigne dans une première approche, la capacité qu’a un donné sonore à se métamorphoser en produisant un ordre, on se trouve aussitôt confronté aux significations fort différentes que prend cette définition selon qu’on part du point de vue de la fabrication des œuvres (point de vue poïétique) ou du point de vue de leur réception (point de vue esthésique). De fait, l’intérêt de ce clivage, qui partage tout le champ de l’expérience esthétique, c’est qu’il a d’immédiates implications sur le plan de la forme. Il repose sur l’idée que les deux processus ne se correspondent pas nécessairement, et que cette non-coïncidence a précisément pour vocation d’interroger (d’inquiéter ?) l’existence formelle – c’est-à-dire l’existence tout court – de l’œuvre. L’une de ses définitions-limite pourrait d’ailleurs consister en cette distance même : je reconnais comme œuvre l’espace sans cesse en travail, sans cesse créateur, où un donné poïétique est reconnu et accueilli par un sujet, où il prend forme au cœur d’une expérience intime. Le poïétique, écrit ainsi Jean-Jacques Nattiez, « peut ne pas laisser de traces dans la forme symbolique elle-même, et s’il en laisse, la trace en question peut ne pas être perçue7 ». C’est dire quelles peuvent être l’amplitude d’un tel espace, et donc la variabilité des œuvres, ou simplement leur vie.
10Le poïétique, rappelons-le, désigne cette dimension du phénomène symbolique qui concerne « les conditions de possibilités et de création du travail de l’artiste (ou d’un producteur ou d’un artisan)8 ». On peut fort bien faire l’économie du point de vue poïétique pour envisager toute la question de l’art : la critique esthétique de Kant le prouve. Mais dès qu’on adopte ce point de vue, on ne peut en revanche éviter, à quelque matériau qu’on l’applique, d’y poser la question de la forme. Car cette question n’est pas l’une des étapes du processus poïétique : elle en constitue l’horizon problématique, ou si l’on veut, la seule condition de possibilité. Dès que la forme cesse de se mettre en question dans le processus poïétique, on peut dire que le processus est achevé, qu’il s’ouvre à ses prolongements esthésiques. Inversement – et par conséquent –, l’existence d’une forme quelle qu’elle soit ne dépend pas d’autre chose que de la combinaison de tous les traits de langue (de poétique) mobilisés par l’objet. La forme en peinture, par exemple, nous renvoie non seulement au tracé, mais aussi à la couleur, à l’effet de matière, à la lumière, au rythme, à la position du regard, etc. Ainsi forme doit-il s’entendre de cette pierre de touche où s’expérimente, s’active, se motive, mais aussi quelquefois se distend et se rompt la continuité du créé à l’éprouvé. Égarer la perception de la forme, pour le lecteur, le spectateur ou l’auditeur, c’est, comme on égare une clef, tout simplement tomber dans le désastre de l’exclusion. « Manquer » la forme du Ring, par exemple, écrit André Boucourechliev, reviendrait à demeurer « aux portes de l’œuvre », et à connaître, « pendant quatre nuits, ce sentiment spécifique et mortifère, l’ennui wagnérien9 ». Gageons qu’à une telle déconvenue, qui participe en effet du sentiment de la perte, nous expose à des degrés divers toute réception d’œuvre.
11Pour comprendre le statut de la forme dans la création musicale, on voit donc qu’il importe de prendre en considération les deux plans en question, non pas comme deux points de vue hétérogènes ou successifs, mais au contraire comme la continuité d’un même phénomène, une sorte de création-réception dont la manifestation d’un seul tenant ne serait autre que ce que nous nommons la forme.
12On n’a pas attendu les expériences de la Gestalttheorie, et en France l’œuvre de P. Guillaume, pour savoir qu’une forme consistait en tout autre chose qu’un moule abstrait constitué de la somme inerte de ses parties. Jamais les musiciens, en vérité, dans la pratique de leur art, n’ont pu se soumettre à une telle conception implicite, dans la mesure où toute leur pratique, précisément, s’oppose à l’abstraction et à l’inertie. Il est pourtant vrai que les théoriciens de la musique, ceux du XIXe siècle en particulier, ont cherché à dégager a posteriori de la somme des œuvres, des schémas qu’ils ont cru pouvoir postuler comme des formes a priori. Charles Rosen a bien montré, par exemple, comment le paradigme d’une « forme sonate » descriptible in abstracto avait en réalité été construit par des thuriféraires des sonates beethovéniennes – Anton Reicha, Adolph Bernhard Marx et surtout Karl Czerny ; et que le souci de ces théoriciens n’était nullement esthésique (comprendre la musique du passé), mais bien poïétique : il s’agissait de « fournir un modèle pour produire de nouvelles œuvres10 ». Il n’est pas indifférent de remarquer, au passage, que l’édification de ce modèle coïncide avec la désagrégation historique des sonates produites, et ce chez Beethoven lui-même, dans ses derniers opus. Mais l’étude de Charles Rosen va plus loin, montrant ce qu’avait de pernicieux la formalisation de l’entité « sonate » : par son caractère normatif, elle contribuait à instituer comme modèle une réalité morte.
La sonate était aussi archaïque en 1840 que la fugue baroque du temps de Haydn : malheureusement, le prestige de Beethoven (et dans une certaine mesure de Mozart) était tel qu’il empêcha la forme de s’adapter librement à des fins entièrement nouvelles11.
13En fait, le schéma dégagé par les théoriciens ne convient guère qu’aux premières sonates de Beethoven, les plus mozartiennes. Sortie de ce champ finalement très étroit, la vie de la forme n’est faite, antérieurement et postérieurement, que d’écarts et de transgressions. C’est qu’à figer la forme, on a perdu ce qui en constituait l’essence : la vie en elle d’une manière dont elle se veut avant tout l’expression ; sa vertu métamorphique. J’emprunte ici encore un exemple à Charles Rosen. À la fin des années 1780, Haydn compose pour un commanditaire parisien neuf symphonies, toutes jouées à Paris entre 1787 et 1790. La particularité de ces symphonies réside dans l’utilisation d’un seul et même thème à la tonalité initiale et, dans le développement, à la tonalité dominante, alors que d’ordinaire le compositeur proposait à ce moment un second matériel thématique. Le Mercure de France, relatant dans un article d’avril 1788 l’un de ces concerts, loue
ce vaste génie qui, dans chacune de ses œuvres, sait tirer des développements si riches et si variés d’un thème unique (sujet) – très différent de ces compositeurs stériles qui passent continuellement d’une idée à une autre faute de savoir présenter une idée sous des formes variées […]12.
14L’auteur de l’article a parfaitement compris l’originalité de Haydn. Il ne l’interprète nullement comme un manquement à la règle, mais au contraire comme le signe d’un vaste génie. Et il est probable que tous les auditeurs attentifs au phénomène visé ici l’ont, au fil des concerts, ressenti comme une particularité remarquable de la manière de Haydn, non comme une entorse à la règle de la sonate.
15Ce petit apologue illustre à merveille la fonction de la forme, comme stabilité révoquée, dans le lien qui s’instaure constamment entre le créé et le perçu : ici, le jeu sur la forme, le détournement de son acquis, ou de sa « mémoire », loin de faire obstacle à la chaîne poïétique-esthésique, tout au contraire la fonde, la valide et la consolide. Voilà pourquoi l’idée, énoncée par Boulez, selon laquelle autrefois « écrire une œuvre revenait à s’inscrire dans un schéma précis13 » me semble entraîner vers une illusion.
16Le même Boulez place d’ailleurs en tête d’un cours intitulé « Forme », et prononcé à Darmstadt en 1963, cette phrase de Lévi-Strauss : « Forme et contenu sont de même nature, justiciables de la même analyse. Le contenu tire sa réalité de sa structure et ce qu’on appelle forme est la “mise en structure” de structures locales, en quoi consiste le contenu14. » L’erreur de Boulez tient donc à la séparation mécanique qu’il instaure entre autrefois et aujourd’hui (variation par amplification, comme toujours, du complexe « moi et les autres »). Car la phrase de Lévi-Strauss n’énonce pas une idée très différente de celle du Mercure de 1788, à savoir qu’une forme exprime la singularité d’un style. Et que tant qu’elle est perçue comme telle, elle fonde l’acte de réception des œuvres. Cependant Lévi-Strauss utilise ici une notion capitale, empruntée au vocabulaire de l’anthropologie, celle de « structures locales ». Comment recevoir cette notion dans la définition de la forme en musique ? Il me semble qu’autour d’elle tourne la vaste, l’insaisissable et irritante question qui nous occupe : elle y signale une position théorique dans une longue histoire.
17La pensée de la forme a longtemps été occultée, en musique, au profit d’une conception analytique du discours. Il est très frappant, à la lecture du Traité de Rameau, par exemple, de constater que n’y est jamais abordée une telle question. Mais on sait bien que Rameau reste un cartésien, c’est-à-dire un théoricien pour qui la musique est avant tout conçue sous l’angle de la mathématique et de la physique, par la considération des nombres et des phénomènes de résonance. Le Compendium de Descartes s’interroge, lui, sur une relation possible entre les phénomènes sonores et les passions. Mais jamais il ne songea à envisager cette relation dans la durée, c’est-à-dire selon une efficacité spécifique des formes temporelles.
18Les revendications de Jean-Jacques Rousseau en faveur de la mélodie ne nous font qu’apparemment progresser sur la voie de la forme. Certes chez lui se dessine l’idée d’une autre nature du phénomène musical : ce qu’on pourrait appeler la puissance de la courbe, le sens d’une représentation temporelle du donné sonore. Mais cette représentation s’appuie essentiellement sur un paradigme linguistique : Rousseau entend établir un lien entre la musique et cette nouvelle manifestation de la phusis qu’est le langage ; ce n’est là en fin de compte qu’une autre manière de congédier la forme propre du discours musical. La mélodie rousseauiste est fluente comme la parole. Ce flux sans contrainte, sans destination, c’est en réalité le flux même de la voix. « La mélodie n’est autre chose qu’une succession de sons déterminés », écrit Rousseau, suggérant par là qu’une forme équivaut à la somme de ses parties et donc que le discours musical peut être découpé en segments analysables séparément15.
19On voit bien que dans la querelle qui oppose les harmonistes aux mélodistes, quelque chose demeure innommable, quelque chose qui pourtant aiderait à dépasser l’opposition, et du même coup à penser l’art des sons comme un accomplissement du sensible et de l’intelligible dans le temps : c’est le concept de forme.
20Il y a peu à lire chez Leibniz sur la musique. Mis à part quelques allusions éparses, en tout et pour tout une douzaine de lettres adressées au musicologue Conrad Henfling et à Christian Goldbach16. C’est dire qu’on ne trouvera guère, de ce côté-là non plus de la philosophie classique, une formulation de la « pensée de la forme » musicale. Il faut cependant se reporter aux admirables pages que Gilles Deleuze consacre à l’harmonie leibnizienne, dans Le Pli. Leibniz et le baroque17, pour comprendre la portée de l’allégorie musicale dans la pensée du mathématicien, et ses implications sur la question de la forme. L’idée centrale de ces pages consiste à faire de Leibniz le témoin attentif de ce qui est en train de naître à son époque dans la musique baroque. Au sein de cette grande allégorie d’une pensée du monde comme harmonie préétablie, la monade joue un rôle central : productrice d’accords, autrement dit capable « d’établir dans un ensemble d’infiniment petits des rapports différentiels qui rendront possible une intégration de l’ensemble, c’est-à-dire une perception claire et distinguée18 », la monade n’est pas un pur reflet statique de l’Un. Au contraire, les accords ainsi définis, tantôt majeurs et parfaits, tantôt dissonants, expriment le dynamisme même de l’« inquiétude » et de la « félicité ». Liés à l’harmonie universelle, ils y tendent par conciliation et résolution infinies. Telle est la part de l’harmonie que Leibniz nomme spontanéité. Mais il est un second aspect de cet entendement musical du monde, c’est celui que Deleuze nomme concertation. Exprimant toutes le même univers, les monades entretiennent aussi entre elles une relation « concertante » harmonieuse. Ici intervient précisément, pour Deleuze, l’idée de la forme, au croisement de l’expression spontanée infiniment modulée, et de l’harmonie préétablie.
Chaque monade produit spontanément ses accords, mais en correspondance avec ceux de l’autre. […] Si l’espace-temps n’est pas un milieu vide, mais l’ordre de coexistence et de succession des monades elles-mêmes, il faut que cet ordre soit fléché, orienté, vectorisé, et qu’on aille dans chaque cas de la monade relativement plus claire à la monade relativement moins claire, ou de l’accord plus parfait à l’accord moins parfait, car le plus clair ou plus parfait est la raison même19.
21L’intérêt, pour nous, de l’analyse deleuzienne et au moins triple. D’abord, s’il est permis de l’appliquer en retour à la musique, c’est qu’elle constitue une véritable pensée de la forme continue. Par son truchement, la monade évite en effet deux écueils majeurs : la réduction du discours musical à l’idéalisme mathématique (cartésien), et sa confusion trop étroite avec le modèle linguistique (rousseauiste). En outre, proposant une théorie de la continuité, Leibniz n’en parvient pas moins à maintenir la référence à une harmonie et à échapper donc à la hantise anthropologique toujours présente – toujours fascinante, même, lorsqu’on touche à la musique –, du retour au chaos universel. Enfin cette harmonie est avant tout conçue, et Deleuze y insiste, en termes de « félicité ». Dans l’ordre musical de la monadologie, « l’harmonie va de l’âme au corps, de l’intelligible au sensible, et se continue dans le sensible20 ». L’exigence liée à la raison intègre donc aussi ce qui, dans la vie du sujet, relève de la douleur et du plaisir. Et cette intégration est bien obtenue ici par la compréhension même de la forme comme rencontre entre spontanéité (individuelle) et concertation (collective).
22Il faut ajouter à ces acquis notables une avancée plus globale, et peut-être plus décisive encore, que nous permet le texte de Deleuze. Confirmant et étayant une intuition née de la comparaison avec d’autres horizons formels (ceux des arts plastiques, par exemple), Deleuze nous invite à penser définitivement la forme musicale non comme un donné, mais comme une réalité virtuelle : la particularité des notions de spontanéité et de concertation, c’est en effet qu’elles ne s’appliquent en propre ni au compositeur ni à l’interprète ; qu’elles sollicitent plutôt chez l’un et l’autre la même disposition, la même tension vers un objet « harmonique », mobilisant chez chacun l’élan du moi propre (et jusque dans ses régions les plus obscures, dit Leibniz en parlant de la monade) aussi bien que l’exigence d’une communauté quasi « symphonique ». En outre, transcendant la distinction entre verticalité et horizontalité de l’écriture, la forme à laquelle nous conduit la réflexion de Deleuze se situe exactement à la rencontre de l’une et de l’autre. Ni contemplative ni strictement évolutive, elle doit être conçue comme la coalescence de ces deux dimensions opposées, donc comme une réalité en devenir, jamais vraiment saisissable, jamais totalement pensable : comme la réalité même de l’impensable vie des opposés. Il nous faudra donc, pour approcher le sens d’une telle réalité, en passer par les seuls moyens possibles de description et d’appréhension du devenir : les notions de programme et de mémoire.
23Exemplaire de cette vie des opposés m’apparaît l’analyse que Claude Lévi-Strauss propose du Boléro de Ravel, dans L’Homme nu21. On y voit en effet se déployer le sens agonique complexe d’une œuvre dont on avait trop facilement cru, sur la foi des allégations de son auteur, qu’elle manifestait plutôt l’exploitation d’un effet de construction simple. Pour « comprendre » le Boléro, nous dit Lévi-Strauss, il convient d’abord d’y reconnaître une fugue comme mise à plat, dont les sujets et les contre-sujets ne se chevaucheraient pas mais se disposeraient simplement en série. Fugue impossible, donc, dont l’idéalité tiendrait à un ensemble d’incompatibilités rythmiques (la cohabitation du binaire et du ternaire, par exemple), tonales et mélodiques, résolues toutes ensemble par la trouvaille finale de la modulation inespérée en mi majeur. Cette description du Boléro, Lévi-Strauss la mène sur l’arrière-plan d’une analogie proposée d’emblée entre le mythe et le discours musical, analogie que d’autres textes, comme Le Cru et le Cuit ou Anthropologie structurale, avaient déjà contribué à fonder22.
Ainsi, conclut-il, comme un mythe, même une œuvre dont la construction semble si transparente au premier coup d’œil qu’elle n’appelle aucun commentaire, narre sur plusieurs plans simultanés une histoire en réalité fort complexe, et à laquelle il lui faut donner un dénouement23.
24La forme du Boléro épouse donc, selon Lévi-Strauss, un schéma narratif apparenté à ceux que mobilisent les mythes. Forme s’entendant ici, on le constate, exactement au sens qui découlait de la réflexion deleuzienne, comme collaboration entre des dimensions opposées du contenu symbolique. Dans cette perspective, le texte de Lévi-Strauss constituerait donc une exemplification parfaite de l’idée de forme musicale à laquelle nous en sommes arrivé.
25L’analogie entre forme mythique et forme musicale, insistante chez Lévi-Strauss, appelle cependant quelques objections majeures, formulées naguère par Jean-Jacques Nattiez24, et que je me contenterai ici de résumer. L’ensemble de ces objections peut être ramené à deux principes essentiellement visés : un principe de subjectivisme, et un principe de segmentation. Je voudrais maintenant montrer que les deux, dans la pensée de Lévi-Strauss, et donc pour la critique d’une certaine idée de la forme musicale, ne sont pas séparables.
26Subjectivisme d’abord. Il est aisé – et Jean-Jacques Nattiez ne s’en fait pas faute – de montrer que l’ensemble de la « lecture » proposée ici repose sur un certain nombre d’a priori subjectifs. On pourrait d’abord souligner la nature d’un choix d’œuvre qui, s’il renvoie bien sûr, comme c’est le droit de toute lecture, à une prédilection personnelle, offre aussi un champ d’étude particulièrement propice à l’application d’une méthode d’inspiration structuraliste. Son caractère quasi géométrique (que Lévi-Strauss n’a aucun mal à illustrer sous une forme schématique), l’usage qu’elle fait de la répétition et de la progression, ses symétries, tout confirme l’idée qu’au delà d’un goût propre, l’auteur se donne l’objet idéal de l’analyse qu’il entend mener. Rien d’étonnant, dès lors, s’il retrouve au cœur du discours musical ce qu’il y avait délibérément choisi.
27Mais dans le corps de l’analyse elle-même, les pures professions de foi ne manquent pas elles non plus. L’assimilation du Boléro à une fugue « mise à plat » reste évidemment problématique, puisque précisément cet aplatissement révoque ce qui constitue l’essence de la fugue, son ambition à manifester un certain volume polyphonique. Quant au caractère narratif de l’œuvre, sur lequel s’appuie l’argument analogique de sa forme (elle « narre sur plusieurs plans simultanés une histoire en réalité fort complexe »), il procède d’un coup de force qui consiste à confondre la narration avec un simple jeu de tensions et de détentes. Là encore, l’essence du comparant se trouve dissoute. « Avec la résolution tonale interprétée en fonction de la tension et de la détente, objecte Nattiez, toute œuvre a une fin, un dénouement : peut-on considérer pour autant qu’elle raconte une histoire ? » Autrement dit, soit il faut établir que toute œuvre musicale se comporte comme une narration, et en ce cas la notion même de narration, celle de mythe avec elle, se perdent dans une généralité méconnaissable. Soit pour Lévi-Strauss, le Boléro de Ravel raconte une histoire, et c’est alors d’un événement personnel, idiosyncrasique, qu’il s’agit, non plus d’une proposition de portée générale.
28L’autre objection concerne l’opération de segmentation à laquelle se livre Lévi-Strauss. Pour obtenir la forme du Boléro, l’analyste soumet l’œuvre à un découpage remarquable qui lui permet de faire apparaître des structures formelles (symétries et transformations d’unités apparentées – je reprends ici encore Nattiez) très éclairantes. Mais on comprend vite que ce découpage répond à une intention a priori, qui n’a presque rien à voir avec la nature du discours ravélien : il s’agit de procéder avec celui-ci comme ailleurs on fait avec les mythes, c’est-à-dire de repérer des relations sémantiques : « inversions, oppositions, contrastes, équivalences…25 » qui étayent l’assimilation visée. Non bien sûr que ces segmentations ne soient fondées dans la partition. Mais la sélection qu’elles supposent parmi une infinité d’autres possibles, la coupure par exemple que suggère Lévi-Strauss sur le registre des timbres instrumentaux, permettent d’interpréter le geste même du découpage en relation étroite avec la revendication d’un sujet lisant, ou écoutant. Ce qu’il y a derrière ce geste, toute la pensée de l’ethnologue nous aide à le comprendre : c’est la découverte de catégories universelles communes à la musique en général et au mythe en général, et fondatrices d’une anthropologie de la culture. La structure, outil transportable d’une discipline à une autre, d’un discours à un autre, offrait le moyen de référer toute création à ces mythologies dont Lévi-Strauss, comme Barthes, entendaient fonder la validité moderne26. Malheureusement, dans ce vaste processus qui engage, en arrière-plan, la culture entière, l’interprète « perd sur [le plan] de la caractérisation singulière de la pièce » ce qu’il gagne « sur le plan de la généralisation »27. Autrement dit, analyser la forme d’une œuvre au nom de ces invariants que Lévi-Strauss entend reconnaître au delà du discours musical, dans une « activité inconsciente de l’esprit humain », c’est chercher à atteindre « une sorte de super-rationalisme28 » par les voies du subjectivisme.
29Claude Lévi-Strauss ne nous dit pas rien sur la forme des œuvres musicales. Il nous enseigne ceci, qui est essentiel : que cette forme peut être analysée comme n’importe quelle manifestation du logos, qu’en elle se reconnaissent des traits qui ne la caractérisent pas en propre, qui relèveraient sans doute d’un inventaire des morphologies internes à une culture, voire des constantes de toute culture. Ce faisant, il suggère surtout que cette perception appartient à la sphère de l’analyste ; pensant traiter la particularité d’un objet, il décrit la singularité d’une position : celle d’une anthropologie de la musique. Aux confins de cette anthropologie, ou sur son seuil, hors d’elle en tout cas, et prise dans une toute autre perspective se dessine la position de l’auditeur submergé par la forme, cet étourdissement lumineux qui n’a lieu que dans la virtualité d’une élaboration, et sur laquelle Lévi-Strauss, pourtant, à l’en croire, familier de ce moment, ne nous dit finalement que peu de chose29.
30On peut rêver. On peut se demander ce qu’il eût écrit si, au lieu de s’intéresser à la forme du Boléro, il se fût attelé à résoudre la même question, mais autrement épineuse, à propos, par exemple, de l’opéra wagnérien. La nature, la qualité des moyens à mettre en œuvre face à une telle entreprise paraissent tellement défier les aptitudes de l’analyse discursive qu’en réalité, ce rêve ressemble plutôt à la contre-épreuve des critiques esquissées jusque là à l’égard d’une approche trop strictement analytique. Mais précisément, ce défi lancé par le monument musical réputé le plus « informe », par la « mélodie infinie », par l’harmonie la moins circonscrite, peut-être est-il justement de nature à nous faire progresser dans la compréhension de notre objet.
31Les opérations d’analyse auxquelles se livrait Lévi-Strauss supposaient acquise l’idée du temps fermé de l’œuvre. Dans cette perspective, la forme musicale devenait pensable comme finitude imposée à la durée ; et finitude non pas seulement dans le sens où un terme vient délimiter un certain laps de temps, mais comme principe fonctionnel d’organisation.30 De cette pensée du temps musical découlent aussi bien certains gestes esthétiques que certaines pratiques analytiques, qui en retour la confortent. Ainsi la cadence, dans le système tonal, ne constitue-t-elle pas seulement l’acte clôturant, mais aussi le « programme de base » du discours selon l’expression d’André Boucourechliev31, son principe d’organisation générale tendant à soumettre tout le tissu temporel à un tropisme de la finitude. Un tel principe ordonne naturellement l’herméneutique qui lui correspond, selon une logique de la segmentation dont Lévi-Strauss offrait, dans son analyse du Boléro, un exemple particulièrement remarquable. Mais il va de soi que cette herméneutique reste inopérante face à des œuvres qui s’inscrivent sur un horizon temporel ouvert, c’est-à-dire des œuvres que ne régit plus la loi de finitude. Certes, il importe ici de distinguer fin et terme. De telles œuvres, globalement réputées représentatives de la modernité, n’échappent pas à la nécessité terminale, encore que l’un de leurs traits distinctifs consiste souvent à contourner cette nécessité. Mais la fin est plus qu’une donnée concrète. Elle figure un principe formel parmi d’autres, une manière parmi d’autres d’ordonner la forme musicale, dont il est loin d’être établi d’ailleurs qu’elle domine à elle seule le champ de la musique tonale. Beethoven a sans aucun doute eu l’idée de formes sans fin, dans la fugue de l’opus 106, ou dans le troisième mouvement du Quinzième quatuor opus 132 pour ne prendre que des exemples indiscutables. Et il est clair que même dans les constructions apparemment les plus strictement ordonnées par une fin (de Beethoven encore, certains exemplaires de formes sonates canoniques), la complexité du discours harmonique et la prééminence agogique des accords (« striant verticalement le temps » comme l’écrit un commentateur de l’orchestre beethovénien32) impliquent une concertation continuelle avec des événements qui contredisent l’idée de finitude, ou qui n’ont simplement rien à voir avec elle.
32La forme musicale accordée à une vision du temps ouvert exige d’être pensée différemment. Je voudrais ici, pour finir, tenter de montrer que cette différence, comme on l’aura pressenti, n’est pas seulement historique. En un mot, que toute musique peut laisser prise à une conception de la forme que seules quelques œuvres majeures ont dévoilée complètement. Cette conception, je la qualifierai de programmatique.
33L’une des ambiguïtés qui pèsent sur le concept de forme en musique tient à la confusion entre point de vue local et point de vue total. La logique de la finitude, la prééminence accordée à la mélodie, nous ont formé à privilégier, dans l’écoute, le premier aux dépens du second. Notre sensibilité aux formes régionales, aux formules (une ligne, un rythme, une symétrie…) dépasse en clarté la perception que nous avons des architectures générales. Et même si la métaphore sur laquelle s’ouvrait cette étude nous aide à pressentir, au bout du compte, une sorte de monumentalité des œuvres, le discours a généralement les plus grandes peines à en rendre compte. Ce plan, qui n’est autre que celui de l’unité des œuvres, est pourtant le seul qui permette de poser la question de la forme musicale. En deçà, la perception se contient dans les structures locales33. Elle rend impossible la considération de l’unité, c’est-à-dire le sens global de l’événement « œuvre ».
34Cette difficulté d’accès au plan de la totalité tient à l’abandon progressif, dans l’écriture musicale et par contre-coup dans les modes d’audition, des repères formels a priori.
La musique occidentale, écrit Pierre Boulez, […] avec sa forte hiérarchie préétablie à toute œuvre existante, s’était ingéniée à créer des repères donnés dans une forme donnée au départ […]. La mémoire réelle jouait un rôle important dans l’estimation de ces schémas formels34.
35Si maintenant on se place dans la perspective d’un temps ouvert où les schémas formels a priori sont abandonnés, le travail de la mémoire jouera d’une manière radicalement différente : la mémoire constituée fera place à la mémoire constitutive.
36Dans la mémoire constitutive, le plan local se trouve, si j’ose dire, remotivé comme plan de la formation totale. Les structures régionales ne sont plus reconnues comme telles dans une perception toujours anticipatrice ; elles proposent à l’audition les choix successifs qui orientent continuellement le discours. Orienter veut dire doter d’un avenir dans l’œuvre certaines de ces structures locales. La manifestation la plus élémentaire de cet avenir réside dans la reprise pure et simple. Mais en vérité, l’étendue des apparentements, des allusions, des déformations, des variations est infinie ; elle constitue le devenir même du discours. André Boucourechliev a ainsi donné du leitmotiv wagnérien une analyse qui illustre précisément cette conception du plan local. Le leitmotiv, dit-il, se présente
comme un ensemble d’apparitions tantôt fugaces et tantôt insistantes, comme autant de visions sonores nettes ou tremblées, de traits à peine suggérés ou puissamment marqués qui frappent notre mémoire et aussitôt se brouillent, se défont, se déforment et se reforment, sortis de quelque nébuleuse harmonique qui se concentre à point nommé pour « libérer » le motif et qui ensuite le dilue et l’engloutit […]. Le motif dans la forme n’apparaît pas comme un objet, mais comme l’ensemble de ses métamorphoses35.
37L’expérience de ces métamorphoses, de ces transformations est concomitante à l’expérience de la formation de la forme.
38L’exemple fourni ici par Boucourechliev montre que bien sûr certains événements sont chargés d’assumer cette orientation. Boulez les nomme des formants. Ils sont, dit-il, « choisis d’une façon précise pour pouvoir donner une direction, orienter la structuration locale qu’ils supervisent36 ». Par leur nature, par leur mode d’apparition et de réapparition, ces événements ont une valeur programmatique. Ils sont marqués d’une virtualité dont le champ des déformations précédemment accomplies (et cette précession peut dépasser les limites matérielles de l’œuvre) avertit l’écoute. Il faut ici faire intervenir l’aspect stylistique du travail mémoriel, aspect qui découvre, en passant, sa portée fonctionnelle. Certains enchaînements d’accords, certaines modulations, certaines formules rythmiques, certaines couleurs instrumentales sont prédictibles chez un compositeur, qui ne le sont pas chez d’autres. En somme, la connaissance d’un style (la culture musicale) joue comme une mémoire a priori ; mais, si l’on peut dire, une mémoire des virtualités : celle qui décèle une valeur programmatique en certains événements.
39Depuis Wagner, cependant, et surtout dans les compositions post-weberniennes, cette prédictibilité du discours musical tend à s’effacer complètement. Pour tracer notre route à travers le temps wagnérien, nous disposions encore de ce guide précieux qu’est le déroulement dramatique. Il ne peut en aller de même face à des compositions instrumentales qui se présentent – c’est déjà le cas chez Webern – comme une constellation dépourvue de toute direction privilégiée.
L’absence de loi, écrit Umberto Eco, de centre tonal, interdit à l’auditeur de prévoir le développement de la composition, de lui attribuer une seule direction. Les enchaînements sont ambigus : une séquence de notes peut être suivie par une autre, on ne sait laquelle, et tout au plus une sensibilité déjà formée peut-elle l’accepter une fois qu’elle lui est communiquée37.
40On sait à quel point la formation de la sensibilité importe en vue de la simple recevabilité de telles œuvres. Mais il est probable, comme le souligne encore Eco, que dans les conditions de réceptivité les plus favorables, « le champ des significations s’élargit, le message s’ouvre à plus d’une réponse, l’information s’en trouve considérablement accrue38 ».
41La forme n’apparaîtra donc, dans tous les cas, qu’a posteriori, comme la construction mémorielle édifiée par tous ces visages exhibés un moment, puis engloutis l’instant d’après. Car il y a un oubli de l’œuvre, une zone aporétique de son mouvement (qui se découvre à nu dans certains silences chez Schubert ou chez Webern, par exemple). Cette zone de perte est indispensable à l’établissement d’une orientation minimale, comme un chemin nous donne à contempler des paysages où il ne nous conduira pas. Il est possible que ces moments représentent, par leur vertu d’échappée, par leur liberté, des ilots particulièrement attachants. Ils resteront sans avenir, et ne seront finalement pas retenus dans la mémoire de la forme (distincte de l’éblouissement momentané dont on pourra garder aussi, par ailleurs, un souvenir très vif). La mémoire de la forme, elle, relie continûment les événements locaux à cette orientation qui finira par se constituer a posteriori comme le sens de l’œuvre.
42On voit comment la forme s’élabore dans la confrontation d’un objet sonore et d’une mémoire constitutive. Il faut, au terme de ces remarques, lever une dernière ambiguïté. J’ai dit que la forme se dévoilait a posteriori comme le sens de l’œuvre. Il importe ici de distinguer cette forme ultime et la trace sensible qu’elle laisse dans le souvenir, de la forme en acte : d’un côté forme pensée, de l’autre forme vécue. La plus grande singularité de la forme musicale, c’est sans doute que l’une et l’autre ne se rejoignent nulle part. Comme dialectique de l’événement local et de la totalité, l’expérience de la forme reste en effet indicible. La description, toujours possible, des moments additionnés ne dit rien de la durée qu’ils totalisent ; le schéma des épisodes, inversement, échoue à rendre compte de cette articulation du tout dans la structure locale. La forme musicale ressortit donc à la catégorie des conduites culturelles ; elle n’apparaît, et proprement n’existe que dans l’adhésion d’un sujet écoutant à la rencontre d’un objet. Après, au delà vient la forme pensée.
Avant le grand mouvement d’orchestre qui précède le retour d’Yseut, c’est l’œuvre elle-même qui a attiré à soi l’air de chalumeau à demi oublié d’un pâtre. Et, sans doute, autant la progression de l’orchestre à l’approche de la nef, quand il s’empare de ces notes du chalumeau, les transforme, les associe à son ivresse, brise leur rythme, éclaire leur tonalité, accélère leur mouvement, multiplie leur instrumentation, autant sans doute Wagner lui-même a eu de joie quand il découvrit dans sa mémoire l’air du pâtre, l’agrégea à son œuvre, lui donna toute sa signification39.
43Ces lignes extraites de La Prisonnière nous ramènent aux prémisses de notre interrogation, sur la distinction entre point de vue poïétique et point de vue esthésique. Décrivant en effet avec une acuité confondante l’élaboration d’une écoute, elles nous disent en quoi l’expérience de l’auditeur coïncide probablement avec celle du compositeur. Ainsi établissent-elles, dans le roman, l’indissociable complétude fondatrice de toute forme musicale entre la création et la consommation.
Notes de bas de page
1 Arnold Schönberg, Fondements de la composition musicale, [trad. Dennis Collins], Jean-Claude Lattès éditeur, Paris, 1987.
2 Voir, par exemple, les premières pages de L’Œil et l’Esprit de Merleau-Ponty.
3 Tels sont les exemples par lesquels Umberto Eco inaugure sa réflexion sur L’Œuvre ouverte, [trad. Chantal Roux], Seuil, Paris, 1965, p. 15-16.
4 Élie Faure, L’Esprit des formes, tome 2, Le livre de poche, 1976, p. 61. Je souligne.
5 Henri Focillon, La Vie des formes, P.U.F., Paris, 1943, p. 8.
6 Ibid.
7 Jean-Jacques Nattiez, Musicologie générale et sémiologie, Christian Bourgois éditeur, Paris, 1987, p. 39.
8 Ibid., p. 35.
9 André Boucourechliev, « Le Ring : forme ou programme ? », dans Dire la musique, Minerve, Paris, 1995, p. 146. J’aurai l’occasion, plus loin, de revenir sur cet article.
10 Charles Rosen, Formes sonate, [trad. Alain et Marie-Stella Pâris], Actes Sud, Arles, 1993, p. 19.
11 Charles Rosen, Le Style classique. Haydn Mozart Beethoven, [trad. Marc Vignal], Gallimard, Paris, 1978, p. 36-37.
12 Charles Rosen, Formes sonate, op. cit., p. 21.
13 Pierre Boulez, Points de repère, Christian Bourgois éditeur et Seuil, Paris, 1981, p. 85.
14 Pierre Boulez, « Forme », op. cit.
15 Le Dictionnaire de musique ne comporte aucune entrée au mot forme.
16 Voir Patrice Bailhache, Leibniz et la théorie de la musique, Klincksieck, Paris, 1992.
17 Éditions de Minuit, Paris, 1988.
18 Ibid., p. 178.
19 Ibid., p. 184.
20 Ibid., p. 185.
21 Claude Lévi-Strauss, L’Homme nu, Plon, Paris, 1971, p. 590-596.
22 Claude Lévi-Strauss, Le Cru et le Cuit, Plon, Paris, 1964, en particulier p. 35-36. Et Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1958, « La structure des mythes », p. 227-255.
23 L’Homme nu, op. cit., p. 595.
24 Jean-Jacques Nattiez, « Analyse musicale et sémiologie. Le structuralisme de Lévi-Strauss », Musique en jeu, no 12, 1973, p. 59-79.
25 J.-J. Nattiez, loc. cit., p. 77.
26 Le point de fuite de l’entreprise est décrit par Vincent Descombes dans Le Même et l’Autre, Éditions de Minuit, Paris, 1979, p. 122.
27 Ibid.
28 L’expression figure dans Tristes tropiques, Plon, Paris, 1955, p. 50.
29 On se souvient cependant du beau passage de Tristes tropiques où Chopin vient hanter l’ethnologue sur le Mato-Grosso, et qui se conclut sur ces mots : « Pour favoriser en moi l’apparition de certaines émotions, je n’avais plus besoin de l’excitation complète : le signe, l’allusion, la prémonition de certaines formes suffisaient. » (Je souligne.) Op. cit., p. 338-339.
30 C’est celle qui prévaut chez Gisèle Brelet, dans sa thèse Le Temps musical. Essai d’une esthétique nouvelle de la musique (PUF, Paris, 1949).
31 André Boucourechliev, loc. cit., p. 139.
32 Robert Pierron, L’Orchestre de Beethoven, William Blake & Co. édit., 1996, p. 28.
33 Pierre Boulez emploie, comme Lévi-Strauss, cette expression (voir l’article déjà cité note 13).
34 Op. cit., p. 362. J’ai noté plus haut, en l’illustrant d’un exemple emprunté à Haydn, le caractère excessif de cette conception.
35 André Boucourechliev, loc. cit., p. 144.
36 Pierre Boulez, op. cit., p. 363.
37 Umberto Eco, op. cit., p. 130.
38 Ibid., p. 131.
39 Proust, À la recherche du temps perdu, La Prisonnière, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1954, tome 3, p. 161.
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