Écrire la musique
p. 21-37
Texte intégral
Que se passe-t-il lorsque […] il y a devant nous comme un savoir inexprimé, énigmatique, mais sensible, pour lequel justement nous manquons de mots, d’une figure disponible de langage, et que nous approchons, démêlons à l’aide de sensations tactiles, visuelles ou sonores innominées, avant d’apprendre sa parole ?
Lorand Gaspar
1L’histoire est racontée par Chris Marker, dans son film Level 5. Elle est brève. Il s’agit d’un compositeur en vue à qui un pouvoir impatient enjoint de créer une chanson en quarante-huit heures. D’ordinaire, le compositeur en question a besoin, pour écrire, de faire d’abord le vide en lui, de se heurter mentalement à une sorte de trou noir. Justement, ce jour-là, il reçoit de sa femme une lettre dont, curieusement, il ne parvient pas à déchiffrer les caractères. Saisissant l’occasion, il place la lettre sur le pupitre du piano et commence à écrire sa chanson. Comme prévu, les choses avancent bon train. Mais à mesure que la musique progresse sur la portée, les mots de la lettre s’éclairent. Au bout de deux jours, la chanson est prête. Et le compositeur peut maintenant lire la lettre d’un bout à l’autre. Sa femme lui annonce qu’elle le quitte.
2Cette histoire est une allégorie. On pourrait en écrire un conte, une nouvelle, un roman peut-être. Dans tous les cas, elle demanderait encore à signifier autre chose que ce qu’elle dit littéralement.
3Si je propose de voir dans cette histoire l’allégorie même de l’écriture musicale, c’est qu’elle se prête à de multiples interprétations qui toutes donnent sens à une pratique artistique obscure : écrire la musique. J’en retiens trois.
4La première interprétation embrasse un plan si général qu’elle ne vise encore qu’à peine la particularité proprement musicale de cet écrire-là. Ce qu’elle révèle concerne en effet toutes les formes d’inscription artistique, toute l’anthropologie des signes d’art. La chanson qui s’écrit à mesure du texte déchiffré illustre la portée universelle de ce qui s’engage dans la création. Le compositeur, en élaborant son œuvre, ne construit pas seulement un morceau de musique ; il ne découpe pas seulement, dans sa langue, une entité autonome de discours. Il fait rayonner l’autonomie ainsi créée sur d’autres langues, d’autres systèmes de signes. Systèmes pas nécessairement esthétiques en eux-mêmes (une lettre, par exemple), mais, on le remarque, au moins voués ici à décrire chez le sujet une part vitale dans la représentation de son rapport au monde : l’amour d’autrui, le désamour… Nul doute que cette fonction herméneutique de la création soit applicable à d’autres sphères de représentation. Il est probable cependant que les figures symboliques qui entrent en jeu dans tout acte de création artistique soient des émanations de ces représentations-là : celles qui, dans l’ordre du désir, du fantasme, de la névrose, servent à construire notre ruineux attachement au monde.
5La deuxième interprétation fait de la lettre une allégorie à l’intérieur de l’allégorie : l’écriture de la mélodie s’y offre comme une image du déchiffrement de l’écriture. C’est dire alors, vérité sans doute plus subtilement accordée à la vie inconsciente, que composant sa chanson, l’artiste ne fait que porter à l’intelligible quelque chose qui se trouvait déjà déposé, ou inscrit en lui. Cette lettre, il ne sait en effet la comprendre qu’après avoir exhumé une des strates de la représentation de sa destinée, où figurait le possible départ de sa femme ; qu’après avoir, en somme, travaillé sur son symbolique propre. À ce moment de l’interprétation, on établit que l’écriture musicale dépend, dans la psyché, de cette particularité du régime symbolique qui se nomme le manque. Si l’œuvre contribue à la révélation d’un manque, ou d’une défection, ce n’est pas seulement par une fatalité liée à la vie sentimentale. C’est plus profondément parce que le symbole s’appuie lui-même sur du manque ; qu’il en est tout entier constitué. Et que la plus parfaite réussite d’un jeu symbolique (l’écriture d’une chanson, par exemple) consistera à faire disparaître du réel une part désignée par le désir, puis à la ré-apparier sur le plan des symboles – disparition-réapparition qui s’accomplit effectivement ici.
6La troisième interprétation, au lieu de placer la lettre et la chanson dans une continuité métaphorique, les oppose au contraire. À ce niveau apparaît plus nettement encore la singularité de l’écriture musicale face à son équivalent linguistique. Il faut ici constater que la lettre épuisée dans son contenu, et son auteur-référent évanoui, reste la chanson seule. Autrement dit, devant le désastre signifié et suscité par le langage, la musique justifie son texte comme le seul don, la seule trace d’une histoire avec laquelle elle entretient un lien explicite. Dans cette histoire, la mélodie composée est venue prendre la place de la figure féminine absentée. Il n’est sans doute pas indifférent, d’ailleurs, qu’il s’agisse d’une chanson plutôt que d’une sonate ou d’une symphonie. Cette trace-là entretient un rapport imaginaire suggestif avec la disparition de la femme – elle qui pourrait, qui aurait pu chanter cette chanson comme un nouveau don de son mari ; sur ce rapport se fonde la possibilité de substituer l’une à l’autre.
7De ces trois interprétations allégoriques, on pourrait résumer la première sous l’emblème du rayonnement herméneutique ; la deuxième, sous celui de la mutation symbolique, la troisième sous celui de la sublimation. Le génie (si l’on me permet un tel mot) de cette petite histoire consiste, en superposant les trois théories allégoriques, à les rendre non contradictoires. Ce qui s’accomplit selon ces trois approches touche en effet à des régions fort distinctes de l’activité créatrice. Je voudrais montrer ici comment et pourquoi ces trois régions se trouvent mises en rapport dans l’acte d’écriture musicale.
8Voici une petite machine sémiologique exemplaire. Dans un champ unique, elle fait cohabiter trois systèmes de signes : des signes graphiques, des notations musicales et des icônes (les visages du Christ et du Diable). À cette cohabitation s’ajoute un quatrième système : le réseau des ornements, qui n’est pas le moins important de tous. Il s’impose d’abord, en effet, dans l’ordre du visible, par sa superficie et la beauté de ses couleurs. En outre, c’est à lui qu’il revient de lier entre eux les autres systèmes. Sa thématique graphique – des volutes végétales entrelacées, des feuillages, des branchages – le dispose à tisser à l’intérieur de ses propres ramifications les signes hétérogènes. Les déplacements du réseau vont d’ailleurs sans discontinuité – et sans aucun souci des plans sémiologiques – de l’icône à la lettre, la tête du Diable servant de pied à la lettrine. Seules les notations musicales échappent à cette emprise, comme un système certes contigu mais séparé, ou plus précisément, parallèle. Toutefois, on ne tarde pas à comprendre que là, le lien s’établit non plus dans l’ordre du visible, mais dans celui de la métaphore : les circonvolutions végétales évoquent visiblement la sinuosité mélodique, les mélismes qu’indiquent les neumes. Le mot d’ornement, pertinent sur les deux registres, fonde, d’une certaine façon, la métaphore.
9Mais d’une certaine façon seulement. L’évidence caractéristique du visible, comme l’indique l’étymologie, fait défaut dans une relation qui, pour s’établir, doit passer par le truchement du langage (le mot ornement par exemple), ou bien s’appuyer sur des identifications structurelles (volute/mélisme) qui n’ont rien de naturel. La notation musicale déclare donc ici son indépendance autant que sa parenté, vis-à-vis des représentations picturales et graphiques. La continuité qui va de l’image à la lettre se brise devant les lignes de la portée.
10De quelle sorte et de quel degré d’information ce manuscrit est-il chargé ? Il est probable que dans le contexte où il vit le jour, la part informationnelle tenait en lui une place assez restreinte. Les individus qui auraient pu avoir à l’utiliser connaissaient tous les paroles qu’il transcrit. Quant aux notations, elles avaient plus pour fonction de remémorer un chant déjà su, que d’offrir la possibilité réelle d’une lecture1. L’intérêt d’un tel objet était ailleurs. Il résidait plutôt – les ornements l’attestent – dans une sorte d’action de grâce, à la fois accomplie hic et nunc, et rendue infiniment possible (per omnia secula seculorum). Les signes valent donc autant pour ce qu’ils signifient que pour ce qu’ils agissent. Le dispositif nous dit : « Faites ce que je fais, unissez dans un seul acte les images, les paroles et le chant. Tissez les branchages à l’entrelacs desquels convergent et se confondent les œuvres des hommes. Ce qu’un seul discours n’atteint, les trois entremêlés l’accompliront : alors apparaîtra le droit regard du Christ, ayant rejeté aux marges du particularisme (la lettre seule) le regard oblique du Diable. » Dans les réalisations promises de l’action de grâce, il est clair que le chant occupera une position essentielle. Sans le chant, les louanges resteraient lettre morte : car y manquerait la participation pneumique du louangeur, ce spiritus qui est aussi, dans la conjugaison trinitaire des arts, participation au cosmos et à l’Esprit.
11Les lignes de l’écriture musicale signalent donc doublement leur singularité. D’abord par une indépendance fonctionnelle : elles ne participent pas du continuum sémiologique si nettement organisé sur la page – et la rectitude des portées se distingue ainsi du contour des ornements graphiques. Ensuite par une prééminence statutaire : en définitive, cette page se donne à chanter ; ou plutôt, elle mobilise le chant pour sa capacité de fédérer les autres systèmes appelés, sous sa direction, à louanger Dieu. À rassembler donc par séparation.
12L’écriture musicale est donc ce qui nous sépare de la coalescence entre les mots et les représentations. L’image christique, dans l’économie de la page, occupe la partie inférieure, ce qui ne manque pas d’étonner. C’est que le pied de page représente ici le point le plus avancé de la lecture : le terme d’un trajet. Ce visage nous apprend qu’il faut partir de l’œil oblique et décentré du Malin, traverser les sinuosités de la lettre que le chant peu à peu sépare de toute image, pour regarder en face, dans sa mandorle, le visage du Christ. Pour résumer encore : le visible est trompeur, la lettre est vide et labyrinthique. Seul le chant traversé nous arrache à cette illusion pour rétablir, dans le buissonnement des apparences, l’être de la vérité, et pour l’y arrimer. Cet arrimage, que figure si étrangement l’agrippement de la mandorle christique par la végétation ornementale, il ne tient pas seulement à la vertu du chant exécuté. Il est le fait même de l’écriture. En cette effervescence décorative « finale », l’ornement s’assimile à la fonction de l’écrit : il retient et il fait apparaître. Cette fonction, c’est bien sûr celle qu’incarne le texte écrit. Mais c’est aussi, et plus encore, celle des signes neumatiques, en vertu de la singularité fonctionnelle et statutaire qui les distingue face à la parole et aux images.
13Cependant, si c’est bien l’écriture même qui opère la séparation réunifiante, une question surgit ici : qu’en est-il d’une écriture musicale qui ne dénoterait pas une partie chantée, de l’écriture d’une page instrumentale, par exemple ? Là le chant ne vient plus garantir, comme réalité signifiée ou référentielle, la destitution du fonctionnement ordinaire du langage. Cette perturbation dans le cours de la chaîne linguistique, cette affectation des mots à un nouveau statut sonore qu’accomplissait même la virtualité d’une voix, rien ne les assure plus. Peut-on encore parler, alors, en l’absence de tout signe qui l’atteste, d’une action de l’écriture musicale sur le langage et ses représentations ?
14L’une des réponses à cette question nous vient, dans l’histoire, d’une puissante tradition phonocentrique et antiscripturale. Cette tradition postule la primauté de la voix (de la mélodie) sur l’écriture (l’harmonie). Primauté signifiant à la fois antériorité et supériorité. L’écriture ne ferait que rapporter et fixer ce qui a d’abord été pensé sous forme de chant. Son invention relativement tardive confirmerait, au plan anthropologique, cette origine de toute musique, à situer du côté d’une phonation, d’une gestuelle, d’une création conçue selon l’image de l’improvisation. Dès lors, la distinction empirique entre musique vocale et musique instrumentale n’a plus de sens : toute musique est chant par nature ontologique aussi bien que par prédilection naturelle des auditeurs. Nécessairement écrite, elle ne renvoie jamais qu’à son état libre, natif et spontané : celui dans lequel le langage n’impose pas (pas encore) cette illusoire unité avec le monde et les représentations que promeut la nomination. Le tenant le plus radical de cette thèse, c’est Jean-Jacques Rousseau. Si celui-ci, en effet, condamne l’écriture, autrement dit l’harmonie, c’est parce qu’elle tue l’énergie contenue dans la voix de la nature. La mélodie qu’il lui oppose se veut au contraire tout entière gouvernée par un « principe de vie » et susceptible d’« affecter l’esprit de diverses images » :
La mélodie, en imitant les inflexions de la voix, exprime les plaintes, les cris de douleur ou de joie, les menaces, les gémissements ; tous les signes vocaux des passions sont de son ressort. […] Elle n’imite pas seulement, elle parle ; et son langage inarticulé, mais vif, ardent, passionné, a cent fois plus d’énergie que la parole même. Voilà d’où naît l’empire du chant sur les cœurs sensibles2.
15Si la première langue existait encore, ajoute Rousseau, elle posséderait les mêmes caractères :
Comme les voix naturelles sont inarticulées, les mots auroient peu d’articulations ; quelques consonnes interposées, effaçant l’hiatus des voyelles, suffiroient pour les rendre coulantes et faciles à prononcer […] en sorte que les voix, les sons, l’accent, le nombre, qui sont de la nature, laissant peu de chose à faire aux articulations, qui sont de convention, l’on chanteroit au lieu de parler3.
16Face à ce chant premier, l’écriture représente, pour Rousseau, exactement comme l’harmonie, une déchéance vers la froideur, les idées et les calculs : « L’accent s’éteint, l’articulation s’étend, la langue devient plus exacte, plus claire, mais plus traînante, plus sourde et plus froide4. » Quant à l’harmonie, « en donnant des entraves à la mélodie, elle lui ôte l’énergie et l’expression […]. Qu’y a-t-il de commun entre des accords et nos passions5 ? ». Dans un cas comme dans l’autre, c’est en somme au nom du principe de vie, de l’energeia que Rousseau se prononce en faveur d’un chant spontané.
17L’ennui de cette position, c’est qu’elle est tout entière fondée sur un postulat que dément l’histoire même des œuvres savantes et de leur écriture. Est-il, dans cette histoire, une seule mélodie qui ne soit tributaire d’une harmonie ? Une seule ligne horizontale qui n’entretienne avec ses verticales sous-jacentes, au moins une relation d’engendrement réciproque ? Le primat de la mélodie est, comme le rappelle André Boucourechliev6, l’une des conséquences historiques de la chute de la polyphonie. Ce primat, d’ailleurs constamment contredit à l’âge classique, tend à se défaire avec Wagner. À partir de Schönberg, c’est purement et simplement l’opposition entre horizontal et vertical qui perd son sens. Ainsi au rêve rousseauiste d’une voix de la nature, les œuvres opposent-elles massivement la prééminence de l’écriture.
18Il y a pourtant, dans l’idéalisme des origines, une intuition qui mérite d’être prise en compte (nous la retrouverons d’ailleurs ultérieurement). Resituée hors du débat, sans doute assez artificiel, qui oppose mélodie et harmonie, la pensée de Rousseau touche à une vérité profonde de la psychologie musicale : que toute musique écrite fait référence à une voix inatteignable, à ce qu’on pourrait appeler la voix interne en toute musique. Cette voix reste à jamais inaudible (« la première langue, si elle existait […] » dit Rousseau7). C’est vers elle, cependant, que tendent toutes les compositions, qu’elles soient vocales, instrumentales ou symphoniques : voix non seulement de l’origine (cet aspect de la question reste évidemment le plus aventureux) mais aussi de l’idéalité des œuvres : « […] si l’harmonie est à récuser comme destruction de l’énergie de la musique, écrit Daniel Charles à propos de Rousseau […], la mélodie qu’il faut lui opposer est elle-même idéale et non réelle8. » À l’horizon de cette « voix interne », la distinction entre le vocal et l’instrumental s’estompe. La voix réelle, en effet, ni plus ni moins que la corde ou le souffle ne nous ouvre un accès direct à cet objet transcendantal. Le parallèlisme, chez Bach par exemple, entre le chant et l’instrument (si fréquent, dans les Passions et les Cantates, en début ou en fin d’aria, lorsque l’instrument anticipe ou prolonge la ligne du chant) correspond clairement à deux manières de cerner un même centre absent – absence avérée par ce redoublement même : ce qu’une seule voix atteindrait d’emblée, deux ne le peuvent assurément. Mais au lieu que cette impossible saisie soit perçue comme une impuissance, elle engage au contraire avec elle le bonheur du seuil, et comme la contemplation d’un invisible. La voix interne est ce lieu absent de la musique, dans lequel cependant elle se déverse tout entière en silence.
19Or ce lieu n’advient à l’ouïe que par la grâce de l’écriture. Écrire la musique, c’est se tourner vers ce lieu, en nous, qui abolit non seulement le langage de la communication verbale et ses représentations, mais aussi le son actuel de toute musique. Dans ce lieu, nous nous sentons, nous nous entendons, hors temps, hors lieu, masser par la lourde matrice qui continue à nous séparer du monde en même temps qu’à nous y ajointer. Or seul le dispositif suspendant en son pli la manifestation de toute voix réelle, on dirait presque de toute parole, peut suggérer l’idée d’un tel effondrement générateur. Ce dispositif, c’est l’écrire. Que l’écrire9 de la musique soit, comme celui de la littérature, fondé sur la conscience d’un vide, c’est ce qu’on peut déduire d’une rapide analyse de sa procédure. La notation musicale consiste à projeter dans l’espace une mise en forme du temps. L’étendue et la disposition spatiale de la page écrite ont pour ambition de cerner une durée qui transcende le temps. Il y a là évidemment un paradoxe dont on peut voir, en revenant à notre manuscrit, une illustration assez frappante dans les traits fixés de l’ornement végétal en expansion. De même le chant et son déploiement temporel se trouvent-ils comme saisis et capturés au piège spatial de la partition. Or cette translation a un sens : elle est la condition de l’objectivation.
20Objectiver, dans l’écrire de la musique, signifie : transférer un travail psychique intérieur, une « voix interne » nécessairement fuyante et instable, sur un objet stable. En même temps, c’est composer (avec) cette fuite, la recueillir et ce faisant, mettre ordre dans le passage du temps en lui ouvrant un tracé propre. Cet objet stable est une peau chiffrée, tournée d’un côté (c’est son chiffre) vers le travail psychique, de l’autre (c’est la peau, ou la page qui en tient lieu), vers le travail de l’œuvre proposé à l’interprète. Il y a dans la stabilité de la partition quelque chose dont l’écriture verbale n’offre pas de modèle. Comme l’a montré Jacques Derrida, écrire la parole, c’est faire advenir du sens qui « n’est ni avant ni après l’acte10 » : car « le sens doit attendre d’être dit ou écrit pour s’habiter lui-même ». L’écrire de la musique, lui, ne travaille pas du sens mais du temps. Sa stabilité, ou son objectivation est donc doublement paradoxale : en ce que du subjectif y prend forme objective ; et en ce que du temps s’y projette en espace.
21En réalité, ces deux paradoxes n’en forment qu’un. Car la projection dans l’espace est bien l’objectivation même. Le détour par la spatialité n’a pas seulement un rôle de conservation. Il instaure, dans l’acte d’écrire, un rapport adéquat avec la pulsion qui préside à l’élaboration de l’œuvre.
22Ce glissement vers la psyché nous a conduit subrepticement vers la deuxième interprétation du petit apologue initial, celle que j’ai désignée par la mutation symbolique.
23Dans son analyse des « cinq phases du travail créateur », Didier Anzieu nous met sans doute en mesure de mieux comprendre le rapport entre écriture et pulsion tel qu’il se met à l’épreuve dans les œuvres.
Le code que le créateur fait travailler dans son œuvre, dit-il, bute non pas tant sur une finitude […] que sur un objet qui se dérobe, et cela d’autant plus que la mise en branle du processus de composition de l’œuvre a pour conséquence ou pour cause de l’occulter. Plus le code opérant dans un corps remplit l’œuvre de chaînes signifiantes, plus émerge en creux une absence, plus apparaît un lieu vide qui échappe à l’organisation en train de se faire11.
24Je serais assez tenté d’identifier la « voix interne », avec ce vide-là.
Le travail du code, ajoute Anzieu, […] vise à contrebalancer ou à forclore cette absence, ce vide, ce manque, lesquels sont des états. L’œuvre est un équilibre, à la fois instable et stationnaire, entre ce processus dont elle est le produit, et cet état qu’elle ne peut dans la plupart des cas affirmer que sous la forme d’une négation12.
25Écrire la musique (ou composer une chanson, comme dans notre apologue initial), c’est donc, par un processus de chiffrement propre au code choisi, reconnaître fût-ce en creux, fût-ce comme manque, l’objet indiscernable de la pulsion. Le reconnaître et l’enfouir en même temps. Le reconnaître comme rayonnement d’un vide13.
26Que reste-t-il de cet objet dans l’écrit de la musique (et cette question nous amène à la troisième interprétation, celle qui concerne la sublimation) ? Une trace. La trace n’est pas la chose même. Elle n’en est pas non plus le pur symbole, mais exactement l’indice. En effet, les signes de la partition ne contiennent pas seulement la prescription d’une conduite. Ils gardent aussi en eux la marque d’une vie propre qui n’est autre que le souvenir fixé d’une aventure de l’inscription. Chaque partition nous dit que quelque chose est passé par là et y a déposé les marques de son passage. Ces marques graphiques, ce tracé font référence à la présence d’une main et, par métonymie, d’un corps frayant sa voie à travers l’espace. Ils sont la signature d’un sôma dans l’écrit. Signature, en effet, comme la seule traduction visible d’une idiosyncrasie ; mais aussi comme un chiffre illisible, irréductible à un quelconque code référentiel si bien que nul sujet n’y trouve place et qu’à proprement parler, le frayage graphique de la partition n’est autre que la signature du corps même de l’œuvre. Ce corps au creux duquel nous nous apprêtons à disposer le nôtre, c’est celui qui se donne à voir, par différence, dans la partition d’une chaconne de Bach, d’un prélude de Chopin ou d’une pièce de Webern. C’est encore, pour reprendre un exemple cher à Adorno, la forêt des signes dans la partition d’une symphonie de Bruckner14. Ce corps est indescriptible et cependant omniprésent ; invisible et manifeste à la fois. Il répond à ce que, dans le langage de l’œuvre, Adorno nomme le scriptural (Schrift) : « Ce qui peut être ainsi nommé, dit-il, […] c’est l’empreinte d’un trait, c’est un caractère immanent et non la communication d’un élément extérieur à cette complexion de l’œuvre15. » Ainsi le scriptural ne se tient-il pas du côté de l’écriture, c’est-à-dire d’une production intérieure au code, mais du côté du sismogramme.
Il est provoqué, ajoute Adorno, par ce tremblement lointain qui annonce les catastrophes. En réaction à cela, les arts connaissent des spasmes communs ; et les traces que gardent les œuvres de tels spasmes sont en elles les traits scripturaux16.
27Il serait tentant de reconnaître dans cette sismographie, comme nous y invite Adorno, la part la plus irrationnelle que nous ayons à connaître de l’œuvre. Toutefois, si l’irrationalité se manifeste ici, c’est encore à l’intérieur du code. Elle n’est pas autre chose qu’une manière singulière et sans doute obscure, de manipuler les signes communs. Car l’une des particularités les plus fécondes de l’écriture musicale, c’est l’affleurement visible de sa propre irrationalité, c’est l’exhibition non signifiante de son énergie pulsionnelle17. Ou plus exactement, pour reprendre les concepts adorniens, le scriptural est en elle consubstantiel à l’écriture ; la pulsion, indissolublement mêlée à la visibilité du code. « La rationalité, dit encore Adorno, est la condition immanente du non-rationnel dans l’art développé. »
28Cette liaison a souvent fait rêver les compositeurs. Certains l’ont poussée jusqu’à ses conséquences ultimes, accordant au scriptural une part prépondérante dans le maniement du code, voire une part exclusive.
29Ainsi virent le jour des partitions graphiques qui, inventant leur propre norme, acquéraient un véritable statut iconologique. Stockhausen, dans un article de 1969, parlait d’une « émancipation de la forme graphique18 », tandis que John Cage organisait, à New York, une exposition de partitions. Quelques années auparavant, déjà, Sylvano Bussotti explorait les possibilités expressives d’une « écriture » musicale picturalisée, par exemple dans les Sette Fogli (1963). L’un de ces feuillets, intitulé Sensitivo (voir cicontre), nous met (lui aussi) en présence d’une machine sémiologique exemplaire. Celle-ci, tout aussi « singulière » à nos yeux que le manuscrit d’Avranches, offre le témoignage non pas d’un code perdu, mais d’un code à inventer ; en vérité, d’un code qui s’invente sous nos yeux. Avec l’écriture traditionnelle, cette figure entretient une relation tantôt allusive (sous la forme de portées démesurées, ou de notes éparses), tantôt radicalement hétérodoxe (les « griffures » verticales). L’impression visuelle qui s’en dégage est proche de celle que procurent certains dessins « musicaux » de Paul Klee, dans les années 1938-193919 : on est en présence d’une langue qui s’affranchit de ses règles, d’un langage en voie d’émancipation. Ce genre d’objet sémiographique, à la différence du manuscrit d’Avranches, met en question de façon délibérée son propre statut : comment nous est-il seulement possible de le voir ? La réponse devrait sans doute faire appel à cette labilité du regard que sollicite l’art moderne occidental en certaines de ses manifestations indivises, ou « plurisémiotiques ». Labilité qui ne va pas sans terreur, bien sûr, mais non plus sans plaisir, tant il est vrai que s’y éprouve, s’y renouvelle et y jubile la puissance même de notre faculté scopique. Ce qui, d’un coup, rend supportable la déroute de nos us sémiologiques, c’est, comme chez Klee, l’humour que dégagent de telles déviations. Et le ressort de cet humour, on le connaît pour en avoir appris le jeu chez les surréalistes : c’est une étrangeté qui lève sur fond de reconnaissance.
30Mais il ne s’agit pas simplement ici d’un pouvoir-regarder. Quoi qu’on en dise, une partition reste le medium d’une lecture, et à ce titre, elle doit être évaluée au nom d’un pouvoir-lire. À la question inlassablement posée de la lisibilité de telles expériences et de la recevabilité de l’écriture, les compositeurs répondent en invoquant précisément l’efficacité suggestive de la graphie inventive. Ils revendiquent la prise en compte d’une « gestualité » du texte considéré comme une « scène » où se traduit, selon eux, la mobilité, la « force » (le mot est emprunté aux premières pages de L’Écriture et la Différence, de Derrida) de ce qui se « produit ». Dans un article représentatif de cette position (et auquel j’emprunte quelques concepts-clefs), Iwanka Stoïanowa écrit :
Toute productivité textuelle, tout langage musical sont prédéterminés par une « force », par une intensité […], par une énergie […] qui ne limite ni ne fixe le sens par l’action d’une cause efficiente, mais qui le produit – sens, signifiance en expansion offerts à nous dans leur présence pour apparaître à découvert20.
31Voilà des propos, des schémas de pensée, même, qui ne sont pas sans rappeler l’idéalisme rousseauiste évoqué plus haut. Et en effet, cette force, cette énergie, cette présence, que sont-elles d’autre que la voix de la passion propre, chez Rousseau, à engendrer toute langue, et douée comme chez lui d’un rayonnement communicatif ? Les inflexions mélodieuses qui s’élevaient autour des fontaines de l’origine, dans l’Essai sur l’origine des langues, pénétraient tout droit le cœur des hommes. De même – mais bien sûr selon d’autres attendus métaphysiques – le graphe musical prend la forme de « l’imaginaire dont [il] parle » (là, c’est Lyotard qui est convoqué) et ouvre ainsi à notre propre imaginaire sa « signifiance en expansion ». Ce qu’engage une telle théorie, c’est la croyance en une certaine naturalité du signe graphique, apte à signifier hors de toute détermination culturelle : en un cratylisme musical. Cette naturalité l’élève au même rang d’intérêt que le signe sonore. Ainsi, l’émancipation de l’écriture aboutit-elle à l’idée d’une musique figurale qui ne serait que l’autre face, visible celle-là, d’une propriété anthropologique immanente nommée globalement musique. Parce que – et là, c’est Groddeck qui est invoqué –
ni l’oreille, ni le son qui nous parvient, ni la main dans son exercice, ni l’instrument ne sont nécessaires à la musique ; elle est quelque chose d’intérieur, une propriété immanente de l’homme […] un de ses organes […] également utile par naissance à l’oreille, l’œil, le gosier21.
32On sent bien qu’est atteint ici un point extrême de l’hypothèse. Point au delà duquel le musical pourrait se résorber en un pur silence aussi bien qu’en un solipsisme absolu. Renversant ce qui, dans la pensée des Lumières, portait la voix de la passion vers une expérience de la communauté, l’analyse aboutit au contraire à une résorption de la musique dans la profondeur silencieuse de « l’humain originaire22 ».
33Je reviens à l’apologue de Chris Marker. Il me semble qu’en lui un détail, négligé jusqu’ici, s’éclaire désormais : c’est ce trou noir dont le compositeur éprouve la présence nécessaire. Trou noir, voix noire, voix interne, « scriptural » : la notation figure l’inaudible de la musique. C’est pourquoi on hésite à la nommer une écriture. Chiffre23 dirait mieux la manifestation de ce point aveugle qui, dans la partition, désigne la place de la pulsion. Car à travers les linéaments du code, qu’il soit reçu ou inventé, les signes montrent silencieusement le dessin et le mouvement, l’inscription et, si j’ose dire, l’« exscription » d’une vie pulsionnelle.
34La lettre de rupture reçue par le compositeur, elle, dit trop explicitement, trop douloureusement peut-être, ce dont les notes de la chanson portaient déjà en elles la figure.
35Mettre notre monde en chiffres est l’un des actes de notre lucidité.
Notes de bas de page
1 Voir Maurice Emmanuel, L’Histoire de la langue musicale, tome 1, éditions Henri Laurens, 1981, p. 201 sqq.
2 J.-J. Rousseau, Essai sur l’origine des langues, chap. XIV.
3 Ibid., chap. IV.
4 Ibid. chap. V.
5 Ibid., chap. XIV.
6 André Boucourechliev, Dire la musique, Minerve, Paris, 1995, p. 138.
7 Je souligne.
8 Daniel Charles, « La musique et l’écriture », Musique en jeu, no 13, 1973, p. 5.
9 Je distingue l’écrire de l’écriture comme l’acte de sa production.
10 Jacques Derrida, L’Écriture et la Différence, Seuil, Paris, 1967, p. 22.
11 Didier Anzieu, Le Corps de l’œuvre, Gallimard, Paris, 1981, p. 207.
12 Ibid.
13 Je reviendrai sur ces points dans l’étude intitulée « La musique et l’inconscient », p. 97-117.
14 « L’orchestre de Bruckner ne serait pas ce qu’il est d’un point de vue purement musical si lui faisait défaut la qualité de l’environnant, de la forêt sonore qui se gonfle autour de l’auditeur. La représentation graphique, en effet, n’est jamais un simple signe pour la musique : elle lui ressemble toujours par nombre de traits, comme ce fut le cas des neumes. » Th. W. Adorno, Sur quelques relations entre musique et peinture, [1978, 1984, 1986], textes réunis et traduis par Peter Szendy avec la collaboration de Jean Lauxerois, La caserne, Paris, 1995, p. 38.
15 Ibid., p. 40. Adorno n’a pas manqué de souligner lui-même la part que prend le corps à ce qu’il nomme le scriptural. Parlant des traces en question, il écrit : « Tels des caractères gravés, elles retiennent dans la durée […] ces émotions fugitives qui, pour les hommes, sont encore visibles de manière rudimentaire dans le rougissement ou dans la chair de poule. » (p. 43)
16 Ibid.
17 Privilège dont on sent bien que maintes expériences poétiques ont cherché à s’approcher mais en vain. Les poèmes-partitions sont toujours, sous cet aspect, des objets concertés, puisque la disposition spatiale ne s’y lie pas par nécessité organique au déploiement du discours.
18 K. Stockhausen, Musik und Graphik dans Texte zur elektronischen und instrumentale Musik, Du Mont Schauberg, Köln, 1963, p. 178.
19 « Kunst-Musik » [musique-art], « Verstimmt » [en désaccord], « Zweistimmig » [à deux voix]. Voir Klee et la musique, catalogue de l’exposition, oct. 1985-janv. 1986, Centre Georges Pompidou, Musée national d’art moderne, p. 48-49.
20 Iwanka Stoïanowa, « Musique, graphie, geste… », Musique en jeu, no 13, 1973, p. 109.
21 G. Groddeck, « Musique et inconscient » (texte écrit en 1927), Musique en jeu, no 9, 1972, p. 4.
22 Ibid.
23 Voir ici même « La figure de l’interprète », p. 63, note 4.
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