La forme en peinture
p. 117-130
Texte intégral
1On ne peut pas partir de la notion de forme en soi pour penser, ensuite, sa relation à une pratique artistique, et à la peinture en particulier. Poser, comme Henri Focillon dans Vie des formes (1943), reprenant Balzac : « Tout est forme, et la vie même est une forme », ou : « La vie est forme, et la forme est le mode de la vie » (p. 2-3), c’est ne rien dire ni de la forme, ni, a fortiori, de la vie. Il est clair qu’on se situe alors dans l’ordre du notionnel, non du conceptuel : cette affirmation est une conviction.
2La question : qu’est-ce qu’une forme en peinture ? interroge la forme à partir de la peinture, en ce sens qu’elle conduit à se demander ce qu’est une forme où la spécificité du pictural soit engagée. Ce qui veut dire que la question de « la forme en peinture » implique une théorie conjointe du formel et du pictural. Avec, à l’horizon, la relation entre le formel et l’artistique, ce qui peut ne pas être a priori impliqué par la question de « la forme en peinture », mais que, pour ma part, j’implique comme une nécessité.
3D’autre part, travaillant sur la notion de forme, on ne peut pas ignorer que le problème de la forme dans les pratiques artistiques et littéraires est marqué par les interrogations du début du siècle : le formalisme des formalistes, puis celui des structuralistes. Symptomatiquement, le livre de Jean Rousset, Forme et signification, (1962), dont le sous-titre est Essais sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, assimile forme et structure, dans un climat théorique qui fait référence, pêle-mêle, « aux formalistes russes, à la critique anglo-saxonne, en particulier aux New Critics américains et, en France, aux poètes : Flaubert, Mallarmé, Proust, Valéry, ou à un historien de l’art comme Focillon1 ». Toute une époque.
4Il y a une historicité de la question de la forme dans le domaine « esthétique », qui fait qu’elle est elle-même une mémoire de sa légitimation, au moment, précisément, où elle se donne comme une évidence. Or, on sait bien que ce genre de question ne va pas de soi2. La forme, l’idée de forme comme objet d’investigation, implique qu’on lui reconnaisse, a priori, une légitimité. C’est-à-dire qu’elle porte, déjà, le poids d’une théorisation – multiple, ce n’est pas le problème –, qui a conçu l’œuvre comme forme, qui a inventé la forme comme concept à la fois heuristique et esthétique.
La raison formelle
5Avec les effets qui ont suivi, et qu’on connaît bien, notamment l’avènement de la sémiotique, de la néo-rhétorique des figures, et la radicalisation d’une conception autotélique de la valeur et de la forme, en germe chez les formalistes. Focillon s’en souvenait, quand il différenciait la forme et le signe : « Le signe signifie, alors que la forme se signifie3. » Le signe était mis du côté de ce que Jakobson appelait la fonction référentielle ; la forme, du côté de la fonction poétique, avec son principe autotélique et sui-référentiel, qui faisait son autonomie : « Elle a un sens, mais qui est tout d’elle » (p. 5). Ce qui ne pouvait conduire qu’à une ontologie de la forme, effaçant l’historicité des conditions de sa formulation comme forme.
6Dans le champ littéraire, la conception formaliste-structuraliste de la forme a produit une typologie des discours, avec l’invention de nouvelles catégories. Je pense par exemple à la catégorie des « formes brèves », où s’étiole un formalisme qui a perdu toute la problématique énonciative de la brevitas dans le fétichisme dimensionnaliste de la forme courte.
7Dans le domaine de la peinture, on peut suivre ce culte de la forme dans la direction de deux herméneutiques : le plasticisme et le structuralisme – avec sa variante sémiotique. L’un s’occupant de l’organisation d’un tableau, l’autre de sa signification, sans qu’une esthétique ait véritablement rendu compte de deux attitudes qui, sur le même objet, ont produit deux conceptions de la forme à la fois proches et éloignées.
8Le plasticisme, notamment en tant qu’enseignement, a voulu rendre compte, d’une manière non référentielle, des formes picturales. Sa conception de la peinture s’est fondée sur une optique des forces. Et une bonne dose d’empirisme : une tache de couleur en « équilibre » une autre, une ligne en « rattrape » une autre qui, autrement, « tomberait ». L’idée est dans l’interprétation de la cohérence d’une œuvre comme cohésion de ses composantes. Le principe est l’équilibre (« l’équilibre des masses »), la loi, celle de la pesanteur, la forme, l’instrument de ce rapport de forces.
9L’herméneutique structuraliste et néostructuraliste s’est souvent mariée avec le plasticisme et sa démarche compositionnelle, mettant au jour des hypostases formelles « organisatrices », sortes de structures profondes configurantes. Il s’est agi surtout de retrouver des figures géométriques, le protocole se légitimant empiristement et historiquement à la fois, sans contradiction. Empiristement, on met en évidence une diagonale, un cercle, un carré, en tirant des traits. Mais pour tirer des traits, et révéler la forme idéale que le tableau contient comme son être, il est nécessaire de procéder à une opération d’abstraction. La réalisation des figures géométriques se paie alors de la « dépicturalisation » de la peinture. Sur le plan historique, on montre bien que la peinture, classique et moderne, a construit ses tableaux à partir de compositions géométriques, ce que peut éventuellement « prouver » l’examen d’esquisses préparatoires. Mais c’est assimiler le formel du tableau au formel de sa fabrication. Ce qui est annuler l’histoire formelle du tableau, et par là même annuler sa forme comme devenir.
10Ce formalisme, en tout cas, favorise la logique anhistorique de l’isomorphisme. Une composition en triangle, dans les Baigneuses de Cézanne, ou dans Le Couronnement de la vierge de Vélasquez, fonde une histoire « formelle » de l’art sur une métaphysique des formes. Chez Focillon, par exemple : « Dans tous les milieux, à toutes les périodes de l’histoire, les âges […] présentent les mêmes caractères formels » (p. 17). Ce qui permet de « constater d’étroites correspondances entre l’archaïsme grec et l’archaïsme gothique » (p. 17). Chez Malraux aussi, autrement. Mais le problème est de savoir de quelle « formalité » il s’agit.
11Empiriquement, une « même forme » peut probablement être repérée dans des œuvres de diverses époques et divers lieux, mais qu’en est-il de ce « même » ? Et qu’en est-il de cette forme ? Cette forme transhistorique et transculturelle est-elle bien une forme en peinture, ou en littérature, au sens où peinture et littérature sont des arts, c’est-à-dire – j’y reviendrai – des pratiques produisant de la valeur ? Le repérage d’un tel invariant est en étroite liaison avec une théorie de l’art qui ne vise pas l’historicité de l’art, mais fait dépendre l’art d’une donnée qui, pour n’être pas toujours le beau, mais, par exemple, le plastique, n’en est pas moins de nature transcendantale.
12La caricature en est certainement le livre de Michel Serres sur Carpaccio (1975) : « Le baptiste, la Vierge et les deux angelots sont aux sommets d’un quadrilatère, Jésus est assis à l’intersection de ses diagonales »4 ; « Le triangle est le tableau central du tableau rectangulaire » (p. 63) ; « Carpaccio a tracé sur l’arène, de son pinceau, de son bâton, la géométrie simple des structures » (p. 133). Dans cette « esthétique formelle » (p. 92), le tableau parle à travers « l’alphabet des formes » (ibid.) ; et ce qu’il dit, c’est la virtualité de tous les récits, transculturellement, transhistoriquement. L’isomorphisme produit un associationnisme plastique qui installe le signe comme symbole : « Ainsi puis-je circuler dans l’aire indo-européenne, ou sémitique pure, ou judéo-chrétienne, parmi les versions buissonnantes des sens et des récits » (p. 128). En effaçant, par la forme, son historicité, la peinture devient paradoxalement l’agent de son invisibilité.
13La question de la forme en peinture, si elle est prise comme une problématique de l’artistique, déborde son champ, le déplace, et l’étend au politique. Ainsi, l’isomorphisme relève d’un comparatisme naïf qui s’est découvert, appliqué au domaine des arts, des vertus herméneutiques. Michel Serres reprenait aux mathématiques modernes leur capacité d’analyse : « Tout d’un coup, deux ou trois objets à très grande distance, auparavant sans aucun lien, font partie de la même famille5. » Il qualifiait de « structuraliste authentique » celui qui s’exerçait à « cette manière de penser ou d’opérer » (ibid.), le plaçant sous l’égide d’Hermès, parce que ce dieu « transporte les formes d’un lieu à un autre en passant par les flux de l’air » (p. 110).
14Le comparatisme comme théorie de la forme est déshistoricisant et dépolitisant. Ses effets sont à la fois simplistes et pervers – pervers parce que simplistes. Ils introduisent comme ratio un système de causalité qui transcende l’historicité des œuvres, ramenant la relation de l’art et de la société, dans un premier temps, à un banal sociologisme : « Je vois (je ne peux pas voir) les toiles de Max Ernst ou de Picasso moins comme des œuvres artistiques que comme témoignages de cette époque terrible » (p. 12). À Bruno Latour, qui lui fait préciser sa pensée – « Vous voulez dire que ces œuvres sont les symptômes du mal et non leur analyse ? » –, Michel Serres répond : « Oui, des symptômes et non des réactions, de défense ou de révolte. » (ibid.)
15Mais un second temps de la réflexion, obtenu en inversant la relation de causalité, a un effet particulièrement pervers. Il consiste à passer, comme une opération de pensée, d’un sociologisme du reflet à une poétique du modèle. Dans ce cas, la peinture de la société n’implique plus que la peinture est dans la société, produite par elle, mais, au contraire, que la société est dans la peinture, qu’elle la produit :
Le retour à la sauvagerie, au Minotaure, pour Max Ernst, au paganisme de Picasso, je les vis encore comme les forces atroces qui ont travaillé la société à cette époque-là. Ont-elles exprimé cette époque dangereuse ou l’ont-elles faite ? J’allais imprudemment dire : l’ont produite. Oserai-je avancer que ma génération voit encore Guernica tomber sur la peinture et la déconstruire comme les avions nazis ont bombardé la ville ? (Ibid.)
16On voit que le simple retournement de la causalité produit des effets qui ne sont pas sans conséquences pour la pensée du politique et de l’artistique.
17L’imprudence d’un tel propos consiste dans la réduction de l’historicité des formes – et, donc, de leur spécificité – à un historicisme formel, qui repose, à la fois, sur une théorie implicite : la pensée de la relation entre l’art et le monde en termes d’immédiateté ; et sur une méthode : le comparatisme formel conceptualisé en tant qu’isomorphisme. Le comme de la relation (« ma génération voit encore Guernica tomber sur la peinture et la déconstruire comme les avions nazis ont bombardé la ville »), en passant d’une herméneutique sociologique à une herméneutique « poétique », masque une opération générale sur les formes, qui est une conception associationniste de la forme. Un effet-calembour, en quelque sorte, qui met la forme sous la forme, comme, dans le discours, il prend au mot les mots : Gernica est tombé comme une bombe sur la peinture occidentale.
18L’isomorphisme tient lieu de pensée de l’interaction, de l’interrelation, ramenant une problématique des passages à une logique du même, un équationnisme :
Alors par les morphologies présentées, les isomorphies surabondent. Entre la religion et le fonctionnement du langage, entre l’histoire et la psychologie, telle pratique et telle stratégie. La conversation, la naissance du Verbe, l’analytique du discours. Le malheur ou l’heur du guerrier, l’architecture de la ville, et la fondation du savoir. La cité du commerce et le corps virginal. Et ainsi de suite6.
19« Et ainsi de suite » : l’isomorphisme est totalitaire et totalitariste.
20L’interculturel, de même, est pensé à travers l’anhistorisme de l’isomorphisme :
L’espace habitable n’est jamais directement ou celui-ci ou celui-là. L’espace culturel où tel groupe demeure, travaille, vit et raisonne ou parle, est l’espace des isomorphies. L’ensemble des relations fidèles réunissant les opérations et les éléments de chacun des espaces reconnus comme différents. Il n’habite pas son histoire, ou sa religion, ou ses mythes, ou sa science, ou sa technologie, ou sa structure familiale, il niche dans les ponts qui font communiquer ces îles. La culture, sa culture n’est plus un espace ou des espaces qualifiés, elle est, précisément, l’espace des isomorphies entre ces espaces nommés. (Ibid.)
21Une telle conception de l’interculturel comme isomorphisme, liée à une représentation spatialiste de l’anthropologique, conduit à une dépolitisation du social et une démoralisation du sujet, devenu objet des structures7.
Voir la forme, dire la forme
22Il s’agit donc bien de savoir ce qu’on pose comme question quand on pose la question de la forme en peinture. Une première façon d’aborder le problème consiste dans la prise en compte du régime plastique de la peinture. La question de la forme en peinture est en effet d’emblée surdéterminée par la relation, traditionnelle, de la forme avec « l’aspect extérieur, matériel » des choses et, partant, avec leur « apparence », leur « aspect visible »8. C’est dire que la peinture, en tant que pratique plastique, est a priori légitimée pour entretenir avec la notion de forme une relation de nécessité ; c’est dire aussi que la forme, dans son approche définitoire, est mise du côté de la perception. Là s’est engouffrée la phénoménologie dans ses rapports à la peinture, puisqu’elle revendique entre elle et l’art pictural une intimité théorique, au nom de l’œil, organe phénoménologique par excellence. Il est symptomatique que l’ouvrage L’Art au regard de la phénoménologie9, soit consacré aux arts plastiques, c’est-à-dire, ici, aux arts visuels, exclusivement. Pas un mot sur la littérature. Non que la question de la forme soit étrangère à la question du voir, bien au contraire, mais cette double question ne relève pas d’une problématique de la perception, dans laquelle on tend pourtant à l’enfermer.
23Pour aller plus avant, il convient de passer de la question : « qu’est-ce qu’on voit dans ce qu’on regarde ? » à celle-ci : « qu’est-ce qu’on dit qu’on voit ? » Poser la question de la forme en peinture, c’est en effet une façon de dire qu’on ne voit pas sans dire. Ce qui, bien sûr, récuse l’idée phénoménologique d’une ontologie du voir ; mais tout en se gardant de l’idée d’une discursivité de la peinture, telle qu’elle est avancée, par exemple, par François Wahl dans son Introduction au discours du tableau10, position qui reste en dehors du problème, au sens où, là encore, la spécificité du peindre est niée, puisqu’est posée, réalisant la métaphore, l’idée que le tableau est un discours : « la phrase du paysage » (p. 21), « le discours de la lumière » (p. 42), à partir d’un paysage de Claude Lorrain : « C’est là une principale évanouissante, dont tout le reste étale les subordonnées » (p. 20).
24La question de la forme en peinture, dans sa double visée vers le voir et le dire, pourrait être abordée par la problématique du détail, qui montre qu’il n’y a pas d’ontologie de la forme en art. Le détail, celui qu’on trouve au cours d’une investigation qui peut prendre l’apparence de l’enquête11, manifeste l’impossibilité de distinguer une objectivité de la forme « perçue » et une subjectivité de la conscience « percevante ». Il est nécessaire à la cohésion et à la cohérence de l’œuvre, puisqu’une fois « vu », on ne peut plus ne pas le voir. Depuis son origine herméneutique, on est passé d’une logique du détail à une sémantique du détail, qui identifie l’infini d’une œuvre à l’infini de ses lectures. Le discontinu de la partie, alors, ne s’oppose plus au continu de la totalité seulement d’un point de vue logiciste, celui du cercle philologique-herméneutique, mais du point de vue d’une historicité de l’œuvre, qui fait de sa forme l’ensemble des tensions vers elle.
25C’est le « regard » qui informe, qui fait forme, au sens où il n’est pas un enregistrement, une passivité, mais une activité. Simplement, cette activité informante n’est pas une extériorité perceptive. Elle est impliquée par le tableau en tant qu’elle est produite par l’historicité d’une situation où la distinction entre un sujet regardant et un objet regardé s’annule dans la constitution d’une intersubjectivité : le sujet de l’art. Ni dans l’œuvre, ni chez le spectateur, mais produite par le moment de leur invention réciproque dans ce qui constitue précisément le moment de l’art.
26En ce sens, le regard ne peut plus être celui de la phénoménologie, mais un regarder dont l’approche est possible à partir de la phrase de Joyce : « Shut your eyes and see », que Didi-Huberman traduit de cette façon : « Fermons les yeux pour voir12. » Certes, il faut « avoir vu » pour « voir », mais, dans la répétition du terme, voir change de valeur. C’est tout ce qui sépare le perceptif du sémantique, et le moment de la perception, du moment de l’art. Ils peuvent, historiquement, coïncider, mais cela ne relève pas d’une nécessité. Diderot ne « voyait » les tableaux qu’au moment où il en rendait compte par l’écriture. Ce qui sépare le décrire de l’écrire. Le temps de l’art n’est pas le temps de la perception de l’œuvre.
27En fait, la forme en peinture est une problématique, et ne peut être que cela. Une problématique dont l’enjeu est précisément la constitution de l’œuvre en œuvre d’art. C’est-à-dire où la valeur est une question. Non seulement la valeur de ce qu’on voit, mais de ce qu’on voit qu’on voit. C’est pourquoi l’historicité de la forme est indissociable de l’historicité d’une œuvre. Quand la forme préexiste à l’œuvre qui la réalise – universel géométrique, signe, symbole, genre, style – ce n’est pas de la forme en peinture qu’il s’agit, mais d’une forme dans la peinture, ce qui est autre chose.
La valeur
28Ce n’est pas le beau, comme critère du goût – ni son négatif, le laid, au sens où on a pu voir dans l’art brut la critique d’une esthétique du beau par une esthétique du laid. Ce n’est pas non plus – mais est-il nécessaire de le dire ? – la valeur sociale, le « prix », tout symbolique qu’il soit. La valeur est ce qui fait qu’une œuvre invente les conditions de son existence, réalise, par l’invention de sa forme, celle de son statut d’œuvre d’art, et, par delà sa singularité, celle de l’œuvre d’art en général ; et cela, indépendamment du champ de son apparition : peinture, musique ou langage.
29La valeur d’une œuvre engage son historicité, en ce sens que sa recherche est la recherche de l’unique en tant que spécifique. Elle fait que l’individuation artistique ne relève pas d’une dialectique, positiviste, entre l’unique et le multiple. Évoquant la « saturation de la pertinence » graphique, qui reprend le symptôme de « saturation relative » de Nelson Goodman, Gérard Genette souligne que le dessin « se caractérise par l’impossibilité d’y faire la part entre traits pertinents et contingents : le moindre détail compte, épaisseur du trait, couleur de l’encre, nature et état du support13 ». Cette remarque rejoint la conception de Benveniste d’une sémantique sans sémiotique, et ouvre sur la question même de la forme en peinture, qui est celle du continu comme critique du discret. Mais tant qu’elle repose sur l’évidence d’une matérialité, elle ne dit rien de la valeur. Dans la mesure où « aucune éventuelle réplique […] ne peut être tenue pour rigoureusement identique », alors « l’œuvre doit être tenue pour nécessairement unique » (p. 41). Unique, certainement, mais spécifique ?
30La spécificité fait qu’une œuvre relève d’un innommable, mais seulement au sens où, devant son apparition, on n’a pas les noms pour la dire, pour en rendre compte, pour la situer. Nommer, c’est faire entrer dans un paradigme. Ce qui fait de l’innommable l’exact contraire de l’indicible, au sens où ce qu’on ne peut nommer est à dire. Au sens où Mallarmé écrit : « Je dis : une fleur ! », ce qu’on a pu comprendre comme « je nomme une fleur », alors que pour Mallarmé, le dire est « avant tout rêve et chant »14. Ce qui n’a rien à voir avec la nomination. Il n’y a d’indicible que pour une conception étriquée du dire, celle, par exemple, qui répète l’antienne aristotélicienne : « Le singulier est indicible (il n’y a de mots que du général)15. » À rectifier dans ce sens : le spécifique est radicalement innommable, parce qu’il est radicalement dicible, à dire. Et il n’a de légitimité que de faire cela : engager le dicible en tant que tel. Faire de l’à dire. Ce qui ne veut pas dire : faire parler, mais mettre en question le dire en tant qu’il est non seulement l’informant de l’expérience, mais la condition même de l’individuation. Là se tient la vertu politique du spécifique en peinture : son incitation à engager une aventure du voir qui soit en même temps une aventure du dire. Ce qui n’a rien à voir avec le sacré, l’innommable étant ici de l’historique (puisqu’il est l’historicité même du dicible), et non de l’ontologique. Tant qu’on a les noms, on n’a pas l’œuvre, et, partant, on n’a pas la valeur, qui est un déplacement, indissociablement, du voir et du dire.
31Le spécifique, alors, ne peut que mettre en question la conception implicite d’une transparence du langage, celle qu’on voit à l’œuvre dans les descriptions des tableaux, et qui repose sur la désignation-nomination. Ainsi, dans la comparaison de deux versions du Portrait du docteur Gachet de Van Gogh : « Les livres jaunes ont disparu, les fleurs sur la table ne sont plus dans un vase, les tons sont plus clairs et le fond plus uni16. » Ce qui disparaît, dans cette analyse en composantes discontinues des formes-signes du tableau, c’est précisément la pensée de la forme en peinture comme pensée d’une globalité. Dans la description-désignation-nomination, le signe, la forme comme signe, travaille alors à l’invisibilité de la peinture.
32La forme en peinture ne peut être que le dire de la forme en peinture – un dire qui n’est pas un décrire. Dans l’aventure du voir et du faire voir, elle ne peut que se retrouver comme aventure du dire, de l’écrire. Parce qu’il n’y a pas de forme absolue en peinture, mais seulement des historicités de la forme, comme il n’y a que des historicités du voir, la forme en peinture regarde vers le discours de la forme en peinture.
La forme de l’art
33Ce qui nous conduit à la question de l’historicité du voir, qu’on ne peut dissocier de l’historicité du dire. Toute la peinture est prise dans la question des relations entre le voir et le sens de voir, entre le voir et le dire. Au-delà du symptôme que représente le titre des tableaux, le moindre discours sur l’art implique une théorie du sens de peindre. Certes, un tableau, mais comme un poème, est susceptible d’approches diverses qui le transforment en objet historique, plastique, esthétique, etc. Mais la question qui nous importe, traitant de la forme en peinture, c’est bien de considérer le tableau non en tant que document, renvoyant à autre chose que lui – j’y inclus le renvoi à lui-même en tant que différance, dans le principe de l’autotélisme, de l’autoreprésentation, ou de la mise en abyme –, mais en tant qu’œuvre d’art. Cela implique de dégager l’idée d’art, aussi bien de la fonction esthétique de la philosophie américaine, que de la fonction poétique de Jakobson et de ses héritiers.
34C’est en cela que la forme d’une œuvre est son historicité. Il n’y a pas d’autre moyen de la voir que de la dire. D’essayer. Et c’est, alors, un pléonasme. Quand il n’y a rien à dire, c’est que soit tout est déjà dit – dans ce cas, la forme est dans la peinture, elle n’est pas en peinture, elle n’a pas besoin de la peinture, et de cette peinture-ci, pour être la forme qu’elle est ; soit que rien n’est à dire – alors, la peinture est sans forme, sans forme en peinture, elle est une « expression », un test projectif, le formel la transcende, il la réalise en tant qu’elle est cette peinture ; en lui s’absorbe la picturalité. Le dessin d’enfant, le griffonnage, le graffiti. Où l’on voit bien qu’il s’agit d’historicité, et non d’objectivité formelle. La peinture de Macréau a une forme (en peinture), malgré la déforme que tentent d’y opérer les propos mêmes du peintre, qui l’assimilent, précisément, au graffiti, dont il affirme que « son esthétique pauvre et agressif [sic] n’a pas encore été récupéré [sic] par la Société ». Il parle de « signification révolutionnaire ». La conception binaire de Dubuffet.
35Le formel dont il est question transcende l’idée de forme, mais au seul sens qu’il l’invente, qu’il en invente la formalité, laquelle est l’ensemble des qualités qui, à un moment donné de l’histoire, font forme. En ce sens, le formel est une dynamique de la forme : en même temps sa problématique et son invention ; son invention comme problématique. La relation entre la forme et le formel n’est pas une relation de subordination, comme chez Nelson Goodman, qui, d’une manière ambiguë, confère au formel, dans un premier temps, un statut ouvert, puisqu’il souligne qu’on peut « énumérer à volonté les propriétés qui doivent être appelées formelles17 », puis, dans un second temps, ferme ce statut en dissociant la notion de forme de celle de formel, quand il précise que le formel « ne peut être une question de forme seulement », mais qu’il doit inclure la couleur » (ibid.). Alors que le propos est tenu pour le bénéfice du formel, il en supprime, en fait, toute portée théorique, en enkystant la notion de forme dans le couple forme/couleur, dont la légitimité est celle du discours plastique, sinon du sens commun comme souvent dans la philosophie analytique.
36Non la forme et la couleur, mais la couleur comme forme, dans la formalité du tableau. Cela implique le discours de la couleur, à commencer par son mode de désignation. Dans La Dentellière de Vermeer, Didi-Huberman décrit « une tache de bleu », « les pans minuscules du tapis vert », « cette espèce de tache rouge fascinante qui descend […], et qui fait déluge au petit paysage vert déjà liquéfié ». Tache « associée, là, à un autre épanchement, du blanc » (p. 46-47). Le problème réside dans ce que, tout en théorisant le concept de pan comme rendant compte d’un mystère, d’une inquiétante étrangeté de la peinture, celle de la subjectio, notion polysémique qui est une parole éthique sur la peinture – elle explique que « lorsque nous croyons voir un tableau, nous sommes, en fait, regardés » (p. 43) –, Didi-Huberman sémiotise la couleur, ou du moins ne s’interroge pas sur l’acte de nomination qui abstrait la forme-couleur sous son signe bleu, rouge, vert, ou blanc, et qui favorise l’extériorisation du tableau, qu’elle soit dénotative ou fantasmatique, comme ici, où la tache rouge, phénoménologiquement, convoque le sang : « Elle a sa propre scansion de taches plus pâles, de taches plus pourpres et immobiles comme une coagulation. » La question de la forme en peinture réside précisément dans le fait que, sur une toile, il n’y a pas « du blanc » ou « du rouge », mais un blanc, un rouge particuliers.
37Comment dire la forme ? En fait, qu’est-ce que dire ? Une peinture est une forme quand elle suscite l’invention d’un dire comme forme. Il est significatif que René Char écrive « En vue de Georges Braque ». Pas sur. Ni de, bien sûr. Ni même autour, comme Derrida. Les ronds de langage, comme on dit des ronds de jambe, sont un évitement mondain de la valeur, une manière chic d’aller voir ailleurs si la peinture y est, dans une sacralisation de la forme. Le cadre, la bordure, la marge : la déconstruction a sa logique du templum.
38On peut dire ce qu’on veut ; souvent, ce qu’on veut se confond avec ce qu’on peut. Les discours sont situés, ils ont leur légitimité. L’historien, le sociologue ont des discours d’historien et de sociologue sur des œuvres, qu’ils transforment légitimement en documents. De même le psychologue, le plasticien. Mais leur échappe la valeur, la spécificité, qui fait qu’une œuvre, au moment où elle est reconnue comme œuvre d’art, relève d’un kairos, qui est l’exactitude historique, puiqu’elle invente, en même temps que la forme qu’elle est, les conditions mêmes de sa « formalité ». En dehors de toute typologie. Non qu’en elle un type ne puisse se retrouver, mais elle est œuvre malgré cela ; elle est œuvre parce qu’elle invente le type qu’elle est.
39Une œuvre a donc moins une forme que les conditions d’une forme. Là encore, l’histoire nous montre que le temps de la perception n’est pas le temps de l’art. Le temps de la forme en peinture n’est ni le temps de la forme dans la peinture, qui est celui de la forme peinte (le représenté, le signe, sous sa forme figurative ou géométrique), ni le temps de la forme de la peinture, qui est celui de son immanence, pour parler comme Genette (dripping, collage, huile), même si ces « formes » sont possiblement des éléments de la forme de l’œuvre.
40La forme d’une œuvre est sa capacité de générer du formel en tant qu’informant, c’est-à-dire d’exister spécifiquement en tant que forme. D’être forme spécifiquement. Ce formel-là, c’est une manière continuée, que signale le passage au poncif. Qui n’est pas le cliché, Baudelaire le savait bien.
Notes de bas de page
1 Jean Rousset, Forme et signification. Essais sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Corti, Paris, 1962, p. I, n. 1.
2 Ce qui, réflexion faite, n’est pas si évident. Ainsi, Gérard Genette, justifiant le formalisme : « Il faut bien que quelqu’un s’en occupe aussi, des formes. » (« Comment parler de la littérature ? », Le Débat, no 29, 1984, p. 146.)
3 Op. cit., p. 4.
4 Ce qui est une position relativement inconfortable. Esthétiques sur Carpaccio, Hermann-Le Livre de poche, Paris, 1975, p. 22.
5 Michel Serres, Eclaircissements, François Bourin, Paris, 1992, p. 107.
6 Michel Serres, Esthétiques sur Carpaccio, édition citée, p. 102.
7 Pour une critique plus détaillée de l’isomorphisme, je renvoie à la section « Invariance et isomorphisme » de mon Introduction à la poétique : Approche des théories de la littérature, Dunod, Paris, 1995, p. 158-163.
8 La première citation est prise dans le Grand Larousse de la Langue Française (I. 1) ; les deux suivantes, dans le Petit Robert (I).
9 L’Art au regard de la phénoménologie, Textes réunis par E. Escoubas et B. Giner, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 1994, p. 117.
10 François Wahl, Introduction au discours du tableau, Seuil, Paris, 1996.
11 « Tel est aussi son pouvoir de jouissance et d’énigme, d’errance et de vérité qu’ont déjà expérimenté tant de déchiffreurs, descripteurs, détectives. » (Jean-Pierre Mourey, Philosophies et pratiques du détail, Champ Vallon, 1996, p. 168.)
12 Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Minuit, Paris, 1992, p. 120.
13 Gérard Genette, L’Œuvre de l’art. Immanence et transcendance, Seuil, coll. « Poétique », Paris, 1994, p. 41.
14 Mallarmé, « Avant-dire au Traité du verbe de René Ghil », Œuvres complètes, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1945, p. 858.
15 Gérard Genette, « Comment parler de la littérature ? », article cité, p. 146.
16 Gérard Genette, L’Œuvre de l’art, p. 191.
17 Cité par Gérard Genette, dans L’Œuvre de l’art, p. 73.
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