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Un concept introuvable

p. 101-115


Texte intégral

1Vient toujours un moment, dans tout discours sur l’art, où s’impose l’usage du terme de « forme », par suite d’une nécessité qui est rarement mise en évidence. La question se pose donc de savoir quelle est cette nécessité qui n’est sans doute pas d’un seul tenant, de quoi elle relève, ce qu’elle représente effectivement. En somme, quelles sont les raisons de cet usage et les difficultés qu’il ne peut manquer de rencontrer. Le propos n’est pas nouveau. Il semble devoir se reproduire dans toutes les configurations théoriques – et tout particulièrement celles qui ont trait à l’esthétique – où le terme de « forme » est requis. Il ne s’agit pas de savoir ce que signifie ce mot – la chose est insoluble en tant que telle. Mais d’essayer de saisir à quoi un tel terme paraît répondre, à quels emplois il se prête, comment il est à même de travailler, avec quels mots il est ici et là utilisé, dans quelle logique il est susceptible de trouver une place éventuelle, dans quels jeux de langage il vient s’insérer.

2À l’évidence, le terme n’a pas de noyau de sens qui pourrait en garantir l’utilisation dans les différents contextes de la discipline qui se nomme esthétique. Le terme a une histoire trop variée et trop contradictoire pour se plier à une telle exigence. Il ne peut pas fonctionner selon un régime conceptuel déterminé par avance ni se réclamer des prérogatives d’un concept constitué de longue date. Chaque utilisateur est comme contraint d’en légitimer l’usage pour le domaine qui le concerne, sommé d’indiquer – le plus souvent sur un mode empirique, pour ne pas dire bricolé – les contours de ce terme, de revenir sur l’utilisation qui en est faite. Alors même que rien ne semble garantir la consistance ou l’usage réglé du terme même, son utilisation paraît inévitable, et son emploi pléthorique. Il n’y aurait pas de pensée esthétique sans recours à la forme, et, dans le même temps, un tel emploi suscite des difficultés en nombre, semble faire naître des obstacles à cet emploi renouvelé.

3Sans doute – c’est mon hypothèse ici – faut-il plaider pour un usage flottant, indéterminé du mot « forme ». Sans concevoir ce flottement comme négatif, comme un obstacle à surmonter. Tout au contraire. Si l’on accepte de reconnaître une telle indétermination – de fait et de droit – sans le souci de vouloir la réduire, l’ensemble peut prendre une autre tournure. En un mot : ce flottement, à mon sens, peut laisser place à des analyses inédites, permettre des mouvements de pensée qui n’auraient vraisemblablement pas lieu si un concept était défini et stabilisé, susciter même des interrogations quelque peu atypiques, ouvrir ainsi des voies fécondes. Il conviendrait donc de tirer parti de cette instabilité foncière, sans chercher à y remédier une fois pour toutes – selon un geste très classique en philosophie. S’installer dans cette maldonne, laisser agir cette malédiction de langage – Wittgenstein dit « parler avec une bouche édentée » –, tirer profit d’une malfaçon : tel serait le parti (ou le pari) de certains qui cherchent à prendre en compte l’effet proprement déconcertant de ce que montre indéfiniment la peinture.

4L’instabilité même de la notion de « forme » dit indirectement quelque chose de ces objets fabriqués auxquels tant bien que mal on cherche à l’appliquer. Pour approcher l’énigme que constitue toujours la peinture, pour en formuler quelque chose, nous n’avons en général d’autres ressources que d’en appeler (entre autres notions) à la « forme » en tant que telle ; tout en apprenant – c’est l’expérience la plus féconde en la circonstance – que le mot est de toute manière insuffisant, qu’il a constamment besoin de différents étayages pour être maintenu, et qu’il convient d’inventer continuellement des expressions pour tenter de saisir de quel ordre est cette insuffisance. Mise à l’épreuve du dire par laquelle un discours esthétique a chance de prendre consistance, de se former en résonance avec son objet, d’inventer ses propres ressources. L’avantage ici d’un terme comme « forme » est au fond de nous confronter à notre non-savoir, de nous affronter à un monde à quoi rien ne nous préparait. Nietzsche, Valéry, Wittgenstein – pour prendre trois figures différentes – répètent la même chose, reviennent presque avec les mêmes termes sur un problème élémentaire particulièrement aigu dans la perspective de la peinture, soulignent le paradoxe qui semble être un des aspects de la modernité esthétique : l’extrême difficulté à voir ce qu’on a sous les yeux. Et tous les trois savent que du voir au dire la conséquence n’est pas nécessairement bonne ni immédiate, et qu’il convient d’être particulièrement vigilant pour ce qui concerne toutes les opérations liées aussi bien au voir qu’au dire, pour ce qui touche tous les mouvements de transposition d’un domaine à l’autre.

5(L’ironie de Valéry sur des objets semblables ou proches peut avoir valeur d’avertissement, d’incitation à repenser ce que nous croyions assuré. D’autant plus quand elle fait tenir ensemble une préoccupation d’allure esthétique et une question sur la langue – ou la rhétorique – de la métaphysique, quand elle fait s’entrecroiser une question de fait et une question de droit. Une telle ironie permet à une question très ancienne et très rudimentaire de trouver une nouvelle formulation, elle laisse place à un questionnement qui ne craint pas de s’engager dans les voies de l’analogie. Elle déplace les abords déjà connus du propos, elle ménage une place à des énoncés qui ne trouvent pas ailleurs de quoi se former, elle permet à un étonnement rudimentaire de se renouveler dans différentes directions. « Comment parler des couleurs ? Il est raisonnable que les aveugles seuls en disputent, comme nous disputons tous de métaphysique ; mais les voyants savent bien que la parole est incommensurable avec ce qu’ils voient. »)

6L’instabilité du terme « forme », on la perçoit avant tout dans une perspective étymologique. Sans remonter au grec – à la polyvalence de morphé dans son opposition à eidos, avec toutes les nuances du jeu entre les deux mots –, le terme latin forma s’impose dans la diversité de ses usages. Forma, en effet, désigne les aspects extérieurs qui caractérisent un objet ; la forme ajustée qui, en raison de son adéquation, équivaut à la « beauté » ; les différents moules, notamment la « forme » du cordonnier ; la figure, l’image, le type ; le type idéal, la conformation, la configuration. On dirait de manière plus condensée : « forme » au sens concret, « moule », et, donc, « l’objet fait à la forme » ; et, plus largement, l’aspect qui est donné à un objet matériel ou à un objet abstrait (proche du grec morphé et tupos) ; la forme réussie, bien façonnée, belle. (Dans la langue philosophique, forma correspond au latin species et au grec eidos.) On notera la grande richesse de l’usage du latin forma, notamment du côté de la façon, de l’intérêt porté à toutes sortes d’objets produits à partir d’un modèle, d’objets bien constitués qui valent avant tout par leur « beauté ». Et la métaphoricité du terme contribue pour une grande part à sa richesse et à la variété de ses emplois. Outre qu’avec le terme forma – et c’est ce qui est décisif à mon sens pour l’ensemble du problème posé – on a un entrecroisement particulièrement significatif de la fabrication, de l’ajustement et de l’apparaître : trois dimensions dont on a toute raison de supposer qu’elles sont partie prenante de la peinture notamment, qu’elles interviennent à un titre ou à un autre dans le domaine de l’esthétique. (Revenir un jour sur le poids de la latinité dans nos manières d’évoquer ce que nous voyons, dans le vocabulaire général de ce que nous appelons – faute d’un autre terme – l’esthétique.)

7Il semble qu’on retrouve en français une bonne part de cette instabilité, tout autrement accentuée. « Forme » s’emploie pour dire la figure ou l’aspect qu’on donne à une chose matérielle – une statue par exemple – ou à une chose abstraite, à un être de langage. On est ici dans l’ordre de l’extériorité, d’une configuration visible d’une manière ou d’une autre. Ce sont avant tout les contours dont on se préoccupe – en un sens proche de la morphologie, du regard porté sur la configuration externe d’un organe ou d’un être vivant. Mais vient en concurrence un tout autre usage de la « forme », celui qui tend à désigner l’organisation interne, la structure – quelque chose comme un principe intime d’unité ou d’organisation qui serait propre à chaque être. Il y a là toujours, par un biais ou par un autre, l’équivalent d’un principe d’individuation, d’un mouvement par lequel s’esquisse ou se dessine un être original selon une sorte de causalité interne.

8Avec le même mot, donc, on passerait de l’extériorité – objet plus ou moins immédiat d’une perception d’ensemble – à un point de vue tout intérieur qui concerne l’unicité d’une réalité, c’est-à-dire ce qui la rend individuelle et originale, ce qui en est éventuellement la raison d’être. En bref, on passe de l’apparition aux « raisons » de l’apparaître, de ce qui est fait à la façon dont ça s’est fait, de ce qui est bien façonné à son mode de formation. On oscille entre l’état achevé d’une production s’imposant par ses qualités – ce quelque chose qui accroche le regard et qui a un pouvoir d’ébranlement puissant, tel tableau qui regarde le spectateur et qui le pousse à reprendre le discours – et le processus de sa façon, entre un artefact original et le mouvement de son individuation. La « forme » peut signifier l’un ou l’autre, parfois l’un et l’autre. (Je laisse délibérément de côté, pour des raisons qui tiennent à la nature de mon propos, tout ce qui concerne les termes allemands, tout le jeu des différences entre Form et Gestalt notamment. Il faudrait une autre démarche pour en rendre compte – une démarche qui se ferait comparatiste.)

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9Le domaine de l’esthétique est à coup sûr le lieu où cette dualité de sens peut s’avérer particulièrement riche et féconde, où elle peut trouver matière à se déployer. C’est ce dont témoignent notamment deux textes classiques, L’Esprit des formes d’Elie Faure et La Vie des formes d’Henri Focillon. Chez Focillon, plus spécifiquement, le propos prend une certaine ampleur. L’accent se trouve mis sur l’activité des formes, sur leur énergie propre, leur vitalité. La forme a pour caractéristique majeure d’être indéfiniment suggestion d’autres formes – ce serait là une des raisons de son instabilité majeure. Elle se définit par une incessante mobilité, une capacité d’engendrement. Comme si aucune forme ne pouvait se maintenir en elle-même, résider en soi, s’en tenir à ce qui est produit. En outre, c’est un mouvement très particulier qui anime les formes dans le domaine de la peinture ou de la sculpture : une suite d’accroissements et de destructions, de constructions et de ruines – une succession de mouvements antagonistes ou contradictoires. (Une sorte de figure présocratique – proprement héraclitéenne – du temps ?) Pour Focillon, il y a un « monde des formes » qui se présente comme l’espace même des genèses – notamment de la genèse du visible dans le visible dont le nom le plus général serait la « vie ».

10(Ne trouve-t-on pas, de manière assez fréquente, à l’horizon de l’esthétique, aux confins de son discours, une sorte de philosophie plus ou moins spontanée de la « vie », une pensée de l’énergie ou de quelque chose d’équivalent ? Ne s’agit-il pas de restes indépassables de modes de penser grecs ? D’éléments que la « traduction » d’eidos et de morphé laissent forcément en plan ? En quoi sommes-nous encore grecs quand nous essayons d’organiser un discours sur les arts du visible ? De quoi sommes-nous les héritiers quand nous tentons de définir ou de circonscrire le pouvoir de certains artefacts ? Pourquoi certains artefacts sont-ils dotés d’une extrême puissance ? Comment rendre compte des différents aspects de cette singulière puissance ?)

11Toutes ces indications de Focillon – que je schématise à l’extrême – semblent aller dans une même direction. Le domaine de l’esthétique est le terrain par excellence où nous nous trouvons confrontés aux effets paradoxaux de ce que nous avons fabriqué, de ce à quoi nous avons donné une forme ajustée et « belle ». Où nous comprenons que nous avons créé des formes qui, une fois produites, continuent de vivre et de susciter des choses analogues. Où nous sommes déroutés par ce qui nous arrive sous cet aspect-là. Où l’espèce de gratuité mise en œuvre dans de telles productions a le pouvoir de nous affecter en profondeur. Où nous devenons comptables – peut-être même responsables – de ces choses créées qui sont capables d’accroître notre indigence, de nous en faire part, et, par conséquent, de nous pousser à discourir, de nous forcer à produire des phrases. Où de très anciennes interrogations réapparaissent sous des aspects « modernes » – et ce d’autant plus quand notre modernité insiste sur les procédures de fabrication et cherche à mettre en évidence par ce biais une définition de l’art.

12(L’esthétique n’est-elle pas le domaine où le « nous » ne cesse de prendre un sens très spécifique, sans équivalent ailleurs selon toutes les apparences ? En d’autres termes, n’est-ce pas le lieu où opère une temporalité propre avec de surprenants effets en retour ?)

13Là où nous pressentons qu’il y a un effet puissant et déroutant des œuvres d’art, nous mettons en avant des termes tels que « forme » pour dire notre désarroi, pour essayer de cerner ce que nous ne savons pas, pour tenter de nous débrouiller avec de tels événements. Comme si, le sachant ou non, nous utilisions un terme aussi fragile et fluctuant pour laisser agir (le temps qu’il faut) son indétermination ; pour confesser notre ignorance tout en hasardant quelques pas ; peut-être aussi pour sortir de l’état d’aphasie où une œuvre peut nous placer. Dire « forme » pourrait être une manière de renouer le fil de notre discours interrompu par l’avènement ou par l’irruption d’un certain visible, une façon de prendre acte de l’écart entre le visible et l’ordre du discours.

14Tout discours en direction de l’art vit d’une telle tension. Le savent mieux que d’autres les écrivains qui se risquent dans un tel discours. (Outre Baudelaire, on peut penser à Fromentin, Apollinaire, Claudel, Valéry, Paulhan, Genet, Artaud, Ponge, Michaux, Char, et quelques autres.) Ils font l’expérience du caractère éminemment précaire de termes tel que « forme » : de la nécessité tout à la fois d’hériter et de redéfinir une circonscription, de reprendre le mot et d’indiquer ce qu’une telle opération implique pour l’objet en question. Il ne saurait y avoir, pour ces écrivains, d’esthétique à l’état séparé, indépendante de leur travail spécifique d’écriture. Pour eux, également, l’aspect comme inconstant du terme de « forme » tient notamment au fait qu’il est toujours, à un degré ou à un autre, hanté par ses contraires (ou par ce qui ressemble à une telle position) et que rien n’est à même de trancher ou de défaire un tel rapport. D’où, chez ces écrivains, la présence d’un mot qui, plutôt que d’être défini en tant que préalable, plutôt que d’être placé dans une position éminente, est constamment mis à l’épreuve, essayé, soumis à une sorte de régime expérimental. Avec la conscience très aiguë que l’œuvre précède, que c’est sur le fond d’une telle antécédence que le discours est à même de se déployer ; que ce discours ne peut vivre que sous la dépendance d’une conception – avouée ou non – de l’œuvre elle-même. C’est probablement cela qui contribue, pour une bonne part, à déstabiliser tout ce que nous sommes susceptibles d’englober sous le terme de forme ou sous des mots équivalents. L’essentiel étant ici, pour ces écrivains, de savoir donner suite à un tel dessaisissement, de tenter de prendre la mesure de ce qui arrive. Baudelaire, comme on le sait, est le premier qui s’engage résolument dans cette voie, sur les traces de Delacroix essentiellement.

15Voyez Valéry qui est en apparence poussé, pour approcher le travail de Degas, à forger une expression impossible, « formes informes », en indiquant que la démarche de ce peintre passe par « l’exercice de l’informe ». Autant dire que pour Valéry la forme n’est jamais du côté de l’accompli, de l’œuvre effective, du fini, mais qu’elle relève de ce qui est « naissant », « non-né », de tout ce qui est de l’ordre du se faisant. Avec la forme, nous sommes constamment dans le processus de l’inchoatif : de ce qui est tout juste en cours, de ce qui est capable à tout moment de se défaire ou de se refaire, d’inventer à mesure son prolongement, c’est-à-dire de se transformer. D’où le portrait élémentaire – en quelque sorte une typologie – que Valéry trace de l’artiste : il est celui qui apprend à tirer parti de tout ce qui arrive, à remarquer tous les hasards, qui sait inventer une suite aux lapsus, donner au fur et à mesure à ce qui est contingent une allure de nécessité ; une sorte de chiffonnier qui utilise les déchets, les résidus, qui sait « profiter de l’accident heureux ». L’éloge du hasard fait partie intégrante de la conquête de la forme, de cet engagement ferme – en même temps qu’indéterminé – mobilisant une énergie qui, selon les termes de Valéry, ne sait pas où ni comment s’employer. (Nous ne sommes pas loin de l’amor fati de Nietzsche, de la nécessité de vouloir ce qui a été qu’évoque notamment Zarathoustra. De même, le Nietzsche de La Naissance de la tragédie me semble être en partie présent dans la façon dont Valéry réélabore – c’est-à-dire en fait utilise – et fait jouer le terme de forme.)

16S’engager dans la voie de la forme – c’est-à-dire dans la perspective du faire plutôt que dans celle de l’œuvre – revient à prendre une « décision motivée » qui est de l’ordre d’une exigence : que les forces puissent travailler ensemble, que cette coopération dessine sa direction en la parcourant. Ce que Valéry dit de la pratique de Léonard de Vinci est particulièrement significatif de ce point de vue.

Léonard possède comme aucun autre artiste le sentiment précis des formes naturelles. Il est l’ange de la morphologie. Cartilages du larynx, fleurs, roches, draperies, sont traités par lui, avec une égalité de vue – et cette vue toujours assistée d’une volonté de comprendre – d’être fidèle et abstrait tellement que ses dessins sont desseins et doivent le laisser ayant saisi quelque chose. On dirait qu’il perçoit en dessinant les forces formatives.

17Ce motif des forces – et plus encore des « forces formatives » – me semble avoir une importance cruciale dans cette perspective. Car cela engage plusieurs problèmes de nature différente. L’important ici n’est pas à mes yeux de savoir ce que recouvre éventuellement le terme de « force », mais plutôt d’indiquer l’étrange et nécessaire solidarité entre force et forme. Nous n’avons sans doute ici à notre disposition que des manières imagées de dire, des modes plus ou moins métaphoriques. L’essentiel ne saurait se dire en propre. (On pensera, dans un autre domaine, à toute la métaphorique de l’« énergie » dont parle Freud pour rendre raison de ce qu’il trouve, ou, pour se rapprocher du propos, à la différence entre l’apollinien et le dionysiaque telle qu’elle est constituée par Nietzsche dans La Naissance de la tragédie pour traiter un problème qui a trait pour une bonne part au visible.)

18L’acuité du regard du peintre ne vient évidemment pas d’une capacité à reproduire ce qui est ou à imiter la nature. Baudelaire, déjà, l’avait très nettement indiqué en montrant d’ailleurs l’impossibilité d’une telle posture. La pratique de Léonard de Vinci – figure prototypique de l’artiste – consiste à saisir avec des moyens rudimentaires comment ce qui est donné à voir s’est en quelque sorte constitué, de quelle manière notre visible prend consistance. (Merleau-Ponty, en des termes différents, mais toujours très proche de Valéry quand il parle de l’art, aborde un propos de même nature. « La peinture ne célèbre jamais d’autre énigme que celle de la visibilité. ») Le peintre – Léonard de Vinci pour Valéry, Klee et Cézanne pour Merleau-Ponty – ne saurait jamais se satisfaire de ce qui est. Il se préoccupe pour l’essentiel de ce qui est en amont des phénomènes, plus précisément du mouvement par lequel des forces sont susceptibles de faire naître des formes. Par son travail même, le peintre se trouve au centre d’une genèse qui concerne, selon une expression de Valéry, « la puissance de l’artificiel ». Le caractère absolu de la peinture – pour reprendre un terme qu’on retrouve fréquemment dans les contextes les plus différents, chez les écrivains comme chez les peintres – dit notamment cette présence singulière des forces dans les formes, nomme une efficace très particulière, indique la simultanéité d’éléments tenus d’ordinaire pour incompossibles ou pour contradictoires. (Cézanne, en parlant du « torrent du monde dans un petit point de matière », nomme avec la plus grande précision une des figures de cet absolu, fait signe vers l’aspect infini de cette pratique.)

19La forme ne relève jamais de l’achèvement, du repos ou de quoi que ce soit de cet ordre. Elle n’est, chez Valéry comme chez bien d’autres, que l’état passager et comme momentané d’une force – ou d’un ensemble de forces – susceptible d’agir autrement à nouveau, sans qu’on puisse savoir d’où vient l’impulsion. Elle n’est qu’une étape quelconque dans un jeu de transformations. Son parcours ne saurait être fixé au préalable. Elle vit en tension avec les forces qui la font naître ou apparaître, qui la suscitent. Autant dire qu’avec les formes nous sommes confrontés à la puissance d’êtres précaires qu’un rien peut annuler ou, à l’inverse, que la moindre chose peut entraîner dans la métamorphose. Valéry, en raison de la position qu’il adopte à cet égard, est conduit à s’interroger sur la mort des formes, sur leur renouvellement ou leur renaissance, sur leur composition, sur les multiples aspects de leur devenir, sur leur survie. Il se préoccupe, en même temps, de ce qui menace les formes dans leur principe, de leur précarité qui constitue l’essentiel de leur valeur, de leur fragilité qui est liée à leur mode de surgissement. Il parle de l’artiste comme celui qui doit avoir pour préoccupation majeure la « responsabilité des formes ». Il va jusqu’à poser le problème d’une « éthique de la forme ». (Ne faut-il pas voir en cela une sorte de suite, en des termes tout autres, du motif baudelairien du génie comme étant « l’enfance retrouvée à volonté », de cette enfance dotée de « l’esprit analytique qui lui permet d’ordonner la somme de matériaux involontairement amassée » ?)

20Évoquer ainsi la forme – dans sa liaison constante, intime, avec l’informe, avec la force – a pour effet majeur de rendre problématique la réalité même de l’œuvre. Et c’est, au fond, ce que Valéry n’a cessé de faire sur tous les fronts qu’il occupe, en mettant l’accent non pas sur l’œuvre faite, mais sur l’à-faire de l’œuvre, sur le travail ou ce qu’il nomme parfois « le travail du travail ». En misant donc sur un inachèvement essentiel. Il est très proche en cela de Baudelaire qui s’insurge contre les tableaux « commencés, c’est-à-dire absolument finis dans de certaines parties », qui pense aussi qu’un tableau « conduit harmoniquement » ne peut consister qu’en « une série de tableaux superposés ». Cet inachèvement joue un rôle majeur. Il concerne aussi bien la façon même de l’œuvre que le statut qu’on lui donne éventuellement, aussi bien son mode d’être que le regard qu’on est à même de porter sur elle. Cette caractéristique majeure chez Baudelaire et chez Valéry a de fait partie liée à une époque de l’art – disons, pour faire vite, Delacroix et l’impressionnisme. Il me semble évident qu’on peut l’étendre et l’appliquer à des œuvres ultérieures. Reste pourtant une question de fond : avons-nous réellement compris, assimilé, ce qui s’est produit dans la peinture entre 1830 et 1930 ? Sommes-nous à la hauteur de ces transformations ?

21Parler en ces termes de la forme ne laisse plus aucune place à l’œuvre finie (à tous les sens du terme). Avec cette acception de la forme, il s’agit, tout au contraire, d’orienter le regard sur le façonnement, sur la formation, sur toutes les opérations, tous les gestes, qui sont en amont de l’œuvre. Valéry, comme bien d’autres, n’a cessé d’insister sur la conversion nécessaire de l’œil appelée par l’art, sur la nécessité de percevoir dans l’œuvre les moments du travail antérieur, voire les traces de l’élaboration. Doivent être soumis à une révision radicale, tout à la fois, l’idée de création et le regard qu’on est à même de porter sur l’œuvre, la représentation courante de la production de l’œuvre et de sa contemplation. De loin en loin, c’est, à l’évidence, toute notre conception du visible qui se trouve affectée, modifiée en profondeur. L’étonnante extension du visible que l’art est capable de produire, avec la peinture ou avec la sculpture, peut-être même avec le théâtre – je pense notamment au « théâtre de la cruauté » d’Antonin Artaud – contraint notre œil à des gestes d’accommodation inédits.

22Précisions essentielles de Valéry à ce propos grâce notamment au terme de « génération » qui regroupe les principales dimensions du problème : l’œuvre n’est rien – ne signifie proprement rien – si elle n’évoque pas sa genèse ; l’art garde à plusieurs titres les traces diverses de son engendrement ; la forme est inséparable de sa formation, de sa généalogie propre, inséparable également de ce à quoi elle s’arrache : elle est comme vouée à ressasser sa provenance, à signifier son engendrement, à coller à son histoire ou à se confondre avec l’ensemble de son processus ; l’œil s’éduque avant tout en s’attardant sur les artefacts visibles ; le regard ne saisit rien s’il se contente de parcourir ce qui est donné à voir ; l’œuvre continue de se faire pour qui apprend à la regarder : en cela réside sa vie ; la forme ne cesse pas d’advenir : ce serait son mode d’être par excellence dans l’horizon du visible, c’est en tout cas ce qui l’ouvre à l’indéfini de ses transformations et ce qui lui rappelle le lieu de sa naissance ; la forme est constituée par une temporalité très spécifique : elle se présente comme un être en devenir qui ne peut oublier les circonstances de son apparition, comme un être en mutation continuelle qui se doit de rappeler les aléas de son avènement ; il ne saurait y avoir de formes autonomes, détachées.

23En d’autres termes :

Voir une sculpture. Mais la voir se faire, c’est la voir en toute profondeur – c’est voir actes, matière et modèle dans leur drame – acte complet sous la lumière. Je conçois les arts en tant qu’actes. Chacun des arts conserve une partie des actes générateurs. Et chacun introduit son genre propre de limites – à cette sommation d’actes – Et chaque artiste, parmi les limites propres à son art, introduit ses précisions particulières – ajoute des conditions.

24Le regard porté sur les œuvres se doit donc de saisir une part des actes générateurs. On dira aussi bien : la forme est ce qu’une force a déposé, ce qu’une force concède au travail de l’artiste. C’est, sans aucun doute, quelque chose de cet ordre-là qu’Artaud tient à mettre en place avec le théâtre de la cruauté : une « poésie ironique », une « poésie de l’espace », un « langage actif et anarchique », tout ce par quoi le langage « articulé » perd son évidence supposée. L’auteur devenant ici celui qui « brutalise les formes » et qui, derrière ces formes, du fait même de leur destruction, « rejoint ce qui survit aux formes et produit leur continuation ». (Étrange proximité d’Artaud et de Valéry sur ce motif, comme sur d’autres, sur laquelle il faudrait revenir. Hypothèse à ce propos : Artaud reprend les choses là où Valéry – un certain Valéry en tout cas – semble s’arrêter, en introduisant en ces matières une autre virulence.) Et c’est un mouvement analogue qu’on retrouverait dans les dessins d’Artaud au sortir du moment de Rodez – cette production hybride de « dessins écrits avec des phrases qui s’encartent dans les formes afin de les précipiter ». Qu’on perçoit également dans la manière qu’il a de concevoir certains de ses dessins comme étant « des anatomies en action ». De même encore dans ce qui pour Artaud a valeur de principe : que la puissance d’un dessin réside avant tout « dans l’action des forces qui ont présidé au calcul des formes et des signes que les lignes dessinées abandonnent, forment, évident ». Comme s’il s’agissait pour Artaud, sur la scène du théâtre, dans la pratique du dessin comme dans l’écriture poétique, mais aussi dans la traduction, tout à la fois de vitupérer contre les formes et d’avoir le souci d’une généalogie de ces mêmes formes, de tenir ensemble ces deux mouvements qui paraissent s’exclure. En escomptant que naissent d’autres formes grâce à cette double pratique. L’enjeu est d’importance : des gestes de rupture qui s’accompagnent d’un véritable ressassement interminable. (Cela se voit très nettement dans les premiers pas d’Artaud, mais aussi dans le moment de Rodez et dans les derniers textes.) Il y a une expérience commune à Valéry, à Artaud et à quelques autres qui pourrait se résumer à ceci : la forme est indéfiniment parasitée par ses contraires. L’art est ce qui ne cesse de devenir étranger à ce qui est supposé le définir ou le délimiter, à ce qui prétend le consigner et, même, à ce qui prend le nom d’« œuvre ». Pour la raison, notamment, qu’il a fondamentalement partie liée à la maladresse – c’est le mot essentiel de Baudelaire à propos de Delacroix –, à la malfaçon (Artaud), à l’informe (Valéry) et qu’il passe continuellement par des états de destruction ; pour la raison qu’il ne saurait jamais se dégager entièrement de ces antonymes. C’est à cette énigme que nous sommes confrontés – depuis Baudelaire. Et l’un des aspects majeurs de cette énigme – selon les termes du même – est, à mon sens, le fait de la peinture de Delacroix « qui projette sa pensée à distance », plus précisément encore la réalité de la couleur qui « pense par elle-même, indépendamment des objets qu’elle habille ». (La formule est d’une très grande justesse : elle annonce en quelque sorte une des aventures majeures de la peinture de ce siècle.) C’est un autre problème, ou peut-être le même envisagé sous un autre aspect. On évoque par là, d’un mot pour finir, toutes les expériences du début de ce siècle – Delaunay, une partie de l’avant-garde russe, Matisse, et d’autres – qui concernent le travail de la couleur, son étonnante puissance d’engendrement, la production de formes par ce seul biais – et tout ce qui résulte d’une telle transformation. C’est en cela très précisément que Delacroix peut être considéré comme l’un de nos contemporains.

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