Forme et contreforme : l’invention du sérialisme
p. 85-100
Texte intégral
1Tout oppose, semble-t-il, l’idée de forme et le principe sériel. L’une – la forme – veut s’accomplir en soi ; l’autre – la série – prétend à l’ouverture illimitée. Pourtant l’émergence d’œuvres sérielles, en des temps différents de la modernité, a marqué la recherche d’une esthétique nouvelle dont la capacité d’invention tiendrait à l’inaccomplissement qu’elle implique. Le sérialisme musical des Viennois, la sérialité éprouvée par Klee, Perec ou Godard, témoignent, chacun différemment, pour un même paradoxe : une suite sonore, une variation plastique, un montage textuel ou filmique feraient reposer le devenir d’une œuvre sur la défection de la raison formelle associée à l’idée d’œuvre. Qu’il s’agisse ainsi d’ouvrir l’expérimentation esthétique au temps, à la pluralité, à l’aléa ou au calcul des combinaisons possibles, l’hypothèse en est largement reçue aujourd’hui, mais elle ne suffit pas à dégager le potentiel de rupture inhérent au geste sériel. Loin de viser le seul développement d’autres conceptions ou d’autres formes de l’œuvre, l’esthétique sérialisée appelle à reconnaître, dans l’idée même de forme, les postulats contraires qui la composent et que la pensée esthétique, moderne ou classique, ne parvient pas à recouvrir entièrement. La notion de forme est en elle-même paradoxale, constituant à ce titre, selon l’expression d’Adorno, « le point aveugle de l’esthétique », non définissable parce qu’en fait non unifiable en soi. Le détour par la sérialité permettra de mieux saisir le principe contradictoire qui relie l’exigence de la forme à l’ébranlement de ses traits*.
Apories
2Selon des modes et des moments variables, le paradoxe est déjà lisible dans la pensée classique de la forme, que distend la double postulation inverse de perceptibilité et d’idéalité ; la forme est contour, ancrée dans la matière, accessible à l’écoute sensorielle ; la forme est concept, rapport abstrait, principe essentiel réservé à l’entendement. Liée par Platon à la beauté, donc à la vérité, elle s’offre pourtant à l’apprentissage amoureux du regard, qui seul conduit à « voir face à face, sous sa forme unique, la Beauté divine » (Banquet, 211 sq.). Désignant chez Kant une catégorie de l’esprit, comme l’espace, le terme spécifiera aussi la forme sensible d’un objet, lui-même appréhendé tour à tour comme perception concrète et pure finalité formelle. Et lorsque le mot apparaît en français, au XIIe siècle, héritant des valeurs de forma et de morphê, il recueille dans ses emplois, selon le Robert historique, les deux sens inversés de « moule », comme matrice de fabrication, règle ou canon présidant à l’élaboration d’un type d’objet, et « d’apparence singulière » d’un objet quelconque, où s’appréhende confusément la reconnaissance d’une identité distinctive.
3Archétypale et pourtant figurable, sensible et ne relevant que de l’intelligible, génératrice et engendrée, le caractère contraire de la forme s’efface devant une composante déclarée primordiale, qui assure la jonction entre le principe organisateur et l’artefact réalisé : abstraite ou modelée, la forme – dit-on – se donne à l’instant du regard ou dans l’immédiate intuition de l’idée ; par là, elle se ferme sur elle-même, rassemblant en elle, et ainsi unifiant, les tendances contradictoires qui la forment. C’est cette clôture que la pensée moderne tente de rompre, en ouvrant la définition de la forme à de nouveaux paramètres : le mouvement et la multipolarité, qui caractérisent selon Eugenio d’Ors la morphologie du baroque ; la temporalité, qu’Adorno invite à reconnaître comme « concrétion temporelle » dans la musique ; on encore, chez Bakhtine, l’intentionnalité du sujet et d’un sens qui vient doubler d’une forme « architectonique », dite de contenu, la forme « compositionnelle » exclusivement liée à l’organisation linguistique du matériau. Autant de facteurs qui menacent, en la mobilisant, la constance formelle : la forme fera, pour Valéry, l’épreuve du tracé et de l’acte créateur, allant même jusqu’à passer par le détour de l’informe pour reconnaître, a contrario, l’ordre abstrait où elle se déclare ; devenue processus de construction dynamique, avec Tynianov, elle inclura, selon Eco, la multitude des relations offertes, par un Joyce ou un Stockhausen, au libre choix de l’interprète. Mais alors même que l’œuvre s’ouvre au devenir d’une forme mobile, multiple et instable, l’ouverture entre en contradiction avec l’exigence d’achèvement, qui reste requis au principe de l’œuvre et la soustrait à l’informe ou à l’infini.
4C’est sans doute dans le manifeste de L’Œuvre ouverte que la tension se rend le plus lisible, lorsque Umberto Eco impute à Finnegan’s Wake la nécessité contraire de l’illimitation des lectures et de l’achèvement dans une lecture. Le paradoxe est alors effacé, ou résolu, par une présupposition qui reste constitutive de l’idée de forme : l’unité est considérée comme régulatrice de la totalité, l’œuvre ouverte se définit comme un « programme d’action » inscrit dans la forme de l’œuvre, et cette forme elle-même se voit, dans la postface à l’édition française, considérée comme équivalente à la structure, c’est-à-dire à un ensemble réglé et cohérent de relations où s’accomplira l’œuvre, fût-elle accueillante à l’illimitation des choix1. Qui dit forme, dit accomplissement, écrit encore Eco en citant Pareyson ; et si la forme n’est pas fixée une fois pour toutes – par exemple dans certaines partitions postsérielles réglées par l’obligation de choix faite à l’exécutant –, elle ne se réalise qu’en se fixant :
L’œuvre d’art […] est une forme, c’est-à-dire un mouvement arrivé à sa conclusion : en quelque sorte un infini inclus dans le fini. Sa totalité résulte de sa conclusion et doit donc être considérée non comme la fermeture d’une réalité statique et immobile, mais comme l’ouverture d’un infini qui s’est rassemblé dans une forme2.
5Le texte est de Pareyson, mais il est cosigné par Eco, qui entend ainsi faire coïncider le principe d’ouverture et celui de totalisation esthétique. Certes il ne s’agit plus de cette unité idéale, ni même de cette « loi unique » par laquelle Valéry oppose le savoir venu de la forme à l’incertitude de l’informe, où s’expose l’insu, soit encore l’impossibilité d’un tracé mémorisable3. Pour l’œuvre ouverte, la loi est devenue celle du multiple, mais l’unité revient avec la nécessité d’achèvement, où la clôture se reconduit à terme. Système de rapports démultipliés, exclusifs les uns des autres, la forme reste en même temps ordonnée à une fin, au double sens d’arrêt et de projet que le mot peut recevoir. La finalité se déclare quand la fin s’accomplit. Ainsi l’excès de formes, qui ébranle la figure de la danseuse valéryenne, s’achève dans le tourbillon final, où le trop-plein retrouve son unité ; la division formelle, qui prépare chez Bakhtine l’exploration d’une esthétique dialogique, se fond, à terme, dans l’orchestration venue du seul auteur4. Une ambivalence comparable intervient dans la pensée de l’œuvre ouverte, qui persiste à faire de la conclusion ultime la condition d’un avènement formel indissociable de l’idée d’œuvre. Quels que soient les interactions mises en jeu, les détours imposés ou les choix programmés, l’unité fait retour sous le masque de l’achèvement ; elle se trouve soutenue par le postulat d’une continuité informant, comme dans l’art baroque, la greffe du changement sur une forme inchangée. Protée, certes, mais toujours veillé par le fantôme du Phénix.
6Que l’œuvre, plastique ou musicale, forme un tout en s’exposant ne sera pas contesté : l’accrochage ou l’exécution – la lecture et le regard – arrêtent l’ensemble, même à titre provisoire ; mais il ne va nullement de soi que cette totalisation se confonde avec l’unité. Il revient à Deleuze d’avoir dissocié les deux termes, en explorant, sous le signe de la série, le rapport du tout et d’un multiple non unifiable : la sérialisation, selon la « logique » du sens, brise la structure, parce qu’elle fait jouer le devenir simultané, tout à la fois inachevable et indissociable, de plusieurs séries à l’œuvre en une seule suite5. En ce sens, la pensée sérielle introduit un facteur disjonctif dans la réflexion esthétique, pour peu que l’on admette la désunion qui vient ici fonder l’ouverture et, paradoxalement, lui donner forme.
Une série
7Qu’est-ce donc qu’une série ? Abordé frontalement, le terme paraît mieux cerné que celui de forme, mais sa définition, en intervenant dans des champs différents, fait jouer des acceptions contradictoires. Si l’on suit le sens hérité de Benjamin, l’accent sera mis sur la répétition d’un même objet, indéfiniment reproductible : un timbre, un poster, une boîte, une photographie… Mais dans l’expérimentation picturale menée par Monet ou Albert Ayme, c’est la variation qui l’emporte, la possibilité de moduler un même thème ou une même combinaison géométrique, en déclinant la couleur, la lumière, la disposition capables de changer chacune des entrées : cathédrale, grille, matrice de nuits ou de jours, sans cesse recomposées selon l’heure et l’humeur. La différence pénètre ici le principe de répétition. Or elle devient, avec le sérialisme musical, la règle principielle qui interdit la répétition : une série, selon Schœnberg, doit exposer, dans un ordre choisi, les douze sons de la gamme chromatique sans répéter aucune note tant que toutes les autres n’auront pas été introduites. Pure répétition, quand elle se donne comme mécanisme de reproductibilité, et pure différence quand elle propose un nouveau mode d’écriture musicale, la série semble se plier à des emplois incompatibles, mais c’est qu’un système sous-jacent de formalisation lui donne sa cohérence, autorisant ainsi la flexibilité des usages.
8Une série est d’abord un principe de régularité, comme en témoigne son origine mathématique : la série des nombres entiers, ou celle de monades, suppose ainsi, chez Leibniz, l’équivalence paradigmatique des termes, par définition homogènes et donc interchangeables. Une série n’est pas une liste, d’où la possibilité de la réduire à la répétition mécanique du même. Mais en même temps la notion de série requiert une règle de succession, dont la singularité tient à son statut logique et non chronologique : ce qui organise la série, c’est le déroulement d’une séquence ouverte, où l’écart entre les termes reste régulier – la variable est constante – mais n’engage aucune finalité – la succession est potentiellement infinie. Par l’espacement calculé de ses éléments, la série trace une ligne, mais cette ligne n’a pas d’autre fin que l’expansion ordonnée de sa courbe. Une série n’est pas un récit, et c’est bien en ce sens que l’entend Perec lorsqu’il recourt à une organisation sérielle pour ne pas raconter dans W le souvenir d’enfance. Suite réglée et non orientée, c’est alors par la séparation de ses termes que la série retient l’attention : interchangeables, les unités deviennent toutefois inaccordables pour peu qu’on prenne en compte la discontinuité sur laquelle repose la succession sérielle ; la différence en ce cas l’emporte sur la répétition ou, plus précisément, transforme la répétition en un facteur différentiel. D’un terme à l’autre, d’un son à l’autre, un ordre s’affirme – la différence est calculée – et un désordre peut s’instaurer, si l’ouverture de l’intervalle empêche de saisir l’ordonnance. Ainsi Adorno reprochera violemment à Webern de démembrer la forme musicale en donnant aux écarts de la série une amplitude extrême, où la discontinuité, devenue seule perceptible, viendrait briser la perception du rapport. Webern, on le sait, ouvrait ainsi la voie à une sérialisation de tous les paramètres musicaux, qui transforme la ligne unique de la série sonore en l’enchevêtrement rompu de multiples séries à régimes variables, où le temps et le timbre, la durée et la hauteur, le silence et la vibration, les « quantités » et les « qualités » interfèrent sans nécessairement s’unifier.
9Adorno dénonce, chez Webern, le « fétichisme de la série », qui conduit à la « désagrégation en sons disparates »6. Mais il lui reproche aussi, comme à l’ensemble de ce moment viennois, d’en revenir à une conception académique de la forme, dans laquelle se ferait seule entendre la machinerie prévisible des transformations que connaît la série de base. Cette inconséquence – ou cette hésitation – n’est pas propre à Adorno. Elle traverse la plupart des jugements portés sur le sérialisme musical dont on souligne tantôt la puissance de dislocation formelle et tantôt la sclérose des formes qu’il reconduit. Sans doute la variation appréciative tient-elle aussi à l’évolution du mouvement lui-même, en particulier de Schœnberg, dont l’académisme fut un avatar et non l’unique avenir de l’expérience sérielle. Mais l’ambivalence traverse en fait la visée même du sérialisme. Loin d’être homogène, le mouvement viennois se trouve divisé entre deux courants contraires, l’un et l’autre également issus d’une pensée sérielle. À ce titre, l’intervention de la série dans la composition musicale fait apparaître à quel point un même principe d’élaboration peut conduire soit à une nouvelle forme d’unité soit à une dissociation de la forme et de l’unité. Le partage passe ici entre le maître Schœnberg et Webern le disciple ; plus radicalement, il traverse l’écriture de Webern lui-même, pris entre l’expansion canonique et l’ébranlement intrinsèque de la forme dans la série. Il se lit enfin dans la postérité du sérialisme, pour laquelle la « radicale dissociation des éléments constitutifs du langage musical » peut déboucher aussi bien sur un nouveau mode de saturation logique, comme c’est le cas chez Boulez, que sur l’invention de structures discontinues, à potentiel « sismique », comme le voudrait Boucourechliev7.
Schœnberg/Webern
10Singulières, isolées, cloisonnées, les monades de Leibniz ne peuvent communiquer entre elles : elles constituent des séries dont chaque terme peut remplacer l’autre, mais dont aucun des termes ne connaît l’autre. Elles sont pourtant concertantes, capables de produire des « accords majeurs et parfaits » avec l’ensemble du monde que chacune reflète seule, mais bien parce que cet ensemble est régi par le principe d’une harmonie préétablie qui seule empêche la dissonance de se produire. Si la sélection des harmoniques disparaît, la monade se trouve en prise sur des séries divergentes, qui l’entraînent dans une trajectoire en expansion, où la monadologie se change en nomadisme.
11Dissonance généralisée et divergence expansive vont ainsi de pair dans ce tableau final du Pli8, tout imprégné du rapport qui s’est noué, au début du siècle, entre la disparition progressive de la tonalité et l’émergence du sérialisme. La chose est connue : c’est l’émancipation de la dissonance, l’absence de résolution finale venue d’une note privilégiée qui ont conduit à la libre ouverture expressionniste telle qu’elle s’expose dans le chant d’Erwartung, puis à la systématisation du dodécaphonisme qui pour éviter tout retour au privilège d’une tonique expose à égalité les douze sons, ou demi-tons, de la gamme chromatique. Or c’est pour soutenir ce dodécaphonisme et garantir l’égalité des notes qu’intervient le principe de composition sérielle, que Schœnberg nomme d’abord « la méthode de composition avec douze sons9 » et qu’il commente dans des textes écrits de 1926 à 1940. Il s’agit d’une règle d’exposition des douze sons (dans un ordre choisi et sans retour d’une note), associée à des règles de transformations multiples qui, en maintenant l’ordonnance retenue, autoriseront le retour des notes selon des modalités préservant leur écart initial : la répétition n’advient qu’à travers des renversements et des transpositions strictement réglés, et la discontinuité, reconduite en miroir, interdit en principe toute possibilité de reprise harmonique.
12Le paradoxe apparaît avec l’usage que fait Schœnberg de ce nouveau système, solidaire de l’interprétation qu’il en développe peu à peu. À ses yeux, cette méthode d’écriture doit « remplacer » la tonalité, mais en préservant « l’unité » de tous les éléments. L’objectif est d’obtenir une « forme solide », donc de maintenir le pouvoir d’articulation de l’ensemble tout en se passant de la tonalité10. Bref, il faut substituer à la tonalité, unique en chaque œuvre, une « pantonalité » dont l’organisation unitaire garantirait la capacité de création formelle. Et cette exigence d’unité et de rapport, indissociable pour lui de la notion de forme, le conduit à traiter la série comme un motif pré-mélodique, donc à chercher avec le passage à de grandes formes la possibilité d’une expansion thématique des motifs, où la discontinuité de la série risque de s’effacer devant la constante du thème. D’où le néo-académisme sur lequel vient buter Schœnberg lorsqu’il reprend des genres ou des rythmes traditionnels tout en les combinant à partir d’une organisation sérielle. Comme le montre bien Charles Rosen11, le compositeur se réfère en fait à une conception classique de la forme, alors qu’il se réclame d’une technique étrangère à cette conception : d’un côté le motif doit devenir mélodie et s’épanouir en thème, de l’autre la série ne devrait comprendre qu’un court motif et s’interdire toute résolution et même tout développement thématique. La contradiction de Schœnberg tient alors à la tension qui traverse l’invention sérielle : il s’agit bien de rompre un ordre, en convoquant la série pour mieux déployer la libre atonalité et la richesse des lignes déjà expérimentées dans les micro-unités de la période expressionniste ; mais l’organisation structurelle des transformations sérielles va conduire un retour à l’ordre qui, pour être provisoire, solde toutefois la volonté d’en revenir, sous couvert de grandes formes, à une vision unifiée de la forme.
13Tout autre est l’exemple de Webern, malgré l’orthodoxie dont il a pu faire preuve à l’égard de la méthode sérielle. S’il développe la série, c’est sous la forme privilégiée du canon, où la fugue contrarie la structure ; aucune constante thématique dans l’imbrication serrée des modes transformationnels de la série – d’où, sans doute l’hostilité d’Adorno, attaché à préserver l’harmonie temporelle du thème contre la dissociation sérielle du son. Bien loin de prendre la série comme unité pour une construction plus vaste, c’est au contraire à la déstructuration maximale de cette micro-unité que s’attache Webern en retenant, pour exposer la série, l’organisation la plus distendue et la mieux à même de faire entendre la déliaison. Dans un des exemples les plus cités, celui du troisième mouvement de l’opus 27 (1936), l’intervalle privilégié pour exposer la série n’est pas celui du triton, comme dans l’opus 25 de Schœnberg, mais celui, distendu à l’extrême, de septième majeur ou de neuvième mineur12 ; le déroulement de la série, dont l’ambitus s’étend sur quatre octaves et demi, fait ainsi jouer des écarts très importants, encore accrus par des variations de durée et d’intensité ; les intervalles s’ouvrent pour eux-mêmes, renforcés par les silences qui menacent d’interrompre la ligne ; et la désorientation, relevée par les commentateurs, se double d’une dislocation interne par laquelle la série, en se démembrant davantage, induit l’éventualité de sa propre interruption. Plus l’intervalle devient perceptible, plus le rapport se fait problématique. La contradiction n’est plus, comme chez Schœnberg, entre révolution technique et néo-académisme esthétique ; elle passe désormais entre une composition de plus en plus systématique, où se préparent les formes en miroir du canon, et une dislocation formelle de plus en plus effective, susceptible de briser l’unité même de la série en la divisant en fragments toujours près de se séparer : l’une et l’autre de ces deux tendances relevant d’une même exigence sérielle, qui requiert à la fois l’extrême rigueur d’une transformation et la désagrégation non moins extrême des composantes transformationnelles, où Webern amplifie, par le moyen de la série, les déliaisons déjà sensibles dans ses œuvres de 1910.
14Écouter du Schœnberg, dans les meilleurs moments de l’invention sérielle, c’est suivre le voyage d’une ligne, dont la mémoire passagère circule entre les mouvements multiples et les reprises lointaines. Entendre du Webern, c’est assister simultanément à la genèse et à l’éventuelle disparition d’un unique mouvement, qui ne se développerait qu’en s’oblitérant : d’où la tension que provoque l’audition d’un compositeur chez qui le silence signale tout à la fois le devenir et le démembrement d’une forme. Avec Webern, la ligne se donne comme déjà brisée, et d’autant plus inachevable qu’elle se nourrit par sa propre effraction.
La forme comme paradoxe
15La filiation contraire de Webern et de Schœnberg éclaire ainsi le paradoxe à l’œuvre dans la logique sérielle. D’une part celle-ci convoque la régularité, l’égalité, l’exhaustivité potentielle : c’est le côté de la succession, où sont considérées la hauteur et la combinaison des sons ; de l’autre, elle en appelle à la discontinuité, l’inégalité, la puissance d’inachèvement : c’est le côté de l’écart entre les sons, où l’intervalle donne la mesure, non mesurable, d’un rapport de distorsion. Le sérialisme, comme recherche esthétique, comporte donc à la fois la reconduction d’une forme structurable, sensible lorsque la série est prise comme unité de construction, et l’ébranlement du schéma de la forme, évident lorsque l’unité se fait objet d’expérimentation périlleuse. Or si l’on suit la ligne brisée explorée par Webern, c’est le mécanisme générateur qui devient en même temps facteur de désagrégation13 : dans certains canons la série engendre sa propre loi de déstructuration, intimement liée à sa propre règle d’expansion ; la brisure va de pair avec l’accroissement de l’ouverture, proposant ainsi l’amorce d’une unité – la série – dont l’exposition, pour se multiplier, détruit l’unification. À ce titre, le principe sériel met à nu, en le surexposant, un paradoxe inhérent à l’idée même de forme, dont le développement conduirait à ce que Blanchot appelle, parlant de Webern, le « désenveloppement » de l’œuvre14. On formulera le paradoxe de la manière la plus abrupte : une forme ne peut s’entendre – sensoriellement – qu’à faire entendre (conceptuellement) sa loi de formation, où elle se défait. La sécession du fragment, la fêlure du rapport surgissent au cœur d’une logique attachée à développer de nouvelles formes et qui vient buter, par l’ouverture même du processus formel, sur l’érosion de sa propre figure.
Genèse sérielle d’une contreforme
16La formulation du paradoxe déborde l’exemple musical, anticipant sur d’autres expériences sérielles qu’il pourrait réfléchir dans leurs divergences ou leurs dérivations. Soit les Nuicts d’Albert Ayme15, évoquées plus haut. Extensible, l’œuvre se veut fondée sur l’expansion d’une matrice structurelle, dont l’élaboration et le mode de développement sérialisé ressortiraient à un calcul arithmétique des variables plastiques et de leurs combinaisons potentielles : triangles dans des carrés, rapport du peint, du non-peint et de la trace aléatoire, agrandissement, projection, superposition généreraient la variabilité infinie d’un dispositif aux inventions inépuisables. C’est ce « paradigme », garant d’unité dans la transformation, que retient Michel Butor pour mettre au jour, à travers les variations géométriques du blanc et du noir, le « cœur du cœur », disposition récurrente, bien que dissimulée, et qui serait référable au rapport de la lumière et des ténèbres dans l’œuvre de Georges de la Tour que la série d’Albert Ayme déplierait en abyme. Mais l’on peut aussi, comme le fait Lyotard, adopter le point de vue de « Lazare », selon lequel en chaque terme se donne à lire, par surimposition, la trace mémorielle du terme précédent dont il s’éloigne. Comme le souligne Titus-Carmel parlant de ses propres expérimentations16, le premier terme est capital dans la série : tout vient de lui, et c’est à lui qu’il faut revenir pour retrouver la source d’engendrement ; mais plus l’on remonte vers ce « chef » et « maître d’œuvre », plus on mesure sa défection et le démembrement qu’il connaît au fur et à mesure qu’on le relance.
17Déploiement modélique et dispersion atypique iraient ainsi de pair. Est-ce cette contradiction que prend en charge Klee lorsqu’il construit des échiquiers dont le rythme multisériel, d’inspiration mathématique, se voit brisé par l’émergence de figures hétérogènes – traces, efflorescences, chemins secondaires, villes nées de partitions – qui semblent pousser dans l’échiquier et déchirer la régularité de la trame rythmique où elles viennent s’ancrer17 ? Il faut revenir ici à l’hypothèse majeure formulée par Deleuze : il n’est pas de série qui ne se divise en sécrétant, par sa discontinuité même, l’intrusion d’une autre série, divergeant d’autant plus que la sérialisation s’ouvre davantage à son devenir. Ainsi en va-t-il du signifiant et du signifié, chacun brisé par la présence simultanée, et cependant dissymétrique, de l’autre. Un facteur d’hétérogénéisation croissante habite l’intrication de séries divergentes, dont la relation, croisée, reste toutefois en suspens.
18L’hypothèse deleuzienne s’applique à la construction d’un texte comme W, dans son état final. La forme cherchée, à travers le montage alterné de deux séries divergentes, semble être celle d’un X ou d’une « croix de Saint-André »18 : soit d’un croisement inversé selon lequel aurait lieu le transfert de l’impossible récit d’enfance, irrémédiablement morcelé par la mort de la mère à Auschwitz, sur la fiction monstrueuse de l’île W, dont la description accroît peu à peu la ressemblance aux camps de concentration, qui hantent la première série sans pouvoir s’y représenter, au moins directement. Mais entre les deux séries, fragmentées et enlacées, chacune coupée de l’autre et raccordée formellement à l’autre, le rapport reste rompu : plus la sérialisation se développe, plus la dislocation s’accroît, laissant ouverte au cœur du texte la « suspension » – […] – qui vient briser la régularité de l’alternance sérielle et projeter sur la série de l’île la trace d’une interruption, tandis que la série de l’enfance ne cesse de se rompre en se réécrivant par surimpression de textes hybrides.
19Entre deux séries en expansion, l’une fût-elle le signifiant réversible de l’autre, l’écart ne peut que croître, précipitant les signes de brisure en chacune ; figurant ainsi, dans le montage intersériel, la visée contraire d’une force qui retire l’unité alors même qu’elle vise à construire le rapport. Qu’il s’agisse des poussées figurales de Klee ou des percées typographiques de Perec, c’est la rupture de la règle que la règle suscite : le mode d’emploi inverse le mouvement, retire une pièce du puzzle, fait éclater la cohésion du système ; le rythme ne se donne que dans la torsion des composantes qui œuvrent à le former. Une contre-forme s’esquisse ainsi, inhérente à la forme, et retournant contre elle-même l’entraînement qui la porte et l’empêche de se fixer.
20Comment cerner au mieux cette pulsion contraire que l’expérience sérielle permettrait d’imputer à toute idée de forme ? L’analyse menée jusqu’ici oblige à remodeler la contradiction initiale de l’ouverture et de l’achèvement, comme aussi bien de l’apparence et de l’idée. Éprouvée sériellement, la forme ne se limite pas au seul devenir par où elle s’est ouverte au mouvement et au temps – « son être est le devenir », dit superbement Klee19, anticipant « cette puissance du devenir qui constitue les séries » selon Deleuze20. Elle ne se réduit pas non plus à la seule logique de l’après coup, pourtant si prégnante dans l’approche musicale de la forme telle que l’évoque Christian Doumet21 : toujours à venir, et cependant déjà passée. Ce que dévoile l’esthétique sérielle, c’est à quel point le mouvement de formation, où se dérobe la forme, repose sur la divergence de forces inverses : l’une en appelle à l’ouverture de transformations infinies, à la limite interminables, même si elles restent programmées ; mais l’autre, appelée ici contreforme, engage un mouvement de régression, indissociable de l’expansion, et s’exerçant à l’encontre de toute unification. Inachevable, la forme se rend à rebours de son chemin ; pour la saisir dans son élan, il faut la remonter dans son parcours, en retracer la ligne d’engendrement, l’ouvrant ainsi à d’autres lignes qui la fragmentent ou l’obscurcissent. Le geste du tracé ne peut se former qu’à répéter, et en cela différer, un rapport par définition non figurable. Contradiction de la genèse et de l’écoute – de l’esthétique et de l’aisthésis ? Sans doute. Mais on a pu mesurer – chez Webern ou chez Perec – à quel point c’est l’engendrement expansif de la sérialisation qui suscite, à l’inverse, l’éclatement des séries. En ce sens, l’aisthésis rejoint – ou précipite – la logique régressive d’un projet qui ne se figure qu’en se retournant.
21Si la forme sérielle implique ainsi l’éventualité de sa dislocation, il pourrait y avoir, dans toute visée d’une forme, quelque chose comme un principe d’auto-dévoration : soit l’attrait solidaire de l’unité, qui forme et qui tendrait à fermer, et de la discontinuité, qui rouvre et qui ferait diverger. La forme est force, mais l’orientation de cette force est multiple, et susceptible de laisser affleurer les détours, les divisions, les contrecoups lacunaires. En ce cas toute forme ne se fixerait – idéalement ou de manière sensible – que par un coup de force : décision esthétique d’arrêter l’événement, de déclarer possible la rencontre, d’en décrire les conditions d’achèvement – ainsi en va-t-il de l’entreprise classique, qui referme l’œuvre sur son principe, fût-il insaisissable ; ou au contraire, dans une pratique de désesthétisation, ne plus admettre que de manière fugitive l’éventualité d’une forme unifiable : tels les films de Godard, lorsqu’ils se font systématiquement sériels et ne s’arrêtent sur une figure, ou un visage, que le temps de faire lever la mémoire d’une ressemblance, où leur singularité sombre en s’offrant au souvenir.
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22Il n’y a pas lieu d’entamer ici la vérification de l’hypothèse générale ainsi reformulée. Ce serait chercher comment une forme, lorsqu’elle se donne pour possible, désigne du même geste en quoi elle pourrait se retourner contre elle-même : ombre qui fait le tableau, événement non advenu, variation où disparaît le thème, détail qui défigure, miroitement qui dissimule, abyme trop éclatant…. On conclura seulement sur la nécessité de tenir dans toute son expansion le paradoxe consubstantiel à la notion de forme. Cela suppose de prendre en compte de nouveaux paramètres où s’affiche au mieux la tension explosive d’un même mouvement qui à la fois modèle et démembre : mobilité, labilité, attrait du détour, aptitude à l’effondrement donnent à penser une forme où l’unité ne serait plus que l’arrêt tout provisoire d’un processus de désajustement. Ni figure ni concept – ni être ni idée – la forme ne serait-elle pensable que sur le mode de la précarité : fragment toujours en voie d’effraction, trace portée par la coalescence irréductible du devenir et du dévoiement ?
Notes de bas de page
1 Umberto Eco, L’Œuvre ouverte (1962), Seuil, coll. « Points », Paris, 1965 pour la traduction française, p. 37 et p. 307-308.
2 Ibid., p. 36.
3 Paul Valéry, Degas danse dessin, Gallimard, coll. « Idées », Paris, 1938, p. 66.
4 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, Paris, 1978 pour la traduction française (Michel Aucouturier). Voir en particulier « Le problème du contenu, du matériau et de la forme littéraire » (1924) pour la distinction entre forme compositionnelle et forme architectonique (coll. « Tel », p. 34 et p. 69-70) et « Du discours romanesque » (1934) pour le rapport entre dialogisme des langages et unification auctoriale (coll. « Tel », p. 227).
5 Gilles Deleuze, Logique du sens, Minuit, Paris, 1969, « Sixième série » (Sur la mise en séries) et « Huitième série » (De la structure).
6 Theodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique (1941 et 1948), Gallimard, Paris, 1962 pour la traduction française, p. 120-121.
7 André Boucourechliev, Dire la musique, Minerve, Paris, 1995, p. 157 et p. 202.
8 Gilles Deleuze, Le Pli, Minuit, Paris, 1988, p. 176-189.
9 Arnold Schœnberg, Le Style et l’Idée, Buchet/Chastel, Paris, 1977 pour la traduction française, p. 166-167 en particulier.
10 Ibid., et p. 216 et 202.
11 Charles Rosen, Schœnberg, Minuit, Paris, 1979 pour la traduction française, p. 99-100.
12 Voir en particulier Francis Bayer, De Schœnberg à Cage, Klincksieck, Paris, 1987, p. 42-43.
13 Voir l’analyse de Charles Rosen, op. cit., p. 101-102.
14 Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Gallimard, Paris, 1969, p. 509. Dans ce passage d’Ars nova, Blanchot retourne la critique adornienne de Webern.
15 Albert Ayme, Les Nuicts, « Un exercice de style » (1993), Michel Butor, « La Nuit au carré », Jean-François Lyotard, « Nécessité de Lazare », éd. Traversière, Paris, 1995.
16 Gérard Titus-Carmel, « La série comme stratégie », dans La Série (ouvrage collectif), éditions NBJ, Montréal, 1989, p. 128.
17 Jardin du Sud (Südgarten), 1919, The Moma, New York ; Chemin principal et chemin secondaire (Hauptweg und Nebenwege), 1929, Ludwig Museum, Cologne ; Perla, 1924, Fondation Stenersens Samling, Bergen ; En rythme (Rythmisches), 1930, Centre Georges Pompidou, Paris ; Équilibre chancelant (Schwankendes Gleichgewicht), 1922, Kunstmuseum (Fondation Paul Klee), Berne.
18 Georges Perec, W ou le Souvenir d’enfance, Denoël, Paris, 1975 ; Gallimard, coll. « L’imaginaire ». Voir en particulier pages 107, 85, 42-48, 59.
19 Paul Klee, Théorie de l’art moderne, Denoël/Gonthier pour la traduction française, coll. « Médiations », Paris, p. 60.
20 Gilles Deleuze, L’Image-temps, Minuit, Paris, 1985, p. 360.
21 Christian Doumet, L’Ile joyeuse, PUV, Saint-Denis, 1997.
Notes de fin
* Trois postulats sont engagés dans cette étude. Ils seront inégalement argumentés. Le premier, à maintenir pour l’instant sur le mode hypothétique, suppose entre les arts une rencontre des opérations esthétiques qui brouille la spécificité des espèces sans pour autant constituer une essence commune de l’art. Originaire, le principe d’analogie tel qu’il sera postulé offre la singularité de ne laisser aucun départ pour une quelconque identité artistique fondée sur une propriété sensorielle donnée: la spécificité d’un art, si du moins elle existe, appartient à son devenir et s’enlève sur fond d’hétérogénéité latente. Mouvant par définition, et de ce fait insaturable, ce principe analogique ne permet pas non plus d’ancrer les diverses visées d’œuvre dans un accomplissement qui leur serait transcendant: entre les arts, comme le note Jean-Luc Nancy dans Les Muses (Galilée, 1994, p. 45), dans l’intervalle qui les divise d’eux-mêmes comme des autres, il s’agit plus de réponse que de correspondance; on dira aussi de circulation plus que de communication. À ce titre, parler communément de forme – ce qui est notre propos déclaré – n’implique pas la similarité des formes sensibles à chaque fois mises en œuvre. C’est là le deuxième postulat requis pour aborder le sérialisme: les formes d’inspiration sérielle, comme toute forme constituable, varient infiniment et pas seulement d’après leur mode d’insertion dans la pluralité sensible des arts. Mais le rapport qu’elles entretiennent avec l’idée ou le principe de forme se prête à une approche transversale, susceptible de cerner, en l’occurrence, l’intervention propre du sérialisme. En découle notre troisième postulat, le seul à être abordé ici frontalement: l’analyse des mécanismes sériels, aussi divers qu’ils se forment, met au jour un paradoxe formel, dont on entend exemplifier les conséquences esthétiques – soit la manière dont ils induisent à renverser une pensée unifiée de la forme.
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