La lisibilité de la forme
p. 29-45
Texte intégral
1Chacun aborde un texte à sa façon, avec l’intimité qui lui revient. On ne lit jamais le même texte qu’un autre, on ne lit jamais le même texte soi-même. Il se peut qu’une œuvre soit plus saisissante lorsqu’on l’aborde pour la première fois, la beauté naissant de l’éblouissement que porte la révélation. On sait combien Camus jalouse le lecteur qui découvre les Îles de Jean Grenier, envie le choc et l’effet de séduction qu’il va connaître, et dont lui-même se souvient. Cependant, l’impression du premier jour n’est pas toujours irremplaçable, l’émotion peut bien se retrouver intacte. Pour Gide, le « Purgatoire » de Dante est en ce sens incomparable :
Le Purgatoire de Dante, que j’ai repris avec un frémissement quasi mystique […]. Je l’ai beaucoup lu au meilleur temps de ma jeunesse, lentement, patiemment, diligemment […]. Il me suffit aujourd’hui d’en relire quelques tercets pour retrouver mes ravissements d’autrefois1.
2La rencontre est différente, elle n’en est pas forcément moins intense. La variation ne tient pas seulement à notre façon d’appréhender un texte, elle relève davantage de modalités propres au littéraire : à chaque approche naissent de nouveaux échos, de nouvelles connexions – l’inattendu revient et on tombe sous le charme de ce qui reprend forme sous nos yeux. Adorno souligne la potentialité de variation exploitée par les écrivains d’une certaine modernité et il évoque en particulier le « caractère kaléidoscopique » du récit. L’image du kaléidoscope rend compte des combinaisons, des facettes qui, aussitôt entrevues, sont conduites à se redisposer. En ce sens, on est conduit à établir un conflit entre l’idée de totalité qui voudrait rendre compte d’un système de l’œuvre et l’idée de dispersion continue qui indique l’impossible arrêt de l’agencement d’un ensemble. L’œuvre se tient là, immuable et unique ; le texte, lui, se métamorphose, il n’en finit pas de se démultiplier. Ainsi se réinvente la forme, à la fois livrée telle qu’en elle-même et jamais pour autant advenue à sa fin, d’un côté mettant l’idée d’œuvre en défaut, de l’autre assurant l’expansion d’un principe textuel – c’est à partir de cette tension que sera définie la lisibilité.
3Il est à noter qu’elle engage moins le besoin ou le désir d’un écrivain d’être lu que la nécessité de garantir une certaine cohérence de l’œuvre : ce qui ne veut pas dire qu’on ne tienne pas compte de l’intention de l’écrivain, ce qui ne veut pas dire non plus qu’on refuse la part de réception, mais simplement qu’on cherche à montrer en quoi le texte contient plus encore, qu’il prétend à une forme en expansion – envisageable bien que jamais saisissable. Pour rendre compte de la lisibilité de la forme, il faut observer le fonctionnement du texte, déployer ses ouvertures, sans souci d’exhaustivité, puisqu’elle est impossible, sans pure fidélité puisqu’elle est intenable, sans pour autant faire dire au texte ce qu’il ne dit pas : en pensant davantage le mouvement qui laisserait parler ce qui se tient entre les lignes, un certain non-dit que sous-tend le texte et qui laisse présager de ce qui sera retenu comme « expérience de la forme ».
La forme/le texte
4Retenir le langage comme premier, c’est anticiper sur la notion de forme comprise comme un moule, et l’étymologie l’atteste, comme une matrice en laquelle viendrait se fonder la pensée. La pensée prend forme par et dans le langage, « c’est dans le mot que nous pensons » ; liés l’un à l’autre, il n’y a pas de pensée pure. Tant qu’elle n’est pas incarnée dans le langage, d’elle, il n’est rien. Ce n’est pas autre chose que Valéry reformule constamment dans ses Cahiers : « Pensée sans langage. Sans langage du tout n’est rien. » Qu’on suive Valéry, ou qu’on écoute Mallarmé, le constat est le même, l’écriture est tout d’abord une manifestation de la langue. Mallarmé « cède l’initiative aux mots », ils deviennent des entités utilisées pour elles-mêmes, comme de purs signifiants, des matériaux qui servent l’écrivain sans avoir pour but une pensée à transmettre.
5L’œuvre littéraire est le fruit d’un travail sur le langage. Certains écrivains tels que Poe ou Valéry sont tout particulièrement attachés à l’émergence de la forme future. Poe élabore une « méthode de composition » et, pour rendre compte de la genèse de son poème Le Corbeau, il écrit : « L’ouvrage a marché, pas à pas, vers sa solution avec la précision et la rigoureuse logique d’un problème mathématique2. » Valéry a vu et apprécié en Poe l’« ingénieur littéraire » qui se préoccupe davantage de la formation de l’œuvre que de l’œuvre elle-même – en tant que lieu d’expérimentation et parce que s’y manifeste le mécanisme qui permet d’assister à l’invention du littéraire. Le texte n’est jamais qu’une prédisposition de rapports internes. Robbe-Grillet forcera le trait. Évoquant le cas d’un écrivain en quête d’un roman futur, il prétend :
C’est toujours une écriture qui d’abord lui occupe l’esprit, et réclame sa main. Il a en tête des mouvements de phrases, des architectures, un vocabulaire, des constructions grammaticales, exactement comme un peintre a en tête des lignes et des couleurs. Ce qui se passera dans le livre vient après, comme sécrété par l’écriture elle-même3.
6L’écrivain, tout autant que l’artiste-peintre, semble initialement préoccupé par le matériau qui le concerne ; et il convient de penser avec Nietzsche qu’« on est artiste à la condition de sentir comme un contenu, comme la chose elle-même, ce que les non-artistes appellent la forme ». Pour prendre une autre comparaison donnée par Valéry, le poète est comme un sculpteur qui « a frappé des milliers de coups rebondissants, lents interrogateurs de la forme future ». Ainsi la préoccupation esthétique de nombre d’écrivains se fonde sur la recherche constante de la forme à venir. Il convient d’ajuster exactement une forme à une idée qui ne lui préexiste pas, qui s’élabore avec elle et par elle.
7Le développement de la critique a largement contribué à apprécier la part formelle de l’écriture. Le terme de « littérarité », employé pour la première fois par Jakobson, conduit à moins se soucier de l’essence du littéraire et à davantage questionner le fonctionnement de l’œuvre. Prenons La Chambre des enfants de des Forêts. La réédition de 1983 modifie la première version de 19604. Aujourd’hui La Chambre des enfants est un recueil de quatre textes qui donne à lire une certaine unité par un lien qui se tisse entre les trames de chaque récit. Chacun pose, selon un prétexte différent, la même hypothèse d’une indécision fondamentale qui affecte aussi bien ce qui entoure le sujet que le sujet lui-même – autrement dit affirme la figure de l’autre comme seule posture possible et conclut sur l’impossibilité de constituer des limites quant à ce qui serait réel ou ne le serait pas. On constate que la composition du recueil joue le jeu du miroitement : elle tombe d’elle-même « dans un miroir » (c’est là le titre du dernier récit), la parité nous invite à penser des marques de dédoublements qui anticipent sur les reflets qui auront lieu à l’intérieur des textes eux-mêmes.
8Cependant, face à la nouvelle publication qui retire un texte, « Un malade en forêt », une question se pose. Pourquoi avoir retiré ce tout premier récit qui ouvrait le recueil de la première édition ? Cela ne renvoie pas aux motifs personnels de l’écrivain mais à une reconduite de la structure d’ensemble. On peut penser que si « Un malade en forêt » a été ôté, c’est peut-être parce qu’il avait initialement fait fausse route et qu’il était déjà en exil de la première version de La Chambre des enfants. Cela nous conduit à l’idée que l’exil est interne. N’est-ce pas justifié du fait qu’« Un malade en forêt » n’est pas définitivement exclu de la publication ? – il est réédité par Fata Morgana en 1985, seul cette fois. D’autres indices permettent de poursuivre dans ce même sens. Loin de vouloir dissimuler la mise en retrait, chacune des deux éditions l’explicite au contraire clairement. L’édition de 1983 s’ouvre sur cette remarque qui ne manque pas de retenir l’attention : « À la demande de l’auteur, le récit “Un malade en forêt”, qui figurait en tête de l’édition originale de ce recueil, a été supprimé de la présente édition » ; quant à l’édition de Un malade en forêt, elle notifie : « Extrait de La Chambre des enfants. » Séparées, les deux œuvres ne manquent pas de se renvoyer l’une à l’autre et relancent le mouvement déjà inscrit dans la première édition.
9Pourquoi l’avoir extrait et que vient manifester ce retrait ? – sinon paralyser par contre-coup une lecture qui viserait un point de vue unique. Or, le point de vue est l’un des centres de préoccupation de l’écriture de des Forêts. Un malade en forêt devient externe, tout en conservant, peut-être même en trouvant, sa valeur d’élément opérant sur le recueil. Il faut le lire comme une sorte de récit-pivot autour duquel tournent les autres. Il inaugurait l’ensemble ; il se maintient au loin, révélant du dehors où il se trouve un nouveau rapport, de pure médiation. La déstructuration latente devient manifeste. La coupure est opérationnelle. Absent, le récit en dit plus long et, par effet de renvoi sur l’objet qu’il a quitté, détermine une nouvelle focalisation. Un malade en forêt porte en lui la mort inscrite et la déplace. La mort demeure un motif inoubliable pour les quatre autres récits. Ne sont-ils pas préoccupés que d’elle ? Face à la logique du reflet, du miroitement, face au trouble du réel, face aux points de doute qui s’éveillent, c’est la défaillance du réel qui est convoquée. Le dispositif textuel porte et dédouble l’expression signifiante.
10Le temps, l’espace, les personnages sont à évaluer comme éléments du dispositif. Ils ne sont plus ni autonomes entre eux ni purement référentiels. Ils sont à intégrer à la logique d’une œuvre qui ne renvoie plus aux normes du réel. Les personnages sont à dégager de leur statut de sujet et à repenser selon la logique d’une impersonnalité qui repousse la possibilité d’une référence au monde, allant même jusqu’à la retirer. Les fictions de Borges inventent un monde sans lui donner plus de signification que celle qui lui advient par sa forme littéraire, exploitant l’effet de déréalisation. Les « Ruines circulaires » en donnent un exemple : un homme réussit à donner vie à un être venu de ses rêves. Ce dernier va mener une existence sans savoir qu’il n’est qu’une projection fantomatique. Un indice pourtant le différencie des hommes : le feu ne le brûle pas. Le texte de Borges ne se limite pas à nous faire croire que cet être imaginaire prend vie, il en vient à un bouleversement plus radical. À la fin du récit, l’homme qui a engendré sa créature est lui-même victime d’un incendie : au lieu de le brûler, les lambeaux de feu « ne mordirent pas sa chair, ils le caressèrent et l’inondèrent sans chaleur et sans combustion… Il comprit que lui aussi était une apparence, qu’un autre était en train de le rêver5 ». La structure d’ensemble et l’enchaînement des faits créent un effet de surprise ; la déréalisation est interne au mécanisme. Si on est prêt à croire que le fils est un produit du rêve de son père, le père peut bien être à son tour le produit du rêve d’un autre. La logique est imparable. Or, si on accepte très facilement le cas du premier, habitué au merveilleux des récits, le retournement est opérationnel car ce qui passait pour réel dans la fiction devient fiction dans la fiction. Le dédoublement est motivé de l’intérieur pour mettre en avant les propriétés intrinsèques de la fiction.
11Que ce soit le schéma de narration, les figures, l’espace dans lequel se déplacent les personnages, que ce soit les personnages eux-mêmes, les éléments textuels sont à mettre en relation et les rapports ainsi constitués deviennent les indices d’une forme à lire. Liés selon divers niveaux de relations, ces éléments indiquent que le référent n’est pas à chercher dans la réalité, il n’est pas ailleurs que dans le texte. Tout est ordonné de façon à ne plus pouvoir renvoyer le texte à autre chose qu’à lui-même. Les relations sont à déployer par le biais de confrontations, d’assemblages, de juxtapositions internes au texte, mais aussi en les rapportant à d’autres, hors texte, et même en les comparant à certains traits de la réalité pour faire jouer la valeur analogique : à condition de ne pas chercher à les réorganiser ensuite selon la logique d’un système représentatif.
12La lisibilité consiste à manifester des combinaisons en activant des réseaux relationnels. Les formalistes nous ont appris à ouvrir les yeux sur les lois qui régissent l’œuvre, à apprécier les modes de construction (énumération, parallélismes, enchâssements) et les matériaux (que deviennent les thèmes, les motifs ou les personnages), ils ont par ailleurs négligé le contenu parce qu’il était un élément variable, et par définition inaccessible. Dotée d’une part de matérialité, la forme est aussi reconnue comme processus ; mais le formalisme en reste à une opposition du fond et de la forme, sur laquelle reviendra le structuralisme en posant que forme et contenu sont unis par une intimité qui les renvoie l’un à l’autre et qui garantit le système de l’œuvre. Le structuralisme renoue donc avec le contenu et l’inscrit au cœur du système littéraire ; la forme devient une « mise en structure du contenu ».
13Ce système de l’œuvre s’avère encore trop fermé sur lui-même. Jusque là considéré comme clos, il est remis en question en tant que modèle homogène jusqu’à être déclaré comme système ouvert, s’ouvrant de l’intérieur en menaçant l’ordre de l’œuvre. Barthes, Kristeva – jouant le jeu de l’intertextualité initialement proposé par le dialogisme de Bakhtine – conservent l’idée de système tout en le modifiant. Kristeva poursuit ainsi ses recherches, des « structures de surface » aux « structures profondes », où les éléments se déplient et se déploient à l’infini. La structure n’a plus rien d’externe ni de statique, elle agit en souterrain.
14L’œuvre appelle un regard orienté. Elle est un objet construit, une composition d’écriture, qui engage d’abord, comme les autres arts, sa particularité formelle. L’œuvre admet la logique des montages. Il s’agit moins de trouver une signification que de pointer des modes combinatoires, selon des réseaux qui seront capables d’actualiser des prédispositions latentes à l’intérieur du texte (que ce soit des figures de rhétorique, des éléments de composition, ainsi que toute possibilité de marquer divers niveaux de rapport). Pourquoi faire jouer divers types de montage ? – pour qu’à travers eux, plus encore que les mots, ce soient les modes de rapport qui parlent. Ainsi la lisibilité est la redistribution, après-coup, des éléments qui composent un texte – sans l’intermédiaire de ce qui tiendrait lieu de grille. La différence est notable, la grille d’interprétation est préconstituée, s’applique de l’extérieur pour être confrontée au texte ; la logique du montage s’élabore à partir des relations internes et n’a pas à se priver de l’apport d’éléments extérieurs, biographiques, intertextuels, analogiques, si et seulement si la confrontation se révèle opératoire et constitutive, c’est-à-dire si elle admet la logique du rapport.
15Démultiplier les relations, c’est faire en sorte que les réseaux prolifèrent et fassent sens : la lisibilité de la forme est assurée si la complexité de ces réseaux devient active, même si l’œuvre nous échappe encore, puisque c’est là l’exigence posée par les tensions que déterminent les relations. La lisibilité est un battement incessant ; la forme littéraire est elle-même une forme de rapport, elle assume une division interne et interdit toute possibilité de synthèse. Ce qui conduit à se défaire de l’idée de système et à comprendre qu’il y a bien un réseau de relations mais qu’il n’est plus possible de repenser ces relations en un ensemble stable, capable de quelque unité. Un pas de plus est fait en direction de la lisibilité, donnée comme mouvement qui ne permet pas la recomposition.
La forme, une dynamique à l’œuvre
16L’hétérogénéité de l’œuvre vient de sa polysémie. Ouvrant sur plusieurs sens, on ne saurait lui accorder l’uniformité, surtout si on est prêt à accepter avec Valéry qu’il n’y a pas de vérité de l’œuvre. La polysémie du texte ne dépend pas de la réception même si c’est elle qui relance sa mise en œuvre. L’œuvre est « ouverte » sur une infinité de possibles, ce qui ne veut pas dire qu’elle autorise n’importe quelle appropriation, ce qui par ailleurs légitime une démarche qui se donne pour limite l’infini du jeu. En ces termes, se maintient l’aspect inépuisable d’une œuvre indéterminée : sa forme reste en expansion, par définition inaccomplie. La forme marque un mouvement de déhiscence qui présente l’œuvre déjà altérée et n’en finissant pas de se transformer ; même publiée, elle ne peut être considérée comme un produit fini, fixe et définitif, là encore on peut la dire en formation, en mouvement vers elle-même. La forme n’est jamais fixe ni déterminée une fois pour toutes, elle appartient à un mouvement qui dissipe plus qu’il ne met en place.
17Certaines œuvres, plus que d’autres, se révèlent comme rapports. Certains écrivains se risquent à publier leurs œuvres dans un état qu’ils désirent fragmentaire pour appuyer sur l’hétérogénéité, au risque d’une mise en indétermination. En témoigne aujourd’hui la parution de Ostinato6. Des Forêts livre avec réticence, comme un tout enfin formé, cette œuvre qu’il dit encore inachevée : la publiant, il la fixe en un semblant d’unité, et les fragments, le désordre apparent, le texte, tout y redit autrement le devenir de la forme, c’est-à-dire la dynamique de l’œuvre. Des marques de discontinuité contaminent l’œuvre, correspondance ou opposition, répétition, variation, rupture, détour, écart, visent à faire fonctionner l’ensemble comme lieu du rapport. De plus, le morcellement, la dispersion permettent au texte d’accéder à lui-même. Que l’apparence soit au désordre, et le désordre devient significatif. C’est ce que souligne Kafka, à propos de Contemplation, un recueil de dix-huit textes en prose qui frappe tout d’abord par un état de confusion : « Il y a vraiment là-dedans un désordre irrémédiable, ou plutôt, ce sont des lueurs dans une confusion infinie et il faut s’approcher très près pour distinguer quelque chose7. » Ce qu’il faut distinguer, c’est l’exigence du désordre. La composition s’appuie davantage sur la répétition que sur la linéarité, sur des ordonnances musicales assurément plus poétiques que prosaïques. Elle ne reste pas close sur elle-même, elle favorise des combinaisons multiples ; toutes sont le fruit du travail de l’auteur, certaines sont calculées, d’autres s’inscrivent inéluctablement hors de son intention consciente.
18Sous la notion de forme, il faut entendre à la fois les fondations d’un texte, ce qui en est à la base et en assure la stabilité, mais aussi un principe en formation, dont les éléments demeurent mobiles et non entièrement accomplis. Envisager la forme comme se faisant, autrement dit comme jamais achevée, ce n’est pas en finir avec la forme, puisque chaque fois on retombe finalement sur elle, c’est indiquer qu’elle ne va pas sans démultiplication ; et ce retournement sans fin de la forme sur elle-même met l’idée d’œuvre en défaut.
19Certains textes sont dits opaques s’ils offrent une sensible résistance au sens, et si on pressent qu’elle est inhérente au texte. C’est le cas de nombreux poèmes de Mallarmé qui allient travail formel et qualités hermétiques. Il arrive que les mots, leur apparition, leur assemblage marquent un débordement hors les limites du sens, qu’ils excèdent les possibilités du sens, les voilent et les dérobent plutôt qu’ils ne les portent au jour. Que donnent-ils alors à lire ? Ils n’ont plus la même charge expressive lorsqu’ils sont pris dans un tissu textuel. C’est ce que dit Tynianov pour qui les mots changent de sens lorsqu’ils entrent dans un vers. Quand donc les mots abusent-ils d’eux-mêmes sinon lorsqu’ils deviennent le lieu d’une émotion ? Ainsi en est-il de l’effusion de larmes valéryenne : l’émoi, qui nous porte au-delà de nous-même à travers notre propre défaillance, ne s’exprime qu’en deçà ou au-delà des mots. Pour qu’il y ait émotion, il faut sans doute que soient accentués les ressorts du poétique. L’esprit poétique advient par l’exaspération formelle : la langue de Char ne va pas sans commotion du langage ; l’artisan-poète écrit dans Recherche de la base et du sommet que le resserrement de la parole va de pair avec l’élargissement du sens. Qu’entendre par sens élargi ? – n’en devient-il pas pour cela opaque ? Bloquer le sens commun d’un mot d’usage permet d’y lire autre chose, soit pour revenir à un sens premier, plus littéral, qui se serait perdu, soit pour se tourner en direction de l’inédit – pour aller au-delà ou en deçà de la signification des mots, autrement dit, d’un côté comme de l’autre, pour le déplacer.
20Interrogeons Sylvie, une nouvelle de Nerval, où sont confrontés séquences narratives et ressorts poétiques. On ne sait jamais très bien ce qui tient du souvenir, ce qui relève de l’imaginaire, du rêve ou du fantasme, on perçoit des troubles étonnants, on ressent des dédoublements inquiétants – qui ne nous étonneront pas si on sait que Sylvie fut publié en 1853 et que cette même année Nerval commençait à fréquenter de plus en plus souvent la maison de santé du docteur Blanche. Cet élément biographique peut expliquer l’état d’esprit de l’auteur au moment où il écrit son œuvre. On préfère le maintenir à l’écart tout comme on refuserait une analyse de type psychanalytique pour lire le texte – à moins que ce ne soit pour établir des points de connexion ou de divergence qui traduisent un rapport d’analogie entre fonctionnement de l’œuvre et fonctionnement mental. À l’étude de Sylvie, de nombreux critiques relèvent une impression d’opacité. Elle n’est pas due à une incompréhension de lecteur ni à une mauvaise appréhension, elle tient à la configuration du texte qui joue des glissements de temporalité, qui dilate la durée intérieure, ce qui l’apparente parfois à l’expression de l’expérience onirique. Proust constate qu’« on est obligé à tout moment de tourner les pages qui précèdent pour voir où on se trouve, si c’est présent ou rappel du passé8 ». Eco évoque lui aussi « un effet de brouillard continu, par lequel nous ne comprenons jamais exactement si Nerval parle du passé ou du présent, si le narrateur parle d’une expérience factuelle ou remémorée9 ». Eco ne parvient pas à dissiper cette résistance. Après y avoir longtemps travaillé, il consacre à l’étude de Sylvie un séminaire de trois ans et il s’associe à quelques étudiants pour tirer « une analyse quasi anatomique de chaque ligne de ce texte, en comptant les temps des verbes, les différents rôles joués par le pronom je par rapport à diverses situations temporelles ». Finalement, bien qu’il prétende avoir mieux compris le texte, Eco n’en admet pas moins que « l’effet de brouillard » demeure. C’est précisément l’enjeu du texte : les éléments sont ordonnés, agencés, pour témoigner d’un temps qui se disperse ; ils viennent donner une impression de confusion que l’on ressent à la seule lecture, que l’analyse pointilleuse confirme, sans pour autant la résoudre.
21L’œuvre littéraire, semblable à la Pythie, sécrète une part d’énigme. Elle révèle un sens en même temps qu’elle le tient dissimulé. Assurément, les proférations de Delphes ne peuvent être qu’obscures. Valéry a engagé cette question tout au long de ses Cahiers en confrontant le rôle d’information et de clarté du langage à l’équivoque irréductible de la parole poétique. L’acte littéraire est intransitif. Barthes s’arrête sur « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » :
Si simple que soit l’énoncé, l’auteur ne peut empêcher que la place de l’adverbe, l’emploi du Je, l’inauguration même d’un discours qui va raconter, ou mieux encore réciter une certaine exploration du temps et de l’espace nocturnes, ne développent déjà un message second, qui est une certaine littérature10.
22Cela rappelle cette autre phrase de Proust : « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère » – ce qui explique la difficulté d’appréhender le littéraire ; ce qui motive certaines résistances ; ce qui justifie qu’il arrive un moment où on ne peut pas raconter ce qui se produit dans un texte, où on ne peut élucider ce qu’on a ressenti ni pourquoi et par quoi on y a été conduit. Si le texte littéraire est inépuisable, le discours critique n’a pas à tenter de rendre compte totalement de ce qu’il sait qu’il n’abordera que de façon partielle. Il lui faut davantage exploiter le caractère spécifique d’un texte qui est de se mettre en fuite et de se dérober. On en est réduit à un perpétuel jeu d’approche où chaque nouvelle tentative double celle qui la précède, tout en sachant qu’elle pourra être doublée à son tour. En définitive, il faut pratiquer une stratégie qui applique une méthode un peu détournée, non pas dans le but de clore définitivement la question mais pour la retourner, et passer à une mise en condition censée aborder le texte de front : regarder l’obscurité en face. Car il ne s’agit pas de connaître ni de relever un sens qui serait caché : cela est vain puisqu’il reste irréductiblement méconnaissable, même pour les initiés, et jusqu’aux auteurs eux-mêmes. De plus, si connaître le sens caché c’est le révéler, on conviendra que c’est en même temps dissiper ses principales qualités. C’est pourquoi il faut se reporter sur le sens de l’obscurité. Lire l’opacité, c’est accepter les règles du jeu clairement affichées par le caractère littéraire, c’est-à-dire partir du « mystère dans les lettres » parce qu’il nous conduit à l’idée qu’il n’aurait rien à révéler, ou plutôt que le rien est l’essentiel dissimulé.
L’expérience de la forme
23Mallarmé n’a pas cessé de rêver le Livre absolu tout en sachant qu’il lui donnerait à lire la disparition du monde et lui mettrait « sous les yeux l’absence ». On en vient alors à penser un déplacement. Le langage récuse les choses et met en ruine le réel, il ne donne pas le monde, il le retire – ce qu’il ne faut pas interpréter comme un défaut ou une insuffisance, il convient au contraire de penser comme un privilège de la littérature ce pouvoir qui est le sien de nous placer face à l’absence. Ainsi se pose et se définit une expérience-limite : un saut hors la pensée de l’être. Elle est la reconnaissance d’une ouverture sur un espace sans fond, sur un temps que la dilatation menace. Elle est un face-à-face soudain, souvent inexpliqué, avec une forme en absence. Ce qui vient « sous les yeux » ? – une forme inquiétante, hors du temps, hors espace, et hors événement : alors rien ou le monde du paraître. Et s’il y a reflet, il ne renvoie pas autre chose que lui-même, il est un pur simulacre, sans référent. Il dit seulement « l’évanouissement de l’être », quittant le monde mais ne le dépassant pas. N’indiquant pas un au-delà du monde, il passe pour n’être d’aucun monde et laisse apparaître avec lui l’illimité du vide.
24Quand Mallarmé évoque le « jeu insensé d’écrire », on retient ce qu’il a de gratuit, d’injustifié mais c’est tout particulièrement la folie d’écrire qu’on voit là indexée. Mallarmé désire sans doute que son Coup de dés s’élève telle une symphonie, tout en sachant qu’il ne sera jamais qu’une « muette orchestration écrite ». Souvenons-nous aussi, parce qu’il est tout à fait révélateur, du premier titre qu’Apollinaire envisage pour ses Calligrammes : « Et moi aussi je suis peintre. » L’œuvre littéraire vise à dépasser les limites imposées par le système de la langue. Ébranler les conventions du langage, c’est repousser l’impossible – dans l’attente que le mirage du cratylisme se fasse enfin réalité. Là les mots aspirent à être musique, là les mots attendent de rencontrer le visible. Alors attendre ? Joyce conseillerait la « subjugation » ; comprenons avec lui une pleine maîtrise des éléments à tel point qu’on arrive à utiliser véritablement, jusqu’à la posséder, la force qui est la leur, même quand elle nous est contraire. Joyce montre ainsi comment le marin, en toutes circonstances, sait vaincre le vent :
[…] en virant, en usant de patience, tantôt en utilisant la puissance du vent, tantôt en l’évitant, tantôt avançant, tantôt reculant, jusqu’à ce qu’il puisse amener sa voilure indécise dans le bon vent et conduire son vaisseau droit au port11.
25La subjugation ne va pas sans un renversement. En effet, la figure censée apparaître disparaît pour laisser à sa place l’absence de figure. La lisibilité est assurée par cet écart. L’expérience de la forme prend ici tout son sens, elle est fonction d’un double mouvement, en ce qu’il s’inscrit à l’intérieur de l’œuvre et qu’il engage un jeu de séduction avec celui qui l’aborde de front.
26On comprend que la lisibilité n’est pas la pratique de la lecture ; elle en est la condition. Elle est à définir comme une prédisposition qui oriente la lecture, elle est à reconnaître comme rapport, celui qui permet la lecture d’un texte, celui qui retire le plein accès à l’œuvre. La lisibilité donne à penser non plus la forme du rapport mais le rapport comme forme. Le manque de figure, à la fois provisoire et toujours en retour, disperse la forme d’un être fixe, ne lui assurant qu’un devenir instable, ne lui garantissant aucune possibilité de présence. En ce sens, se joue une part d’illusion. La figure, prise à l’instant de sa disparition, devient une apparition « étrangement inquiétante » et comme en inversion de la figure du double. Elle est comparable à cet instant où le narrateur du Horla se sent disparaître lorsque, se regardant dans un miroir, il n’y trouve pas d’image : plus encore, il est face à l’apparition de sa propre mise en absence. Ainsi, parfois, au travers des mots d’une œuvre, grâce à leur configuration qui soudain s’expose sous nos yeux, se donne à lire la sensation d’une forme qui n’est que l’émergence d’un semblant de forme qui vacille en son lieu d’apparition. « Ce n’est pas dans les mots, ce n’est pas exprimé, c’est tout mêlé entre les mots, comme la brume d’un matin de Chantilly » suggère Proust en pensant à Sylvie – la brume n’en prend pas moins forme, une brume qui laisse passer avec elle le trouble, une brume qui appartient de fait au littéraire : il ne faut pas la dissiper mais chercher, à partir d’elle, à repenser le principe textuel. Deleuze évoque le lieu de l’entre-deux : « L’énigme se lit entre les mots. C’est à travers les mots, entre les mots qu’on voit et qu’on entend […]. Ce sont des événements à la frontière du langage12. »
27L’écart se creuse ; en lui un certain non-dit du texte prend forme. Cette forme se manifeste et se concrétise. Là est l’enjeu de la lisibilité : elle seule permet la saisie de l’écart. Ce ne sont pas les mots mais ce qui se livre à travers eux qui vient s’exposer au regard pour le tenir captivé. Le lecteur est bientôt hors de lui-même, mis à l’épreuve de la fascination face à ce qui advient lorsqu’il entre en contact avec ce qui se dissipe par le texte – le texte le saisit et la dépossession marque un mouvement de bascule : l’instant de la confrontation n’est plus un rapport direct aux mots ni à ce qu’ils expriment, il est à réengager face à l’insaisissable inexprimé. La lisibilité pose la dispersion de la forme. C’est à partir de l’ouverture de l’œuvre que se perçoit le mouvement infini qui dérobe la forme à elle-même, qui entraîne à sa suite celui qui se laisse charmer. L’expérience est liée à un oubli profond du monde et de soi. Philippe Lacoue-Labarthe la définit en ces termes :
Ce dont le poème est la traduction, je propose de l’appeler l’expérience, sous la condition d’entendre strictement ce mot – l’experiri du latin : la traversée du danger […], et c’est pourquoi l’on peut parler au sens rigoureux d’une existence poétique si l’existence est ce qui troue la vie et la déchire, par moments, nous mettant hors de nous13.
28L’épreuve de lisibilité est une faille au creux de la pensée. Elle est cette « traversée physique » dont rend compte Didi-Huberman, ce qui passe à travers les yeux « comme une main passerait à travers une grille14 » – la grille est ici essentielle parce qu’elle est une trouée. La traversée intervient à un moment privilégié d’échange où ce qui prend corps devient par un effet de renversement « une forme qui nous regarde ». On aura compris que cet échange lui-même est à reconsidérer comme rapport, et que, devenu possible, il est aussitôt compromis. L’émergence de la forme ne va pas sans l’évanouissement d’elle-même. Comment l’évaluer et être assuré d’elle ? Elle renvoie à ce qui se trouve hors les mots, elle n’a de réalité que celle des mots et des qualités formelles d’un texte. On ne peut plus que rejeter la proposition de Georges Poulet : « Les formes sont faites pour être sucées. Dès qu’on en a exprimé le jus, il faut jeter l’écorce. » Tout nous pousse à penser que le jus se dissiperait avec l’écorce. La lisibilité maintient une traversée des mots, elle libère et donne lieu à une forme mais une forme en retrait, une forme fuyante, en suspens, échappant à la présence et pourtant se présentant : une forme qui ne se laisse pas dire par les mots mais qui apparaît en passant nécessairement à travers eux.
Notes de bas de page
1 André Gide, « 26 août 1938 », Journal, II, 1926-1950, Gallimard, Paris, 1997, p. 617.
2 Edgar Allan Poe, Contes, essais, poèmes, Robert Laffont, Paris, 1989, p. 1009.
3 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman (1961), Minuit, Paris, 1986, p. 41.
4 Louis-René des Forêts, La Chambre des enfants, Gallimard, Paris, 1960, puis réédité en 1983 (coll. « L’Imaginaire »).
5 Jorge-Luis Borges, « Les Ruines circulaires », Fictions (1956), Gallimard, Paris, 1965, p. 59.
6 Louis-René des Forêts, Ostinato, Mercure de France, Paris, 1997 – ouvrage constitué de fragments dont la plupart ont déjà paru en diverses revues.
7 Franz Kafka, Contemplation, Castor astral, Paris, 1995. Cette déclaration est extraite de la correspondance de Kafka, elle est donnée en avant-propos de l’ouvrage.
8 Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Gallimard, Paris, 1971. Les pages 233 à 242 sont consacrées à Gérard de Nerval.
9 Umberto Eco, Interprétation et surinterprétation (1992), PUF, Paris, 1996.
10 Roland Barthes, « Préface », Essais critiques, Seuil, Paris, 1981.
11 James Joyce, « Subjugation », Œuvres, I, Gallimard, Paris, 1982, p. 895.
12 Gilles Deleuze, « Avant-Propos », Critique et clinique, Minuit, Paris, 1993, p. 9.
13 Philippe Lacoue-Labarthe, La Poésie comme expérience, Bourgois, Paris, 1986.
14 Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Minuit, Paris, 1992, p. 9.
Auteur
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