Écouter comme on danse…
p. 147-152
Texte intégral
1Décrire un son qui reconduit le film à ses aberrations de mouvement constitutives : tel est l’enjeu de cette étude qui tente de reconnaître et d’affronter la nature élusive des phénomènes acoustiques. Force est de constater que, lorsqu’on veut ranger les sons dans des catégories, en fonction de la matière de l’expression dont ils relèvent, de la structuration fonctionnelle qu’ils subissent, de leur plus ou moins grand degré d’iconicité ou de leur lien par rapport à l’espace représenté, les exceptions et les occurrences atypiques, inclassables, se multiplient. Si l’on tente de formaliser les processus cognitifs qui président à leur intégration au récit filmique, on doit laisser de côté de nombreux paramètres jugés sans pertinence au regard des conventions et consignes qui contraignent l’écoute. Les éléments sonores font preuve d’une évidente puissance de déliaison et leur statut comme leur fonction varient, une même occurrence acoustique pouvant tout à la fois renvoyer à sa source et exemplifier des propriétés diverses, ou encore recevoir plusieurs déterminations spatio-temporelles concurrentes. Le renoncement à entendre, identifier et nommer, pour revenir à ces points d’ombre qui résistent et ne sauraient être écartés, contraint à admettre la pluralité des hypothèses et le conflit des interprétations. Si l’on aborde les phénomènes acoustiques dans leur étoffe temporelle, dans leur écoulement, leur écoute se transforme en un retracement, une exégèse qui se veut mouvement d’approximation infinie.
2Une occurrence acoustique, en tant que trace, garde l’empreinte des changements qui affectent un objet dans la durée et, loin de renvoyer seulement à l’image générique et inactuelle de sa source, retient les profils divers des situations auxquelles elle a pu être associée. Sa vertu première est de faire indirectement référence aux aspects virtuels qui ne sont pas explicitement signifiés. L’invisible que le sonore manifeste n’est autre que la représentance qui l’habite. Le dispositif cinématographique met la trace acoustique en écho en organisant sa reproduction mécanique et son entretien syncopé avec l’image. Cette relation échoïque induit de constants infléchissements et des contaminations mutuelles.
3L’étude des menus dérangements occasionnés par le sonore oblige à sonder dans le détail des procédures fines d’articulation du son et de l’image qui vont au-delà d’une simple relation d’ancrage. Il faut mener d’abord une recherche conjointe du point d’émission et du point de réception des occurrences acoustiques qui permet seule de construire leur espace d’audibilité. Il faut reconnaître ensuite les décadrages que provoquent les tentatives d’inscription du trajet d’un son dans l’espace visible, et reconstituer les déplacements de l’attention qu’induit son éventuelle mise en perspective. Il faut surtout écouter les traces acoustiques dans leur timbre, leur intensité, leur résonance, leur rythme qui sont autant d’éléments susceptibles de donner corps à un lieu virtuel. Un tel examen entraîne un procès de différenciation au cours duquel s’évanouissent transparence mimétique et signification univoque. Constructions spatiales, configurations énonciatives se superposent et se brouillent. Observées de près, elles perdent leur pureté, deviennent incertaines et s’avouent hypothétiques. En analysant divers exemples filmiques, j’ai chaque fois cherché à montrer comment les occurrences acoustiques s’inscrivent dans un système représentatif cohérent pour en souligner les limites et en désigner l’incomplétude. Insituable et irréductible à l’ordre optique, le sonore ne se range dans aucune des catégories qui l’organisent et il bouscule leur définition. Lorsqu’il est utilisé pour lier des cellules spatiales disjointes, il estompe leurs limites sans expliciter leur orientation réciproque. À cheval sur plusieurs plans, il peut unir en un même espace d’audibilité des lieux hétérogènes. Le sonore est un élément charnière qui joue entre les objets visibles à l’image, entre les plans, entre l’espace représenté et l’espace de présentation. Comme tel, il est susceptible à la fois de résorber et d’accentuer l’écart qui les sépare, d’occulter et de souligner la fragmentation constitutive de l’espace filmique. Entre les différents cadres locatifs que notre attention parcourt, il instaure un nouveau rapport, qui n’est ni de continuité ni de discontinuité mais d’infinité. Il organise une circulation incessante et multiplement orientée, crée une relation évolutive que seule une démarche hypothétique peut décrire. Sans les invalider tout à fait, il suspend les constructions optiques et fait surgir des modèles concurrents.
4Outre l’espace d’audibilité qu’elles dessinent, les traces acoustiques désignent le ou les lieux virtuels que leur représentance tient impliqués et elles adombrent chacun des objets et des cadres locatifs qu’elles accompagnent d’un horizon illimité. Étrangères au visible, elles le rendent allusif, en font un lieu de latence infiniment modulable qui échappe à toute mesure et à toute saisie définitive. Parce qu’il insinue l’infini dans la représentation, le sonore devient le vecteur privilégié d’aberrations spatiales quand le propos du film l’exige : évocation du surnaturel, du divin et d’un espace transcendant les mesures communes, remise en cause insidieuse de toute recherche d’une Vérité (La Voie lactée, Blow up). Mais, plus généralement, on peut dire en jouant sur les mots que le sonore floue l’image, défait ses contours et interroge jusqu’à la définition des objets qui la constituent en la doublant de cette part réservée, secrète, dont il est l’index, quelque effort que l’on fasse pour l’assujettir à l’ordre optique.
5Il ne saurait être question d’affirmer qu’un spectateur modèle, le spectateur, perçoit, dans le temps de la projection filmique, le foisonnement des accidents et le miroitement des hypothèses, ni qu’il décèle toutes les facettes d’une configuration audiovisuelle. Mais la réception d’un film est un processus en devenir, nécessairement influencée par la permanente modulation et le caractère toujours irrésolu des accords entre sons et images. Aussi doit-on s’efforcer de retracer le cheminement exégétique auquel s’apparente l’écoute, nourrie d’anticipations, de retours en arrière, de promenades inférentielles. Même lorsqu’elles ne remettent pas en question le déroulement de l’histoire ni la construction de la diégèse, les aberrations ténues que j’ai volontairement soulignées octroient cependant à la représentation filmique cette profondeur, cette trame d’invisible qui est comme la contrepartie secrète du visible. Elles sont autant de voies vers d’autres potentialités, écartées mais néanmoins présentes comme les esquisses plurielles qui adombrent chaque moment filmique.
6Le film, qui n’existe qu’en tension entre deux bandes hétérogènes, favorise le déploiement de formes plurielles. Dans leur union jamais conclue, s’inscrit la possibilité d’une défection des figures et d’un éparpillement du sens. Le son en écho dérange et anime la représentation filmique parce qu’il ouvre en elle un site virtuel, un cristal d’espace-temps, parce que, de ses relations changeantes avec l’image, naissent des rythmes variés. Il inquiète les certitudes représentatives en bouleversant les constructions perspectives, en perturbant les structures énonciatives, en faisant vaciller et osciller le point de distance. Il insinue dans l’image ce mouvement qui à la fois brouille toute configuration arrêtée et favorise l’amorce d’organisations nouvelles du donné phénoménal. Flouant l’image, il la porte à son comble, au point où elle se défait. Il en exalte la part d’ombre, la face retirée, désignant à l’attention ce qui du visible ne se laisse pas saisir : les détails insignifiants sur lesquels le regard glisse, le fond aniconique qui enveloppe les figures, le hors-champ qui retient la dimension d’un perpétuel possible. L’écouter invite à faire l’épreuve d’un exercice autre de la vision, où l’œil serait exposé, atteint et comme exorbité, aspiré tout entier par la scrutation de ce qui lui est soustrait.
7La précision et l’acuité de l’examen auquel ont été soumises plusieurs scènes filmiques, voire certains plans isolés, étaient nécessaires pour déplier artificiellement les dimensions multiples qu’une séquence audiovisuelle tient impliquées. Mais elles ne reflètent absolument pas la pratique réelle d’un spectateur de cinéma. Leur lourdeur et leur excessive application risquent au contraire d’occulter l’extravagance et la légèreté d’une écoute panique, ouverte à toutes les formes de polysémie, de surdétermination, et appliquée seulement à « laisser surgir ». Car le son qui déplace les lignes incite à écouter comme on danse, à accepter les brusques changements d’orientation, à progresser au rythme des formes qui s’échangent. Le capter dans son entretien labile avec l’image suppose une attention flottante, suspendue entre plusieurs représentations du temps et de l’espace, susceptible de se laisser distraire par les résonances inattendues qui se manifestent entre des éléments sonores et visuels soudain libérés du strict ordonnancement narratif-représentatif. Cette attention dévoyée, qui abandonne la ligne droite d’une recherche de cohérence pour emprunter des chemins de traverse, fait seule place à l’irrectitude essentielle des traces acoustiques. Une trace, insituable dans le temps puisqu’elle ne fait que passer, illocalisable dans l’espace puisqu’elle diffuse, atteste d’une présence sans permettre d’en fixer la nature. Pur événement, elle n’emporte en écho que l’apparaître ou le disparaître des formes. Ce qui est perçu sur le mode d’un retracement ne peut être saisi qu’en esquisse, et l’interprétation se fait conduite interrogative, danse entre plusieurs directions de sens qui s’échangent.
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